L’Immortel/Chapitre 15

Lemerre (p. 323-335).

XV


« C’est abominable !…

— Il faut répondre. L’Académie ne peut rester sous le coup…

— Y songez-vous ? l’Académie se doit au contraire…

— Messieurs, messieurs, le vrai sentiment de l’Académie… »

Dans leur salle des réunions privées, devant la grande cheminée que surmonte le portrait en pied du cardinal de Richelieu, les immortels discutaient avant d’entrer en séance. Un jour fumeux et froid d’hiver parisien, tombant par la large baie du plafond, accentuait la solennité glaciale de tous ces bustes de marbre à l’alignement contre les murs ; et le vaste foyer de la cheminée, presque aussi rouge que la simarre du cardinal, ne parvenait pas à réchauffer cette sorte de petit parlement, demi tribunal, avec ses siéges de cuir vert, sa longue table en hémicycle devant le bureau, et l’huissier à chaîne gardant la porte non loin du secrétaire Picheral.

C’est d’ordinaire le meilleur de la séance, ce quart d’heure de grâce laissé aux retardataires et que l’on passe à potiner tout bas, par petits groupes familiers, le dos au feu, basques relevées. Mais, aujourd’hui, la causerie se généralisait, montée au ton d’une discussion publique des plus violentes, pour laquelle les arrivants prenaient voix dès le bout de la salle, tout en signant la feuille de présence. Quelques-uns même, avant d’entrer, quittant leurs fourrures, leurs cache-nez, leurs socques dans la salle déserte de l’Académie des Sciences, entr’ouvraient la porte pour crier à l’infamie, à l’abomination.

La cause de tout ce tumulte : la reproduction dans un journal du matin d’un très impertinent rapport de l’Académie de Florence sur le Galilée d’Astier-Réhu et les pièces historiques manifestement apocryphes et bouffonnes (sic) qui l’accompagnaient. Ce rapport communiqué en grand mystère au directeur de l’Académie française agitait sourdement l’Institut depuis quelques jours, dans l’attente fiévreuse de la détermination d’Astier-Réhu qui se contentait de répondre : « Je sais… je sais… je fais le nécessaire.  » Et brusquement voilà ce compte rendu, qu’ils se croyaient seuls à connaître, pétaradant, ce matin, à la première page du journal le plus répandu de Paris, avec d’outrageants commentaires pour le secrétaire perpétuel et toute la Compagnie.

Là-dessus, émoi, fureur, horripilation contre l’impudent journaliste et la sottise d’Astier-Réhu qui leur valait ces attaques depuis longtemps désapprises, depuis que l’Académie ouvra sa porte, prudemment, aux « gens de feuilles.  » Le bouillant Laniboire, rompu à tous les sports, parlait d’aller couper les oreilles au monsieur ; et ce n’était pas trop de deux ou trois collègues pour le retenir. « Voyons ! Laniboire… L’épée au côté, jamais à la main… le mot est de vous, que diable ! bien que l’Académie l’ait adopté…

— Vous savez, messieurs, que Pline l’ancien, au Livre XIII de son Histoire naturelle… » c’était Gazan qui arrivait tout soufflant, de son trot lourd de pachyderme… « signale déjà des supercheries autographiques, entre autres une fausse lettre de Priam sur papyrus…

— Monsieur Gazan n’a pas signé la feuille… » criait l’aigre fausset de Picheral.

« Ah ! pardon… » et le gros homme allait signer tout en continuant son histoire de papyrus, de roi Priam, noyée dans cette confusion de voix irritées où l’on ne distinguait que le mot « académie…académie, » tous en parlant comme d’une personne réelle, vivante, dont chacun avait la conviction de connaître et d’exprimer l’intime pensée, à l’exclusion de tous les autres. Subitement ces criailleries s’arrêtèrent devant Astier-Réhu entrant, signant, posant très calme à sa place de secrétaire perpétuel la lourde serviette qu’il tenait sous le bras, puis s’avançant vers ses collègues :

« Messieurs, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre… J’avais fait porter à la Bibliothèque, pour l’expertise, les douze à quinze mille autographes qui composent ce que j’appelais ma collection… Eh bien ! messieurs, tout est faux, tout. L’Académie de Florence avait dit vrai. Je suis victime d’une immense mystification. »

Pendant qu’il essuyait son front mouillé de grosses gouttes après l’effort de cet aveu, quelqu’un demanda avec insolence :

« Et alors, monsieur le secrétaire perpétuel ?…

— Alors, monsieur Danjou, il ne me restait plus qu’à porter plainte… c’est ce que j’ai fait… » Et comme ils protestaient tous, déclarant qu’un procès pareil était impossible, qu’il ridiculiserait la Compagnie : « Désespéré, vraiment, mes chers collègues ; mais ma décision est irrévocable… D’ailleurs l’homme est en prison, et l’instruction commencée… »

