Lemerre (p. 197-218).


IX


Tous les jours, entre quatre et six, plus tôt ou plus tard selon la saison, Paul Astier venait prendre sa douche à « l’hydrothérapie Keyser » en haut du faubourg Saint-Honoré. Vingt minutes de fleuret, de boxe ou de bâton, puis le jet froid, le bain de piscine, la petite station, en sortant, chez la fleuriste de la rue du Cirque pour se faire coudre un œillet à la boutonnière ; et la réaction jusqu’à l’Arc-de-l’Étoile, Stenne et le phaéton suivant au ras du trottoir. Ensuite un tour aux acacias, où Paul montrait un teint clair, une peau de femme à « lever » toutes les femmes et qu’il devait à ses habitudes d’hygiène chic. Cette séance chez Keyser lui épargnait en outre la lecture des journaux, par les potins de cabine à cabine, ou sur les divans de la salle d’armes, en veste de tir, en peignoir de flanelle, même à la porte du docteur, quand on attendait son tour de douche. Des cercles, des salons, de la Chambre, de la Bourse ou du Palais, les nouvelles de la journée s’annonçaient là librement, à voix haute, dans le froissement des épées et des cannes, les appels au garçon, les grandes claques en battoir des mains sur la chair nue, le cliquetis des fauteuils à roulettes pour rhumatisants, les lourds plongeons qui s’ébrouaient dans la piscine aux voûtes sonores, et, dominant tous les bruits d’eau brisée, jaillie, la voix du bon docteur Keyser debout sur sa tribune et ce mot revenant toujours comme un refrain : « Tournez-vous. »

Ce jour-là, Paul Astier se « tournait » avec délices sous la pluie bienfaisante, y laissait la migraine et la poussière de sa corvée, et les funèbres ronrons des regrets académiques en style Astier-Réhu : « L’airain lui mesurait ses heures… la main glacée de Loisillon… épuisé la coupe du bonheur… » O papa ! ô cher maître ! Il en fallait de l’eau, en pluie, en fouet, en cascade, pour nettoyer ce noir fatras. Encore ruisselant, il croisa un grand corps qui remontait de la piscine et lui faisait un bonjour grelottant de la tête, courbé en deux sous un large bonnet en caoutchouc couvrant le crâne et une partie de la figure. Cette maigreur livide, cette raide démarche contracturée, il crut à un de ces pauvres névropathes, habitués de chez Keyser, dont les muettes apparitions d’oiseaux de nuit, lorsqu’ils venaient se peser à la bascule dans la salle d’armes, faisaient un tel contraste aux rires de santé et de vigueur débordantes. Puis la courbe méprisante de ce grand nez, ces plis de dégoût tirant la bouche lui rappelèrent vaguement un visage de la société. Et dans sa cabine, pendant que le garçon baigneur lui étrillait la peau, il demanda : « Qui donc m’a salué, Raymond ?

— Mais c’est le prince d’Athis, monsieur… » fit Raymond avec la fierté du peuple à prononcer ce mot de prince. « Il vient à la douche depuis quelque temps, toujours le matin… Aujourd’hui il s’est retardé, rapport à un enterrement, qu’il a dit a Joseph… »

La porte de la cabine entr’ouverte pendant ce colloque, laissait voir dans celle en face, sur le côté pair du couloir, le gros Lavaux assis, tout nu, d’un gras blafard et difforme, en train de s’attacher au-dessus du genou, avec des jarretières à boucles, de longs bas de femme ou d’ecclésiastique. « Dites donc, Paul, vous avez vu Samy qui vient se donner des forces ?… » et il clignait de l’œil comiquement.

« Des forces ?

— Bé oui ! Il se marie dans quinze jours, savez bien ; et le pauvre garçon, pour s’assurer les reins, s’est mis bravement à l’eau froide et aux pointes de feu.

— Et l’ambassade, quand ?

