L’Impérialisme germaniste dans l’œuvre de Renan/01

L’Impérialisme germaniste dans l’œuvre de Renan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 836-862).
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L’IMPÉRIALISME GERMANISTE
DANS
L’ŒUVRE DE RENAN

I
AVANT LA CRISE DE 1870

Il s’est dessiné depuis quelques années, en Allemagne d’abord, puis en France, un mouvement intellectuel assez inattendu autour de l’œuvre d’un écrivain français qui mourut il y a un quart de siècle, le comte Joseph-Arthur de Gobineau. Toute une littérature d’exégèse et de polémique a surgi des deux côtés du Rhin pour exposer, commenter, réfuter ses idées. L’auteur de la présente étude a demandé, pour sa part, le secret de cette renommée posthume aux récens triomphes d’une conception politique qui n’est d’ailleurs nouvelle en ce monde que par sa forme, la théorie de l’impérialisme de race[1]. Gobineau fut en effet le poète épique des destinées conquérantes et civilisatrices de la race blanche en général, plus particulièrement de la race indo-européenne ou aryenne, et plus spécialement encore de la race germanique. Il pensait se rattacher par sa naissance à l’élite de cette grande famille historique : il s’y ralliait plus certainement encore par ses sympathies intellectuelles et artistiques ; et le duel franco-allemand de 1870, qui le trouvait engagé déjà sur la pente déclive de la vie, ne put modifier, dans leur essence, des conventions sur lesquelles il avait édifié l’idéal de sa jeunesse.

Il est un penseur infiniment plus brillant et plus célèbre qui a connu des hantises pareilles et caressé d’analogues illusions. Nous voulons parler d’Ernest Renan. On assure que Gobineau avait constaté cette ressemblance, la commentait volontiers, et se plaignait sur le tard de s’être vu moins favorisé par la renommée que son heureux émule. En réalité, Renan avait mérité les sourires de cette déesse, — parfois fantasque, il est vrai, — pour des mérites tout autres que ceux qu’il partageait avec Gobineau : pour son incomparable talent de forme tout d’abord, en suite pour ses retentissans travaux d’histoire religieuse. L’éclat provoquant des Origines du christianisme a même trop entièrement rejeté jusqu’ici dans l’ombre un aspect intéressant de la personnalité intellectuelle de leur auteur. Car Renan fut, lui aussi, un champion de l’impérialisme de race, de l’aryanisme et surtout du germanisme théorique. Seulement, quand il a conquis la grande célébrité, il avait cessé d’être tout cela. Il avait trouvé dans son puissant cerveau les ressources nécessaires pour renouveler sur le tard sa conception de l’histoire et de la vie. Aussi, quelques disciples fidèles et quelques psychologues attentifs[2] semblent-ils connaître seuls aujourd’hui, de façon précise, la philosophie historique de son âge viril. Nous allons donc tenter d’éclairer de notre mieux les origines, les triomphes et enfin le déclin du germanisme théorique dans son œuvre. Ces pages jetteront peut-être quelque lumière sur un problème qui a été fort discuté durant ces dernières années, celui du traditionnalisme et du royalisme de Renan. Aussi bien, la récente publication de ses Cahiers de Jeunesse assure-t-elle, s’il en est besoin, à sa mémoire toute l’actualité désirable : et les développemens que prend chaque jour en Allemagne la théorie germaniste avec les travaux de M. Houston Stewart Chamberlain[3], L. Woltmann[4], J.-L. Reimer[5], Georg Fuchs[6], et quelques autres, sont bien faits pour attirer l’attention sur cette ambitieuse philosophie de l’histoire.

I

On sait que Renan adopta tout d’abord des opinions démocratiques fort décidées. L’Avenir de la science en renferme l’expression sans voiles. Il n’est guère douteux que, durant les sanglantes journées de Juin 1848, le paisible étudiant du quartier Latin ne fût de cœur avec les insurgés des faubourgs, plutôt qu’avec les bataillons de l’ordre, car ses lettres à sa sœur Henriette trahissent malgré lui ces sympathies après tout généreuses. C’est que sa première philosophie de l’histoire s’était dessinée dans son esprit sous une double influence : celle de son humble situation sociale, et celle de la fermentation générale des esprits qui marqua les dernières années de la monarchie de Juillet. Tout concourait à cette heure pour l’amener d’abord aux convictions romantiques ou « rousseauistes » de son temps, c’est-à-dire à la foi dans la bonté naturelle de l’homme, et surtout de l’homme du peuple. Ses études historiques et philologiques donnèrent à cette foi, instinctivement acceptée par lui tout d’abord, une forme très insidieuse, sur laquelle il ne sera pas inutile de nous arrêter un instant au début de cette étude.

À cette époque prédarwinienne, nous le voyons attribuer à l’humanité primitive une faculté éminente qu’il nomme la « spontanéité créatrice. » De même qu’il croit aux espèces nouvelles, sortant tout achevées du limon de la terre après les grands cataclysmes géologiques du passé, il croit aux langues et aux religions bâties en quelques années par le génie spontané des peuples primitifs. En un mot, évolutionniste pour le présent, parce que la pensée européenne supérieure l’était depuis près d’un siècle, il ne l’est plus guère quand il se reporte par l’imagination aux temps préhistoriques.

Dans l’Avenir de la science, il reproche par exemple à Auguste Comte, dont il ne goûta jamais complètement la doctrine, de croire au fétichisme et au cannibalisme initial dans l’humanité. « Cela est, dit-il, inadmissible, au moins en ce qui regarde les races nobles, les Sémites et les Aryens, naïfs et gracieux enfans[7], dont l’organisation neuve et vive, la conscience obscure et puissante[8] laissaient libre jeu à toute l’énergie native du ressort vital. » A cet horizon où le ciel et la terre se confondent, poursuit-il, « l’homme était Dieu et le Dieu était homme ; » une collaboration incessante associait l’homme à la Nature pour l’œuvre de la création. La sensibilité, la sympathie pour la nature, — Naturgefuehl, comme dit Fr. Schlegel, — étaient alors d’autant plus délicates que les facultés rationnelles étaient moins développées. Le sauvage possède une perspicacité, une curiosité qui nous étonnent : suivant Renan, il faudrait supposer aussi dans les premiers hommes un tact d’une délicatesse infinie[9] et capable de saisir toutes les qualités sensibles. De là une sorte de concert entre l’effort créateur de la nature et celui de l’humanité. De là ces brusques passages, ces créations spontanées au lendemain des cataclysmes géologiques : travaux merveilleux dont la trace n’est plus retrouvable par nos lents et pénibles procédés d’analyse ; tantôt l’homme, tantôt la Nature renouait le fil brisé des analogies. Ages sacrés, soupire le jeune enthousiaste ; âges primitifs de l’humanité, qui donc pourra vous comprendre !

À cette époque, la génération spontanée était encore admise sans discussion, et elle est considérée par Renan comme « le faible reste d’une faculté créatrice désormais sans objet[10]. » Lorsque, nous dit l’Origine du langage, — essai qui fut rédigé par son auteur avant 1848, — lorsque l’homme apparut sur un sol encore créateur « sans être allaité par une femme ni caressé par une mère, sans les leçons d’un père, sans aïeux, sans patrie, songe-t-on aux faits étranges qui durent se passer dans son intelligence à la vue de cette nature féconde dont il commençait à se séparer[11] ? » L’homme se prit alors à créer à son tour au moins dans le domaine du langage, et, rivalisant de fécondité avec la Nature, créa « tant qu’il y eut un vide dans le plan des choses. » Ensuite, les facultés créatrices privées d’aliment s’atrophièrent dans la Nature aussi bien que dans l’homme. Elles se conservent encore aux derniers degrés du règne animal, dans une proportion désormais imperceptible. Au total, tout ce livre de l’Origine du langage est un hymne à l’honneur de la spontanéité primitive. La thèse fondamentale de l’auteur ressemble à celle de Bonald[12], car le langage, objet des études spéciales du jeune hébraïsant, est à ses yeux un fait primitif, spontané, merveilleux.

