L’Impératrice Théodora

L’Impératrice Théodora
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 568-597).

L'IMPERATRICE THEODORA


I

A entendre Montesquieu et tous les historiens occidentaux s’indigner contre le despotisme, la dégradation, « le tissu de crimes et de perfidies » de l’empire d’Orient, on croirait que les peuples de l’Occident avaient alors recouvré les vertus de l’âge d’or, sous le règne de la justice et de la liberté. Or, quel tableau présente l’Occident pendant ce VIe siècle où vécut Justinien ? C’est la barbarie dans sa plus affreuse expression, la barbarie qui a perdu ses mœurs simples et ses quelques vertus au contact des races qu’elle a vaincues. Ce sont tous les excès de l’état sauvage combinés avec tous les vices d’une civilisation finissante. C’est partout le désordre, l’arbitraire, la violence, la dissolution morale, la misère publique. Chacun tremble pour soi au milieu de cette anarchie, depuis le souverain jusqu’au dernier des vassaux. Les rois, sans autorité à l’égard de leurs chefs de guerre, dont ils craignent les conspirations ou la révolte, sont sans pitié pour leur peuple. Tandis que les leudes francs ne daignent s’astreindre qu’a des contributions volontaires, alors que les ecclésiastiques menacent le roi de la colère céleste s’il touche aux biens du Seigneur, la masse de la population, lites germains, colons romains, vassaux gaulois sont accablés d’impôts, de redevances, d’exactions de toute sorte. Chilpéric avait coutume d’accompagner de cette recommandation ses ordres aux agens du fisc : « Si quelqu’un contrevient aux ordonnances, qu’on lui arrache les yeux. » Lorsque les rois et les leudes voyageaient avec leur suite, ils n’emportaient point de vivres. Les réquisitions, souvent le pillage, nourrissaient bêtes et gens. On enlevait les bestiaux, on brûlait les chaumières.

Il n’y avait pas plus de sécurité pour les personnes que pour les biens. Des ambassadeurs d’un Visigoth d’Espagne étaient venus demander en mariage pour leur maître la fille d’un roi de Neustrie ; celui-ci ordonna que la maison de la jeune princesse fût formée par réquisition. On arracha de leurs demeures un grand nombre de personnes, a séparant le père du fils et la mère de la fille. » « La désolation était si grande, dit Grégoire de Tours, qu’on pouvait la comparer à celle de l’Egypte. Plusieurs individus se pendirent de désespoir. » Et l’on n’agit point ainsi seulement envers des gens de condition servile ; beaucoup des victimes de cette violence étaient de la meilleure naissance (multi vero meliores natu). A la façon dont étaient traités les hommes libres, on peut juger de la condition des esclaves, encore nombreux à cette époque. Le divertissement favori de Raukhing, duc d’Austrasie, consistait à ceci : il forçait les esclaves qui l’éclairaient pendant son souper avec des torches de résine à éteindre ces torches en les serrant entre leurs cuisses nues ; les torches éteintes, il les faisait rallumer, puis éteindre de nouveau par le même procédé. Deux jeunes gens s’étaient mariés sans le consentement de leur maître, le duc Ursio (l’Ours), et, à la prière d’un prêtre, celui-ci avait juré de ne les point séparer : il les fit enterrer vifs, tous les deux dans la même fosse. — Si un Grec du bas-empire eût ainsi tenu son serment, quelle occasion pour les historiens d’Occident de flétrir la cruauté et la subtile perfidie des Byzantins !

A qui demander justice ? Les lois ne manquaient point ; il y avait les lois romaines, les lois ou coutumes des Francs saliens, des Burgondes, des Visigoths, des Lombards. Mais cette multitude de lois formaient un chaos où les plus habiles jurisconsultes n’auraient pu faire la lumière. A plus forte raison, était-ce la confusion de la confusion pour les comtes ignorans qui rendaient la justice et qui commençaient souvent les audiences en insultant et en frappant les plaignans. Les formes juridiques n’offraient nulle garantie. Le bon droit, la culpabilité, l’innocence, s’établissaient à la majorité des témoins (cojurateurs). Il s’agissait donc de produire le plus grand nombre de témoins ; cela va sans dire qu’on les obtenait à prix d’argent ou par menaces. La loi prononçait suivant la qualité des personnes : « Si un Franc a lésé un Romain, dit la loi salique, il paiera trente sous ; si un Romain a lésé un Franc, il paiera soixante-deux sous. » A l’administration romaine a succédé le plus absolu désordre. Il y a cent chefs dans l’état, — tyrans sur leurs terres et brigands sur les grandes routes, — ou plutôt il n’y a plus d’état. Partout la misère et l’ignorance, a On abandonne les lettres et les arts, s’écrie Grégoire de Tours. Toutes les sciences, tous les genres d’instruction dépérissent. Les malheureux temps où nous vivons ! »

L’état moral concorde avec l’état social. Les rois donnent l’exemple de tous les crimes et de tous les vices. Leur politique, c’est le guet-apens ; leur diplomatie, c’est la trahison ; leurs finances, c’est l’exaction ; leur justice, c’est l’arbitraire ; leurs mœurs privées, c’est le concubinat et la polygamie. Les chefs valent moins encore que les rois, et nombre d’évêques ne valent pas mieux que les chefs. Papolus, évêque de Reims, se montra si oppressif que la majorité des habitans désertèrent le diocèse ; Fronton, évêque d’Angoulême, avait fait empoisonner son prédécesseur afin d’arriver plus vite à l’épiscopat. Cautinus s’enivrait du soir au matin. — On conçoit que cette occupation quotidienne l’empêchait de perdre son temps, comme les évêques d’Orient en « de puériles discussions théologiques. » — Bagdégisile, Sagittarius, Droctégisile, Frodibert, d’autres prélats encore sont cités pour leurs crimes et leurs débauches. Et ce n’est point une Histoire secrète qui les accuse, c’est l’histoire publique ; ce n’est point un Procope, c’est Grégoire de Tours.

Opprimée par sept colonies de pirates anglo-saxons, toujours en guerre entre elles, la Grande-Bretagne souffre les pires misères. La Germanie en est encore à l’état sauvage ; apparemment ce n’est point chez les Longobards, a plus barbares que la barbarie même, » chez les Avares ou chez les Alamans, qu’on trouverait des exemples de mœurs douces et d’administration régulière. A la vérité, les Visigoths qui occupent l’Espagne et le nord-ouest de la Gaule sont plus civilisés que les Francs. Pourtant chaque translation de pouvoir provoque des émeutes sanglantes dans le palais et dans les camps, et un roi visigoth, dont les paroles sont rapportées par Paul Orose, déplore « que ses sujets soient incapables d’obéissance aux lois, à cause de leur indisciplinable barbarie. » L’Italie trouve quelque calme sous la domination de Théodoric, roi des Ostrogoths. Mais son royaume, élevé par la force, disparaîtra avec lui, et quoiqu’il joue à l’empereur romain, Théodoric a les procédés de gouvernement d’un roi franc, témoin Odoacre, qu’il convie à un festin pour l’y égorger de ses propres mains ; il a les féroces colères d’un vrai barbare, témoin le supplice de Boëce et de Symmaque morts sur la roue. — Quels sont donc au VIe siècle, les héros de l’histoire ! C’est Ghilpéric, c’est Ghlotaire, c’est Théodoric, c’est Théodat, c’est Alboin ; ce sont encore Théodebert, Sighebert, Brunehaut, Frédé-gonde. Tous sont despotes, tous sont parjures, tous sont assassins.

II

Des royaumes de l’Occident passons à l’empire. Constantinople avait remplacé Rome. C’était la capitale du monde. L’empire, qui s’étendait des Alpes à l’Euphrate et du Danube aux déserts de l’Afrique, avait perdu de vastes territoires à l’ouest et au nord, mais il en avait gagné au sud et à l’est. A l’apogée de la puissance de Justinien, l’empire d’Orient comprenait soixante-quatre gouvernemens différens (éparchies) dont un des plus petits était la Sicile. Dans neuf cent trente-cinq villes, on obéissait aux ordres de l’empereur. Alors que tous les peuples barbares vivaient dans un état quasi anarchique, l’empire avait une organisation puissante et compliquée. Tous les services étaient centralisés, tous les fonctionnaires étaient hiérarchisés. Le gouvernement civil, séparé du commandement militaire et comprenant l’administration, la justice et les finances, appartenait aux éparques ou gouverneurs de province, qui relevaient des vicaires ou gouverneurs des diocèses, qui relevaient des deux préfets des prétoires (on dirait aujourd’hui ministres de l’intérieur) résidant à Constantinople. Chacun de ces magistrats avait un nombreux personnel sous ses ordres ; tel gouverneur d’une éparchie d’Orient employait jusqu’à sept cents fonctionnaires et agens subalternes. L’effectif de l’armée comptait six cent quarante mille hommes. Les troupes stationnées dans chaque province étaient sous le commandement direct du duc ou du comte de la province. Ces généraux dépendaient du maître de la milice (ministre de la guerre). Pour les expéditions où il fallait réunir plusieurs corps d’armée, on nommait parmi les ducs et les comtes un stratège (commandant d’armée) et quelquefois un stratélate (général en chef). Outre le préfet des prétoires d’Orient, le préfet des prétoires d’Occident et le maître de la milice, les grands officiers de la couronne étaient le grand chambellan, le maître des offices, qui dirigeait toute la maison impériale, le questeur chargé de la rédaction des lois et décrets, le comte des largesses sacrées, ou ministre des finances, le comte du domaine, chef des agens domaniaux. Ces magistrats formaient, sous la présidence de l’empereur, comme un conseil des ministres. Le préfet de Constantinople, le préfet de police, le patriarche et le commandant des gardes du palais y étaient souvent appelés. Des institutions de la Rome républicaine, il subsistait le sénat et le consulat. Ces différens officiers et magistrats portaient les titres de patrice, illustre, spectabilis, clarissime, perfectissime et egregius. Le titre de nobilissime n’appartenait qu’à l’héritier désigné de la couronne. Dans toutes les villes, il y a des écoles ; dans toutes les parties de l’empire, les tribunaux rendent la justice d’après ces lois justinianéennes qui forment encore la base des législations de l’Europe. Des routes entretenues à grands frais sillonnent les provinces, des relais de poste assurent la rapide transmission des dépêches gouvernementales et militaires. Des corps de troupe en station permanente, des forteresses élevées d’espace en espace, des lignes continues de fortifications protègent les frontières. Les pauvres trouvent des refuges et les malades des hôpitaux. Le commerce et l’industrie prospèrent, les arts créent un nouveau style, l’esclavage disparaît presque entièrement, les privilèges de la naissance sont inconnus, il n’y a ni castes ni fiefs, l’égalité et la liberté civiles existent pour tous.