— Mais, tout de suite. La princesse est partie devant. Ils se marieront là-bas. »

Paul Astier eut l’instinct d’un désastre : « La princesse !… Qui épouse-t-il donc ? — D’où sortez-vous ?… Le bruit de Paris depuis deux jours… Colette, pardi ! l’inconsolable Colette… C’est la tête de la duchesse que je voudrais voir… À Loisillon, elle s’est très bien tenue, mais sans lever son voile, sans un mot à personne… Dur à avaler, dame !… Songez donc qu’hier encore nous cherchions ensemble des étoffes pour la chambre de l’infidèle à Pétersbourg. »

Il bavardait de sa voix grasse et méchante de portière mondaine, tout en achevant de boucler ses jarretières ; et pour accompagner la féroce histoire, on entendait à deux cabines plus loin, dans un sonore roulement de claques à même, le prince encourageant le garçon de douche : « Plus fort, Joseph… plus fort… N’ayez pas peur. » Ah ! il en prenait, des forces, le bandit.

Paul Astier qui, aux premiers mots de Lavaux, avait franchi le couloir pour mieux entendre, fut pris d’une envie folle, enfoncer d’un coup de pied la porte du prince, sauter dessus, s’expliquer brutalement avec ce misérable qui lui enlevait la fortune des mains. Tout à coup il se vit nu, trouva sa colère inopportune et rentra s’habiller, se calmer un peu, comprenant qu’il devait avant tout causer avec sa mère, savoir exactement où en étaient les choses.

Par exception, sa boutonnière resta vide, ce soir-là, et pendant que des yeux de femmes, au mouvement désœuvré des voitures en file, cherchaient le joli jeune homme dans l’allée habituelle, il roulait vivement vers la rue de Beaune. Corentine le reçut, les bras nus, en souillon, profitant de l’absence de madame pour faire un grand savonnage.

« Où dîne ma mère, savez-vous ? » Non. Madame ne lui avait rien dit ; mais monsieur était là-haut à fourrager dans ses papiers. Le petit escalier des archives criait sous le pas lourd de Léonard Astier :

« C’est toi, Paul ? »

Le demi-jour du couloir, le trouble où il était lui-même empêchèrent le garçon de remarquer l’extraordinaire aspect de son père et l’égarement de sa voix pour répondre au : « Comment va le maître ?… Maman n’est pas là ?… — Non, elle dîne chez Mme Ancelin qui l’emmène aux Français… Dans la soirée, j’irai les rejoindre. »

Ensuite le père et le fils n’eurent plus rien à se dire ; deux étrangers en présence, des étrangers de race ennemie. Aujourd’hui, pourtant, Paul Astier dans son impatience aurait bien demandé à Léonard s’il savait quelque chose de ce mariage, mais tout de suite : « Il est trop bête, m’man n’a jamais dû en parler devant lui. » Le père, lui aussi, angoissé d’une question qu’il voulait faire, le rappela d’un air gêné :

« Écoute donc, Paul… figure-toi qu’il me manque… Je suis en train de chercher…

— De chercher ?… »

Astier-Réhu hésita une seconde, regardant de tout près la charmante figure dont l’expression n’était jamais parfaitement franche à cause de la déviation du nez, puis l’accent bourru et triste :

« Non, rien… c’est inutile… tu peux t’en aller. »

Il restait à Paul Astier de rejoindre sa mère au théâtre, dans la loge Ancelin. C’était deux ou trois heures à tuer. Il renvoya sa voiture en recommandant à Stenne de venir l’habiller au cercle, puis se mit en route à tout petits pas, dans un délicat Paris crépusculaire où les arbustes en boule du parterre des Tuileries s’allumaient de couleurs vives à mesure que le ciel s’assombrissait. Une incertitude délicieuse pour les rêveurs et les combineurs d’affaires. Les voitures diminuent. Des ombres se hâtent, vous frôlent ; on peut suivre son idée sans distraction. Et le jeune ambitieux songeait, lucidement, le sang-froid revenu. Il songeait comme Napoléon aux dernières heures de Waterloo : bataille gagnée tout le jour, puis le soir, la déroute. Pourquoi ? Quelle faute commise ? Il remettait en place les pièces de l’échiquier, cherchait sans comprendre. Une imprudence, peut-être, d’être resté deux jours sans la voir ; mais n’était-ce pas l’élémentaire tactique, après l’épisode du Père-Lachaise, de laisser la femme ruminer son petit remords. Comment se douter d’une fuite aussi brusque ? Subitement, cet espoir lui vint, connaissant la princesse, oisillon changeant d’idée comme de perchoir, qu’elle n’était pas encore partie, qu’il allait la trouver au milieu de ses préparatifs, désolée, incertaine, demandant au portrait d’Herbert : « Conseille-moi, » et qu’il la reprendrait d’une étreinte. Car maintenant il comprenait et suivait, dans cette petite tête, toutes les péripéties de son roman.