Les langues furent « intégralement constituées dès le premier jour[13]. » Lorsqu’il étudie les monumens de la langue sanscrite, Renan se croit « au lendemain de la création » et la complexité prodigieuse de cet antique idiome le confirme donc dans ses vues rousseauistes sur la perfection intellectuelle des origines ; il juge qu’en matière de langage, les siècles ont appauvri, bien loin de développer. Il défend pied à pied ces convictions arriérées contre Bunsen et Mueller qui les combattaient dès lors. Il a d’âpres plaisanteries sur l’évolutionnisme, imparfait sans doute, mais déjà méritoire, de certains savans du XVIIIe siècle qui voyaient le langage « se traînant par tous les degrés d’un perfectionnement graduel[14], » traverser une longue suite de siècles avant d’atteindre à sa maturité. De même, écrit-il, que le mammifère n’a pas commencé par être un reptile, ni le reptile un mollusque, de même les langues ne sauraient sortir par filiation les unes des autres. On sent que Lamarck a parlé déjà, mais que Darwin se fait attendre encore[15].

Erreurs excusables assurément, si l’on considère la date du livre et l’âge de l’auteur, plus excusables encore si l’on songe que le spontané existe sans aucun doute, qu’il est même, en un certain sens, la source de toute évolution progressive. Mais pourquoi vouloir que ce spontané soit aussi un instantané ? Pourquoi notre philosophe, encore assez novice en vérité, rejette-t-il comme « peu philosophique »[16] toute doctrine contraire à son opinion, si mal mûrie ? C’est là brûler par la pensée les premières étapes de la marche historique de l’humanité vers le mieux, et méconnaître le rôle qu’y ont tenu la réflexion, le calcul et l’effort.

Ajoutons que la fin de l’Origine du langage corrige jusqu’à un certain point les audaces juvéniles du début. L’atmosphère évolutionniste du siècle pénètre insensiblement la plastique et souple intelligence de l’auteur. Et, si les Études d’histoire religieuse le montrent encore à l’occasion pénétré de respect devant les mystères de la conscience spontanée, du moins sa foi dans la perfection sans tache des origines s’est-elle atténuée par le progrès de sa réflexion critique. La préface de l’Avenir de la science, écrite vers la fin de la vie de Renan, abjurera définitivement cette croyance. Elle marqua pourtant de traits profonds sa première philosophie sociale, celle qui s’épanouit dans le livre séducteur et mal ordonné qu’il garda quarante ans dans ses cartons.

En effet, les conclusions d’une pareille croyance ne sont pas seulement rétrospectives et purement savantes comme on pourrait le penser. Jean-Jacques Rousseau en a le premier tiré des déductions fort importantes pour le présent et pour l’avenir. Quand il célébrait la bonté native chez l’homme de la nature, il la vantait d’une même haleine chez l’homme du peuple, son frère d’origine et son frère d’armes dans la lutte vitale[17]. Renan n’agit pas d’autre manière. A ses yeux, le dépositaire actuel du don divin de la création spontanée, c’est le peuple[18]. Le peuple seul a gardé de nos jours le privilège de mettre une moitié de divin dans ses œuvres. Le peuple représente le mieux les forces spontanées de l’humanité, dit l’auteur de l’Origine du langage[19]. La raison populaire est la raison spontanée[20] Renan a cru voir des hommes du peuple plongés dans une véritable extase par les évolutions de quelques cygnes sur un bassin, et il commente ce spectacle en ces termes : « Il est impossible de calculer à quelle profondeur ces deux vies simples se pénètrent[21]. » Enfin, à son avis, l’homme simple, abandonné à sa propre pensée, se fait souvent un système des choses bien plus complet et plus étendu que l’homme qui n’a reçu qu’une instruction factice et conventionnelle.


II

Les événemens de 1848 vinrent saper dans l’esprit de Renan les assises de cette psychologie trop optimiste. Après l’échec total des idées humanitaires, après le triomphe universel de la réaction en Europe, après les désillusions apportées à tous les esprits de sang-froid par l’attitude des démocrates au pouvoir, et par le spectacle de leurs radicales incapacités psychologiques et morales, le pénétrant observateur qui suivait, tapi dans l’ombre du Panthéon, les péripéties de ce grand drame, se sentit enfin « gagné par le pessimisme[22], » c’est-à-dire sérieusement ébranlé dans ses convictions premières. Il se trouva moins assuré de cette bonté naturelle, qu’en fils authentique de Jean-Jacques, il avait accordée délibérément au peuple, sous le nom de spontanéité créatrice. La mission officielle qu’il obtint en 1849, pour aller rechercher en Italie les monumens originaux de l’Averroïsme, agit, dit-il, sur son esprit pour le distraire de ses velléités révolutionnaires. L’art italien le conquit au passage. Une sorte de vent tiède détendit la rigueur et l’âpreté sectaire qu’il a notées lui-même dans son jacobinisme de jeunesse. Il se reprit à fonder ses légitimes ambitions sur son patient labeur et sur les dons prestigieux de son esprit, plutôt que sur quelque cataclysme social qui ferait de la science philologique une branche de la religion officielle et doterait ses adeptes de confortables prébendes.

Encore ses impressions d’Italie ne firent-elles probablement que hâter une évolution intellectuelle dès longtemps commencée dans son esprit, et il n’est pas téméraire d’attribuer à l’Allemagne une grande influence sur son orientation nouvelle. On sait qu’il avait été séduit de bonne heure par les attraits de la pensée germanique. Il la connut tout d’abord de façon indirecte, par les aperçus que lui en fournirent ses maîtres ecclésiastiques : et il écrit néanmoins à sa sœur Henriette, le 15 septembre 1842 : « J’aime beaucoup la manière de les penseurs allemands, quoiqu’un peu sceptiques et panthéistes. Si tu vas jamais à Kœnigsberg, je te charge d’un pèlerinage au tombeau de Kant. » En 1844, il « commence à s’occuper sérieusement de l’étude de l’allemand, » et il possède bientôt une connaissance assez étendue de cette langue pour songer à fréquenter quelque université d’outre-Rhin. « J’ai toujours été surpris, écrit-il en ce temps, de voir mes pensées en parfaite harmonie avec le point de vue des philosophes et des écrivains de l’Allemagne… Leur contact marquera une époque dans ma vie. J’ai cru entrer dans un temple quand j’ai pu contempler cette littérature si pure, si élevée, si morale et si religieuse, en prenant ce mot dans son sens le plus élevé. »

L’action de la pensée allemande sur les sentimens religieux de Renan ne fait pas l’objet de notre étude. Mais, en même temps que leur panthéisme insidieux, il acceptait de ses maîtres d’outre-Rhin quelque chose de ces dispositions impérialistes et de cet orgueil de race qui, depuis Herder, en passant par Fichte, Hegel, Savigny, Jahn, jusqu’à Fallmerayer, Gervinus et Droysen, avait pris peu à peu une si grande place dans leurs spéculations historiques. On sait quels sont les grands traits de la thèse germaniste dans la philosophie de l’histoire. Les Indo-Européens ou Aryens, c’est-à-dire les Aryas, les Iraniens, Hellènes, Latins, Celtes, Slaves, et surtout leurs représentans les plus accomplis, les Germains, ont successivement conquis l’Europe et même le monde et ont apporté partout la culture. L’organisation féodale que les Germains ont conçue pour assurer leurs conquêtes et la fidélité instinctive qui les attache au principe de l’hérédité gouvernementale ont créé les nationalités modernes. Contentons-nous ici de cette brève indication, puisque nous allons retrouver la théorie développée et illustrée d’exemples frappans dans les écrits de Renan.