Ainsi l’empire contraste singulièrement avec les peuplades barbares qui l’entourent et le menacent. C’est encore le monde romain, le monde césarien, mais christianisé. De fait, Justinien n’est point un empereur d’Orient, un empereur grec : ce paysan slave se fait tout Latin. Il réagit contre l’hellénisme de Théodose II et d’Anastase, il reconnaît la suprématie de l’évêque de Rome sur le patriarche de Constantinople ; c’est en latin qu’il fait rédiger les Institutes et le Digeste, Il rêve la reconstitution de l’ancien empire romain, et c’est dans cette idée qu’il entreprend les guerres d’Italie, d’Espagne et d’Afrique. Pour lui, le nom d’Hellène est synonyme de païen. Il persécute les Grecs et ferme les écoles d’Athènes. L’empire grec commence avec Héraclius, l’empire romain finit avec Justinien. Justinien n’est pas un autocrator, c’est un césar, — un césar de la décadence, mais qui dit : les césars ne dit-il pas : la décadence ?

A regarder de près, en effet, on s’aperçoit que la grandeur du règne de Justinien tient du décor de théâtre. La prospérité de l’empire est plus apparente que réelle. Cette administration perfectionnée profite surtout au despotisme, cette orthodoxie rigoureuse engendre les persécutions, cette égalité n’est que la servitude pour tous, ces lois si sagement élaborées sont souvent injustement appliquées, ces magnifiques monumens épuisent le trésor, ruinent les populations, qu’on accable d’impôts, détruisent l’armée qu’on ne peut plus payer. Le consulat n’est désormais qu’un titre purement honorifique, le sénat, réduit souvent au rôle d’un conseil municipal, n’a plus que peu de part à la conduite de l’état, le bon plaisir du souverain et de ses grands officiers se substitue à l’exercice de la justice, les plaintes des sujets n’arrivent pas à l’empereur, les provinces souffrent, et le peuple de Constantinople se déclare content pourvu qu’il ait des distributions de blé et des courses dans l’Hippodrome.

Voilà ce qu’il faut dire, mais avant de condamner Byzance, il faut se rappeler la Rome des Césars. La plèbe romaine valait-elle mieux que le démos de Constantinople ? avait-elle des sentimens plus généreux ? méprisait-elle davantage le Panem et circenses ? Quels étaient donc, au Ier siècle, le pouvoir des consuls, l’autorité du sénat, la liberté des citoyens ? Le peuple de la capitale abdique dans la plus honteuse des servitudes et les plaintes portées contre les proconsuls témoignent des souffrances des provinces. Le souverain respectait peu les formes juridiques, puisqu’il frappait par le poignard et par le poison. On ne compte guère moins de conspirations, de séditions militaires, de meurtres d’empereurs à Rome qu’à Constantinople, et ni les actes ni les mœurs des Tibère, des Néron, des Caligula, des Messaline et des Domitien ne sauraient être proposés en exemple. Ces règnes de sang et de boue, selon l’expression de Suétone, c’est pourtant ce que l’impartiale histoire appelle le haut empire, tandis qu’elle flétrit sous le nom de bas-empire les règnes des Justinien, des Héraclius, des Porphyrogénète, des Manuel Comnène, des Jean Zimiscès et des Constantin XIII, — ce dernier empereur grec qui, vaincu après avoir repoussé les Turcs dans quatre assauts, s’écriait au moment de tomber mort d’un coup de cimeterre : « La ville est prise, et je vis encore ! »

Ce qu’il faut dire aussi, c’est que ce gouvernement si corrupteur, ce peuple si corrompu, cette administration si mauvaise, cette armée si misérable, ont fait durer l’empire pendant, plus de neuf cents ans, qu’ils ont résisté à vingt peuples, retardé de longs siècles l’invasion des Turcs, donné le christianisme aux Slaves, la civilisation aux Arabes et à l’Occident le trésor des lettres grecques.


III

Au VIe siècle, le Franc, venu de Lutèce, qui se réduisait alors à la cité et à quelques édifices jetés sur la rive gauche ; le Gallo-Romain, venu de Lyon ou d’Arles ; le Goth, venu de Vérone ; le Latin, venu de Rome même, qui, saccagée par quatre invasions, dépouillée de ses plus précieuses œuvres d’art par les empereurs de Byzance, était déjà presque en ruines et où l’on faisait communément de la chaux avec les statues mutilées et les ornemens d’architecture ; — tout étranger enfin qui arrivait à Constantinople était frappé d’étonnement et d’admiration.

Construite dans le plus beau site du monde, baignée de trois côtés par la mer, se détachant comme un lis de marbre au milieu d’un horizon de prairies, de fleurs, d’arbres fruitiers et de collines boisées, Constantinople dépassait en superficie la Rome d’Auguste. Les remparts, élevés sur des assises de marbre, régnaient sur un périmètre de plus de quatre lieues, enserrant dans leur enceinte les sept collines où s’étendaient les treize quartiers de la ville. Chacune des poternes était flanquée de colonnes ; les grandes portes avaient les proportions et la magnificence d’un arc de triomphe. Sur l’autre rive de la Corne d’or, on apercevait le quatorzième quartier de Constantinople : les Syques (ou Figuiers), aujourd’hui Galata. Une voie triomphale et quatre cents rues s’ouvraient dans la ville, où s’élevaient la grande basilique érigée par Constantin à la Sainte-Sagesse Ἅγια Σοφία (Hagia Sophia), d’où l’on a fait Sainte-Sophie) et reconstruite après un incendie par Théodose II, les palais impériaux, les églises de Sainte-Irène, de Jean Stoudiès, de Saint-Stéphane, de Sainte-Aquiline, et vingt autres encore, le grand Hippodrome, plusieurs amphithéâtres, cinquante portiques, huit grands thermes publics, cent cinquante bains particuliers, des fontaines monumentales, cinq greniers publics, un arsenal, de nombreux édifices pour le sénat, les cours de justice, le trésor et les principales écoles, la Bibliothèque contenant 120,000 manuscrits, enfin vingt palais et quatre mille cinq cents maisons dignes de remarque. Huit aqueducs et plusieurs sources, dont la citerne de Polyxène, d’une contenance de 325,000 mètres cubes, donnaient l’eau à profusion, et de vastes, égouts souterrains, arrosés par le gros ruisseau du Lycus, desservaient toute la ville et allaient se décharger dans la mer.

L’Augustéon et le forum de Constantin étaient les deux principales places de Constantinople. Entouré de portiques à deux rangées de colonnes, l’Augustéon affectait la forme d’un rectangle ; le milliaire d’or, grande arcade décorée de statues où aboutissaient toutes les routes de l’empire, en occupait le centre. Un double hémicycle de portiques de marbre formait le forum de Constantin. Au milieu jaillissait une fontaine surmontée d’un groupe de bronze de proportion colossale, représentant Daniel et les Lions. Près de la fontaine, s’élevait une colonne de porphyre de 90 pieds de haut, non compris la base ni le chapiteau, où reposait une belle statue antique d’Apollon, qu’on avait baptisée du nom de Constantin.

Comme le Palatin des Césars, le Vatican des papes, le sérail des sultans, le Kremlin des tsars et la Ville-Rouge des empereurs de la Chine, le palais impérial comprenait dans sa vaste enceinte fortifiée, qui avait près de 3,000 mètres de tour, une multitude d’édifices : palais, églises, chapelles, bains, stades, portiques, galeries, casernes pour les gardes, demeures princières pour les grands officiers de la couronne. Des cours dallées de marbre, des parterres de fleurs, des bois de citronniers, des terrasses surplombant la mer, de magnifiques bassins, des cours d’eau artificiels, de larges escaliers découverts séparaient ou reliaient les diverses parties du palais. Au sud et à l’est, les jardins descendaient en pente douce jusqu’à la Propontide et au Bosphore. Au nord, le palais de la Daphné donnait sur des jardins ainsi que le Palais-Sacré, résidence des empereurs, où se trouvait la grande salle octogone du trône, nommée le Chrysotriclinium ; au nord, aussi, s’élevait le palais de la Chalcé, qui développait sa façade extérieure sur la place de l’Augustéon, vis-à-vis de Sainte-Sophie. A l’est, d’autres constructions se projetaient, comme un bastion avancé, entre les thermes du Zeuxippe et l’Hippodrome ; c’étaient l’église de Saint-Stéphane et le Kathisma ou palais de la Tribune. Le Kathisma se composait d’un atrium, d’un triclinium, d’un salon de repos, et enfin de la tribune, qui dominait l’Hippodrome. L’autocrator assistait aux courses et se montrait au peuple sans sortir de l’enceinte de son palais. L’architecte avait disposé la tribune en vue de la commodité de l’empereur et aussi de sa sécurité. A l’Hippodrome, le peuple avait toute liberté de paroles ; il prenait parfois toute liberté d’action. Une émeute, un coup de main, étaient souvent à redouter. Mais la tribune impériale pouvait défier les assauts. La terrasse du Kathisma s’élevait de plus de dix mètres au-dessus de l’arène, et le py, sorte de terre-plein en forme de π, qui se projetait en avant de la tribune, auquel n’accédait aucun escalier et où se- tenaient les gardes, formait une première ligne de défense. Si l’on jetait des pierres, l’empereur se retirait dans le triclinium, dont les portes de bronze étaient immédiatement fermées, et du Kathisma il rentrait, sans courir aucun risque, dans le Palais-Sacré. Pour l’impératrice, elle ne paraissait pas dans la loge impériale. L’étiquette de la cour, qui déjà se modelait sur les coutumes de l’extrême Orient, ne permettait pas que l’épouse du souverain se montrât au peuple dans cette circonstance profane. C’était des catéchuménies de l’église de Saint-Stéphane, qui avaient vue sur l’arène, que l’Augusta assistait aux courses de l’Hippodrome.

Plus vaste que le Cotisée, l’hippodrome de Constantinople était décoré avec plus de magnificence. Présentant la figure d’un fer à cheval très allongé, il se terminait à sa base par le Kathisma et divers bâtimens contenant, au-dessus des écuries, les loges du patriarche, des généraux, des personnages de la cour. Sur tout le reste de la circonférence se développaient quarante rangs de gradins de marbre au-dessus desquels régnait un vaste promenoir orné de portiques et peuplé de statues. L’une d’elles, véritable colosse, avait le pouce gros comme un homme. La petite rivière de l’Éripe, endiguée dans un large fossé, coulait tout autour de l’arène. Ce cours d’eau servait à deux fins : il protégeait les spectateurs contre les bonds des bêtes sauvages que l’on montrait parfois dans le cirque, et il empêchait l’arène d’être envahie par les spectateurs à l’issue d’une course de chars. Une longue et étroite plate-forme, nommée la spina (l’épine), s’élevait dans l’axe de l’Hippodrome, divisant l’arène en une double piste. Sur la spina se dressaient l’obélisque apporté de la Haute-Egypte par Théodose, et la colonne d’airain formée de trois serpens enlacés. Cette colonne, qui portait naguère à son sommet le trépied d’or d’Apollon, avait été érigée à Delphes par les Grecs alliés en commémoration de la défaite des Perses. — C’est avec une sainte émotion que nous nous sommes approché, dans l’At-Meidan de Constantinople, de la colonne Serpentine, cet antique monument qui rappelle la plus utile victoire qu’ait jamais remportée la civilisation sur la barbarie et qui marque la date de l’avènement du génie grec.

