L’Impératrice en voile blanc - Tsarskoïé-Sélo et les hôpitaux de sa Majesté Alexandra Feodorovna

L’Impératrice en voile blanc - Tsarskoïé-Sélo et les hôpitaux de sa Majesté Alexandra Feodorovna
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 566-583).
L’IMPÉRATRICE
EN
VOILE BLANC

TSARSKOIÉ-SÉLO ET LES HOPITAUX DE SA MAJESTÉ
ALEXANDRA FÉODOROVNA

Les retentissans malheurs du peuple belge ont environné sa souveraine d’une éclatante lumière : on a noté ses gestes, enregistré ses paroles, suivi sa trace sur les chemins de l’exil. Jetée hors de son royaume, elle a été en quelque sorte projetée hors d’elle-même. Désormais elle ne s’appartient plus. Elle est entrée dans le symbole : comme Niobé, Hécube ou Antigone, elle personnifie devant l’Histoire un des mille aspects de la Douleur.

Par un émouvant contraste, à mesure que la noble figure de la reine des Belges s’affirmait davantage, celle de l’impératrice de Russie semblait s’effacer et comme se perdre dans une sorte de demi-jour mystérieux. C’est que chacune des deux souveraines, avec un tact admirablement féminin, a su s’adapter au rôle que les circonstances lui dictaient. Autant celui d’Elisabeth de Belgique comportait d’activité, d’expansion, de qualités presque viriles, autant celui d’Alexandra Féodorovna de Russie exigeait de reploiement sur soi-même, de silence et presque de recueillement.

Tandis qu’Elisabeth accompagnait, dirigeait et organisait l’exode de son peuple, Alexandra, enfermée au cœur de son empire, n’avait d’autre devoir que de grouper le sien autour d’elle, de le rassurer, de raviver sans cesse sa confiance, de panser ses blessures et de raffermir son espoir.

Ainsi a-t-elle fait.

Au fond des nefs orthodoxes, on voit se dresser de somptueuses barrières d’émail et d’or : sur les portans sont peints les visages des saints ou des apôtres ; au centre, des portes ont été pratiquées, si belles qu’aux yeux des fidèles prosternés elles semblent les portes d’or du paradis. C’est l’iconostase. Chaque jour, les portes s’ouvrent pour la célébration de l’office divin : la foule est admise à contempler la pompe des cérémonies, l’autel, les diacres, l’officiant. Mais vienne l’heure de la consécration, les portes se referment ; le saint sacrifice s’achève à l’abri de tous les regards.

Rien ne me semble symboliser mieux le rôle mystique adopté par l’Impératrice. Après les pompes extérieures auxquelles l’Europe entière était conviée, voici que les portes de l’iconostase se sont closes : c’est derrière elles qu’Alexandra Féodorovna communie avec son peuple, sous le voile blanc des Sœurs de Charité. Pouvait-on rêver une plus parfaite, une plus émouvante adaptation à l’âme et aux traditions de la sainte Russie ?

Comme correspondante de la Revue des Deux Mondes, j’ai eu le très particulier et très rare honneur d’être admise en la présence de l’Impératrice, dans le sanctuaire même où elle exerce son apostolat.

J’arrivai à Tsarskoié-Sélo par une belle journée de la fin de ce dernier automne. Une glace légère couvrait la surface des étangs. Les villas disparaissaient sous le voile doré des arbres encore pourvus de leurs feuilles. Une fine gelée blanche couvrait les talus et faisait frissonner les dernières fleurs. Personne dans les avenues, sauf des militaires dans leur sombre et sobre tenue de guerre. Près d’une caserne, des soldats s’exerçaient au maniement de la baïonnette où les Russes ont si vite fait d’exceller. De loin en loin, — il faudrait presque dire : de proche en proche, — flottaient des drapeaux de la Croix-Rouge, car la résidence préférée des Tsars de Russie est devenue un immense hôpital.

Selon la saisissante expression de son historien, M. le colonel de Viltchkowsky, « Tsarskoié-Sélo (le village des Tsars) fut, au XVIIIe siècle, l’opulent berceau de la cour impériale... La guerre contre la Suède, entreprise par Pierre le Grand, n’était pas encore terminée que, déjà, sur les territoires nouvellement conquis, le grand Tsar se mit à bâtir, aux environs de son « Paradis [1], » des châteaux de plaisance. Ainsi s’élevèrent Oranienbaum, Tsarskoié-Sé!o, Pavlovsk et Gatchina. »

Elisabeth II, Catherine la Grande eurent une prédilection toute spéciale pour Tsarskoié-Sélo, qu’elles agrandirent et embellirent. Peu à peu, le parc fut créé, le château devint un palais où les empereurs se plurent à imiter le faste de Versailles. En même temps, leur fantaisie faisait élever, dans les endroits les plus pittoresques du parc, des kiosques, des pavillons où ils pussent se reposer à l’aise et oublier les lois de l’étiquette et de la représentation. L’aristocratie russe s’établit à Tsarskoié-Sélo, à la suite des Tsars. Chaque été, les brillans uniformes des officiers, les fraîches toilettes des femmes, la livrée rouge et or des équipages impériaux donnèrent à la gracieuse résidence une vie scintillante et éphémère. Depuis seize mois, ce bruit s’est tu. Sous l’impulsion de l’Impératrice, la cité d’élégance et de joie est devenue le centre de l’abnégation et du dévouement. Les mêmes aristocratiques visages féminins, qu’on apercevait jadis au fond des luxueux équipages ou à l’abri des claires ombrelles, se retrouvent maintenant sous le voile blanc des Sœurs de Charité.

