Lemerre (p. 169-180).

VII


Mademoiselle Germaine de Freydet
Clos-Jallanges.


Tes lettres me désolent, ma chère sœur. Tu t’ennuies, tu souffres, tu me voudrais là, mais comment faire ? Rappelle-toi le conseil de mon maître : « Montrez-vous… qu’on vous voie… » Et penses-tu que c’est à Clos-Jallanges, dans mes houseaux et mon gilet de chasse, que je pourrais préparer ma candidature ? Car, il n’y a pas à dire, le moment est proche, Loisillon baisse à vue d’œil, et je mets à profit les délais de cette lente agonie pour me créer, dans l’Académie, des sympathies qui deviendront des voix. Léonard Astier m’a déjà présenté à plusieurs de ces messieurs ; je vais le prendre souvent après la séance, et c’est délicieux, cette sortie de l’Institut, ces hommes presque tous aussi chargés d’ans que de gloire, s’en allant bras dessus bras dessous, par groupes de trois, quatre, vifs, rayonnants, parlant haut, tenant le trottoir, les yeux encore humides des bonnes parties de rire qu’ils viennent de faire là-dedans : « Ce Pailleron, quelle verve !… Et comme Danjou lui a répondu !… » Moi je me carre au bras d’Astier-Réhu, dans le chœur des Immortels, j’ai l’air d’en être ; puis les groupes s’égrènent, on se sépare à un coin de pont en se criant : « Jeudi ! ne manquez pas… » Et je reviens rue de Beaune accompagner mon maître qui m’encourage, me conseille, et, sûr du succès, me dit avec son large rire : « On a vingt ans de moins quand on sort de là ! »

Réellement, je crois que la coupole les conserve. Où trouver un vieillard aussi ingambe que Jean Réhu dont nous fêtions hier soir, chez Voisin, le quatre-vingt-dix-huitième anniversaire ? Une idée de Lavaux, ce festival, et qui, si elle me coûte cinquante louis, m’a permis de compter mes hommes. Nous étions vingt-cinq à table, tous académiciens, hormis Picheral, Lavaux et moi : là-dessus dix-sept ou dix-huit voix acquises, le reste encore flottant, mais sympathique. Dîner très bien servi, très causant…

Ah ! j’y pense, j’ai invité Lavaux à Clos-Jallanges pendant les vacances de la Mazarine où il est bibliothécaire. On lui donnera la grande chambre en retour devant la Faisanderie. Je ne le crois pas très bon, ce Lavaux, mais il faut l’avoir, c’est le zèbre de la duchesse. T’ai-je dit que nos mondaines appellent ainsi l’ami garçon, oisif, discret, rapide, qu’on a toujours sous la main pour les courses, les démarches délicates dont on ne peut charger un domestique ? Sorte de courrier entre puissances, le zèbre, quand il est jeune, fait quelquefois de doux intérim ; mais d’ordinaire l’animal se montre sobre, facile à nourrir, se paye de menus suffrages, des places en bout de table et de l’honneur de piaffer pour la dame et pour son salon. J’imagine que Lavaux a su tirer autre chose de son emploi. Il est si adroit, si redouté malgré son air bonasse ; marmiton chef dans deux cuisines, comme il dit, l’académique et la diplomatique, il me signale les fondrières, chausse-trapes dont le chemin de l’Institut est miné et que mon maître Astier ignore encore. Pauvre grand naïf qui a fait l’ascension droit devant lui, sans se douter des dangers, les yeux vers la coupole, se fiant à sa force, à son œuvre, et qui se serait cent fois rompu le cou si sa femme, fine entre les fines, ne l’avait guidé à son insu.

C’est Lavaux qui m’a détourné de publier, d’ici la prochaine vacance de fauteuil, mes Pensées d’un rustique. « Non, non, m’a-t-il dit… vous avez assez fait… si même vous pouviez donner à entendre que vous ne produirez plus, que vous êtes fini, à bout, simple homme du monde… l’Académie adore cela. » À joindre au précieux avertissement de Picheral : « Ne leur portez pas vos livres. » Je vois que moins on a d’œuvres, plus on a de titres. Très influent, le Picheral ; encore un que nous aurons cet été, une chambre au second, peut-être l’ancien serre-tout, tu verras. Voilà bien du tracas, ma pauvre Germaine, et dans ton état de souffrance. Mais, que veux-tu ? C’est déjà si fâcheux de ne pas avoir maison à Paris pendant l’hiver, de ne pas recevoir comme Dalzon, Moser et tous mes autres concurrents. Ah ! soigne-toi, guéris-toi, mon Dieu…