Une autre merveille de Byzance, c’étaient les thermes du Zeuxippe. Christodore de Coptos a consacré un poème entier à la seule description des statues prises à Borne, à Athènes, à Olympie, à Corinthe, en Asie-Mineure, qu’on y avait réunies. Toute la Grèce antique revivait là dans les marbres et dans les bronzes des grands maîtres : la religion, avec Apollon, Athéné, Zeus et la radieuse théorie des Olympiens ; la légende, avec Hélène, Achille, Andromaque, Calchas, Amphiaraus ; la politique et la guerre, avec Thémistocle, Périclès, Alcibiade, Alexandre ; l’éloquence et l’histoire, avec Eschine, Démosthène, Hérodote, Thucydide ; la poésie et la philosophie, avec Homère, Pindare, Pythagore, Platon et Aristote.

Constantinople alliait au brillant éclat d’une ville neuve les grands souvenirs des antiques cités. Les mosaïques, les émaux, les ivoires, les plaques d’or, les porphyres, les lapis, les gemmes, les pierres précieuses qui forment l’éblouissante décoration des monumens byzantins, y servaient de cadre aux plus beaux chefs-d’œuvre de l’art grec. D’autres contrastes frappaient le regard quand on détournait les yeux des édifices et des statues pour les porter sur la foule qui emplissait les rues, sénateurs drapés dans la toge antique et ducs des confins militaires portant l’ample chlamyde et la tunique de soie brochée de figures, cataphractaires tout couverts de mailles de fer et scholaires de la garde cuirassés d’or, clarissimes en lacernes à franges et à médaillons brodés, et artisans ayant encore, comme aux temps des républiques d’Athènes et de Rome, la tunique brune sans manches. Aussi peuplée que l’avait été Rome, Constantinople avait, outre son immense population indigène, une population flottante considérable. Le monde entier affluait à Byzance. De toutes les parties de l’empire, de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique, accouraient les marins, les marchands, les mercenaires, les manœuvres, les solliciteurs, les plaideurs, les curieux, les jeunes gens en quête d’engagement militaire. On voyait tous les costumes et tous les types ethniques : la longue candys du Parthe, la casaque de peaux de rats du Hérule, le sagum rayé du Goth, le burnous de poils de chameaux du Numide, la chevelure flottante du Sicambre, la barbe calamistrée du Perse, la face blonde du Chérusque, le masque de bronze du Mauritanien.


IV

C’est sur cet empire si vaste, sur cette ville si magnifique, sur ces peuples si nombreux qu’une destinée extraordinaire fit régner Théodora.

Théodora, à écouter Procope, naquit dans la loge d’un gardien de bêtes féroces de l’amphithéâtre des Verts. Son père Acacius mourut peu de temps après sa naissance, c’est-à-dire dans les premières années du VIe siècle, sous le règne d’Anastase. La femme d’Acacius devint l’épouse ou la maîtresse de l’homme qui avait remplacé son mari comme arctotrophe (nourrisseur d’ours). Mais, séduit par une offre d’argent, le directeur des jeux donna bientôt cet emploi à un autre individu. La pauvre femme, réduite à la misère, s’avisa d’un touchant stratagème. Un jour de représentation, elle fit entrer Théodora et ses deux autres petites filles dans l’arène. Voilées, la tête couverte de bandelettes comme des victimes consacrées, elles s’agenouillèrent et tendirent leurs petites mains vers les spectateurs. Les Verts ne firent que rire de ces larmes et de ces supplications, mais les Bleus en furent émus. Ils profitèrent de l’occasion pour donner une leçon d’humanité à la faction adverse. Le gardien de leur cirque venait de mourir, ils nommèrent à sa place le beau-père des trois petites suppliantes. La famille passa ainsi de l’amphithéâtre des Verts dans celui des Bleus.

Ces amphithéâtres, que chaque faction avait édifiés à ses frais et où les courses et les jeux étaient bien plus fréquens qu’au grand Hippodrome, n’étaient point réservés seulement aux courses de chars et aux exhibitions de bêtes sauvages. On y faisait entendre des chœurs de musique, on y donnait des danses, on y montrait des jongleurs et des acrobates, on y représentait des pantomimes. C’est dans ces exercices et dans ces parades que Théodora parut devant le public. Encore trop enfant pour remplir un rôle, elle ne fit d’abord qu’accompagner comme une petite servante sa sœur aînée Comito, qui déjà était en faveur ; elle lui portait son tabouret, lui présentait divers objets, lui faisait des grimaces. Quand Théodora fut devenue grande, tout le succès fut pour elle. Elle n’était ni danseuse, ni chanteuse, mais acrobate pleine d’adresse et de grâce et mime pleine d’esprit et d’invention. Dès qu’elle entrait en scène, tous les regards se portaient sur elle pour ne la plus quitter. Elle provoquait surtout les applaudissemens quand un pantomime commençait à la battre ou à la souffleter ; elle prenait sous les coups une physionomie si drôle, faisait des mines si gentilles, montrait si bien le rire au milieu de ses feintes larmes, que nul ne pouvait garder son sérieux.

Théodora était-elle souverainement belle, comme l’atteste Procope dans les Édifices ? « Sa beauté, dit-il, en parlant des statues de Théodora, est telle que personne ne saurait l’exprimer ni par des paroles ni par des images. » Était-elle seulement jolie, comme le même écrivain l’indique dans l’Histoire secrète ? D’après ce second portrait, Théodora était un peu petite et de teint très blanc et très pâle ; ses yeux extrêmement vifs avaient un incomparable éclat. L’historien arrête ici sa description sommaire et ne nous dit point si Théodora avait le corps d’une Phryné, fait pour convaincre un aréopage et pour poser devant un Apelles. On le peut supposer puisqu’elle aimait à paraître dans l’amphithéâtre ayant pour tout vêtement une écharpe de soie nouée autour des reins. Elle eût préféré, ajoute Procope, se montrer complètement nue au public, mais les règlemens de police le défendaient. Dans les coulisses et pendant les répétitions, elle quittait tout vêtement, et, nue au milieu des mimes et des acrobates, elle s’exerçait à lancer le disque.

À la profession de funambule Théodora joignait le métier de courtisane. Avant qu’elle fût nubile, elle se livrait aux esclaves qui attendaient leurs maîtres à la porte du théâtre. Quand elle fut jeune fille, on compta par centaines le nombre de ses amans d’un jour. Patrices, acrobates, esclaves, soldats, portefaix, matelots, elle se donnait à tous avec une égale facilité et une égale dépravation. Théodora personnifie la débauche antique dans toutes ses infamies. Auprès d’elle, Messaline est continente.

À mener cette vie, Théodora gagna un affreux renom. Lorsqu’on la rencontrait dans quelque rue, on se détournait ou l’on s’arrêtait afin de n’être point souillé du contact de ses vêtemens, de l’air qu’elle respirait. Sa vue au lever du jour passait pour un présage néfaste. Cependant, un certain Hécébole, personnage aussi rebelle aux idées superstitieuses qu’insensible à l’opinion, emmena Théodora dans la Cyrénaïque, dont il venait d’être nommé gouverneur. Hécébole pouvait espérer d’ailleurs que la réputation de Théodora n’avait pas pénétré jusqu’en Afrique. Le gouverneur se lassa vite de cette indigne maîtresse. Il la chassa, et la malheureuse tomba dans la plus atroce misère. Elle courut toutes les villes de l’Afrique orientale, depuis Cyrène jusqu’à Alexandrie, en vivant de prostitution. Vieillie et fanée, portant, dit Procope, sur son corps et sur son visage les flétrissures de la débauche, elle put enfin revenir à Constantinople entre sa vingtième et sa vingt-cinquième année. La prédiction d’une sorcière, confirmée par un songe, engageait Théodora à retourner dans la capitale. Elle avait rêvé qu’elle y épouserait le prince des démons et qu’elle aurait ainsi toutes les richesses de l’univers.

Ce prince des démons, selon Procope qui est crédule quand la vertu des femmes n’est pas en cause, c’est Justinien. Justinien était alors le plus puissant personnage de l’empire après l’empereur. Né en Dacie (vers 482 ou 483) d’une pauvre famille de paysans, il avait été amené encore enfant à Constantinople par les soins de son oncle Justin, qui, de simple soldat, était devenu, grâce à de valeureux services, comte, sénateur et commandant de la garde impériale. Un savant moine, nommé Théophile, fut chargé de Justinien et lui donna une instruction conforme au rang élevé qu’occupait son oncle. Justinien parlait avec éloquence et écrivait élégamment ; il avait des connaissances en musique et en architecture, et était surtout versé dans le droit et la théologie. Ambitieux à long terme, habile à distinguer le parti le plus fort et empressa à le protéger afin de s’en servir un jour, connaissant les hommes et sachant les utiliser, peu scrupuleux dans le choix des moyens, froid, patient, dissimulé, et jugeant sainement qu’une position même subalterne dans le palais où s’ourdissaient tant d’intrigues était un marchepied plus sûr vers les suprêmes honneurs qu’une charge importante dans les provinces, Justinien avait quelques-unes des bonnes qualités et presque toutes les mauvaises qu’il faut à celui qui veut monter vite et haut. Il est même présumable que ses conseils intéressés ne furent point inutiles à son oncle Justin pour garder si longtemps ses fonctions et pour obtenir enfin la pourpre impériale après la mort d’Anastase (518). Le nouvel empereur récompensa Justinien en le nommant coup sur coup sénateur, stratège, patrice, gouverneur (honorifique) de l’Afrique et de l’Italie, stratélate, enfin comte des gardes du palais. Ce fut à l’époque où Justinien était revêtu de toutes ces dignités (vers 521) que la fortune mit Théodora sur le chemin du neveu de l’empereur. Il s’éprit d’elle, et l’on peut croire qu’il triompha sans peine de sa vertu.