Remarquons aussi qu’un Français pouvait être, à cette heure, théoriquement germaniste dans le sens que nous venons d’indiquer, tout en restant sincèrement patriote. Au lendemain du grand avortement de l’unité allemande en 1848, nul en Europe ne prenait au sérieux, ou du moins ne considérait comme un danger prochain, la résurrection politique du Saint-Empire. La doctrine orgueilleuse des érudits d’outre-Rhin apparaissait comme une pure spéculation philosophique, un procédé ingénieux pour expliquer certains faits importans du passé, en France aussi bien que dans tous les pays de l’Europe ; comme une sorte de vanité rétrospective dans laquelle l’Allemagne cherchait sa consolation en présence des tristesses d’un avenir incertain. Telle pourrait être aujourd’hui, sous la plume d’un Espagnol, une thèse nationale sur la civilisation américaine. Nul ne prévoyait alors les conséquences pratiques de cette prédication impérialiste obstinée qui, depuis près d’un siècle, trouvait chez nos voisins de l’Est mainte oreille complaisante et charmée.

Au surplus, les travaux personnels de Renan sur les langues sémitiques le conduisirent à traiter tout d’abord l’un des plus vastes, mais aussi l’un des plus spéculatifs problèmes de l’ethnologie comparée, c’est-à-dire à mettre en balance les aptitudes et les mérites comparés des Sémites et des Aryens dans le passé.

Lors de ses débuts, il avait paru tenté d’établir entre ces deux familles illustres une parfaite égalité initiale. Son livre sur l’Origine du langage présente les peuplades aryennes et sémitiques de l’Asie comme des véritables sœurs, et constate à ce propos avec complaisance « que le fait des naissances jumelles semble se retrouver quand il s’agit de races[23]. » Issues d’un commun berceau géographique, le Pamir, celles-là étaient destinées à conquérir ensemble le monde. L’Avenir de la science accorderait même volontiers aux Sémites quelque chose de la prééminence que l’auteur rêve aussi, pour les philologues sémitisans. Il reconnaît aux Aryens une capacité d’origine pour la spéculation philosophique ; mais, en revanche, les Sémites sont, par privilège, des créateurs de religions[24]. A eux, les élans hardis et spontanés d’âmes neuves qui souvent atteignent plus haut que l’imagination aventureuse de l’Inde et de la Grèce. Ils forment sans conteste le peuple de Dieu.

Cependant, lorsqu’il se prit à préparer, après 1850, son Histoire générale des langues sémitiques, Renan se trouvait assez embarrassé déjà pour concilier ses premières admirations bibliques avec les préjugés aryens que lui inspiraient chaque jour davantage ses maîtres d’outre-Rhin : les Ewald, les Lassen, les Movers. Son grand ouvrage philologique marque donc un recul très net de l’idée sémitique dans son esprit, ainsi qu’un développement non moins évident des préférences aryennes. La race de Sem, écrit-il alors, est à la famille indo-européenne ce que la grisaille est à la peinture : elle ressemble à ces êtres de nature inféconde qui, après une gracieuse enfance, ne parviennent qu’à une médiocre virilité. Et, bien que la conclusion du livre confère aux deux peuples indistinctement le « caractère souverain de la beauté, » l’auteur ajoute que les Sémites, distancés sans retour après l’apostolat de Mahomet, ont laissé depuis lors les Aryens seuls à la tête des peuples civilisés.

Aussi bien que sa conception des races, les leçons des maîtres allemands de Renan « aryanisent » rapidement vers cette époque sa conception de la religion. L’Avenir de la science prétendait expliquer le christianisme par le judaïsme[25], et non point par les Pères platoniciens, qui n’appartiennent qu’à sa deuxième période[26]. L’Evangile et saint Paul procéderaient du Talmud et non du stoïcisme. Au contraire, la préface des Études d’histoire religieuse montre Renan tout prêt à souligner avec prédilection les influences aryennes dans la religion chrétienne, lorsqu’il refusait encore d’en tenir compte en rédigeant le médiocre article sur « les religions de l’antiquité » qui figure dans le même volume. Enfin son évolution est complète en 1860, alors qu’il envisage l’avenir religieux des sociétés modernes, à propos du livre de Salvador : Paris, Rome et Jérusalem. À ce moment, Renan est devenu pleinement aryaniste en religion. Il croit, dit-il, à une réforme du catholicisme. Toutefois, cette réforme ne consistera nullement à revenir au judaïsme comme l’insinue Salvador, car le christianisme n’est pas la continuation du judaïsme. Il est au contraire le fruit d’une réaction opérée contre l’esprit dominant du judaïsme au sein du judaïsme lui-même. Si le judaïsme a fourni le levain qui provoqua la fermentation chrétienne, cette fermentation se poursuivit plus tard en dehors de lui. L’influence hellénique et romaine d’abord, puis l’influence celtique et germanique prirent le dessus et façonnèrent la pensée religieuse de l’Europe. Schleiermacher et l’école catholique de Munich sont donc dans le vrai, poursuit Renan, quand ils nous offrent Socrate et Platon pour ancêtres directs et jugent ces sages bien plus voisins de Jésus-Christ que les rudes bédouins jadis régis par Josué ou David. Bunsen est inattaquable quand il enseigne que le progrès du christianisme doit consister à s’éloigner de plus en plus du judaïsme pour faire prédominer le génie de la race indo-européenne. Sans doute, ajoute en cet endroit l’ancien admirateur du sémitisme religieux qui n’entend point renier trop brutalement ses assertions du passé, sans doute il y aurait injustice à oublier le service de premier ordre que le peuple juif et le peuple arabe ont rendu à l’humanité en tranchant d’un coup de ciseaux hardi l’écheveau inextricable des mythologies antiques. Mais ce service, purement négatif, dut être mis en valeur par l’excellence des races européennes. Pour n’être pas tombé sur une terre aussi féconde, l’islamisme a été en somme plus nuisible qu’utile à l’espèce humaine, car il a tout étouffé autour de lui par sa sécheresse et sa désolante simplicité. Le christianisme put échapper à ce danger parce que l’élément sémitique, qu’il tenait de sa naissance, fut sans cesse combattu dans son sein et finit par être à peu près éliminé. « M. Salvador, écrit Renan, invite le siècle à regarder vers l’Orient et vers le Sud ; nous autres, nous lui disons : « Fuyez vers le Nord et vers l’Ouest. » L’Orient n’a jamais rien produit d’aussi bon que nous. Qu’y a-t-il de juif dans notre christianisme germanique et celtique, dans saint François d’Assise, sainte Gertrude, saint Bernard, sainte Elisabeth, et, plus récemment, dans saint Vincent de Paul, Schleiermacher, Channing ? Est-ce à ces fleurs écloses au souffle romantique et charmant de nos mers et de nos montagnes que vous comparez vos Esther et vos Mardochée ? Qu’y a-t-il de juif dans le livre de l’Imitation, dans la vie monastique, cet élément si capital du christianisme, dans nos saints de l’époque mérovingienne, nos vrais saints ? Restons Germains et Celtes, gardons notre Evangile éternel, le christianisme tel que l’a fait notre verte et froide nature. Tout ce qu’il y a de bon dans l’humanité s’y est greffé : tout progrès moral s’est identifié avec lui. Une sorte de crudité native et comme un péché originel ternit les pays et les races sur lesquels cette excellente discipline n’a point passé[27]. »

III

Ces dernières lignes nous montrent le point de vue germaniste superposé, ou plutôt entièrement substitué déjà au point de vue aryaniste dans l’esprit de leur auteur. En effet, lorsqu’elles furent écrites, en 1860, il y avait environ cinq ans que le germanisme pur avait commencé de s’imposer à la complexe pensée de Renan. Outre les influences allemandes que nous avons signalées précédemment, deux influences françaises semblent avoir concouru pour le pousser en avant sur cette voie. Ce fut tout d’abord la lecture d’Augustin Thierry, qui protégea ses débuts littéraires et qu’il devait remplacer à l’institut dès 1856 : car les longues Considérations qui ouvrent les Récits des temps mérovingiens sont, au total, un résumé de la controverse entre germanistes et romanistes dans la philosophie de l’histoire de France[28]. Ce fut en second lieu, mais d’une façon moins certaine, l’action intellectuelle d’un homme que Renan pouvait, sur la fin de sa vie, croire oublié sans retour, et qui a connu néanmoins la revanche d’une renommée posthume imprévue : le comte Joseph-Arthur de Gobineau.