Il se fit conduire rue de Courcelles. Plus personne. La princesse partie en voyage le matin même, lui dit-on. Pris d’un affreux découragement, il rentra chez lui pour n’être pas obligé, au cercle, de parler et de répondre. Sa grande baraque moyen-âgeuse dressant sa façade de Tour de la faim, toute bordée d’écriteaux, acheva de lui serrer le coeur par le tas de notes en retard qu’elle lui rappelait ; puis la rentrée à tâtons dans cette odeur d’oignon frit qui remplissait tout l’hôtel, le petit domestique rageur se fabriquant, les soirs de dîner au cercle, un faubourien miroton. Un peu de jour traînait encore dans l’atelier, et Paul, jeté sur un divan, tout en se demandant quelle déveine déjouait sa prudence et ses combinaisons les plus adroites, s’endormit pour deux heures, après lesquelles il se réveilla transformé. De même que la mémoire s’aiguise au sommeil du corps, ses facultés de volonté et d’intrigue n’avaient cessé d’agir pendant ce court repos. Il y avait reconquis un plan nouveau et cette froide et ferme résolution, autrement rare chez nos jeunes français que la bravoure armée.

Prestement habillé, lesté de deux œufs et d’une tasse de thé, avec une légère tiédeur de petit fer dans la barbe et les moustaches, quand il jeta au contrôle du Théâtre-Français le nom de Mme Ancelin, le plus subtil observateur n’aurait pu soupçonner dans ce parfait mondain la moindre préoccupation, ni ce que renfermait ce joli meuble de salon, laqué noir et blanc, si bien scellé.

Le culte rendu par Mme Ancelin à la littérature officielle, avait deux temples : l’Académie française, la Comédie-Française ; mais le premier n’étant qu’irrégulièrement ouvert à la ferveur des fidèles, elle se rabattait sur l’autre dont elle suivait ponctuellement les offices, ne manquant jamais une « première », grande ou petite, ni les mardis de l’abonnement. Et ne lisant que les livres à l’estampille de l’Académie, les artistes de la Comédie étaient les seuls qu’elle écoutât fervemment, avec des expressions attendries ou frénétiques qui éclataient dès le contrôle et les deux grands bénitiers de marbre blanc que l’imagination de la bonne dame avait dressés à l’entrée de la maison de Molière, devant les statues de Rachel et de Talma.

« Est-ce tenu !… Quels huissiers !… Quel théâtre !… »

Ses petits bras écartés en gestes courts, son souffle haletant de grosse dame, remplissaient le couloir d’une expansive joie turbulente qui faisait courir dans toutes les loges : « Voilà Mme Ancelin. » Aux mardis surtout, l’indifférence de la salle très mondaine contrastait avec l’avant-scène où roucoulait, se pâmait, le corps hors la loge, ce bon gros pigeon aux yeux roses, ramageant tout haut ; « Oh ! ce Coquelin… Oh ! ce Delaunay !… quelle jeunesse !… quel théâtre !… » ne souffrant pas qu’on parlât d’autre chose, et, aux entr’actes, accueillant les visites par des cris d’admiration sur le génie de l’auteur académicien, les grâces de l’actrice sociétaire.

À l’entrée de Paul Astier, le rideau était levé, et connaissant les rites du culte, l’absolue défense de parler alors, de saluer, de remuer un fauteuil, il attendit immobile dans le petit salon séparé par une marche de l’avant-scène où Mme Ancelin s’extasiait entre Mme Astier et Mme Eviza, Danjou et de Freydet assis derrière elle avec des têtes de captifs. À ce claquement si particulier des fermetures de loge et que suivit un « Chut ! » foudroyant pour l’intrus qui troublait l’office, la mère à demi tournée tressaillit en voyant son Paul. Que se passait-il ? Qu’avait-il de si pressé, de si grave à lui dire, pour venir jusque-là, dans ce guêpier d’ennui, lui qui ne s’ennuyait jamais qu’avec un but. Sans doute encore l’argent, l’horrible argent. Heureusement elle en aurait bientôt ; le mariage de Samy les ferait riches. Désireuse d’aller à lui, de le rassurer d’une bonne nouvelle qu’il ignorait peut-être, elle devait rester en place, regarder la scène, faire chorus avec la dame : « Oh ! ce Coquelin… Oh ! ce Delaunay… Oh !… Ah !… » Dur supplice pour elle, cette attente ; pour Paul aussi qui ne voyait rien que la barre éclatante et chaude de la rampe, et reflétée dans le panneau de glace du côté, une partie de la salle, fauteuils, loges et parterre, des rangées de physionomies, d’atours, de chapeaux, comme noyés dans une gaze bleuâtre, avec l’aspect décoloré, fantômatique des objets entrevus sous l’eau. À l’entr’acte, corvée des compliments :