De rugissements pareils à ceux qui accueillirent cette déclaration, jamais la salle des séances privées n’en avait entendu ; et comme toujours, entre les plus furieux, se signalait Laniboire, vociférant que l’Académie devrait se débarrasser d’un membre aussi dangereux. Dans un premier coup de colère, quelques-uns examinaient tout haut la proposition. Était-ce faisable ? L’Académie, compromise par un des siens, pouvait-elle lui dire : « Allez-vous-en, je me déjuge… immortel, je vous rejette au commun des mortels. »

Tout à coup, soit qu’il eût saisi quelques mots du débat, ou par une de ces curieuses divinations dont s’élucident parfois les surdités les plus hermétiques, le vieux Réhu qui se tenait à l’écart et loin du feu, crainte d’une attaque, proféra de sa forte voix sans diapason : « Sous la Restauration, pour des motifs de simple politique, nous éliminâmes jusqu’à onze membres !… » L’ancêtre eut son mouvement de tête certificatif qui prenait à témoin ses contemporains de ce temps-là, bustes blancs aux yeux vides, alignés sur des piédestaux autour de la salle.

« Onze, bigre !… » murmura Danjou dans un grand silence.

Et Laniboire, toujours cynique : Tous les corps constitués sont lâches !… c’est la loi de nature… il faut vivre… »

Alors Épinchard, qui s’affairait à l’entrée avec le secrétaire Picheral, rejoignit ses collègues et, tout bas, entre deux quintes, déclara que le secrétaire perpétuel n’était pas seul coupable en cette affaire, à preuve le procès-verbal du 8 juillet 1879 dont on allait donner lecture. De sa place, la petite voix de Picheral commença, guillerette et très vite : « Le 8 juillet 1879, Léonard-Pierre-Alexandre Astier-Réhu fait don à l’Académie française d’une lettre de Rotrou au cardinal de Richelieu, sur les statuts de la Compagnie. L’Académie, ayant pris connaissance de cette pièce inédite et très curieuse, félicite le donataire et décide que la lettre de Rotrou sera insérée au procès-verbal. La voici textuellement. »… Ici le débit du secrétaire se ralentit, appuyant malicieusement sur tous les mots… « textuellement, c’est-à-dire, avec les négligences qui se rencontrent dans les correspondances familières, et confirment l’authenticité du document. » Sous le jour décoloré qui tombait du vitrage, tous debout et immobiles, évitant de se regarder entre eux, ils écoutaient dans la stupeur.

« Lirai-je la lettre aussi ?… » Picheral souriait, s’amusait beaucoup.

« La lettre aussi… » dit Épinchard. Mais des les premières phrases, on cria : « Assez… assez… cela suffit… » Ils en rougissaient maintenant, de cette épître de Rotrou dont l’imposture crevait les yeux. Un pastiche d’écolier, tournures impropres, la moitié des mots ignorés de ce temps-là. Quel aveuglement ! comment avaient-ils pu ?…

« Vous voyez donc, messieurs, que nous serions mal venus à accabler notre infortuné collègue… reprit Épinchard ; et tourné vers le secrétaire perpétuel, il l’adjura de renoncer au scandale d’un procès dont la Compagnie tout entière et le grand cardinal lui-même seraient atteints.

Mais ni la chaleur de l’apostrophe, ni l’ampleur oratoire du geste vers le camail du cardinal-fondateur ne vinrent à bout du farouche entêtement d’Astier-Réhu qui, ferme et droit devant la petite table servant de tribune au milieu de la salle pour les lectures et communications, les poings serrés comme s’il avait peur qu’on lui arrachât sa volonté des mains, affirmait que « rien ! entendez-vous, rien » n’entamerait sa résolution. Et ses gros doigts fermés sonnant avec colère sur le bois dur : « Ah ! messieurs, j’ai déjà trop attendu, trop cédé à des considérations de ce genre… Comprenez donc qu’il m’étouffe, ce Galilée que je ne suis pas assez riche pour racheter et que je vois aux vitrines des libraires avec mon nom en complicité de ce faussaire ! » Ce qu’il voulait, en somme ? Arracher lui-même les pages véreuses de son œuvre, en faire un public autodafé dont ce procès lui fournissait l’occasion : « Vous parlez de ridicule ? Mais l’Académie est bien trop haute pour le craindre. Quant à moi, ruiné, bafoué, il me restera le fier contentement d’avoir mis mon nom, mon œuvre et la dignité de l’histoire à l’abri. Je n’en demande pas davantage. » Sous l’emphase de sa parole, il y avait un accent de sincérité, de droiture qui détonnait dans ce milieu ouaté de toutes sortes de compromissions, d’enveloppements. Soudain l’huissier annonça : « Messieurs, quatre heures… » Quatre heures ! et les funérailles de Ripault-Babin qui n’étaient pas finies de régler.

« Au fait, oui… ce pauvre Ripault-Babin… » fit Danjou d’un ton de gouaille.