Au demeurant, il faut reconnaître que cette femme, dont la vue passait pour un présage funeste, ne fut point fatale à son amant. La première année de leur liaison, Justinien obtenait le consulat, et il l’obtenait dans des circonstances particulièrement heureuses. À cause des troubles provoqués en 520 par les rivalités des factions, on avait interdit les jeux pour tout le reste de l’année. C’était au nouveau consul de rouvrir l’arène, coup de chance qui établit la popularité de Justinien. La magnificence dont il fit montre dans cette occasion la porta au comble. Puisant sans mesure dans le trésor impérial qu’avaient accru les économies d’Anastase, il dépensa plus de huit millions de francs en jeux, en exhibitions d’animaux féroces, en distributions et en largesses de toute sorte. Deux ans plus tard, le sénat proposait officiellement à l’empereur de créer Justinien nobilissime, titre équivalent à celui d’altesse impériale, et qui désignait comme héritier du trône le personnage auquel il était donné. Justin ratifia le décret sénatorial. De plus en plus puissant, Justinien obtint pour Théodora le titre de patrice, le premier après celui de nobilissime dans la hiérarchie nobiliaire. Théodora conquit ainsi un crédit considérable, qui se traduisit, en raison du nombre de solliciteurs et de plaideurs qui affluaient à Byzance, en d’énormes sommes d’argent. (Une novella de Justinien devait dans la suite étendre les privilèges impériaux aux biens privés de Théodora.) Ces richesses, ce titre de patrice, ce n’était pas encore assez pour Théodora, aux yeux de Justinien affolé. Il voulait l’épouser. Mais sa mère le suppliait de renoncer à ce mariage, et sa tante, l’impératrice Euphémie, s’y opposait de tout son pouvoir ; de plus, une loi ancienne portait qu’un citoyen parvenu à la dignité de sénateur ne pouvait épouser une courtisane ou une comédienne, ni la fille d’une courtisane ou d’une comédienne. Euphémie étant morte en 523, Justinien obtint de l’empereur l’abrogation de la loi, et, sans égard pour les larmes de sa mère, qui, dit-on, mourut de chagrin, il épousa publiquement Théodora.

Trois ans plus tard, le vieux Justin, déjà plusieurs fois sollicité par le sénat d’associer Justinien à l’empire, mais qui, jusque-là, croyait encore avoir de longs jours de vie, se sentit près de mourir. Le jeudi saint, 1er jour d’avril 527, l’empereur manda dans sa chambre d’agonisant Justinien et Théodora et, en présence d’une députation du sénat, il leur donna le titre d’Augustes. Le jour de Pâques suivant, les deux époux furent solennellement couronnés à Sainte-Sophie par le patriarche Épiphane. Ils allèrent ensuite recevoir la consécration populaire dans l’Hippodrome, qui, en certaines circonstances, servait de forum. Pas un murmure, pas un mot de blâme ne s’éleva de la foule. Au contraire, des acclamations unanimes accueillirent Justinien et sa femme, et le peuple les porta en triomphe jusqu’au palais impérial. Nul dans le sénat, remarque Procope, nul dans le sacerdoce, nul dans le peuple, à qui Théodora s’était prostituée à cette même place où on l’acclamait, nul dans l’armée ne parut s’indigner de cette honteuse comédie. Justin mourut quelque temps après le couronnement ; la translation du pouvoir se fit sans troubles ; Théodora la funambule, Théodora la courtisane, était désormais l’impératrice des Romains, et les magistrats, les évêques, les gouverneurs des provinces, les chefs des armées lui prêtaient serment en ces termes : a Je jure par le Dieu tout-puissant, son Fils unique notre seigneur Jésus-Christ, et le Saint-Esprit, par la glorieuse Marie toujours vierge, par les quatre Évangiles que je tiens en mes mains, et par les saints archanges Michel et Gabriel, d’être fidèle à nos maîtres très sacrés Justinien et sa femme Théodora. »


v

Que Théodora ait été dans sa jeunesse l’infâme prostituée dont nous avons esquissé le portrait d’après Procope, ou que sa naissance obscure et sa vie retirée aient donné prise, par l’ignorance même où l’on en était, à toutes les calomnies d’un annaliste secret, l’historien est embarrassé de décider.

Quand Procope en arrive à parler de Théodora impératrice, on peut consulter sans risque les Anekdota, car on est à même d’y démêler le vrai et le faux en les conférant avec les autres ouvrages de Procope, les écrits des auteurs ecclésiastiques, les chroniques du Corpus byzantin. Mais en ce qui regarde le récit des premières années de Théodora, on manque de toute référence authentique. Chercher par de simples présomptions à faire la part de la vérité et de l’exagération, à concilier ce qui parait vraisemblable et ce qui parait inadmissible, à marquer expressément le degré d’infamie où tomba Théodora, mais qu’elle ne dépassa point, à établir qu’avant sa rencontre avec Justinien la pécheresse s’était purifiée dans une vie claustrale et laborieuse, c’est tenter une œuvre vaine, purement arbitraire, de nulle valeur historique. Faute de tout moyen de contrôle, on doit ou accepter entièrement les assertions de Procope, ou les rejeter entièrement.

L’axiome de droit : Testis unus, testis nullus a aussi son autorité en histoire. Et quel est ce témoin unique qui dépose contre Théodora ? Un écrivain tour à tour historiographe et pamphlétaire du même règne, apologiste excessif et détracteur passionné selon qu’il veut obtenir des bienfaits, ou se venger de ses disgrâces. Quelle crédibilité accorder à l’homme qui, après avoir rendu justice à l’empereur dans la Guerre des Perses, dans la Guerre des Vandales, dans la Guerre des Goths, et après avoir écrit le livre des Édifices pour glorifier Justinien, a écrit l’Histoire secrète pour le vouer a l’exécration ? qui, après avoir dit : Justinien est « le modèle des souverains ; tout est divin en lui ; c’est un ange envoyé du ciel pour le salut de l’humanité ; que sont auprès de ses victoires les jeux d’enfans de Thémistocle et de Cyrus ? » déclare que ce même Justinien a commis tous les forfaits, ruiné l’empire, détruit la puissance romaine, l’appelle âne, le compare à Domitien, affirme enfin que c’est un démon sous la forme humaine, et entreprend sérieusement de le prouver ? La palinodie a paru si prodigieuse, que plusieurs critiques du XVIIe siècle, du XVIIIe et du nôtre même, ne pouvant croire à cet excès d’impudence, ont conjecturé que Procope n’est pas l’auteur des Anekdota. Bien qu’ils aient invoqué à l’appui de cette opinion des argumens assez sérieux, le témoignage de Nicéphore Calliste et de Suidas fait foi, et il reste établi que les Guerres, les Edifices et les Anekdota sont du même écrivain. Cette chronique scandaleuse n’en est point d’ailleurs beaucoup plus digne de créance. L’Histoire amoureuse des Gaules, les libelles contre Marie-Antoinette, les Mémoires du comte de Viel-Castel, n’ont rien d’apocryphe. Est-ce dans ces livres qu’on étudiera l’histoire de France ? Il n’y a qu’à opposer aux assertions de Procope pamphlétaire celles de Procope historien et celles des chroniqueurs byzantins pour surprendre nombre de fois l’auteur de l’Histoire secrète en flagrant délit d’imposture. Sans doute, il ne ment pas toujours. Bien des faits qu’il raconte sont rapportés par Malala, par Théophane, par la Chronique paschale. Il exagère, il amplifie, il dénature, mais il y a souvent un fond d’exactitude dans son récit. Si donc nous sommes forcés de reconnaître la véracité relative de Procope dans la partie de l’Histoire secrète qui concerne le règne de Justinien, comment admettre que les pages qui relatent la jeunesse de Théodora soient de pure invention ? C’est là au point de vue critique la seule raison, — et elle a bien sa valeur, — qui puisse faire tenir pour véridiques les récits de Procope sur les débauches de la future impératrice. Quant à l’argument que ces accusations sont trop invraisemblables pour qu’on ait pu les inventer, il est assurément plus spécieux que solide.

Mais combien de témoignages qui contredisent Procope sur ce point ! combien de probabilités en faveur de Théodora ! Nicéphore Calliste et Zonare disent que Théodora est née dans l’Ile de Chypre ; voilà pour détruire la légende du cirque des Verts. Le Pseudo-Gordien dit que Théodora était d’origine patricienne, de l’illustre famille Anicia ; voilà pour détruire la légende de la funambule. L’auteur anonyme des Antiquités de Constantinople dit que l’impératrice fit élever l’église de Saint-Pantalémon sur l’emplacement d’une pauvre demeure où elle avait vécu naguère du pénible métier de fileuse de laine ; voilà pour détruire la légende de la courtisane. D’ailleurs il ne convient pas de se trop prévaloir de ces témoignages qui, n’étant pas contemporains, sont par cela même sans grande autorité. Procope donne contre lui des armes plus sérieuses. S’il est vrai que Théodora ait été la vile prostituée dont le renom infâme était tel qu’on se détournait dans les rues pour la fuir, comment admettre que Justinien, sénateur, comte des gardes, et visant à la pourpre, ait osé la prendre publiquement pour maîtresse, la faire créer patrice et enfin l’épouser, et cela avant qu’il eût la toute-puissance ? N’était-ce pas jouer sa popularité, se compromettre dans le sénat, perdre le trône ? Comment admettre encore que pas un cri de dégoût, pas une protestation indignée n’ait accueilli cette étrange union ? À la vérité, Procope nous dit que l’impératrice Euphémie s’y opposa tant qu’elle vécut : mais un contemporain, le moine Théophile, qui rapporte que la mère de Justinien n’y voulait pas non plus consentir, nous apprend la cause de son refus. C’était parce qu’un magicien lui avait prédit que cette femme serait « la daemonodora de Justinien et de l’empire. » Il s’agissait donc moins d’une réprobation du passé de Théodora que de craintes sur sa conduite future. Procope prétend qu’il fallut que Justin abrogeât la loi défendant les mariages entre sénateurs et courtisanes pour que Justinien pût épouser Théodora. Or, à entendre un érudit, l’abrogation de cette loi devrait être restituée à Justinien, et elle serait de dix années postérieure au mariage de Théodora. Quoi qu’il en soit, il reste à s’étonner que ces lois qui jugeaient une courtisane indigne d’épouser un sénateur permissent de créer une courtisane patrice, dignité supérieure à celle de sénateur. N’est-il pas surprenant aussi que le jour de la révolte des Nikates, alors que la populace prodiguait toutes les invectives à Justinien, elle n’ait pas ramassé quelque injure immonde dans la vie passée de l’impératrice pour la lui jeter à la face ? N’est-il pas surprenant enfin qu’aucun chroniqueur byzantin ne parle de la jeunesse de Théodora, et plus surprenant encore que les écrivains ecclésiastiques, les Cyrille, les Pelage, les Evagre, les Victor de Tunes, les Anastase, les Nicéphore Calliste, les Baronio, tous si hostiles à l’hérétique ennemie du concile de Chalcédoine, ne fassent point intervenir parmi leurs malédictions les souvenirs de cette renommée qui avait empli tout Constantinople ?