« Et la robe de Reichemberg, av’ vous vu, monsieur Paul ?… ce tablier de jais rose ?… cette quille en rubans ?… av’ vous vu ?… Non, vraiment, on ne s’habille qu’ici. »

Des visites arrivaient. La mère put ravoir son fils, l’entraîner sur le divan, et là, parmi les boas, les sorties, ils parlaient bas, de tout près.

« Réponds vite et net, commença-t-il… Samy se marie ?

— Oui, la duchesse le sait depuis hier… Mais elle est venue quand même… C’est si orgueilleux, ces Corses !

— Et le nom de la rastaquouère… Peux-tu le dira maintenant ?

— Colette, voyons ! tu t’en doutais.

— Pas le moins du monde… Combien auras-tu pour ça ? »

Triomphante, elle murmura : « Deux cent mille…

— Ça me coûte vingt millions, à moi, tes intrigues !… Vingt millions et la femme… » et lui broyant les poignets rageusement, il lui jeta dans la figura : « Gaffeuse ! »

Elle en resta suffoquée, abrutie. Lui, c’était lui, cette résistance qu’elle sentait à certains jours, ce travail contre le sien ; c’était lui le « si vous saviez » de cette petite sotte, quand elle sanglotait éperdue dans ses bras. Ainsi, au bout de cette sape qu’ils menaient chacun de son côté vers le trésor, avec tant de ruse, de patient mystère, un dernier coup de pioche et les voilà tous deux face à face, sans rien. Ils ne parlaient plus, se regardant, le nez de côté, leurs yeux pareils férocement allumés dans l’ombre, pendant le va-et-vient des visites, des conversations. Et c’est une forte discipline, allez, que cette discipline du monde, pouvant refouler en ces deux êtres les cris, les trépignements, l’envie de rugir et de massacrer dont leurs âmes étaient soulevées. Mme Astier, la première, pensa tout haut :

« Encore si la princesse n’était pas partie. » Sa bouche se tordait de rage ; une idée à elle, ce brusque départ.

« On la fera revenir, dit Paul.

— Comment ? »

Sans répondre, il demanda : « Samy est-il dans la salle ? Je ne crois pas. Où vas-tu ? Que veux-tu faire ?

— Fiche-moi la paix, n’est-ce pas ?… ne te mêle de rien… tu n’as vraiment pas assez de veine. »

Il sortit dans un flot de visiteurs que chassait la fin de l’entr’acte, et elle reprit sa place à gauche de Mme Ancelin aussi exaltée, aussi adorante que tout à l’heure, en perpétuel état de grâce.

« Oh ! ce Coquelin… Mais regardes donc, ma chère. »

Ma chère était distraite, en effet, les yeux perdus, le sourire douloureux d’une danseuse sifflée, et, sous prétexte que la rampe l’aveuglait, tournée à tout instant vers la salle pour y chercher son fils. Une affaire avec le prince, peut-être, s’il est ici… Et par sa faute à elle, par sa stupide maladresse…

« Oh ! ce Delaunay… Av’ vous vu ?… av’ vous vu ? »

Non, elle ne voyait que la loge de la duchesse où quelqu’un venait d’entrer, la tournure élégante et jeune de son Paul ; mais c’était le petit comte Adriani au fait de la rupture comme tout Paris et se lançant déjà sur la piste. Jusqu’à la fin du spectacle la mère se rongea d’angoisse, roulant mille projets confus qui se bousculaient dans sa tête avec des choses passées, des scènes qui auraient dû l’avertir. Ah ! bête, bête… Comment ne s’être pas doutée ?…