L’hôpital où l’Impératrice « travaille » avec ses deux filles aînées, les grandes-duchesses Olga et Tatiana, est situé dans le parc impérial. C’est un petit bâtiment, très simple, aménagé pour 37 officiers. Un autre, plus grand, l’avoisine. Il est destiné aux soldats et contient 250 lits. L’un et l’autre sont placés sous la direction chirurgicale de la princesse Guédroïtz.

Sa Majesté avait déjà quitté le petit hôpital lorsque je m’y présentai pour la première fois. Mme la générale Tchébotarieff voulut bien m’autoriser à le visiter et s’offrit à me conduire. Me voilà donc revêtant le « halatt » (blouse) de toile blanche, entrant dans les salles et parcourant les corridors. Dans le petit vestibule du rez-de-chaussée dont les fenêtres donnent sur le parc, je remarque un ouvrage de tricot au métier, abandonné sur un fauteuil en vannerie. C’est celui d’une des grandes-duchesses. Chaque jour, après les soins donnés aux blessés, les jeunes Altesses aiment à s’asseoir ici et à tricoter pour les soldats, près du petit salon où l’Impératrice se repose.

C’est dans ce même petit salon que, dès le début de la guerre. Leurs Majestés ont suivi pendant trois mois les leçons de la princesse Guédroïtz. Aussi sont-elles devenues de très habiles infirmières. Chaque malin, en arrivant du palais, elles revêtent ici le « halatt » et se rendent à la salle de pansement où les attend la princesse. Puis on amène les blessés. Leurs Majestés les pansent elles-mêmes avec la plus tendre sollicitude. Si une opération doit avoir lieu, à quelque heure que ce soit, l’Impératrice veut en être avertie. Aidée des grandes-duchesses, elle assiste l’éminente chirurgienne à qui elle a confié la direction des deux hôpitaux. Aucun détail ne la laisse indifférente, elle s’occupe elle-même des plus humbles ou s’assure qu’ils ont été remplis.

Opérations et pansemens terminés. Leurs Majestés visitent les blessés, s’asseyent auprès de leur lit et causent amicalement avec eux. Personne ne se sent gêné en leur présence. L’Impératrice est la modestie et la bienveillance mêmes, et rien n’ajoute du prix à ses actes comme la simplicité avec laquelle elle les accomplit. Les soldats ne l’ignorent pas. Chaque matin, on en apporte huit de l’hôpital voisin, afin qu’un plus grand nombre puisse tour à tour recevoir les soins de Sa Majesté.

La générale m’ouvre la porte de la salle réservée à ces hôtes d’un jour. Ils sont assis sur leur lit et causent. Autant que les propos échangés entre eux, l’expression de leur physionomie traduit leur satisfaction. Quoi qu’il arrive, ces hommes n’oublieront plus celle qui, ce matin, s’est penchée sur leurs souffrances. Rentrés dans leurs villages lointains, ils y proclameront sa bonté. Ce souvenir restera dans leur vie comme une page de légende. Et je m’imagine qu’en effet, lorsque le temps aura fait son œuvre, l’impératrice en voile blanc, unique dans l’histoire de la Russie, deviendra une sorte de figure légendaire dont les humbles moujiks ne prononceront le nom qu’avec dévotion. Sans s’en douter peut-être, par tout ce qu’il y a en elle de naturellement mystique, par son culte profond pour les traditions de la vieille Russie, l’impératrice Alexandra Féodorovna prépare elle-même cette lointaine et poétique métamorphose.

La princesse Guédroïtz, avertie de ma visite, nous fait savoir qu’elle me recevra au grand hôpital. J’y arrive presque en même temps qu’un convoi de blessés amenés du front par un des trains sanitaires impériaux. Déjà leurs vêtemens sont là, dans des sacs, prêts à partir pour la désinfection. Eux-mêmes en ont revêtu de nouveaux et attendent qu’on leur désigne leur salle et leur lit. Dans un coin, un infirmier est en train de procéder au nettoyage de l’un d’eux. Les plus grièvement blessés passent, portés sur des civières. La princesse est auprès des premiers arrivés, dans une des salles de pansement où je la retrouve, affairée, vêtue de la longue blouse réglementaire, une petite calotte de tricot blanc posée sur ses cheveux courts.

Grande amie de la France, élève du professeur Roux, la distinguée praticienne m’accueille avec un intérêt vraiment amical. Je m’excuse d’arriver à un moment aussi inopportun.

— Au contraire, c’est bien plus intéressant pour vous !

Et, se tournant vers un blessé qui attend sur une civière que son tour vienne d’être pansé :

— D’où viens-tu ? lui demande-t-elle.

— Du front de Dvinsk.