VI

Le règne de Justinien s’annonce comme un grand règne. À Constantinople, dans les provinces, sur les frontières s’élèvent de nouveaux édifices et de nouvelles forteresses. Le faubourg des Syques (les Figuiers), agrandi et embelli, devient le quatorzième quartier de la cité ; la ville de Palmyre renaît de ses ruines, plus magnifique qu’auparavant ; une nouvelle couche d’inscriptions, témoignant de la puissance de l’empereur et de l’ordre de l’empire, couvre la Grèce, l’Asie-Mineure, le littoral de l’Afrique jusqu’aux Colonnes d’Hercule. Le savant Tribonien, nommé questeur, entreprend avec dix-sept jurisconsultes la recension des lois romaines. Le code justinianéen règne dans tout l’empire. Les rapports de l’église et de l’état, les préséances entre l’évêque de Rome et le patriarche de Constantinople, sont réglés. Bélisaire et Sittas, dont Justinien a eu le mérite de découvrir les qualités militaires alors qu’ils servaient sous ses ordres comme officiers subalternes de la garde de Justin, tiennent tête aux Perses et terminent la guerre qui durait depuis trente ans. D’autres généraux, Germain, Pierre, Cyriaque, soumettent les Tzanes battent les barbares, qui s’étaient avancés en Arménie, et repoussent les Esclavons au-delà du Danube. La grande politique de Justinien, qui consiste à faire des vassaux des peuples dont il ne peut faire des sujets, commence à porter ses résultats. Mondon, capitaine renommé, fils du roi des Gépides et issu de la race d’Attila, fait sa soumission et se met avec ses troupes à la solde de Justinien. Gordas, roi des Huns de la Chersonèse, Gretès, roi des Hérules, entrent dans l’alliance impériale. Sur tçus les points, les vastes frontières de l’empire sont à l’abri des insultes des barbares. Que dit le peuple ? Le peuple acclame le nouvel empereur, qui ; l’année de son avènement, a pris pour la seconde fois le titre de consul et a inauguré son consulat par les courses et les spectacles les plus magnifiques qu’on eût encore vus dans l’Hippodrome.

Ces courses de chars, importées d’Olympie à Rome et de Rome à Constantinople, passionnaient le peuple des grandes villes de l’empire. Cette passion dominait et remplaçait toutes les autres. Les Gréco-Romains du VIe siècle mettaient aux rivalités, aux luttes parfois sanglantes des hippodromes, l’ardeur qui les animait naguère dans les élections et les discussions de l’agora et du forum. Les courses satisfaisaient à la fois les passions politiques, l’amour des spectacles, et la folie du jeu. La population formait quatre associations rivales qui prenaient leur nom de la couleur des tuniques des cochers. Il y avait la faction verte, la faction bleue, la faction rouge, la faction blanche. Chacune avait ses chefs, son trésor, son amphithéâtre particulier, ses chevaux, ses chars et son personnel de cochers, de funambules, de montreurs de bêtes, d’employés de toute sorte ; chacune formait une milice municipale, ayant sa bannière et ses insignes, ses fonctions et ses prérogatives. Au point de vue des rivalités, les quatre factions se réduisaient à deux, car les Rouges faisaient cause commune avec les Verts (ou Prasiniens) et les Blancs avec les Bleus (ou Vénètes). Quelques historiens, M. Paparrigopoulos, M. Zeller, pensent que chacune des deux factions principales représentait tel ou tel principe politique, telle ou telle opinion religieuse. C’est une simple conjecture a quoi l’on pourrait opposer plus d’un fait. Cependant, comme l’empereur, qui avait les mêmes passions que ses sujets, avouait généralement ses sympathies pour l’un ou l’autre parti, il arrivait que les mécontens se mettaient parfois dans le parti adverse. Ainsi, sous un empereur qui était Bleu, la victoire des Verts devenait un triomphe pour l’opposition. Mais cette opposition, à mieux dire cette fronde, n’avait ni principe ni but. Les Constantinopolitains ne pensaient pas à revenir à la république, et lorsque éclatait une révolte populaire, le mouvement était tout spontané. On cherchait d’abord à renverser l’empereur ; on ne s’occupait qu’ensuite de lui trouver un successeur.

Marc Aurèle se félicitait de n’avoir jamais eu la tentation de favoriser les Bleus ou les Verts. Justinien n’avait pas cette sagesse. Il tenait pour les Bleus, et non plus que Théodora, qui avait les mêmes sentimens, il ne cachait ses préférences. Les principaux magistrats de l’empire qui brillaient plus par leurs talens que par leurs vertus, le questeur Tribonien, le préfet des prétoires Jean de Cappadoce, le grand chambellan Calopodios, le préfet de la ville Eudémon, profilaient des sympathies des souverains à l’égard d’un parti pour accabler le parti adverse d’injustices ou d’exactions. Ces hommes sachant que les plaintes des Verts seraient mal accueillies au palais, bravaient sans risque la haine et les malédictions. Il n’y avait pour les Verts aucune garantie dans l’administration, aucune équité dans les tribunaux. De leur côté, les Vénètes, sûrs de l’impunité, molestaient les Prasiniens en toute occasion. Les partis ainsi surexcités en venaient aux mains ; le sang coulait souvent dans les rues. On pouvait craindre le retour des désordres de l’année 520, qui avaient été si rigoureusement réprimés par le préfet Théodote à Constantinople et par le préfet Ephrem à Antioche. Justinien savait-il dans quel état se trouvait la capitale ? L’empereur vivait comme isolé dans cet immense palais ; les bruits de la grande ville n’arrivaient pas jusqu’à lui. Sans doute il ne connaissait des événemens qui s’y passaient et de l’opinion qui y régnait que ce que lui en apprenaient les rapports plus ou moins mensongers des fonctionnaires.

Mais il y avait à Constantinople un lieu où s’étaient réfugiées les dernières libertés romaines, où le peuple pouvait librement faire entendre sa voix à l’empereur. C’était l’Hippodrome, forum, tribunal suprême et Capitole de la seconde Rome.

Le 13 janvier 532, premier jour des ides de l’année, une foule plus nombreuse encore qu’à l’ordinaire envahit l’Hippodrome. Cent mille spectateurs prennent place sur les gradins et se pressent dans les promenoirs. On commence les cris et les chants, on déploie les bannières bleues, vertes, rouges et blanches des factions. Bientôt le patriarche, les patrices, les ducs, les comtes, les exarques occupent les loges qui leur sont réservées. Des détachemens des quatre corps de la garde impériale, scholaires, domestiques, cubiculaires et silentiaires dont resplendissent les casques et les cuirasses rehaussés d’or viennent se ranger autour de leurs étendards sur la terrasse du Py. Les portes de bronze du Kathisma s’ouvrent ; Justinien, entouré de ses grands officiers et suivi de gardes et d’eunuques, s’avance au bord de la tribune. Il porte le sceptre et la couronne. Les acclamations et les murmures éclatent et se confondent dans une immense clameur. Justinien appelle la bénédiction divine sur le peuple en traçant le signe de la croix avec le pan de sa trabea de pourpre.

Les chars entrent dans l’arène. Les acclamations cessent parmi les Bleus ; les rumeurs continuent dans l’amphithéâtre des Verts. Justinien patiente et feint de ne rien entendre. Mais, les murmures et les cris devenant plus nombreux et plus significatifs, il donne l’ordre à l’un de ses officiers, nommé le mandator, d’interpeller le peuple. Les Verts sont d’abord intimidés, et c’est respectueusement, presque humblement, qu’ils formulent leurs plaintes : — « Un grand nombre d’années à toi, ô Auguste Justinien ! Tu vaincras. Mais nous souffrons toute sorte d’injustices, ô toi qui es seul bon, et, Dieu le sait ! nous ne pouvons en supporter davantage. Nous n’osons pourtant nommer notre oppresseur de peur que sa faveur n’augmente et que nous ne courions de plus grands dangers encore. — S’il se passe de telles choses, je n’en sais rien, » répond prudemment Justinien par la voix du mandator.

À ces mots, le porte-parole des Verts le prend sur un autre ton, et le plus étonnant dialogue s’engage entre Justinien, les Verts et les Bleus, qui ne tardent pas à intervenir. Les formules serviles se mêlent aux invectives, les cris de colère aux plaisanteries ironiques, les invocations à Dieu aux plus horribles blasphèmes. Questions et réponses, plaintes et menaces se succèdent comme les strophes et les antistrophes d’un*chœur tragi-comique.

« — Quoi ! tu ne sais rien ? Quoi ! sainte mère de Dieu ! tu ne sais pas que celui qui nous opprime sans relâche est un officier de ton palais ? — Aucun d’eux ne vous a offensés. — Notre bourreau, c’est Calopodios, le chambellan et le gardien du glaive, ô notre maître à tous. — Mais Calopodios ne s’occupe pas de vous. — Ah ! qu’il ne recommence pas. Il aura le sort de Judas, Dieu lui donnera la récompense qui lui est due. — Êtes-vous venus dans l’Hippodrome pour insulter les magistrats ? — L’injuste aura le sort de Judas. — Taisez-vous, juifs, manichéens, samaritains ! — La mère de Dieu nous protège ! — Je vous dis, reprend le mandator en raillant, de vous faire baptiser jusqu’au dernier. — Qu’il soit fait comme tu l’as ordonné, ripostent les Verts en raillant aussi ; qu’on apporte ici l’eau lustrale, nous voulons être baptisés jusqu’au dernier. — Méprisez-vous la vie ? s’exclame Justinien, devenu furieux. — Chacun y tient. Si nous disons quelque chose qui te déplaise, ne t’en offense pas, ô trois fois auguste : Dieu n’écoute-t-il pas tout avec patience ? .. Mais dis-nous pourquoi il n’y a pas de justice pour les Verts. — Vous mentez ! — Qu’on supprime la couleur que nous portons, et les tribunaux n’auront plus rien à faire. Il y a eu un meurtre ce matin ; c’est certainement quelqu’un de nous qui l’a commis… Nous sommes toujours condamnés… Tu es la fontaine de sang… Plût à Dieu que ton père ne fût jamais né, il n’eût pas engendre un assassin. — Vous allez mourir ! »

Les Bleus interviennent alors : « — Vous seuls êtes des assassins. — Non, C’est vous. — Non, c’est vous, vous seuls. — Qui a donc tué le marchand de bois ? — C’est vous. — Qui a tué le fils d’Epagathos ? — C’est vous, encore vous ! — O Dieu ! ayez pitié ! il n’y a plus de vérité.