La sortie, enfin ! mais si lente encore, des haltes à chaque pas, des saluts, des sourires, les adieux échangés… « Que faites-vous cet été ? Venez donc nous voir à Deauville… » Par l’étroit couloir où l’on se presse, où les femmes achèvent de s’empaqueter, avec ce joli geste qui assure les boutons d’oreilles, par le large escalier de marbre blanc au bas duquel attend la livrée, la mère, tout en causant, guette, écoute, cherche à surprendre dans la rumeur de la grande ruche mondaine qui se disperse pour des mois, un mot, une allusion à quelque scène de corridor. Justement voici la duchesse qui descend, fière et droite dans son long manteau blanc et or, au bras du jeune garde-noble. Elle sait quel tour infâme lui a joué son amie, et les deux femmes croisent au passage un regard froid, sans expression, plus redoutable que les plus violentes engueulades de bateau-lavoir. Elles savent maintenant comment compter l’une sur l’autre et que tous les coups porteront, frappés aux bons endroits par des mains exercées, dans cette guerre au curare succédant à une intimité de sœurs ; mais elles accomplissent la corvée mondaine, masquées d’un pareil sang-froid, et leurs deux haines, l’une puissante, l’autre venimeuse, peuvent se frôler, se coudoyer sans qu’il s’en dégage une étincelle.

En bas, dans la cohue des valets de pied et des jeunes clubmans, Léonard Astier attendait pour prendre sa femme, selon sa promesse. « Ah ! voilà le maître, » s’exclama Mme Ancelin, et, trempant une dernière fois ses doigts dans l’eau bénite, elle en aspergeait tout le monde, le maître Astier-Réhu, le maître Danjou, et ce Coquelin, et ce Delaunay… Oh !… Ah !… Léonard ne répondait pas, suivait, sa femme au bras, son collet brutalement relevé à cause du grand courant d’air. Il pleuvait dehors. Mme Ancelin proposa de les reconduire, mais sans empressement, comme font les gens à voitures craignant de fatiguer leurs chevaux, redoutant surtout la mauvaise humeur de leur cocher, lequel est uniformément le premier cocher de Paris. D’ailleurs le maître avait un fiacre ; il coupa court aux affabilités de la dame qui ramageait : « Oui, oui, on vous connaît… pour être tous deux seuls… Ah ! l’heureux ménage… » et par les galeries tout éclaboussées d’eau, il entraîna Mme Astier.

À la fin des bals, des soirées, quand un couple mondain part en voiture, on est toujours tenté de se demander : « Maintenant que vont-ils se dire ? » Pas grand’chose, la plupart du temps ; car l’homme sort généralement assommé, courbaturé, de ces sortes de fêtes que la femme prolonge dans le noir de la voiture par des comparaisons intimes entre sa mise, sa beauté et celles qu’elle vient de regarder, ruminant des arrangements d’intérieur ou de toilette. Cependant la grimace pour le monde est tellement effrontée, l’hypocrisie de société si énorme, qu’on serait curieux d’assister à l’immédiate détente après la pose officielle, de saisir le vrai des accents, des natures, les rapports réels de ces êtres, tout à coup libérés et défublés, dans ce coupé filant à travers le Paris désert entre les reflets de ses lanternes.

Pour les Astier, ces retours étaient très significatifs. Aussitôt seule, la femme quittait la déférence et l’intérêt maintenus dans le monde pour le maître, parlait raide, prenait sa revanche de son attention à écouter des histoires cent fois entendues, qui l’hébétaient d’ennui ; lui, bienveillant de nature, toujours content de soi et des autres, revenait régulièrement enchanté, stupéfait chaque fois des horreurs que sa femme débitait sur la maison amie, les personnes rencontrées, allant tranquillement aux accusations les plus abominables avec cette légèreté, cette exagération inconsciente des propos qui est la dominante des relations parisiennes. Alors, pour ne pas l’exciter davantage, il se taisait, faisait le gros dos, volait un petit somme dans son coin. Ce soir-là, par exemple, Léonard Astier se carra, sans faire attention au « prenez donc garde à ma robe, » de cette voix aigre de la femme dont on chiffonne l’ajustement. Ah ! il s’en moquait un peu, de sa robe.

« On m’a volé, madame, » fit-il, et si violemment que les vitres en tremblèrent.

Ah ! mon Dieu… les autographes !… Elle n’y pensait plus, en ce moment surtout, brûlée plus fort d’autres inquiétudes, et son étonnement n’eut rien de joué.