Question assez délicate que celle des emprunts possibles de Renan à Gobineau ! L’ouvrage qui contient toute la philosophie historique de ce dernier, l’Essai sur l’inégalité des races humaines, parut, pour ses deux premiers volumes en 1853, pour les deux derniers, en 1855[29]. Il ne fut pas sans être remarqué de quelques esprits attentifs lors de son apparition : M. Alfred Espinas, l’éminent sociologue, nous a affirmé qu’il le lut, jeune étudiant, et n’en oublia jamais tout à fait les thèses originales. Ewald le discuta dans les Goettingische Gelehrte Anzeigen en 1854, Quatrefages dans la Revue des Deux Mondes en 1857. Et, de plus, après la publication des deux premiers volumes de l’ouvrage, sans attendre celle des deux derniers, un savant philologue allemand, Pott, professeur à l’Université de Halle, consacra tout un livre à examiner la valeur scientifique de cet ouvrage paradoxal[30]. Or, le travail de Pott, qui est tout rempli du nom et des idées de Gobineau, est cité expressément par Renan dans son Histoire des langues sémitiques[31]. Il serait donc assez singulier qu’il n’eût point examiné en ce temps, c’est-à-dire vers 1856, l’ouvrage français qui avait été l’occasion de la dissertation allemande. Enfin l’on notera que dans la préface écrite sur le tard pour l’Avenir de la science, l’auteur excuse en ces termes les « chimères » de sa jeunesse[32] : « Je ne me faisais pas une idée suffisamment claire de l’inégalité des races, » ce qui pourrait passer à la rigueur pour un aveu tardif de l’influence gobinienne[33].

Mais il faut reconnaître d’autre part que cette influence n’est pas indispensable pour expliquer l’évolution germaniste de la pensée de Renan après 1870, — évolution qui se marqua davantage encore après 1855. Car il travaillait exactement sur les mêmes sources allemandes que l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races, feuilletant comme lui chaque jour Ewald, Lassen et Mowers : peut-être aussi Klemm et Gervinus. Il a donc pu tirer directement des mêmes prémisses quelques conclusions analogues et, s’il a lu l’Essai sur l’inégalité des races, comme il est vraisemblable, cette lecture le confirma seulement dans des convictions qui, depuis quelque temps déjà, commençaient d’être les siennes.

Il est daté en effet de 1851, au retour de la mission d’Italie, cet article sur l’historien de la Ligue lombarde, Dom Luigi Tosti[34], où se révèle, pour un regard attentif et averti, la lutte dès lors commencée au cœur du jeune savant entre ses opinions démocratiques de 1848 et les suggestions chaque jour plus séductrices de la théorie germaniste. Ce sont les exagérations individualistes du moine guelfe, et ses anathèmes sur l’influence impériale allemande dans la péninsule, qui provoquent chez son critique français un commencement d’examen de conscience. « Certes, écrit ce dernier, l’Italie put éliminer à la longue l’élément germanique apporté dans son sein par la conquête barbare : et ce fut grâce à la vertu des traditions municipales, héritées de la latinité. Mais, en revanche, ne doit-elle pas son abaissement présent à ce « puritanisme de démocratie, » qui éclate dans toute son histoire et se reflète dans les jugemens de Dom Tosti, l’historien patriote ? Si, à l’exemple de la France, cette nation richement douée avait accepté la notion germanique de l’hérédité gouvernementale, si, comme sa voisine d’outre-monts, elle avait « subi la honte d’un roi, » peut-être ne serait-elle point réduite en 1850 à pleurer sur ses gloires passées. Pourquoi, continue Renan, s’indigner, avec le bénédictin du Mont-Cassin, contre des superstitions utiles[35], telles que l’esprit chevaleresque, puisque de pareils préjugés ont affermi la base sur laquelle put se dresser ensuite l’édifice grandiose de la société européenne. Une honte « avantageuse, » des superstitions « utiles, » bizarres formules où l’expression semble contredire la pensée : elles trahissent une évolution secrète, l’anxiété d’une conviction qui se cherche, et l’hésitation d’un esprit orienté déjà sans le savoir vers une étoile nouvelle. »

Les Études d’histoire religieuse nous transportent dans une atmosphère plus haute, et la philosophie de l’histoire y tient peu de place. Ecoutons néanmoins, dans l’article sur Channing[36], ce dialogue entre les deux tendances qui se combattent encore au cœur d’un nouvel Hercule, hésitant entre le vice féodal et la vertu démocratique : « Des deux façons de concevoir le progrès humain, — soit comme résultat de l’élévation graduelle de l’ensemble de l’humanité et par conséquent des classes inférieures, vers un état meilleur, — soit comme réalisé par une aristocratie, et supposant au-dessous d’elle un vaste abaissement, — Channing s’attacha très décidément à la première. Malheur à qui ne ferait pas comme lui, et déserterait, pour des prédilections surannées, la cause désormais indiscutable de la démocratie moderne. » Voilà qui semble décisif, et strictement conforme aux principes développés dans l’Avenir de la science. Poursuivons cependant : « Mais ce parti pris ne doit pas nous fermer les yeux sur les dangers de la voie où marchent les nations démocratiques, ni nous rendre injuste pour la manière toute différente dont le passé a entendu la civilisation. » Cette manière, c’est, dit Renan, le sacrifice de quelques-uns en vue des besoins de l’œuvre commune. Et ceci reste démocratique jusqu’à un certain point ; mais voici que ces quelques-uns deviennent presque tous. « Si l’on admettait, comme le fit l’antiquité, que la société se compose essentiellement de quelques milliers d’individus vivant de la vie complète, les autres n’existant que pour la procurer à ce petit nombre, le problème serait infiniment simplifié, et susceptible d’une bien plus haute solution… L’élévation d’une civilisation est d’ordinaire en raison inverse du nombre de ceux qui y participent… La foule, en s’introduisant dans une société cultivée, en abaisse presque toujours le niveau. Voilà les réflexions qu’il est permis de faire, sans encourir le reproche de nier les tendances les plus irrésistibles du temps présent. Ajoutons même que le caractère particulier de la France ne permet pas de supposer que les idées démocratiques de Channing y soient applicables, si ce n’est avec beaucoup de restrictions… C’est un pays essentiellement aristocratique. »

IV

En 1858, le parti de Renan est pris, et c’est en sens inverse de son parti pris de tout à l’heure. Il a passé avec armes et bagages à l’impérialisme germaniste : il s’incline devant la féodalité de conquête, et même devant la monarchie de droit divin, en considération des cadres solides que ces institutions ont fournis à l’Europe, pour appuyer sa marche glorieuse vers l’hégémonie du globe.

Déjà l’étude sur Victor Cousin, qui est du 1er avril 1858[37], rétrécit singulièrement les proportions historiques de la révolution française, que l’Avenir de la science jugeait si grandioses. Ce fut un événement tout particulier à la France, événement gaulois si l’on ose dire, et conséquence de la vanité du Gaulois qui supporte tout, excepté l’inégalité des rangs sociaux. Peu après, l’essai de Renan sur l’Histoire des révolutions d’Italie par Ferrari fait entendre des accens bien autrement décidés que ceux dont l’œuvre de Tosti lui avait fourni l’occasion quelques années auparavant. Les nationalités modernes, dit-il, se sont formées sur tes débris de l’Empire romain, « en s’attachant à une famille germanique dont elles ont fait leur égide et leur point d’appui. » Ne voit-on pas qu’il est impossible aux principats issus des guerres civiles, comme le furent tous les gouvernemens italiens, de fonder une dynastie durable ? Par une nécessité bizarre, toute dynastie a besoin de s’appuyer sur un titre germanique, comme si le sérieux de cette race était nécessaire pour donner aux sociétés modernes leur assise et leur solidité.