— Dieu est étranger au mal, reprend sentencieusement par la bouche du mandator Justmien, qui ne perd pas de vue ses idées théologiques. — Si Dieu est étranger au mal, pourquoi vivons nos dans l’oppression Qu’on appelle un philosophe ou un solitaire pour résoudre la question. — Blasphémateurs ! ennemis de Dieu, vous tairez-vous ? — Si tu trouves que nous en avons dit assez, nous nous tairons, ô trois fois auguste… Porte-toi bien, Justice ! Maintenant tes arrêts sont nuls. Nous désertons et nous nous faisons juifs. Mieux vaut devenir gentils que d’être menés par les Bleus, Dieu le sait ! — Horreur ! s’écrient les Bleus. Nous ne voulons pas regarder de ce côté. Quelles envie on nous porte ! quelle outrage on nous fait ! » — ἀνανσϰαφῇ τὰ ὀστέα θεωρούντων ! (anaskaphê ta ostea theôrountôn !) s’écrient d’une seule voix les Verts, et après avoir proféré cette imprécation, en usage à Constantinople, ils quittent tout l’Hippodrome.

C’était la plus grave offense à la majesté impériale Justinien rentre aussitôt dans son palais, et les Bleus se retirent à leur tour On n’était encore qu’au milieu de la journée. Le préfet Eudémon, irrité de la scène qui s’est passée au cirque et dont il craint de porter la responsabilité, veut faire un exemple et surtout veut faire du zèle. Par ses ordres, on arrête trois individus plus ou moins soupçonnés d’être les assassins du marchand de bois et du fils d’Epagathos. On les juge sommairement et, séance tenante, on les condamne à mort. Des soldats de police les entraînent dans le vieux Byzance, sur la place des exécutions. Devant une masse de peuple qui contient à peine sa fureur, le bourreau pend le premier condamné. La corde casse sous le poids du second. La populace applaudit, se jette sur les gardes, délivre le patient ainsi que le troisième prisonnier. On les jette dans une barque qui les dépose sur l’autre rive du Bosphore, où ils trouvent un asile dans l’église de Saint-Laurent. Des deux condamnés, l’un appartenait à la faction bleue, l’autre à la faction verte. Prasiniens et Vénètes, le matin encore ennemis déclarés, font cause commune. Malgré la nuit, une foule tumultueuse se porte devant le palais impérial pour demander la grâce des prisonniers. L’empereur ne donne pas signe de vie. La populace s’ameute alors devant le palais du préfet Eudémon. Celui-ci la fait charger par ses gardes. Un combat s’engage ; les soldats sont massacrés, on met le feu au prétoire. Poussée par le vent, la flamme gagne les maisons voisines. Les émeutiers courent aux prisons, en brisent les portes et jettent hors des geôles l’armée des scélérats. Cette écume humaine se rue au pillage et à l’incendie, hurlant : « Nixa ! Nixa ! (Sois vainqueur ! ) » cri de ralliement adopté par les émeutiers.

Le lendemain 14 janvier, le flot populaire battait les portes du palais. Deux personnages de la cour tentent de parlementer avec les rebelles. Mille voix crient : Tribonien ! Jean de Cappadoce ! Eudémon ! Calopodios ! Dans l’espoir d’apaiser le peuple, Justinien destitue ces quatre magistrats et fait aussitôt proclamer les noms de leurs successeurs. Vains expédiens d’un pouvoir éperdu ! La sédition s’était faite révolte. Il ne s’agissait plus des créatures de Justinien, mais de l’empereur lui-même. Ses concessions ne désarment pas la multitude furieuse.

Le 15 janvier, Justinien, qui flotte entre toutes les mesures, donne l’ordre de réduire l’insurrection par la force. Les Hérules de Mondon, troupe sûre dans les émeutes comme tous les mercenaires, mais sauvage et féroce, sortent du palais et chargent les rebelles. Dans le feu de l’action, les barbares renversent et foulent aux pieds des prêtres, porteurs de saintes reliques, intervenus pour séparer les combattans. Ou crie au sacrilège ; les femmes, les citoyens paisibles, qui jusque-là étaient restés neutres, prennent parti pour les séditieux. Des fenêtres, des toits en terrasse, une grêle de tuiles, de pierres, d’ustensiles, de tisons enflammés, tombe sur les soldats de Mondon. Ils se retirent en désordre vers le palais.

Les deux jours suivans, 16 et 17 janvier, le feu fait de nouvelles ruines, les rebelles font de nouvelles victimes. On égorge ou l’on jette au Bosphore tous les individus soupçonnés d’être partisans de l’empereur. On incendie le quartier des orfèvres après en avoir pillé les maisons. La population honnête émigré en masse et se réfugie sur la rive d’Asie. Des Ilots de feu brûlent sur tous les points de la ville. Les flammes consument des milliers de maisons et d’édifices, Sainte-Sophie, Sainte-Irène, Saint-Théodore, Sainte-Aquiline, les bains d’Alexandre, l’Octogone, les Thermes du Zeuxippe avec toutes ses statues, l’asile d’Eubule, le portique public, le grand hôpital, qui retentit d’horribles hurlemens.

Le 18 janvier, sixième jour de l’insurrection, l’eunuque Narsès était parvenu à soudoyer un certain nombre de Bleus, afin de faire renaître la division parmi les insurgés, Justinien crut que sa vue et une promesse d’amnistie apaiseraient le peuple révolté. La multitude tenait dans l’Hippodrome une assemblée tumultuaire. Soudain l’empereur, escorté de gardes nombreux, apparut à la tribune, tenant entre les mains le livre des Évangiles : « Par ce livre sacré, dit-il à haute voix, je jure que je vous pardonne l’offense que vous m’avez faite ; aucun de vous ne sera inquiété ni recherché si vous rentrez dans l’obéissance. » Et, continuant, Justinien abaissa la majesté impériale jusqu’à dire : « Je suis seul coupable, vous êtes innocens. Ce sont mes péchés qui m’ont attiré ce malheur en fermant mes oreilles à vos trop justes plaintes. » À ces mots, quelques cris de : « Victoire à Justinien et à son épouse, l’Augusta Théodora ! » se firent entendre dans la foule, bientôt couverts par les huées, les menaces et les clameurs furieuses : « Tu mens, âne ! — Mort au blasphémateur ! — Mort à l’assassin ! » Quelques difficultés que présentât l’escalade de la tribune, Justinien n’attendit pas davantage pour rentrer dans le palais.

Alors le peuple, pressé de se donner un nouveau maître, se porte vers la demeure d’Hypatius, neveu de l’empereur Anastase. L’ambition et la crainte luttent dans l’esprit d’Hypatius. Il hésite, mais il se laisse faire. En vain, sa femme en larmes s’écrie qu’on le mène à la mort, les rebelles l’entraînent ainsi que son frère Pompée. Le cortège fait halte dans le forum de Constantin ; on élève Hypatius sur un bouclier, on le proclame empereur. A défaut de diadème, on lui pose un collier d’or sur le Iront. La foule veut marcher incontinent sur le palais pour en finir avec le tyran déchu. Un sénateur, car plusieurs magistrats s’étaient ralliés à l’insurrection, arrêta cet élan. « Attendons, dit-il, que nous ayons plus d’armes. D’ailleurs, Justinien ne songe pas à nous attaquer. Bientôt, il sera trop heureux de fuir pour sauver sa vie. Si nous ne nous pressons pas de combattre, nous triompherons sans combat. « On écoute l’avis, et pour continuer la parodie du couronnement, on entre dans l’Hippodrome. Hypatius, hissé sur la tribune impériale, reçoit les ovations de ses nouveaux sujets.

Cependant, au fond du Palais-Sacré, Justinien est dans les affres de la peur. Concessions, résistance, menaces de châtiment, promesses de pardon, embauchage, humiliation de soi-même, il a tout employé, rien n’a réussi. Du côté de la Chalcé, les flammes environnent son palais ; du côté de l’Hippodrome, il entend les cris de mort proférés contre lui et les acclamations qui sacrent son successeur. On venait de piller l’arsenal, et les insurgés s’armaient. Justinien n’est séparé de la foule furieuse que par la porte de bronze du Kathisma. Contre un peuple entier que lui reste-t-il pour se défendre : mille vétérans de Bélisaire, deux mille barbares de Mondon. Quant à sa garde, domestiques et cubiculaires, soldats d’antichambre et comparses de processions, il n’a jamais pu compter sur son courage ; il ne peut même plus compter sur sa fidélité. Justinien, qui fut un conquérant, — par l’épée des autres, — n’avait pas le courage militaire. Il n’avait pas davantage le courage civil. Déjà il se voyait traîné à demi mort au supplice, comme un Vitellius, au milieu des coups et des huées.

Il réunit en un suprême conseil ses ministres, ses familiers, ses généraux, les quelques sénateurs et patrices qui lui sont restés fidèles. Chacun est appelé à dire sa pensée devant les deux souverains. Le découragement a gagné les cœurs les plus fermes. Aussi bien l’empereur ne demande pas qu’on le conseille, il demande seulement qu’on approuve la dernière idée qui lui reste : la fuite. Depuis trois jours, un bâtiment où sont entassées toutes les richesses du trésor impérial, est à l’ancre près des jardins. Justinien s’embarquera avec l’impératrice ; Bélisaire et ses trois mille hommes essaieront, s’ils le peuvent, de réprimer l’émeute. En adoptant cette résolution, l’empereur sauvait sa vie, mais il perdait sa couronne. Avec si peu de monde, Bélisaire ne pouvait tenter un coup de désespoir qu’animé par la présence de l’empereur et mis dans la nécessité de périr ou de le sauver. Tous les assistans cependant, même Bélisaire et Mondon, approuvèrent le projet de Justinien. Théodora n’avait encore rien dit. Soudain, indignée de la lâcheté de son mari et des défaillances de ses officiers, elle prononça ces vaillantes paroles :

« Quand il ne resterait d’autre moyen de salut que la fuite, je ne voudrais pas fuir. Ne sommes-nous pas tous voués à la mort dès notre naissance ? Ceux qui ont porté la couronne ne doivent pas survivre à sa perte. Je prie Dieu qu’on ne me voie pas un seul jour sans la pourpre. Que la lumière s’éteigne pour moi lorsqu’on cessera de me saluer du nom d’impératrice ! Pour toi, autocrator, si tu veux fuir, tu as des trésors, le vaisseau est prêt et la mer est libre ; mais crains que l’amour de la vie ne t’expose à un exil misérable et à une mort honteuse. Moi, elle me plaît, cette antique parole : que la pourpre est un beau linceul : Ἐμὲ γάρ τις ϰαὶ παλαιὸς ἀρέσϰει λόγος ; ὡς ϰαλὸν ἐντάφιον ἡ βασίλειἀ ἐστι. »

L’éloquence virile de Théodora ranime les courages et enflamme les cœurs. Bélisaire retrouve son coup d’œil de capitaine. Les rebelles se sont enfermés dans l’Hippodrome comme en une forteresse, ce sera leur tombeau. La pourpre d’Hypatius sera le sang de ses partisans. Trois mille hommes fidèles, Hérules de Mondon et vétérans de Bélisaire, cernent le cirque ; les uns gardent les issues, les autres gagnent par les escaliers intérieurs les promenoirs qui régnent au-dessus des gradins. De cette position dominante, ils criblent de flèches les partisans d’Hypatius, qui se pressent dans l’arène. Les plus hardis des rebelles tentent plusieurs fois l’assaut ; ils sont chaque fois repoussés. La foule veut fuir par les vomitoria, mais ce sont autant de défilés où dix hommes en valent mille, et ils sont gardés par les Hérules de Mondon. Les premiers rangs des fuyards tombent sous les piques : une muraille de morts obstrue chaque ouverture. La multitude affolée tournoie en désordre sous la grêle des traits jusqu’à ce qu’elle soit emprisonnée, immobilisée par ses propres cadavres. Les soldats descendent dans l’arène, les épées achèvent l’œuvre des flèches. Ce combat misérable se termine par regorgement. Le sang ruisselle en torrens.