Volé, oui, ses Charles-Quint, ses trois plus belles pièces… Mais déjà sa voix perdait la violente certitude de l’attaque, ses soupçons hésitaient devant la surprise d’Adélaïde. Elle pourtant s’était remise : « Qui pensez-vous ?… » Corentine lui semblait une fille sûre… à moins que Teyssèdre… Mais comment supposer que cette brute…

Teyssèdre ! Il en cria, tant la chose lui parut évidente. Sa haine l’aidant contre l’homme à la brosse, il s’expliquait le crime très bien, le suivait à la trace depuis un mot dit à table sur la valeur de ces manuscrits, ramassé par Corentine, innocemment répété… Ah ! le scélérat, avait-il bien une tête de criminel, et quelle folie de résister à ces avertissements de l’instinct. Ce n’était pas naturel, voyons, l’antipathie, la haine que lui inspirait ce frotteur, à lui, Léonard Astier, membre de l’Institut ! Son compte était bon, le babouin. On lui en ferait manger des galères, « Mes trois Charles-Quint !… Oui dà !… » Sur-le-champ, avant de rentrer, il voulait porter plainte au commissaire. Elle essayait de le retenir : « Êtes-vous fou ?… Le commissaire après minuit !… » Mais il s’obstinait, penchait sous la pluie sa lourde carapace pour des indications au cocher. Elle fut obligée de le tirer en arrière violemment ; et lasse, excédée, sans courage pour suivre le mensonge, filer l’écoute et virer doucement, elle lâcha tout :

« Ce n’est pas Teyssèdre… C’est moi !… là !… » puis, d’une haleine, la visite à Bos, l’argent touché, vingt mille francs qu’il lui fallait à tout prix… Le silence qui suivit fut si long qu’elle crut d’abord à une syncope, à un coup de sang. Non ; mais pareil à l’enfant qui tombe ou se cogne, le pauvre Crocodilus avait ouvert démesurément la bouche pour exploser sa colère, pris une aspiration telle qu’il ne pouvait proférer aucun son. A la fin ce fut un rugissement à remplir le Carrousel, que leur fiacre traversait dans les flaques d’eau :

« Volé ! Je suis volé… ma femme m’a volé pour son fils… » et son furieux délire roulait pêle-mêle avec des jurons paysans de sa montagne : « Ah ! la garso… Ah ! li bougri… » des exclamations du répertoire, les « Justice !… Juste ciel !… Je suis perdu… » d’Harpagon pleurant sa cassette, et autres morceaux choisis tant de fois lus à ses élèves. On y voyait comme en plein jour, sur la grande place que la sortie des théâtres sillonnait en tous sens d’omnibus, de voitures, dans les hautes lumières irradiantes des réverbères électriques.

« Mais, taisez-vous donc, dit Mme Astier, tout le monde vous connaît.

— Excepté vous, madame ! »

Elle le crut tout près de la battre, et dans la crispation de ses nerfs, cela ne lui aurait peut-être pas déplu. Mais il s’apaisa brusquement devant la peur du scandale, jurant, pour finir, sur les cendres de sa mère morte, qu’il ferait sa malle en rentrant, filerait à Sauvagnat de la belle manière, pendant que madame s’en irait avec son scélérat, son mange-tout, jouir du fruit de leurs rapines.

Une fois encore la haute vieille caisse à gros clous passa brusquement de l’antichambre dans le cabinet. Quelques bûches y restaient encore du dernier hiver, mais cela n’arrêta pas l’Immortel, et, pendant une heure, la maison retentit du roulement des rondins de bois, de la bousculade des armoires qu’il fourrageait, entassant dans la sciure et les bouts d’écorce sèche du linge, des vêtements, des bottines, jusqu’à l’habit vert et au gilet brodé des grandes séances, délicatement enveloppés d’une serviette. Sa colère, soulagée par cet exercice, diminuait à mesure que s’emplissait la malle, et ce qu’il gardait de houle et de sourds grondements venait surtout de se sentir si faible, pris de partout, soudé, indéracinable, pendant que Mme Astier assise au bord d’un fauteuil, en déshabillé de nuit, une dentelle sur la tête, le regardait faire et murmurait dans une bâillée placide et ironique :

« Voyons, Léonard… Léonard… »