Vingt formules différentes se pressent sous la plume du critique pour exprimer cette idée désormais fondamentale dans sa pensée. Le passé sérieux et grave du Piémont, écrit-il par exemple, est bien humble si on le compare aux glorieuses annales de Gênes, de Florence et de Milan. Et pourtant, le Piémont seul possède actuellement en Italie les conditions essentielles des États modernes : une maison royale, une noblesse provinciale, une bourgeoisie, une armée. Ces professions d’une foi nouvelle se tempèrent encore de quelque condescendance pour l’idéal républicain, qui est celui de Ferrari, et qui fut celui de son critique ; mais ce sont maintenant de pures formules de politesse. De toute évidence, les sympathies véritables sont désormais ailleurs, et nous allons en trouver une éclatante confirmation.

C’est en effet le 1er août de l’année 1858 que parut dans la Revue des Deux Mondes l’article sur M. de Sacy et l’Ecole libérale, dont les dernières pages peuvent passer pour un véritable manifeste germaniste et féodaliste. L’habile modération du ton est un ménagement nécessaire à l’égard de Sacy, protecteur des débuts de Renan, et son introducteur au Journal des Débats : mais la vigueur de l’argumentation n’en est nullement diminuée et la netteté de fa pensée ne laisse rien à désirer. Les enseignemens d’Augustin Thierry sont à présent retournés contre lui-même et contre son ami Sacy par un disciple émancipé qu’ont séduit les contradicteurs de ses maîtres. Lisons plutôt : « La classe privilégiée, issue de la féodalité qui, jusqu’à la Révolution de 1789, a représenté en France l’établissement germanique, recueillait, à plus de mille ans d’intervalle, le bénéfice de la grande révolution qui substitua la barbarie apparente, mais en réalité l’indépendance individuelle et locale, au despotisme administratif de l’Empire romain… L’obligation de la noblesse consiste à représenter les privilèges des individus, à limiter le pouvoir, à préserver les temps modernes de cette notion exagérée de l’État qui fit la ruine des sociétés antiques. » Telle est la justification des privilèges féodaux à la veille de 1789.

Sacy condamnait les efforts de l’érudition moderne pour jeter quelque lumière sur nos origines nationales : il eût préféré que l’on s’en fût tenu à notre extraction troyenne, à notre bon roi Francion, fils d’Hector et fondateur de la monarchie française. Non content de s’associer à Thierry pour déclarer close la controverse entre romanistes et germanistes dans la philosophie de l’histoire de France, il voudrait qu’elle n’eût jamais existé. « Nous en avons fini, il faut l’espérer, dit-il, avec les Gaulois et les Francs. Que notre liberté vienne ou non des Germains, au fond, peu nous importe. L’enfant est né : il est grand et fort : si un Boulainvilliers réclamait aujourd’hui, au nom des Francs, ses ancêtres, les droits de la conquête, nous lui répondrions qu’en 1789 et 1830, les vaincus, les Romains, les serfs, ont pris leur revanche et que, à leur tour, ils sont les conquérans et les vainqueurs. »

C’est, on le voit, l’argument de Sieyès à la veille de 1789, et celui de Thierry après 1830. — Eh bien ! non, riposte le successeur à l’Institut de l’auteur des Considérations sur l’Histoire de France, en se rangeant délibérément sous l’étendard de Boulainvilliers, « ni 1789, ni 1830 n’ont valu, pour fonder la liberté, ce que vaudrait, à l’heure qu’il est, un fait émané de barbares il y a mille ans, comme serait une Grande Charte arrachée par les barons révoltés, une humiliation infligée à la royauté envahissante, une résistance des villes pour défendre leurs institutions. »

Ni l’expression, ni la pensée ne sont justes dans ce passage, car 1789 et 1830 ne furent pas autre chose que des humiliations infligées et des chartes arrachées. Mais ces lignes n’en sont que plus caractéristiques du nouveau point de vue de Renan, qui oppose désormais au rationalisme, au calcul réfléchi en matière politique, l’instinct conquérant et le respect de la tradition, telle que l’ont reçue de leurs rudes ancêtres les peuples germaniques. La conception féodale, dit-il, d’après laquelle le roi possédait sa couronne par le droit de l’épée, comme le sujet possédait ses franchises contre lui, a produit le meilleur état politique que le monde ait connu et la supériorité de la civilisation moderne : et pourtant, elle est absurde, elle est l’inverse de la raison. — Pas tant que cela, répondrons-nous. La fidélité germanique au contrat féodal fut rationnelle en son temps, tout comme l’état de choses issu de 1879 ou de 1830 le fut jusqu’à un certain point à son tour : plus rationnelle même, parce que de plus grands sacrifices y étaient consentis à ta préparation de l’avenir : et c’est là l’essence même de la raison.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à en douter. Renan reprend ici avec plus de feu que jamais la controverse qu’Augustin Thierry avait proclamée solennellement close, et que Sacy condamnait jusque dans le passé, puisqu’en effet, il voit à son tour tout le secret de notre histoire dans la lutte de l’esprit gallo-romain contre l’esprit germanique. La Révolution française fut à ses yeux la victoire définitive de la première de ces deux traditions antagonistes. Sans doute, bien des élémens germaniques se mêlèrent aux débuts de la Révolution et lui prêtèrent d’abord une apparence vraiment libérale ; mais ils disparurent rapidement dans la lutte et laissèrent dominer le seul esprit gaulois, qui donna dès lors pleine carrière à son goût d’administration unitaire, à son antipathie contre toute initiative individuelle. Il en fut ainsi, à tout le moins jusqu’en 1815 : notons cette date, car elle prépare l’apologie de la Restauration que nous allons bientôt entendre.

En attendant, voici la réhabilitation du haut moyen âge : elle ne saurait faire défaut sous la plume d’un néophyte du féodalisme : « Je ne suis pas de ceux qui regardent le moyen âge comme une époque accomplie de moralité et de bonheur, mais il me semble cependant que l’école libérale le calomnie un peu. Le moyen âge ne fut une époque atroce que dans sa seconde moitié, quand l’Eglise devint persécutrice, et la féodalité sanguinaire. Il y eut avant cela de longs siècles durant lesquels la féodalité fut vraiment patriarcale, et l’Eglise maternelle. Je crois que du VIIIe au XIIe siècle les pays chrétiens qui étaient à l’abri des incursions sarrasines furent assez heureux. » Voilà une assertion que les contemporains de Raoul Glaber ou les vassaux des sires de Coucy n’auraient peut-être point contresignée. Cessons donc de penser, poursuit Renan imperturbable, que la Révolution de 1789 nous dispense de pénétrer plus avant dans le passé de l’humanité. Longtemps elle m’a ébloui moi-même. En réalité, elle pouvait produire des administrations, non des corps. Le principe qui crée les institutions, à savoir la conquête et le droit personnel, était le principe même qu’elle entreprenait de supprimer. — Eh bien ! non, répondrons-nous à notre tour : ce principe fut écarté en paroles sans doute, parce que cela sembla plus habile : mais non pas en fait, bien au contraire. La Révolution fut-elle autre chose qu’une campagne de l’impérialisme plébéien, une tentative de conquête, une manifestation du droit de la force ? Il y a beaucoup de sophisme dans l’argumentation féodaliste.

Pour combattre les erreurs de l’esprit libéral et révolutionnaire, Renan espère dans la « diversité européenne, » c’est-à-dire, en termes plus clairs, dans l’esprit germanique encore actif en Allemagne et en Angleterre. Si la latinité continuait de former un orbis romanus, dépourvu de voisins organisés et véritablement redoutables, sa décadence serait sans remède, puis qu’il n’existerait plus, en dehors de ce cercle de fer, aucun élément de régénération. Heureusement, les fils des Gaulois aujourd’hui triomphans en France doivent « compter avec la liberté du dehors. » Le despotisme démocratique ne peut s’implanter que si tous les pays voisins sont à l’unisson. Là est le motif d’espérer. — Quand notre pays traversera des heures plus sombres, en 1871, le brillant critique de M. de Sacy semblera, nous le verrons, incliner vers le pessimisme qui anime l’Essai sur l’inégalité des races de son émule en germanisme et en féodalisme, le comte de Gobineau. Loin de compter alors sur quelque influence extérieure pour contenir ou améliorer l’esprit gallo-romain, il placera son espoir dans la puissance de contagion de cet esprit délétère, qui nous égalera bientôt des voisins, à leur tour affaiblis. Au lendemain de Sébastopol, à la veille de Solférino, l’instant n’est pas propice aux humeurs noires, et M. de Sacy se voit morigéné avec une indulgente condescendance pour ses préférences gallo-romaines.