Le carnage continua jusque.très avant dans la nuit. Ivres de sang, les soldats barbares tuèrent tant qu’il resta à tuer. Les jours suivans, il fallut enterrer trente mille morts. De tous ceux qui étaient dans l’Hippodrome, personne n’échappa, sauf Hypatius et son frère, que les soldats eurent la cruauté d’épargner pour les traîner aux pieds de Justinien. « Trois fois Auguste, s’écrièrent-ils en se prosternant, c’est nous qui t’avons livré tes ennemis, car c’est par nos ordres qu’ils se sont réunis dans le cirque. » Justinien, qui ne tremblait plus, avait recouvré sa présence d’esprit : « C’est bien, répondit-il avec un cruel à-propos ; mais puisque vous aviez tant d’autorité sur ces hommes, vous auriez bien dû en user avant qu’ils eussent brûlé ma ville. » Et il commanda de mener au supplice les deux neveux d’Anastase.


VII

En ramenant Justinien et ses officiers aux résolutions énergiques commandées par les circonstances, Théodora avait mérité dans le conseil de l’empire la place que peut-être elle avait usurpée jusqu’alors. Qu’étaient-ce que ces monceaux d’or, de perles et de pierreries, ce merveilleux palais de la rive d’Asie (l’Iléréon) où Théodora résidait pendant l’été, ces bains magnifiques où elle passait de longues heures de repos, cette foule de suivantes et de serviteurs ? Qu’étaient-ce que ces hommages des grands de l’état et des ambassadeurs étrangers, qui n’approchaient l’impératrice qu’après s’être prosternés et lui avoir baisé les pieds ? Qu’étaient-ce que cette cour de patrices, de sénateurs, de magistrats, cette escorte de quatre mille gardes qui accompagnèrent Théodora dans son voyage de santé aux eaux chaudes de Bithynie, ces arcs de triomphe élevés sur son passage, ces palais construits pour la recevoir ? Qu’étaient-ce que ces richesses, ce faste, ces honneurs, auprès de la puissance souveraine ? Justinien ne cachait pas qu’il s’en référait sur toute chose à la sagesse de Théodora ; il le publiait même dans ses lois, où il nommait sa femme, en jouant sur les mots « son présent de Dieu. » Paul le Silentiaire, l’année de la mort de Théodora, adressait à l’empereur une pièce de vers où il rappelait que l’impératrice n’avait pas cessé de l’assister de ses conseils. Procope, Évagre, Zonare, la plupart des chroniqueurs byzantins s’accordent à dire que Théodora n’était pas seulement l’épouse de l’empereur, mais une impératrice souveraine, qu’elle était aussi puissante que l’empereur, sinon davantage : εἰμή ϰαὶ μᾶλλον (eimê kai mallon). Des faits nombreux confirment ces témoignages, et d’ailleurs l’empire déclina après la mort de Théodora. Donc, sans aller jusqu’à prétendre avec Brunet de Presles, ce maître es choses de Byzance, que Théodora « fut l’âme du règne, » il faut néanmoins attribuer à cette femme une part plus ou moins grande dans l’œuvre de Justinien législateur, architecte et conquérant.

Théodora, peu clémente aux hommes, était connue pour sa sollicitude, sa miséricorde, sa faiblesse même envers les femmes. C’est ainsi qu’elle se mêlait volontiers des mariages, qu’elle intervenait dans les ménages désunis, qu’elle contraignit Artaban, gouverneur d’une province d’Afrique, à vivre avec sa femme ; qu’elle accueillit avec faveur les malheureuses filles d’Hildéric, roi des Vandales ; qu’elle se montra trop indulgente pour Antonina, femme de Bélisaire. Théodora aurait donc inspiré à Justinien les nombreuses lois qu’il rendit en faveur des femmes : lois sur le divorce, l’inviolabilité des dots, le rapt des religieuses, l’hypothèque des femmes, la légitimation des enfans naturels, la répression du proxénétisme, lois libérant les comédiennes du servage perpétuel, autorisant les filles séduites à se faire épouser ou à exiger le quart des biens du séducteur, obligeant les dignitaires à constituer une dot à leur femme, réglant les droits des femmes dans les successions.

Magnifique comme l’était Théodora, on est assuré qu’elle ne chercha pas à arrêter Justinien dans ses immenses dépenses pour la reconstruction de la capitale détruite par les incendiaires. Loin de chercher à modérer la passion de Justinien pour les édifices, elle en faisait élever elle-même. On cite des églises, des forts, des orphelinats, de nombreux hôpitaux, construits d’après ses ordres exprès, ainsi que le fameux couvent du Bosphore pour les filles repenties. La charité de Théodora était parfois un peu tyrannique. La légende conte que quelques-unes des femmes qui, rachetées de la prostitution par l’impératrice, avaient été enfermées à la Métanoia, furent prises d’un tel désespoir qu’elles se jetèrent dans la mer. Ce n’était point seulement à Constantinople que s’élevaient les palais et les basiliques. Les frontières de la Perse, la Syrie, l’Égypte, la Cyrénaïque, la Numidie, l’Italie, témoignaient par leurs nouveaux édifices de la magnificence de Justinien. Tant de millions perdus ! ou plutôt que d’or transmué, par la plus belle des métamorphoses, en monumens superbes, manifestations éclatantes du génie de l’homme ! Dans la mosaïque de San-Vitale, à Ravenne, Théodora, le front nimbé, apparaît éblouissante de pierreries, de perles et de gemmes, comme une vierge byzantine dans le champ d’or d’un iconostase. Elle semble présider, sous les yeux de son époux, à la naissance d’un nouvel art grec qui durant de longs siècles va rayonner sur le monde.

Les deux grandes guerres de conquêtes de Justinien sont la guerre d’Afrique et la guerre d’Italie ; du côté des Perses, il s’agissait plutôt de protéger les frontières que de les étendre. Les campagnes contre les Vandales et contre les Goths, qui devaient donner au règne de Justinien la gloire des armes et rendre à l’empire presque tous les territoires qu’avait possédés l’ancienne Rome, Théodora, ambitieuse et hardie, contribua à les faire décider. L’esprit d’aventures, peut-être aussi la vanité de l’emporter sur les conseils pusillanimes de Jean de Cappadoce, qu’elle haïssait, et le désir de venger son protégé Hildéric, roi des Vandales, détrôné par Gélimer, l’engagèrent à pousser à la guerre d’Afrique. Pour l’expédition d’Italie, elle avait une autre raison. Ne pensait-elle pas que Rome soumise à ses armes, c’était le pape à sa discrétion, c’était le triomphe de ses opinions religieuses ? Les guerres engagées, on découvre souvent la main toute-puissante de Théodora dans les ordres aux généraux et aux ambassadeurs, les rappels et les nominations, les envois de renforts, les négociations diplomatiques, cette main qui, au moment de la reprise des hostilités avec la Perse, signait cette lettre à Zabernagès : a Je suis convaincue, depuis la mission que tu as remplie auprès de nous, de l’intérêt que tu portes à nos intérêts. Tu répondras à cette opinion en persuadant au roi Chosroës de prendre envers notre empire ἐς ἡμετέραν τὴν πολιτείαν (es hêmeteran tên politeian) des dispositions pacifiques. Si tu y réussis, je te promets les plus magnifiques récompenses de l’empereur, qui ne décide jamais rien sans me consulter. »

Jalouse de son pouvoir et sûre de sa puissance, cette femme ne souffrait pas qu’on résistât à ses ordres, ni qu’on lui fit la moindre opposition. Priscus de Paphlagonie, devenu secrétaire intime de l’empereur, s’était emparé de la confiance de son maître et affectait de ne considérer l’Augusta que comme la femme de l’empereur. Théodora chercha d’abord à le perdre dans l’esprit de Justinien par des paroles calomnieuses. L’empereur ne les écoutant pas, l’impératrice fit une nuit saisir Priscus dans sa maison. On l’embarqua incontinent pour l’Afrique, où, dès son arrivée, il reçut les ordres de prêtrise ; désormais il ne pouvait plus exercer aucune fonction civile. Justinien, qui n’aimait point à récriminer, surtout contre sa femme, feignit d’ignorer cette insigne violence, et ne tarda pas à oublier Priscus.

Théodora ne baissait pas moins Jean de Cappadoce, nommé de nouveau préfet des prétoires d’Orient après la répression de l’émeute de 432. Mais, à l’égard d’un tel personnage, elle ne pouvait employer des procédés aussi simples. D’autre part, Justinien était sourd à toutes ses représentations, à toutes ses prières, à toutes ses calomnies, — en admettant, ce qui est douteux, qu’on pût calomnier Jean de Cappadoce ! Théodora conçut une machination abominable. Antonina, qu’elle avait formée à être sa complice toujours prête, parla à Jean de Cappadoce des griefs de Bélisaire contre Justinien, du mécontentement des grands et du peuple, et demanda au préfet d’entrer dans la conspiration qui se tramait pour déposer l’empereur. Séduit par les promesses et les flatteries, le Cappadocien accepta un rendez-vous, qui devait être décisif, dans une maison située hors des murs. Justinien, que l’on n’avait pas manqué de prévenir, envoya Narsès et Marcellus, comte des gardes, pour assister, invisibles, à l’entretien. Convaincu de trahison, Jean de Cappadoce fut destitué de ses charges et dignités et exilé en Afrique. Privé de tous ses biens par la confiscation légale, il mourut dans la dernière misère. Le piège que lui avait tendu l’impératrice était odieux, mais l’indigne ministre méritait tous les châtimens. Le peuple de Constantinople ne plaignit point l’homme, que sa cupidité, son oppression, ses dénis de justice avaient voué à l’exécration. Sa chute fut une délivrance. Si l’on sut qu’on la devait à Théodora, l’Augusta dut être regardée ce jour-là comme une bienfaitrice.