— Comment êtes-vous là-bas ?

— On a des munitions tant qu’on en veut et les Allemands reculent, répond le blessé avec un rapide éclair de contentement dans les yeux.

Cette disette de munitions dont ils ont tant souffert est finie enfin. Aussi, quelle différence entre les retours du front, d’il y a trois mois, et ceux d’aujourd’hui ! Alors, c’était la tristesse, l’abattement ; maintenant, c’est la confiance, presque la joie. Alors, on se taisait ou on détournait la tête à toutes les questions. Maintenant, au moindre mot, on ne tarit plus, « Nous les aurons ! » disent nos braves poilus de France en parlant des Allemands. « Slaou Bogou (grâce à Dieu), ils n’avanceront plus ! » répètent les Russes, qui n’ont pas renoncé à entrer à Berlin.

Que de souffrances à endurer d’ici là ! La princesse Guédroïtz me montre deux mains, horriblement mutilées par des balles dum-dum.

Mais il y a pire encore. On m’a cité le cas d’un officier. soigné dans un hôpital de Tsarskoié-Sélo, qui, blessé légèrement d’une balle, est cependant mort de sa blessure : la balle était empoisonnée !

— J’ai fait comme docteur la campagne russo-japonaise, dit la princesse, mais comment établir une comparaison ? Si, après la guerre, Japonais et Russes ont pu redevenir amis, c’est qu’on fut correct des deux parts. Les Alliés n’oublieront pas de sitôt la cruauté et la perfidie allemandes.

Ces paroles me rappellent deux épisodes qui montrent à quel point les Turcs eux-mêmes reconnaissent l’infamie de leurs maîtres et s’en indignent. C’était sur le front russe du Caucase. Au cours d’un engagement, des blessés étaient tombés entre les deux lignes de combat. Une sœur de charité russe s’avança sous les balles pour les relever. Aussitôt les Turcs applaudirent et cessèrent le feu. « Nous ne nous battons pas contre des femmes, » dirent-ils. Voyant cela, les Russes cessèrent aussi de tirer, et les blessés furent ramenés dans leurs lignes. En une autre circonstance, un poste de la Croix-Rouge russe tomba entre les mains des Turcs. Heureux de cette bonne capture, ceux-ci prièrent les Sœurs de panser leurs blessés, puis leur rendirent la liberté après leur avoir offert à dîner : « Car, tout de même, dirent-ils, nous ne sommes pas des Allemands. » Ils gardèrent les docteurs et les infirmiers, à cause de l’extrême disette de personnel sanitaire dont ils souffraient, mais en s’excusant, en promettant de les bien traiter et de les renvoyer au bout de quelques jours, — ce qu’ils firent.

Le patient auprès duquel nous sommes paraît beaucoup souffrir. Les muscles de son visage se contractent, mais il ne se plaint pas. Tout à coup, la plaie se met à saigner à longs filets.

— Allons, c’est bien, dit la princesse, il saigne ; on va pouvoir l’opérer.

La princesse Guédroïtz a fait ici des opérations remarquables. L’une d’elles a été pratiquée sur un jeune officier du petit hôpital. Un éclat d’obus lui avait traversé l’épine dorsale et comprimait la moelle, provoquant une paralysie. Heureusement la moelle était intacte. Avec une admirable sûreté de main, la princesse, toujours assistée de l’Impératrice, enleva deux vertèbres et demie au blessé qui est maintenant en voie de guérison.

Comme nous traversons les salles, la surprise me cloue devant un pauvre être décharné qui fait peine à voir. Ses yeux enfoncés, son front bombé, ses pommettes saillantes, ses lèvres si amincies et si sèches qu’elles ne couvrent plus les dents, lui donnent une apparence de momie. Ses mains et ses bras sont d’un squelette. Incapable d’émettre un son, il ne s’exprime que par de fébriles mouvemens de paupières et une brève mimique de la main. Ses gardes-malades comprennent ce minimum de langage.

— Celui-ci, me dit la princesse Guédroïtz, a subi deux opérations dont une seule aurait suffi à la capacité de souffrance d’un homme : la trachéotomie et la gastrotomie. Lorsqu’on nous l’a apporté, ce n’était presque plus qu’une bouillie humaine. Maintenant il va mieux. Dans quelques jours, on pourra lui poser une trachée en argent, il respirera plus à l’aise et sera soulagé.

On le nourrit artificiellement : toutes les trois heures la nuit, toutes les deux heures le jour. Précisément c’est l’heure de son repas. Sur une petite table sont déposés du lait, des œufs...

— C’est sa petite cuisine, me dit la comtesse Neiroth, en train de délayer un jaune d’œuf. Je ne sais par quel mystérieux artifice la nature a suppléé chez lui au sens du goût, mais il distingue fort bien le thé d’avec le vin ou le cognac, — car vous devinez que l’oukase impérial impose pour lui silence à ses rigueurs !

La comtesse Neiroth fait maintenant jouer la petite seringue et le malade semble réconforté. Ses paupières s’arrêtent de battre fébrilement sur ses yeux, un peu plus de vie coule en son être misérable...