V

Un peu moins d’une année plus tard, Renan trouvait de nouveau l’occasion d’exposer ses vues sur les tendances politiques du temps présent. Il appréciait en effet, le 1er juillet 1859, dans la Revue des Deux Mondes les Mémoires récemment publiés par Guizot. Témoignage capital que celui d’un historien philosophe, mêlé pendant près d’un demi-siècle au gouvernement de son pays, et le titre de Philosophie de l’Histoire contemporaine, que le jeune critique donne à cette étude, le montre disposé à élargir encore les données du vaste problème historique qu’il a mission de traiter. Les premières pages de l’article sont un exposé purement germaniste et féodaliste du passé des nations européennes. L’antiquité classique, répète Renan, fut dominée et, à la longue, écrasée, par une conception trop absolue de l’Etat. En réalité, le citoyen de Sparte n’était pas plus libre que le sujet du grand roi à Persépolis, puisque les lois des cités grecques étaient non moins tyranniques que le bon plaisir des tyrans orientaux. L’individualisme barbare a vraiment créé la liberté. La race germanique, en brisant les cadres trop rigides de l’empire romain, fit la plus grande révolution politique du monde, car l’idée de l’Etat était tout à fait étrangère aux Germains ; leur vie sociale reposait sur les engagemens, sur la fidélité, sur la ligue passagère des individus associés pour une œuvre commune. — Vue incomplète, objecterons-nous ici ; les choses se passaient bien de la sorte durant l’expédition militaire de conquête, mais non dans le sein de la tribu germanique, qui fut régie, comme toutes les organisations primitives, par la rigide et étroite constitution du clan. Et Gobineau avait mieux discerné cette féconde dualité d’inspirations antagonistes : traditionalisme au foyer, individualisme durant l’expédition guerrière.

« Quand nous aurons une bonne histoire des origines de la noblesse française, écrit Renan, on verra que chaque centre de familles féodales correspond à un centre de colonisation germanique. » La plupart des grandes maisons qui ont gouverné la France jusqu’à la Révolution remontaient à un établissement de l’époque carlovingienne. Or, dans la conception germanique et féodale, l’homme libre ne doit au roi que ce à quoi il s’est obligé en termes précis : il est dégagé de ses devoirs si le roi n’observe pas les siens. On voit ainsi Joinville menaçant saint Louis de quitter l’armée s’il n’obtient pas satisfaction d’un sergent du roi qui a frappé un chevalier de sa bataille. Il est donc facile de concevoir la nature particulière de la royauté qui sortit de ce chaos fécond. Elle devait être et elle fut en effet l’exercice d’un droit personnel et une sorte d’extension de la propriété : strictement héréditaire en conséquence, mais limitée en revanche par les chartes et les obligations librement consenties par les ancêtres, et à l’exécution desquelles on peut forcer le roi par la révolte.

Ce n’est pas ici le lieu de souligner toutes les illusions que trahit cette esquisse : son principal défaut est de faire germaniques des tendances et des institutions qui appartiennent à toutes les races et à tous les temps : n’étant que des formes de l’impérialisme rationnel, de la préparation et de l’organisation de la conquête. Entre toutes les nations européennes, Renan est conduit à accorder la palme de la sagesse politique à l’Angleterre, si maltraitée jadis par l’Avenir de la science. Seule, dit-il, cette monarchie a su porter à sa perfection le type du gouvernement germanique, tel qu’il vient d’être tracé : au-delà de la Manche, la féodalité a mûri ses fruits les plus savoureux qui sont le régime parlementaire et le principe de la division des pouvoirs. La France au contraire a dévié du droit chemin, surtout depuis Philippe le Bel. Elle est alors tombée sous l’influence de légistes, imbus des principes du droit romain. Puis, vers le temps de la Renaissance, elle a prêté l’oreille à ces publicistes italiens qui, dociles aux leçons de l’antiquité ressuscitée, revenaient les uns à l’abstraction démocratique, les autres à l’absolutisme césarien.

C’est cette dernière doctrine qui l’emporta tout d’abord en France, et eut pour expression parmi nous la monarchie de Louis XIV, « sorte d’imitation d’un idéal sassanide ou mongol, qui doit être tenu pour un fait contre nature dans l’Europe chrétienne. Le moyen âge l’eût excommunié, ce despote de l’Orient, ce roi antichrétien qui se proclamait seul propriétaire de son royaume, disposait des âmes comme des corps, et anéantissait tous les droits devant l’orgueil sans bornes que lui inspirait le sentiment de son identification avec l’Etat. » Hélas ! poursuit Renan, une fois la notion de l’Etat déchaînée, on ne compte plus avec elle : Richelieu, Louis XIV, la Révolution et l’Empire se tiennent et s’enchaînent sans solution de continuité. Par la Révolution, le monde moderne revenait aux erreurs de l’antiquité, et la liberté eût été perdue pour toujours si le mouvement qui entraînait la France vers la conception despotique de l’Etat fût devenu universel.

Par bonheur, la Révolution ne fut pas un fait général. Les pays où dominait l’élément germanique[38], et auxquels le régime administratif et militaire de la France était insupportable, se cabrèrent et firent la Restauration. Ils « ramenèrent la France à la pure notion de la royauté dont elle s’était écartée depuis des siècles, et qui, il faut le dire, n’était nullement en rapport avec quelques-uns de ses instincts les plus secrets. » Nous avons vu Renan défendre la tradition germaniste de la conquête franque contre les attaques de Sacy : il prend ici position pour défendre la légitimité bourbonienne contre Guizot, l’avocat de la monarchie de Juillet.

Il est impossible de n’être pas frappé une fois de plus, à cette occasion, de l’identité qui se révèle entre ces vues et celles que Gobineau avait développées dans son Essai sur l’inégalité des races. Les traditionalistes et néomonarchistes, qui se sont groupés récemment pour tenter un effort théorique curieux, ont pu puiser à pleines mains dans ces pages hardies et spécieuses ; elles renferment l’essence du gobinisme, allégé de la conclusion pessimiste qui fera toujours tort à cette dernière doctrine, aux yeux des hommes d’action, parce qu’ils doivent renoncer à appuyer sur elle leurs espoirs d’avenir.

Dans les origines toutes germaniques de la Restauration, continue Renan, on aperçoit sans peine le principe de ses défauts et de ses avantages. Elle fut un retour vers le régime qui convient le mieux aux États européens : mais un retour inintelligent, et antipathique à la France, toujours dominée par ses idées de souveraineté du peuple, et par ses goûts militaires : trop avide des « émotions de la caserne, » écrivait peu auparavant Gobineau. Et il est certain que le comte de Boulainvilliers eût acquiescé de tout son cœur aux conclusions de ces deux disciples à la fois si respectueux du droit monarchique héréditaire, et si fermes contre les empiétemens d’une royauté oublieuse de ses origines contractuelles. Voici en outre quelques observations que ce fils des preux de la conquête avait le premier formulées jadis et que son continuateur répète à sa suite. La noblesse, dont le rôle est de limiter la royauté et d’empêcher le développement exagéré de l’idée de l’Etat, a constamment manqué à ce devoir parmi nous. Depuis le XIVe siècle, « servir le roi » fut pour elle le mot d’ordre suprême : or, c’est là une erreur néfaste, puisque, s’il ne s’agit que de servir, il n’y a pas besoin de nobles pour cela. Et les « indépendances de position » doivent avoir au moins cet avantage que les places élevées, se transmettant de père en fils, leur titulaire est dispensé de suivre, pour y parvenir, ces pénibles chemins où chacun laisse une partie de sa fierté, quand il n’y laisse pas une partie de son honneur.