Pour revenir à mon dîner, on y a naturellement beaucoup parlé de l’Académie, de ses choix, de ses devoirs, du bien et du mal que le public en pense. Selon nos Immortels, tous les détracteurs de l’institution, tous, sont de pauvres hères qui n’ont pu y entrer ; quant aux oublis en apparence inexplicables, chacun eut sa raison d’être. Et comme je citais timidement le nom de Balzac, notre grand compatriote, le romancier Desminières, l’ancien organisateur des charades de Compiègne, s’est emporté vivement. « Balzac ! mais l’avez-vous connu ? Savez-vous, monsieur, de qui vous parlez ?… le désordre, la bohème !… un homme, monsieur, qui n’a jamais eu vingt francs dans sa poche… Je tiens ce détail de son ami Frédéric Lemaître… Jamais vingt francs… et vous auriez voulu que l’Académie… » Alors le vieux Jean Réhu, la main en cornet sur l’oreille, a compris qu’on parlait de jetons et nous a conté ce joli trait de son ami Suard venant à l’Académie le 21 janvier 93, le jour de la mort du roi, et profitant de l’absence de ses collègues pour rafler à lui tout seul les deux cent quarante francs de la séance.

Il narre bien, le vieux père « J’ai vu ça… » et sans sa surdité serait un brillant causeur. À quelques vers dits par moi en toast à son étonnante vieillesse, le bonhomme a répondu avec beaucoup de bienveillance en m’appelant son « cher collègue. » Mon maître Astier le reprend : « futur collègue. » Rires, bravos, et c’est ce titre de futur collègue qu’ils m’ont tous donné en me quittant, avec des poignées de mains vibrantes, significatives, des « à revoir… à bientôt… » qui faisaient allusion à ma prochaine visite. Un béjaune, ces visites académiques ; mais puisque tous y passent. Astier-Réhu me racontait en sortant du dîner Voisin, que, lors de son élection, le vieux Dufaure l’avait laissé venir dix fois sans le recevoir. Eh bien ! le maître s’est entêté et, à la onzième visite, la porte s’ouvrait toute grande. Il faut vouloir. « Je fais en ce moment le métier le plus bas et le plus ennuyeux, je sollicite pour l’Académie,… » dit Mérimée dans sa correspondance, et quand des hommes de cette valeur nous ont donné l’exemple de la platitude, aurions-nous bien le droit de nous montrer plus fiers qu’eux !

En réalité, si Ripault-Babin ou Loisillon mouraient, — tous deux sont en danger, mais c’est Ripault-Babin qui m’inspire encore le plus de confiance, — mon seul concurrent sérieux serait Dalzon. Du talent, de la fortune, très bien avec les ducs, une cave excellente ; il n’a contre lui qu’un péché de jeunesse récemment découvert, Toute Nue, plaquette en six cents vers, publiés à Éropolis, sans nom d’auteur, et d’un raide ! On prétend qu’il a tout racheté, mis au pilon, mais qu’il circule encore quelques exemplaires signés et dédicacés. Le pauvre Dalzon proteste, se débat comme un diable, et l’Académie se réserve, jusqu’au bout de son enquête ; c’est pourquoi mon bon maître, sans préciser davantage, me déclarait gravement, l’autre soir : « Je ne voterai plus pour M. Dalzon. » L’Académie est un salon, voilà ce qu’il faut comprendre avant tout. On n’y peut entrer qu’en tenue et les mains intactes. Toutefois, je suis trop galant homme et j’estime trop mon adversaire pour me servir de ces armes cachées ; et Fage, le relieur de la Cour des Comptes, ce singulier petit bossu que je rencontre quelquefois dans l’atelier de Védrine, Fage, très au courant des curiosités de la bibliographie, a été rudement remis à sa place quand il m’a proposé un des exemplaires signés de Toute Nue. « Ce sera pour M. Moser, » a-t-il répondu sans s’émouvoir.