— Les opérations des mains, des bras ou des jambes, ne sont plus rien pour nous, me dit la princesse ; les trépanations mêmes nous paraissent un jeu, seules nous émeuvent les blessures des organes internes où les explosifs, — les balles, — déloyalement manipulés, font de si effroyables ravages.

Nous voici arrivées près de la grande salle à manger des soldats. Le thé est servi sur une petite table voisine de la leur et qui est celle du personnel. La princesse m’invite à le prendre avec elle... Aucune étiquette ni protocole. Sur la toile cirée blanche on pose des tasses, on fait circuler la théière, le beurre et le pain...

Et j’ai trouvé cela très joliment fraternel.


Afin qu’il me soit possible de donner aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes une idée exacte de ce que l’Impératrice a voulu qu’on accomplit à Sélo, au point de vue sanitaire, le colonel de Viltchkowsky, délégué principal de la Croix-Rouge et chef de tous les hôpitaux du rayon de Sa Majesté, a décidé de me faire visiter quatre hôpitaux de destination et d’aménagement différens : un hôpital pour les contusionnés, un pour les tétaniques, un hôpital militaire et enfin celui qui est installé pour les officiers dans la partie du palais qui porte le nom du grand-duc Paul.

L’histoire de l’hôpital n° 10, réservé aux contusionnés, commence comme un conte. Il y avait une fois, dans un gouvernement de Russie, un petit moujik du nom de Komaroff. Dévoré d’ambition, il s’accommodait mal de la touloupe paysanne et rêvait de troquer l’isba paternelle contre une maison de pierre. Bakou l’attirait. Il n’ignorait pas que, dans l’immense ville au sous-sol de naphte, les fortunes jaillissent comme par miracle avec les flots du liquide précieux. Il y arriva donc un matin, lourd d’espérance et léger d’argent. A force de ténacité, de privations et d’habileté, il réussit à se constituer un petit pécule, entra dans la banque et finalement y réalisa une fortune de 40 millions de roubles (environ cent millions de francs). Son rêve de moujik était accompli. Non seulement la touloupe en peau de mouton avait été remplacée depuis longtemps par quelque riche pelisse de fourrures, mais les architectes de Pétersbourg construisaient pour lui une magnifique villa dans une des avenues les plus distinguées de Tsarskoié-Sélo.. « Quand l’oiseau a fait son nid... » dit le proverbe. Cette fois encore, les événemens confirmèrent la « sagesse des nations. » Komaroff mourut peu de temps après avoir pris possession de sa nouvelle demeure. Lorsque la guerre éclata, ses héritiers l’offrirent à l’Impératrice pour y installer un hôpital.

Le général de Bouchène, qui en est le directeur, nous reçoit sous la vérandah embellie de plantes vertes. Ce n’est pas seulement l’hygiène et le confort, mais aussi le luxe qui règnent ici. L’ancien jardin d’hiver, au dôme en demi-cintre et vitré, haut de cinq à six mètres, est devenu une salle d’opérations, à laquelle on a adjoint une salle de pansemens. Rien n’y manque des derniers perfectionnemens de la science moderne, — et de l’élégance. Mais le sentiment donne à toutes choses une âme nouvelle : la flore picturale des vitraux qui continuait celle qu’entretiennent à grands frais les jardiniers de Komaroff, me semble aujourd’hui non un décor factice, mais un bouquet vivant jailli des blessures pourpres sous le scalpel des chirurgiens.

Il est midi. Sous le péristyle devant le jardin, des officiers sont étendus, enveloppés de couvertures et exposés aux rayons d’un pâle soleil. Lorsque le froid les obligera à se réfugier dans la maison bien close, ils pourront s’étendre sous les longues galeries vitrées que l’on chauffe et d’où la vue domine la ville et plonge sur les jardins.

— Nous avons ici des sourds, des paralysés, me dit un jeune docteur qui nous accompagne ; quelquefois même des muets. Jusqu’à présent, ces derniers ont tous recouvré la parole après quelques mois de traitement par l’électricité. En votre qualité de Française, vous apprendrez sans doute avec plaisir que nous appliquons ici le système d’Arsonval.

En même temps, le jeune docteur fait jaillir devant moi les étincelles des machines, met en marche les courans, me montre comment on donne les bains...

— Je tiens à vous faire voir un cas curieux, me dit-il. C’est celui d’un jeune soldat qui dort depuis son retour du front, c’est-à-dire depuis plus de cinq mois. Il se réveille à demi pour manger, prévient la sœur qui le soigne en agitant une petite sonnette placée sous son oreiller, prend son repas et se rendort. Il n’a pas encore prononcé une parole.

— Voulez-vous parier, dis-je, qu’indigné des horreurs allemandes il attend pour se réveiller le jour de la victoire ?

Le jeune docteur sourit.

— Peut-être. En tout cas, si votre prophétie se réalise, je serai heureux, madame, de vous le faire savoir.

L’hôpital des tétaniques (25 lits) est, en temps de paix, une caserne de hussards. Par hygiène, les murs en ont été recouverts, du haut en bas, avec des carreaux de faïence blanche. Les malades atteints de convulsions y sont isolés dans de petites chambres également carrelées de blanc.