Dans son Essai sur l’inégalité, Gobineau fixait, lui aussi, au XIVe siècle l’heure fatale où les inspirations germaniques cédèrent la place aux influences romaines dans le cœur des nobles de conquête. Tandis que le féodal anglais restait plus fidèle à ses origines, « le gentilhomme français fut au contraire sommé de reconnaître que les obligations strictes de l’honneur l’astreignaient à tout sacrifier à son roi… Cette doctrine n’était en réalité qu’un placage germanique sur des idées impériales romaines. Sa source, si l’on veut la chercher à fond, n’était pas loin des inspirations sémitiques, » qui firent les despotes de l’Orient.

On peut dire sans injustice, conclut Renan de son côté, que la noblesse a été le vrai coupable de notre histoire. Sous la Restauration, elle reprit sans retard ses néfastes habitudes de domesticité servile et entraîna son souverain aux abîmes en flattant ses instincts absolutistes au lieu de leur résister. — La monarchie de Juillet fut le fruit de ces erreurs ; mais la France commit une nouvelle faute en portant au trône le duc d’Orléans. Il fallait déposer Charles X en 1830, puis couronner aussitôt le Duc de Bordeaux. Rien de plus salutaire en effet qu’une minorité et une régence pour traverser une période difficile. Telle fut l’heureuse inspiration des Anglais lorsqu’ils reléguèrent dans l’île de Wight leur roi parjure, Jean sans Peur, et proclamèrent à sa place son fils mineur Henri III. L’important est de sauvegarder le principe d’hérédité, de faire du titre royal non pas une récompense de la capacité politique, mais une simple question d’état civil. Sinon, la personne du roi prend trop d’importance. Un vrai monarque constitutionnel n’a pas besoin d’avoir une valeur personnelle : il est même bon que sa situation soit peu enviable, qu’il joue le rôle d’un personnage sacrifié. — Toutes ces considérations, inspirées pour la plupart par quelques épisodes de l’histoire d’Angleterre, sont un peu puériles et trop facilement élevées à la dignité de règles générales : mais elles sont bien caractéristiques de l’état d’esprit de leur auteur.

Nous en achèverons la peinture en considérant un instant, par ses yeux, ce « poète frivole, docile écho des erreurs de la foule » qu’il oppose avec dédain, dans sa conclusion, à l’austère figure du grand homme d’Etat protestant dont il commente les souvenirs. Ce poète est nommé par son nom quelques pages auparavant : il s’agit de Béranger, alors à l’apogée de son éphémère popularité. Béranger est déclaré coupable d’avoir créé une très perfide combinaison où s’entremêlèrent l’esprit bourgeois, le matérialisme grossier, et le goût invétéré du despotisme, pourvu qu’il se voile d’une apparence patriotique. Béranger, véritable incarnation du romanisme néfaste et impénitent de l’âme française, a d’ailleurs reçu plus longuement les verges de la main de notre néo-féodal à propos de la publication du Béranger des familles, au cours de la même année 1859. Et comme l’étude de Renan, sur la Théologie de Béranger, clôt le volume intitulé : Questions contemporaines, qui s’ouvre par l’article sur les Mémoires de Guizot, le lecteur de ce livre le commence et l’achève sous l’impression du germanisme outré qui caractérise cette période de la pensée de l’auteur.

Renan s’exprime en effet sur le poète de Lisette comme pourrait le faire un Breton fidèle au souvenir de la duchesse Anne, ou même un étudiant de Gœttingen. « Quand je lus pour la première fois le chansonnier national, et ce fut fort tard, dit-il en propres termes, je connaissais peu l’esprit français. » Formule surprenante, n’est-il pas vrai, sous la plume, d’un membre de l’Institut de France ! Il ajoute qu’il en ignorait les alternatives de légèreté et de pesanteur, de timidité étroite et de folle témérité. Ce qui le choqua surtout, à titre d’adepte du panthéisme hégélien, ce fut le Dieu des bonnes gens. « La naïveté toute bourgeoise de cette théologie d’un nouveau genre, écrit-il, cette façon de s’incliner le verre en main devant le Dieu que je cherchais avec tremblement furent pour moi un trait de lumière. » À cette lumière inattendue, Renan discerne mieux « l’incurable médiocrité religieuse de ce grand pays…, ce qu’il y a de fatalement limité dans les manières de voir et de sentir de la France, » qui a conçu à sa ressemblance « ce dieu de grisettes et de buveurs…, ce dieu de guinguettes et de gens attablés, à qui l’on frappe sur l’épaule et qu’on traite en camarade et en bon vivant, » cette théologie roturière, pour tout dire en un mot. Et sa répulsion invincible à l’égard de Béranger l’entraîne à dénigrer en sa compagnie les représentans les mieux qualifiés de l’esprit gaulois. Voltaire, dit-il, n’est pas un esprit hardi : le poète de la Pucelle n’est qu’un esprit léger. Les contes de La Fontaine sont licencieux, tandis que les récits de Boccace et de l’Arioste n’étaient que charmans : et c’est sans doute parce qu’il avait dépassé la mesure dans la licence que le Champenois, tombant à l’excès opposé, devint dévot sur le tard. Combien n’a-t-il pas servi à Henri IV, le roi bon camarade, d’être un libertin de cette sorte, et quant au curé rabelaisien, ce type affreux, il est digne de prêcher des paroissiens avides d’impiété grivoise, et incapables de tolérer une religion épurée.

Ailleurs[39], c’est la Farce classique de maître Patelin qui laisse à notre délicat une impression des plus tristes, parce qu’il lui semble voir l’esprit gaulois, si plat et si positif, chassant vers cette époque de l’âme française tous les élémens moraux que l’alluvion germanique avait déposés parmi nous : le sentiment de l’indépendance individuelle, la grande imagination, l’héroïsme chevaleresque. En effet, nos vieilles épopées du moyen âge sont à quelques égards germaniques par leur inspiration. La France, où mûrissaient de si beaux fruits, était un pays dominé par la grande féodalité germanique. C’est avec le fabliau que commence la vraie France[40], et ce début ne promet guère pour l’avenir. En vérité, Gobineau n’a point parlé plus amèrement des résurrections celto-gauloises au sein de la race française durant le cours du moyen âge !

Passagères humeurs au surplus ! bouderies d’amoureux peut-être ! Nous allons les voir écartées bientôt par le danger de la patrie !

VI

Ce ne fut pas toutefois sans quelque délai. Le bruit du canon de Sadowa n’inquiéta pas de façon très sensible ces excessives sympathies allemandes de Renan et sa philosophie germaniste de l’histoire. Il faudra plusieurs années, des épreuves autrement pénibles à notre amour-propre national, mainte hésitation et maint retour de sa part, pour le montrer enfin détaché des convictions de son âge viril, revenu à la foi démocratique de sa première jeunesse.

Pourtant la préface des Questions contemporaines donne à penser que les événemens de Bohème ont été médités par l’auteur sans amener un changement radical dans ses vues. Ce n’est point, écrit-il, l’instituteur primaire qui a vaincu à Sadowa, comme le disent les esprits superficiels. C’est la vertu germanique, le protestantisme éclairé, Luther, Kant, Fichte, Hegel : c’est l’esprit politique qui s’appuie sur cette ferme philosophie de la vie. Il ajoute : « Le pays qui supporte le droit divin sans honte et l’inégalité des classes sans envie, le pays qui ne songe pas à se soulever contre sa dynastie nationale est le plus vertueux, le plus éclairé et finira par devenir le plus libre. » Et voici l’ébauche, déjà très reconnaissable, d’une philosophie de la force que nous verrons se préciser davantage par la suite dans la pensée de Renan : « La guerre des temps modernes étant devenue un problème scientifique et moral, une affaire de dévouement et d’industrie savante, est en somme un bon critérium de ce que vaut une race. Le perfectionnement des armes, qui est une des mille applications de la science, mettra de plus en plus la force entre les mains de la raison, qui maîtrise la matière. » Ne passe-t-il pas dans ces lignes comme une première vision des surhommes savans, bardés de fer et armés d’explosifs tonitruans, qui hanteront les Dialogues philosophiques ?