À propos de Védrine, ma situation devient embarrassante. Dans la ferveur de nos premières rencontres, je l’avais engagé à nous amener sa femme, ses enfants, à la campagne ; mais comment concilier son séjour avec celui des Astier, des Lavaux qui l’abominent ? C’est un être si rude, si original ! Comprends-tu qu’il est noble, marquis de Védrine, et que même à Louis-le-Grand il cachait déjà son titre et sa particule, que tant d’autres envieraient en ce temps de démocratie où tout s’acquiert excepté cela. Son motif ? Il veut être aimé pour lui-même ; tâche de comprendre. En attendant, la princesse de Rosen refuse le paladin, sculpté pour le tombeau du prince et dont on parlait sans cesse dans cette maison d’artistes souvent à court. « Quand nous aurons vendu le paladin, on m’achètera un cheval mécanique… » disait l’enfant, et la pauvre mère comptait aussi sur le paladin pour remonter un peu ses armoires vides, tandis que Védrine ne voyait dans cet argent du chef-d’œuvre que trois mois de flâne, en dabbieh, sur le Nil. Eh bien ! le paladin non vendu ou payé Dieu sait quand, après procès, expertise, si tu crois que cela les a désarçonnés le moins du monde… En arrivant à la Cour des Comptes, le lendemain de cette mauvaise nouvelle, j’ai trouvé mon Védrine installé devant un chevalet, heureux, ravi, jetant sur une grande toile l’étrange forêt vierge du monument incendié. Derrière lui, la femme, l’enfant extasiés, et Mme Védrine me disant tout bas, très grave, berçant sa petite fille : « Nous voilà bien heureux… M. Védrine s’est mis à l’huile… » N’est-ce pas à donner envie de rire et de pleurer ?

Chère sœur, le décousu de cette lettre t’apprend l’agitation, la fièvre de mon existence depuis que je prépare ma candidature. Je vais aux « Jours » des uns, des autres, dîners, soirées. Ne me donne-t-on pas pour zèbre à la bonne Mme Ancelin, parce que je fréquente assidument dans son salon le vendredi, et le mardi soir aux Français, dans sa loge. Zèbre bien rustique en tout cas, malgré les modifications que j’ai fait subir à mon personnage dans le sens doctrinaire et mondain. Attends-toi à des surprises pour mon retour. Lundi dernier, réception intime à l’hôtel Padovani où j’ai eu l’honneur d’être présenté au grand-duc Léopold. Son Altesse m’a complimenté sur mon dernier livre, sur tous mes livres, qu’elle connaît comme moi-même. Ces étrangers sont extraordinaires ! Mais c’est avec les Astier que je me plais le mieux, dans cette patriarcale famille, si unie, si simple. L’autre jour, après déjeuner, on apporte au maître un habit neuf d’académicien, nous l’avons essayé ensemble ; je dis nous, car il a voulu voir sur moi l’effet des palmes. J’ai mis l’habit, le chapeau, l’épée, une vraie épée, ma chère, qui se tire, montrant une rigole au milieu pour l’écoulement du sang ; et, ma foi, je m’impressionnais moi-même. Enfin, c’est pour te montrer le degré de cette intimité précieuse.

Puis, quand je rentre au calme de ma petite cellule, s’il est trop tard pour t’écrire, je fais toujours un peu de pointage. Sur la liste complète des académiciens, je marque ceux que je sais à moi, ceux qui tiennent pour Dalzon. Je soustrais, j’additionne, c’est un divertissement exquis. Tu verras, je te montrerai. Ainsi que je te disais, Dalzon a les ducs ; mais l’auteur de la Maison d’Orléans, admis à Chantilly, doit m’y présenter avant peu. Si je plais, — j’apprends par cœur dans ce but une certaine bataille de Rocroy, tu vois que ton frère acquiert de l’astuce, — donc si je plais, l’auteur de Toute Nue, à Éropolis, perd son plus sûr appui. Quant à mes opinions, je ne les renie pas. Républicain, oui ; mais on va trop loin. Et puis, candidat avant tout. Sitôt après ce petit voyage, je compte bien retourner près de ma Germaine que je supplie de ne pas s’énerver, de songer à la joie du grand jour. Va, ma chère sœur, nous y entrerons dans le « jardin de l’oie, » comme dit ce bohémien de Védrino, mais il faut du courage et de la patience.

Ton frère qui t’aime,
Abel de Freydet.

Je rouvre ma lettre : les journaux du matin m’apprennent la mort de Loisillon. Ces coups du destin vous émeuvent, même quand ils sont attendus et prévus. Quel deuil, quelle perte pour les lettres françaises !

Ma pauvre Germaine, voilà mon départ encore retardé. Règle les closiers. À bientôt des nouvelles.