En l’absence du docteur, le colonel interroge la Sœur et consulte les livres.

— Vous savez sans doute, me dit-il, que pour donner de bons résultats l’injection de sérum antitétanique doit être pratiquée dès les premiers symptômes de la maladie. Or, avec l’étendue et l’éloignement considérable de notre front, cela n’est pas toujours possible, d’autant plus que le sérum ne se conserve qu’un mois environ. Néanmoins, grâce aux précautions prises, nous avons beaucoup moins de tétaniques qu’au commencement de la guerre.

En venant visiter l’hôpital, j’avais fait provision d’une forte dose d’insensibilité, au moins apparente. Je n’ai heureusement pas eu à la mettre à l’épreuve. Sur les 18 malades présens, un seul était dans la période aiguë, encore son état ne présentait-il plus aucun danger. Tous les autres étaient des convalescens.

Nous arrivons à l’hôpital militaire n" 74 (420 lits) à l’heure du diner. Comme tous les autres hôpitaux militaires, il est placé sous la dépendance du ministère de la Guerre et de la Croix-Rouge. Cependant, Sa Majesté, désireuse de lui donner une preuve particulière d’intérêt, consacre 2 000 roubles à l’amélioration de l’ordinaire. Aussi dois-je voir le menu et goûter la soupe. Mais la pendule de la cuisine retarde de vingt minutes et le. diner n’est pas prêt.

Nous passons donc au bâtiment de la deuxième section qui a sa cuisine particulière. Une excellente odeur nous avertit dès l’entrée qu’ici on est à l’heure et que le diner sera bon.

— Impossible de vous présenter la carte, plaisante le colonel, mais notre maître-queux va vous annoncer le menu.

Le brave « cuistot » s’avance, tout fier qu’on s’intéresse à ses marmites. Peut-être ne se doute-t-il pas de l’importance de son rôle. Pourtant, c’est au fond de ces chaudrons qui, en Russie comme en France ne sont heureusement pas en peine de s’alimenter, que s’élaborent en grande partie la force, la santé et par conséquent le courage de tant de braves soldats.

Le menu du jour se compose, pour les hommes atteints de blessures légères et sans fièvre, de chtchi et de viande rôtie. La viande, agrémentée de jus, est succulente ; mais que dire de la soupe ? Qui n’a mangé ni borchtch ni chtchi ignore ce qu’est une bonne soupe. Prenez un morceau de viande coupé en petits carrés ; faites mijoter dans le bouillon, jusqu’à ce que le tout soit fondant, du chou, des tomates, et un peu de pommes de terre. Au moment de servir, jetez une bonne cuillerée de crème aigre dans le mélange... et vous aurez le chtchi. Mais vous ne l’aurez savoureux et parfait que si un Russe, un vrai Russe, y a mis la main !

Le menu pour les faibles comportait un consommé, une omelette soufflée, — battue de main de maître, comme une femme de Molière ! — et du cacha d’orge. Mais quelle que fût la saveur de ces mets, j’avoue qu’ils ne m’ont pas fait oublier le chtchi.

Le général Youféroff, chambellan de la Cour, chef du rayon d’évacuation de l’armée du Nord et directeur de l’hôpital n° 74, nous accompagne dans les salles.

— Bonjour, frères I dit le colonel de Wittchkowsky en y entrant.

— Nous souhaitons une bonne santé à Votre Haute Noblesse, répondent en chœur les blessés.

Un sous-officier s’avance au rapport et, avec ce rythme saccadé que la discipline russe impose à tout subalterne parlant à son chef : « J’ai l’honneur de rapporter à Votre Haute Noblesse que, dans telle et telle section, il y a tel et tel nombre de blessés et que tout va bien ! »

L’hôpital 74 ne reçoit que des grands blessés. Dans la salle où nous sommes, la plupart sont en voie de rétablissement. Le colonel leur annonce que je suis venue tout exprès de France pour leur apporter le salut amical de leurs camarades de l’armée française, et ils me regardent avec une amusante curiosité. Que n’ai-je le temps de causer avec ces braves et d’apprendre d’eux-mêmes leurs exploits. Mais l’heure passe, et il nous reste encore tant à voir !

Au fond de la salle, une cloison mobile vient de glisser sur son rail. Derrière apparaît une sorte de paravent, décoré d’images saintes. Les deux battans du milieu s’ouvrent comme une double porte. Des veilleuses brûlent devant les icônes. Et comme je questionne, surprise :

— C’est notre chapelle ambulante. Encore une touchante idée de l’Impératrice. Sa Majesté n’a pas voulu que les blessés fussent, pendant des mois, privés de leurs offices religieux. Chaque jour cette chapelle se transporte dans l’un ou dans l’autre de nos hôpitaux et un prêtre y célèbre le service divin. Je suis heureux que nous l’ayons trouvée ici !

Combien il m’a plu de rencontrer dans le même hôpital cette preuve de la sollicitude d’une souveraine pour le bien-être matériel et le secours moral de son peuple éprouvé !