Toutefois, avant que cette conception d’impérialisme théorique pur eût achevé de mûrir dans l’esprit fécond de Renan, il s’abandonna pour quelque temps à une inspiration fort différente, antagoniste même, et qui arrêta donc provisoirement le développement de sa rivale. Toujours attentif au mouvement intellectuel chez nos voisins d’outre-Rhin, il lut probablement Schopenhauer, et certainement la Philosophie de l’Inconscient de Hartmann. Son tempérament romantique fut séduit par les effusions de mysticisme bouddhique que ce lieutenant prussien en réforme amalgamait tant bien que mal aux vigoureux enseignemens de Hegel. Il saluait avec joie, comme une tentative qu’il avait souvent appelée de ses vœux, cet effort suprême de la mystique philosophie allemande pour s’adapter aux plus récentes découvertes des sciences de la nature et de l’homme. On le sait, les deux premiers de ses Dialogues philosophiques ne seront guère qu’une paraphrase exquise, et souverainement séduisante de la pensée de Hartmann.

On discerne déjà quelques traits de cette influence latente dans l’étude sur la « Monarchie » constitutionnelle en France, qui parut dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1869. Le germanisme, toujours bien reconnaissable, de l’auteur, se fait plus souple et plus indulgent au présent de la France qui va connaître les douceurs de l’Empire libéral. Peut-être, après tout, nos maux actuels sont-ils une expiation temporaire des fautes de la Révolution. Renan ne voudrait décourager personne en cette heure d’espérance. Fata viam inveniant, écrit-il avec bonhomie. Le « défi étrange » que la France a jeté à toutes les lois de l’histoire depuis près d’un siècle peut encore tourner à son honneur.

Cette condescendance inaccoutumée ne l’empêche pas de résumer à grands traits sa philosophie germaniste de l’histoire. Il montre une fois de plus l’Angleterre, devenue le seul pays véritablement libre en Europe, pour avoir su respecter les traditions féodales, et la France entravée dans son essor pour avoir accepté la superstition de l’esprit classique et de l’étatisme antique. Il proclame l’excellence de l’hérédité noble, les dangers de l’athéisme et de l’irréligion, l’avantage de posséder une dynastie nationale. Il s’attendrit sur le sort de cette grande royauté capétienne, qui vivait jadis comme une véritable religion dans l’âme populaire : religion née à Saint-Denis, consacrée à Reims par le concert des évêques, possédant ses rites, sa liturgie, son ampoule sacrée, son oriflamme, ses saints tels que Jeanne d’Arc. Il stigmatise de nouveau l’attentat préparé par Louis XIV contre les libertés germaniques, l’insuffisance du titre royal de Louis-Philippe. Il voit dans le mouvement de 1848 l’œuvre d’une minorité turbulente, un gouvernement que la France accepta sans y croire, sournoisement, et bien décidée à lui être promptement infidèle.

Et, revenant à sa thèse favorite sur le bienfait de la monarchie légitime, il a cette phrase qu’on croirait traduite littéralement de l’allemand : « De telles royautés ne sont fondées que par la particulière dureté et hauteur de la race germanique aux époques barbares et inconscientes, où l’oubli est possible et où l’humanité vit dans ces ténèbres mystérieuses qui fondent le respect. » Enfin sa conclusion est une fort brillante variation sur le thème de la force souveraine. Il est inexact, écrit-il, de dire avec les théoriciens égalitaires du suffrage universel : « Comptons-nous avant de nous battre, pour voir de quel côté est la force. » Car la minorité peut être plus énergique, plus versée dans le maniement des armes que la majorité. « Nous sommes vingt, vous êtes un, dit le suffrage universel : cédez, ou nous vous forçons. — Vous êtes vingt, mais j’ai raison, et, à moi seul, je peux vous forcer. Cédez, dira l’homme armé. »

La Force allait peser bientôt sur les destinées de la France, non pas à titre d’argument sans réplique entre les mains d’un parti politique sans scrupules, mais sous la figure odieuse de l’invasion étrangère. Un an après l’article optimiste de 1869, l’empereur libéral était prisonnier du roi de Prusse, et l’homme armé était sous les murs de Paris. Nous verrons quelle influence exerça sur la philosophie historique de Renan ce triomphe inattendu du germanisme, enfin descendu des hauteurs de la théorie pour aborder le terrain solide des faits.

ERNEST SEILLIERE.
  1. Voyez Ernest Seillière, Philosophie de l’Impérialisme. — I. Le comte de Gobineau et l’Aryanisme historique, Paris, Plon, 1903.
  2. Comment oublier les beaux travaux de MM. de Vogué, Brunetière, Séailles, de Mme Mary Darmesteter, etc. ?
  3. Voyez sur ce sujet nos études dans la Revue des Deux Mondes de décembre 1903 et janvier 1904.
  4. L. Woltmann, Politische Anthropologie, 1903, Leipzig.
  5. J. L. Reimer, Ein pangermanisches Deutschland, Berlin, 1905.
  6. Georg Fuchs, Der Kaiser und die Zukunft des deutschen Volkes, Munchen, 3e edit., 1906.
  7. Page 165.
  8. Page 167.
  9. Page 168.
  10. Avenir de la science, p. 170.
  11. Origine du langage, p. 244.
  12. Bonald est cité avec éloge à la page 81.
  13. Page 16.
  14. Page 77.
  15. Dès 1857 (voyez la Revue du 1er juillet) Littré réfutait au nom du positivisme les assertions de Renan sur la pureté et la noblesse originelle des Aryens et Sémites. Non, disait-il, ces races eurent simplement en partage une aptitude plus grande à traverser rapidement les stades inférieurs de l’évolution intellectuelle et morale qui est commune à tous les peuples.
  16. Page 100.
  17. Voir sur ce sujet le IIIe volume de notre « Philosophie de l’Impérialisme » qui n’a été jusqu’ici publié qu’en allemand. — Der Demokratische Imperialismus (Berlin, Bardsorf, 1906).
  18. Avenir de la science, p. 320.
  19. Page 95.
  20. Origine du langage, p. 99.
  21. Avenir de la science, p. 493.
  22. Le mot est dans la préface des Dialogues philosophiques.
  23. Origine du langage, p. 209.
  24. Avenir de la science, p. 285.
  25. Avenir de la science, p. 280.
  26. Ibid., p. 281.
  27. Ces vues domineront les Origines du christianisme, et seront surtout développées dans Marc-Aurèle : « Le judaïsme n’a été que le sauvageon sur lequel la race aryenne a produit sa fleur. » (P. 635.)
  28. Voyez sur ce sujet l’introduction au Ier volume de notre Philosophie de l’Impérialisme, — le comte de Gobineau et l’Aryanisme historique, Plon, 1903.
  29. La réédition de 1884 a été faite en deux volumes : mais l’édition originale en comptait quatre.
  30. Voici le titre du livre de Pott, en français : L’inégalité des races humaines, principalement au point de vue de la science linguistique, avec examen spécial de l’œuvre du même nom par le comte de Gobineau, Lemgo et Detmold, 1856.
  31. 2e édit.. p. 494.
  32. Page XII.
  33. Sur le terrain de l’orientalisme, Renan a retrouvé Gobineau et parlé avec sympathie de ses travaux sur la Perse, dans les Nouvelles études d’histoire religieuse.
  34. Dans les Essais de morale et de critique.
  35. Essais de morale et de critique, p. 224 et 225.
  36. Études d’histoire religieuse, p. 395 et 396.
  37. Dans la Revue des Deux Mondes.
  38. Questions contemporaines, p. 19.
  39. Essais de critique et de morale, p. 307.
  40. Mélanges d’histoire et de voyages, p. 496.