Les colères de Théodora firent malheureusement d’autres victimes. Elle était sans pitié pour ceux qui comprenaient mal ses ordres ou qui ne les exécutaient qu’à demi, afin de les concilier avec les instructions parfois contraires de l’empereur. Le sang de Callinice, d’Arsénius, de Rhodon, suppliciés par ses ordres ou sur ses instances, crie contre elle. — Quant aux exécutions secrètes que rapportent les Anekdota, aux tortures et aux fustigations dont Théodora se serait plu à se donner le divertissement dans les souterrains du palais, ces imputations paraissent rentrer dans ce que M. Renan appelle « des commérages de villes grecques d’une incroyable absurdité. » Gibbon l’a dit judicieusement : « L’obscurité des souterrains est propice à la cruauté, mais elle donne lieu aussi aux calomnies et aux fables. »

À l’exemple de Justinien, Théodora avait peu de scrupule dans l’emploi des moyens et dans le choix des individus. Elle ne regardait pas à la valeur morale du serviteur pourvu qu’il servît bien. C’est ainsi que l’impératrice s’était attaché Antonine, la trop fameuse femme de Bélisaire. Ce grand capitaine, qui, en ces temps où les barbares combattaient avec des masses de cent mille hommes, ne voulait leur opposer que de petites armées de soldats disciplinés et aguerris et qui était presque toujours vainqueur, n’avait qu’un défaut ou plutôt qu’une faiblesse : son amour pour une femme indigne[1]. Antonine était fille d’un hénioque (cocher de cirque) ; ce n’était point là un déshonneur puisqu’on érigeait des statues et qu’on dédiait des vers à ces triomphateurs de l’Hippodrome, mais elle avait été, disait-on, fille perdue, et elle était femme adultère. D’ailleurs, cette Antonine était habile aux intrigues, de bon conseil, vaillante même en présence de l’ennemi. Elle accompagnait Bélisaire aux armées, où, le bruit en courait, elle lui avait donné souvent d’utiles avis. Tout d’abord, Théodora avait repoussé les hommages d’Antonine ; elle lui témoigna soudain beaucoup de faveur, la comblant de présens et la nommant surintendante de la garde-robe. C’est que la tyrannie ne va pas sans le soupçon. Les grands succès militaires de Bélisaire, sa popularité dans l’armée et dans le peuple, inquiétaient les deux souverains. On avait bien fait un César d’un grossier soldat comme Justin, ne pouvait-on pas faire un empereur d’un conquérant comme Bélisaire ? D’autre part, se priver de ses services était dangereux, car il fallait compter avec les Goths, avec les Perses, avec tous les barbares qui menaçaient les frontières. Or, dans l’étrange ménage de Bélisaire et d’Antonine, l’impératrice avait trouvé une sauvegarde, un moyen de gouvernement. En s’attachant Antonine Théodora s’attachait Bélisaire et par Bélisaire elle tenait Antonine à sa discrétion. Aider la femme à cacher ses désordres, c’était gagner son dévoûment, et posséder son secret, c’était s’assurer sa fidélité. Au reste, Théodora n’eut garde d’abuser du pouvoir qu’elle avait ainsi acquis sur Bélisaire. Le général fut plusieurs fois relevé de son commandement pour divers motifs, — souvent pour recevoir un commandement plus important, — mais les deux disgrâces qu’il subit, et dont l’une dura plus de huit années, furent toutes deux postérieures à la mort de Théodora. Dès que Justinien régna seul, d’autres capitaines remplacèrent à la tête des armées Bélisaire oublié. Il fallut l’arrivée des barbares jusque sous les murs de Constantinople pour rappeler à l’empereur que le vieux soldat existait encore.

Quand Bélisaire commandait en Perse, l’impératrice le fit, dit-on, relever de son commandement. Voici à quelle occasion. Justinien était gravement malade et le bruit de sa mort se répandit dans l’armée d’Orient. Des rapports vrais ou faux accusèrent Bélisaire d’avoir dit que l’année n’accepterait pas le nouveau souverain qui serait intronisé à Constantinople. L’impératrice, qui pensait peut-être que son titre d’Augusta et d’associée à l’empire lui assurerait le trône si elle devenait veuve, ou du moins lui permettrait de désigner le successeur de Justinien et de régner avec lui, s’offensa de ce propos et fit rappeler Bélisaire à Byzance. Mais peu de jours après son arrivée, elle lui faisait donner le commandement des armées d’Italie. Seulement, afin d’attacher davantage Bélisaire à Automne et Automne à elle-même, elle persuada le stratège que c’était à l’intercession de sa femme qu’il devait son pardon.

Saint Sabbas, renommé par ses miracles, refusa de demander à Dieu de donner un fils à Théodora. « Elle ne pourrait mettre au monde, dit-il, qu’un ennemi de l’église. » — Si, d’après les paroles de saint Sabbas, on pouvait montrer dans Théodora une « libre penseuse » ou tout au moins une païenne, à la façon de l’empereur Julien, ce serait aujourd’hui la meilleure des apologies. Malheureusement Théodora ne fut qu’une hérétique, ce qui lui a aliéné et les philosophes et les orthodoxes. L’impératrice suivait l’hérésie d’Eutychès, condamnée par le concile de Chalcédoine en 451. Théodora était monophysite ; elle croyait à une seule nature en Jésus-Christ. Au Vie siècle, cette secte dominait encore dans les provinces orientales de l’empire, et, à Constantinople même, elle avait de nombreux adhérens. Entre eutychéens et orthodoxes, l’animosité était presque aussi ardente qu’entre Bleus et Verts. « Le père chasse le fils, dit la Chronique paschale, et la femme abandonne l’époux. » Une collision terrible ensanglanta Alexandrie. A la suite d’un tremblement de terre qui semblait un avertissement de Dieu, le peuple s’ameuta dans les rues de Constantinople en criant : « Brûlez les actes du concile ! » Théodora ne cessa point de lutter pour le triomphe de sa croyance, mais si grand que fut son ascendant sur Justinien, l’empereur qui, devenu vieux, devait encourir le reproche d’hérésie, resta jusqu’après la mort de Théodora inflexible en son orthodoxie. Il déférait sur tous les points à la décision des évêques de Rome. Après l’élection de chaque nouveau pontife, il lui envoyait sa profession de foi et recevait en retour la bénédiction apostolique. A force d’intrigue, l’impératrice réussit quelquefois à faire nommer patriarches ou évêques des représentais de la doctrine d’Eutychès : Sévère, Anthyme, Théodose, Niersès. Mais sur les injonctions pontificales, ils ne tardèrent pas à être dépossédés de leurs sièges. Théodora ne s’avoua pas vaincue. Elle conçut l’idée d’agir au foyer même de l’orthodoxie. L’heure était propice. Bélisaire occupait Rome et Antonine s’y trouvait avec lui. Le général obéissant aux ordres de l’impératrice transmis par Antonine, exhorta le pape Silvère à condamner le concile de Chalcédoine. S’il s’y refusait, son successeur était tout prêt : un diacre ambitieux, nommé Vigile, qui avait naguère promis à Théodora de casser les décrets synodaux. Silvère résista ; il fut déposé et exilé en Lycie. Vigile, élu à sa place, commença à tenir ses promesses en envoyant des lettres de communion aux évêques hérétiques. Cependant Justinien, ayant appris ces événemens, donna l’ordre que Silvère fût ramené à Rome et rétabli dans son pontificat. Le nouveau pape se saisit de son prédécesseur et le fît interner dans l’Ile de Portia, où il le laissa mourir de faim. — L’histoire a durement reproché à Théodora d’avoir fait déposer le pape Silvère, mais elle n’a point pensé à accuser Vigile, qui occupa dix-huit ans la chaire de Saint-Pierre, de l’avoir à peu près fait assassiner.

L’impératrice Théodora mourut en 548, au mois de juin. Elle avait régné vingt et un ans. Son nom donné à plusieurs cités, des statues élevées par le peuple, des inscriptions érigées dans les églises glorifièrent sa mémoire. Victor de Tunes, qui ne pouvait pardonner à l’hérétique et à la persécutrice d’un pape, déclara que le cancer dont elle fut atteinte était un châtiment du ciel. Mais les chroniqueurs disent qu’elle mourut pieusement, et Paul le Silentiaire la compare à une sainte. — L’éloge n’est point seulement excessif, il porte à faux. Ce n’était point une sainte résignée qu’il fallait pour compagne à Justinien, c’était une femme d’âme virile qui lui communiquât son courage et sa fermeté. Théodora n’eut aucune des vertus d’une sainte, elle eut plusieurs de celles d’une souveraine. Mais les vertus gouvernementales n’allèrent pas chez elle sans les défauts et les vices qui en sont parfois les conséquences. Magnifique, elle fut prodigue ; habile, elle lut perfide ; autoritaire, elle fut tyrannique ; ambitieuse, elle fut sans scrupule et sans pitié. La destinée garde les peuples des Théodora, mais les donne parfois aux empires ! Le jour de la révolte des Nikates, une sainte se fat embarquée avec son époux déchu du trône. Ce jour-là, Théodora rappela l’empereur, les magistrats, les généraux au premier des devoirs d’état : la résistance à l’émeute triomphante.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Disons ici qu’il en est an peu d’Antonine comme de Théodora. Il n’y a que les Anekdota pour l’accuser, du moins a l’occasion de ses dérèglemens. Dans les livres d’histoire de Procope, dans les chroniques byzantines, on ne trouve pas un mot qui confirme cou tristes récits. Il y a toutefois certains faits que l’on peut, en une certaine mesure, rapprocher des dires de l’Histoire secrète. C’est pourquoi nous reproduisons quelques-unes des allégations de Procope, tout en n’y croyant qu’à demi. N’est-il pas singulier, par exemple, que nombre de détails donnés dans l’Histoire secrète sur la prétendue disgrâce subie par Bélisaire en 542 ou 513, et attribuée à Théodora, se trouvent dans les récits de tous les chroniqueurs à la date de 603, c’est-à-dire quinze ans après la mort de l’impératrice ? Or la disgrâce de 563 est tout à fait certaine, tandis que celle de 512 est fort douteuse.