L’hôpital du Palais me réservait une agréable surprise. Comme nous traversions le grand vestibule, je vis un jeune officier venir à nous. Il s’appuyait sur une canne et boitait légèrement. Il était chaussé de bottes molles et portait la tcherkeska avec une élégance que j’aurais qualifiée d’unique, si je n’avais eu déjà l’occasion d’admirer sur place la distinction naturelle des races caucasiques. Un bachelik rouge, négligemment jeté sur ses épaules, complétait son pittoresque équipement. Lorsqu’il fut arrivé près de nous, le colonel de Vittchkowsky l’arrêta. Présentations, politesses… et nous voilà causant en arpentant le corridor.

Ce sous-lieutenant O…, appartient au régiment du Second Daghestan qui fait partie de la Division Sauvage. C’est le régiment le plus redouté des Allemands et aussi l’un des plus originaux de cette grande Russie qui en compte tant ! La Division Sauvage ! quel nom à la Tarass Boulba, digne d’inspirer une épopée !

Tous les soldats du Second Daghestan sont des engagés volontaires. Ils appartiennent à cette aristocratie du Caucase qui descend en partie des compagnons de Schamyl et dont l’âme est pétrie de vertus guerrières. La plupart sont musulmans et leurs mollahs les accompagnent. Ils forment entre eux des groupes dont chacun a sa langue, ses traditions, ses bardes et par conséquent ses chants guerriers. Leur coiffure nationale, le bachelik, a son histoire. La couleur en varie selon les régimens. Celui du Second Daghestan était blanc. Sous le règne du tsar Nicolas Ier, ce régiment se distingua dans la guerre-contre les Turcs. Il fut si éprouvé que vingt hommes seulement revinrent, tous blessés à la tête… et coiffés de bacheliks rougis de leur sang. L’Empereur perpétua ce souvenir héroïque en décidant que désormais le Second Daghestan porterait un bachelik rouge.

Les cosaques de Tarass Boulba envoyaient leurs fils faire leurs études au séminaire de Kieff, « bien que, nous dit Gogol, une fois hors de l’école, ces libres enfans du steppe s’empressassent d’oublier tout ce qu’ils y avaient appris. » Les futurs officiers du Second Daghestan vont plus loin encore chercher la science... et ne l’oublient plus. Le sous-lieutenant 0... a fait ses études au lycée Richelieu et, sans la canne sur laquelle il s’appuie, je me croirais en conversation avec quelque Parisien raffiné, ayant arboré ce pittoresque costume pour répondre à la fantaisie exotique d’une comtesse de Chabrillan ou d’une duchesse de Clermont-Tonnerre.

Mais les trois croix de Saint-Georges, qui ornent la poitrine du jeune officier, ne sont pas de parade. Il faut voir cependant sous quel voile d’ironie légère il essaie de dissimuler son mérite.

— Comment j’ai gagné mes croix ? Mais comme nous les gagnons tous : en essayant de sauver ma peau ! Le courage, madame, n’est qu’une forme de la peur. L’instinct de la conservation rend ingénieux le plus naïf : c’est cette ingéniosité que vous appelez héroïsme.

— Soit ! dis-je en souriant ; mais tout de même, racontez !

— C’est bien simple. La première fois, je fus chargé d’aller en reconnaissance. La plaine n’était qu’une immensité blanche sur laquelle tout faisait tache. Je m’enveloppai d’un drap blanc et j’arrivai en rampant jusqu’aux tranchées allemandes, dont je pris un complet, mais rapide croquis. Deux heures après, j’étais de retour à mon régiment. La seconde fois, c’est moins encore. Il faut vous dire que nous avons la manie de ramener dans nos lignes nos blessés, et même nos morts. Un Cosaque ne doit pas tomber entre des mains ennemies. Donc, je trouve un blessé... Les balles sifflaient de tous côtés. Quel bouclier magnifique m’était offert ! Je charge le blessé sur mes épaules, et nous rentrons tous deux au camp... Quant à la troisième croix, c’est mon cheval qui l’a gagnée. Mais le cher et brave animal a été tué sous moi et je rougirais de la porter si elle ne m’était un constant témoignage de sa bravoure !


— Je ne vous laisserai pas partir, me dit le colonel de Wiltchkowsky, sans vous avoir montré deux choses qui sont l’œuvre exclusive de l’Impératrice et en lesquelles s’incarne sa pensée intime : l’église du rayon et le Cimetière fraternel.

L’église de Constantin et d’Hélène, ou église du rayon, est bâtie au-dessus d’une crypte qui date des premiers temps du christianisme. Sur la volonté de l’Impératrice, elle a été restaurée dans le vieux style byzantin, et est devenue une église commémorative. Les noms de tous les officiers et de tous les soldats morts des suites de leurs blessures dans les hôpitaux de Tsarskoié-Sélo y sont inscrits sur des plaques de marbre noir.

Sur un petit autel, devant un des piliers de la crypte, le pope, en habits sacerdotaux, célèbre un office commémoratif. L’assistance est bien humble, bien modeste : une sœur, deux ou trois femmes, quelques enfans... Sans doute il s’agit de quelque pauvre soldat d’un gouvernement lointain de Russie ou de Sibérie, dont la famille n’a pu être prévenue à temps. Mais comme on prie pour cet inconnu, comme on le regrette ! Vivant, il n’a peut-être jamais été autant aimé ! Et je m’imagine que ces prières doivent le réchauffer un peu dans sa tombe...

L’office terminé, le pope vient à nous. Il a une fort belle prestance avec sa barbe blonde, ses cheveux longs, où l’or de la tiare se continue. Ses mains sont fines et blanches et la croix d’or brille sur sa simarre.

L’imagination aidant, je crois voir, descendu pour moi de quelque fresque, un des tsars de la vieille Russie, Jaroslav de Moscou ou Vladimir le Saint, dont la couronne avait l’apparence d’une tiare et qui portaient indifféremment dans leur dextre la croix du prêtre ou le sceptre des Empereurs.

Le décor augmente l’illusion. Le fauteuil impérial, celui du patriarche, les sièges des dignitaires, la chaire, les objets du culte et jusqu’au saint-ciboire que le pope nous présente, tout a été exécuté d’après les plus purs modèles de la sculpture et de l’orfèvrerie byzantines. Les peintures symboliques des murs : le bon berger, les poissons, la vigne et le froment rappellent celles que les siècles effacent lentement aux murs des catacombes ; les lampes qui brûlent devant les icônes auraient pu éclairer les veilles d’un Nicéphore ou d’un Hilarion. Quant à la colombe eucharistique dans laquelle on conserve le Saint Viatique, la pieuse Hélène dont l’église porte le nom ne la désavouerait point.

Ce qui m’a le plus touchée peut-être, c’est le gynécée, ménagé sur le côté droit de l’iconostase pour l’Impératrice, les grandes-duchesses et les dames d’honneur. Qui donc a dit que l’Impératrice était Allemande ? En devenant tsarine de toutes les Russies, Alexandra Féodorovna a fait plus que d’adopter les usages de sa nouvelle patrie ; il semble que sa nature idéaliste et mystique soit revenue à son véritable milieu ancestral et en ait retrouvé sans effort les plus intimes traditions.

Un grand enclos, déjà peuplé de tombes, bordé d’une barrière verte dont chaque montant a la forme d’une croix : c’est le Cimetière fraternel. Officiers et soldats, tous les morts qui ont passé par la petite église du rayon s’y trouvent. De jeunes sapins, nouvellement plantés, lui feront dans quelques années une clôture plus épaisse et plus verte. Au centre du champ s’élève une église rustique, en bois, et de style vieux-russe dont l’Impératrice a fait les frais et ordonné l’érection. Son toit en pente est couronné d’une coupole bulbeuse à écailles. Les deux porches, que soutiennent de lourdes colonnes en bois taillé, sont surmontés d’un auvent ajouré. Sur les bas côtés s’ouvre une curieuse fenêtre, rectangulaire, plus large que haute, à volets pleins, ornés de motifs vieux style, peints en vert et taillés en plein bois. Sur le toit, des ouvriers armés d’un pinceau à long manche donnent au bois la couleur qu’ont les très anciennes églises des gouvernemens d’Arkhangel et de Vologda.

D’autres, à l’intérieur ou à l’extérieur, cisèlent, martèlent, clouent. Cette église, où tant d’hommes œuvrent, paraît plus vivante encore au milieu de tous ces morts. Deux soldats rabotent l’un devant l’autre, à cheval sur un madrier.

— Ils travaillent pour eux ! me dit le colonel.

Et je n’ai pas besoin de souligner la signification poignante que ces mots empruntaient à l’œuvre et au décor.

Autour de l’enclos s’étend une vaste plaine, limitée là-bas par des brumes dont quelques-unes se détachent et traînent sur les prés. Pas une maison. A gauche, une forêt voilée de vapeurs ; à droite, un troupeau de vaches qui paissent ; c’est tout le paysage russe avec son silence et sa mélancolie.

Soudain, une voix s’élève dans le jour un peu décroissant : voix de religieuse qui psalmodie derrière une grille. Une femme venait d’entrer dans le cimetière. Elle avait lentement parcouru les tombes, lu les inscriptions, puis s’était étendue, la face contre terre sur un des petits tertres.

— C’est la femme d’un soldat, dit un des travailleurs. Son mari est mort à l’hôpital, il y a trois jours ; elle n’a pu arriver 

à temps. Maintenant, elle pleure sur sa tombe.

Elle chantait plutôt. Quelle étrange scène ! Nous nous approchâmes doucement. Le femme ne nous vit pas venir. Elle tenait la terre embrassée, en égrenant une sorte de litanie, si vieille que nul n’en connaissait l’âge ni le nom. Parfois elle relevait la tête et le buste, alors sa cantilène montait, plus distincte ; parfois elle allait jusqu’à s’écraser le visage contre terre, comme si son chant ne dût être entendu que par le mort. Que lui disait-elle, en cette prose rythmée dont le sens nous échappait ? Sans doute, c’était quelque paysanne de ces gouvernemens de l’Est, de Perm ou de Viatka, où s’est conservé l’antique usage des pleureuses, et, pleureuse elle-même, elle répétait à son mari des paroles chantées autrefois pour des morts indifférens dont sa douleur lui révélait aujourd’hui la poignante sincérité.

Le jour tombait, les ouvriers cessaient leur travail. Nous quittâmes le cimetière et, longtemps, sur la route bordée de bouleaux entre les prés, la voix de la pleureuse nous accompagna dans le soir.


Et maintenant, pour terminer cet article, je parlerai de l’entrevue que m’accorda l’Impératrice.

Sa Majesté m’accueillit dans le petit salon de son hôpital. Elle se tenait debout contre la bibliothèque, ayant auprès d’elle sa fille cadette, la grande-duchesse Tatiana.

Tous les Français qui l’ont vue se rappellent la jeune Impératrice aux traits régulièrement beaux, à qui Paris fit, il y a quelques années, une réception enthousiaste. Le temps a mûri ses traits sans en altérer la beauté. L’ovale, aminci par l’encadrement blanc du voile, est toujours aussi pur ; seulement les tristesses de l’heure actuelle ont imprimé au sourire une expression d’intense mélancolie. L’impératrice de Russie a aujourd’hui l’ineffable et émouvante beauté des êtres sur lesquels a passé la douleur.

Sa Majesté Alexandra Féodorovna me tendit la main avec cette suprême bienveillance qui est la politesse des rois. Puis elle m’interrogea sur la Revue des Deux Mondes.

Je lui répondis et lui présentai l’hommage des femmes de France, ainsi que l’expression de leur gratitude pour l’œuvre de salut qu’elle accomplit.

L’Impératrice inclina légèrement la tête, et me présenta la grande-duchesse Tatiana, debout à son côté.

La grande-duchesse Tatiana est l’ingéniosité et l’activité mêmes. Ces qualités se lisent sur toute sa personne, malgré la sage réserve qu’elle s’impose. Les quatre jeunes princesses ont reçu une éducation pratique dont elles donnent actuellement des preuves. J’ai déjà dit qu’Olga et Tatiana se consacrent, à côté de leur mère, aux soins des blessés. Les deux plus jeunes Altesses, Anastasie et Marie, travaillent avec eux ou pour eux à de menus ouvrages d’art. J’ai vu ces travaux à l’Exposition du Travail des Blessés, à Tsarskoié-Sélo, dont le docteur Ebermann m’a fait les honneurs. La plupart : boites en bois travaillé ou laqué, objets taillés en pierre de l’Oural, triptyques, icônes serties de perles ou de pierres du Caucase et de la Perse, seraient dignes de la signature d’un artiste.

Tandis que Sa Majesté m’interrogeait, le clair visage de la grande-duchesse Olga apparut à la porte du salon.

— Voici notre petite Française ! dit l’Impératrice avec un sourire d’où la tristesse sembla soudain s’envoler.

Je la remerciai de donner à l’ainée des princesses ce titre que tous les Français ratifieraient avec empressement.

La grande-duchesse me tendit la main, et il me sembla qu’une lueur de rêve passait dans ses yeux. Revoyait-elle la France en fête, la grande poupée offerte à ses admirations d’enfant, le peuple de Paris applaudissant au geste tendu de ses petites mains ?...

Mais, tout à coup, le poids du présent retomba sur nous. L’Impératrice voulut bien m’exprimer ses inquiétudes pour la santé de la princesse Guédroïtz, subitement alitée d’un mal contracté au chevet des blessés ; puis elle me montra les éclats d’obus et de shrapnells dont elle-même a surveillé l’extraction...

Les minutes s’écoulaient, je n’osais prolonger davantage cet entretien... Je saluai l’Impératrice et les grandes-duchesses et je rejoignis le colonel de Wiltchkowsky pour le remercier de son entremise et le prier d’exprimer à Sa Majesté mes remerciemens pour l’honneur fait en ma personne à la presse française.

— J’ai une autre bonne nouvelle à vous annoncer, me dit le colonel après être allé conférer un moment avec l’Impératrice. Sa Majesté vous accorde l’autorisation de vous rendre sur le front russe avec un de ses trains sanitaires. Ce sera, sans doute, celui qui porte le nom de la grande-duchesse Marie Nikolaïevna. Je vous ferai connaître le jour et l’heure de votre départ...

Quelques jours après, je revenais à Tsarskoié-Sélo pour y prendre ma « feuille de route. » La neige tombait à larges flocons. Les arbres qui, à ma première visite, ressemblaient à de somptueux lampadaires d’or, étaient maintenant dépouillés. Leurs feuilles gisaient, sous la neige, entre les fûts rigides des pins et les troncs blancs et lisses des bouleaux... Les traîneaux glissaient sans bruit, sur l’épais tapis blanc des avenues. Tout était silence, solitude, blancheur... Et, tandis que le traîneau m’emportait au milieu de ce décor quasi idéal, je me disais : « Quels que soient son passé et son avenir, elle mérite de rester ainsi à jamais dans l’histoire la ville blanche, la ville du mystère, du silence et du rêve où, au milieu de son peuple meurtri mais confiant, vit, aime, souffre, se dévoue et espère, la Souveraine de toutes les Russies, l’Impératrice en voile blanc. »


MARYLIE MARKOVITCH.

  1. Nom que le tsar Pierre le Grand donnait à sa nouvelle capitale.