« Il est mort à temps, celui-là !… » déclama sombrement Laniboire. Mais l’effet de son mot fut perdu. L’huissier criait : « À vos places… » le directeur agitait sa sonnette, ayant à sa droite le chancelier Desminières et, à sa gauche, le secrétaire perpétuel lisant avec sa calme assurance reconquise le rapport de la commission des obsèques, parmi des chuchotements animés et les tintements du grésil sur le vitrage.

« Comme vous avez fini tard, aujourd’hui !… » ronchonna Corentine ouvrant la porte à son maître… Encore une que l’Institut n’impressionnait pas… « Monsieur Paul est dans votre cabinet avec madame… passez par les archives… le salon est plein de monde pour vous. »

Sinistres, ces archives où restaient seulement les appuis des cartonniers, comme après un vol ou un incendie. Il évitait d’y entrer, d’ordinaire, mais aujourd’hui les traversa fièrement, redressé par la résolution prise, par la déclaration qu’il venait de faire en séance. Après ce grand effort de volonté, de courage, l’idée que son fils l’attendait lui était douce, une détente. Il ne l’avait pas revu depuis le duel, depuis l’émotion ressentie devant son grand garçon couché, plus blanc que ses draps, et se faisait une joie d’aller à lui, les bras tout grands, de le prendre, de le serrer longtemps, bien fort, sans rien dire. Mais sitôt entré, en voyant la mère et le fils rapprochés, chuchotant les yeux à terre, toujours avec leur air mystérieux et complice, son effusion tomba.

« Mais arrivez donc, mon Dieu ! » dit Mme Astier, coiffée pour sortir ; puis à demi sérieuse, sur un ton de présentation : « Cher ami… monsieur le comte Paul Astier.

— Maître… » fit Paul s’inclinant.

Astier-Réhu les regardait tous deux, fronçant ses gros sourcils : « le comte Paul Astier ?… »

Le garçon, toujours joli sous le hâle de ses six mois de plein vent, raconta qu’il venait de s’offrir un titre de comte romain, moins pour lui que pour honorer celle qui allait prendre son nom.

« Tu te maries ? » demanda le père de plus en plus méfiant. « … Et avec ?

— La duchesse Padovani.

— Tu es fou ! « … Mais elle a vingt-cinq ans de plus que toi, la duchesse … et puis… et puis… » Il hésitait, cherchait une formule respectueuse, et enfin, brutalement : « On n’épouse pas une femme qui, au vu et au su de tous, vient d’appartenir pendant des années à un autre homme !

— Ce qui ne nous a jamais gênés, du reste, pour dîner régulièrement chez elle et lui avoir une foule d’obligations… » siffla Mme Astier, sa petite tête dressée pour l’attaque. Sans lui répondre ni même la regarder, comme ne la jugeant pas compétente en ces choses de l’honneur, le bonhomme joignit son fils, et d’un accent convaincu, les larges méplats de ses joues remués par l’émotion : « Ne fais pas cela, Paul… pour le nom que tu portes, ne fais pas cela, mon enfant ; je t’en prie ! » Il l’empoignait par l’épaule, le secouait d’un geste attendri, à la vibration de ses paroles. Mais le jeune homme se dégageait, n’aimant pas ces démonstrations, se défendait de phrases vagues : « Je ne trouve pas… ce n’est pas mon sentiment… » Et devant la fermeture de ce visage au fuyant regard, ce fils qu’il sentait si loin de lui, le père, instinctivement, élevait la voix, invoquant son droit de chef de famille. Un sourire qu’il surprit entre Paul et sa mère, preuve nouvelle de leur connivence en cette ignominie, acheva de l’exaspérer. Il tonna, délira, menaçant de protester publiquement, d’écrire aux journaux, de les flétrir tous deux, la mère et le fils, dans son histoire. C’était sa menace terrible entre toutes ! Quand il disait d’un personnage du passé : « Je l’ai flétri dans mon histoâre… » nul châtiment ne lui semblait comparable. Pourtant, les deux alliés ne s’en émouvaient guère. Mme Astier, faite à cette menace de flétrissure presque autant qu’au charriement de la malle par les couloirs, se contenta de dire en boutonnant ses gants : « Vous savez qu’on entend tout d’à côté. » Malgré la porte et les tentures, la rumeur d’une causerie se distinguait, venue du salon.

Alors, comprimant et râlant sa colère : « Écoutemoi bien, Paul, » dit Léonard Astier, l’index levé dans la figure du garçon, « si cette chose dont tu parles s’accomplit, ne compte pas me revoir jamais… Je ne serai pas là le jour de ton mariage… Je ne veux pas de toi, même à mon lit de mort… Tu n’es plus mon fils… Je te chasse et je te maudis. » Paul répondit, très calme, avec une retraite de corps devant le doigt qui le frôlait : « Oh vous savez, mon cher père … maudire, bénir, ce sont de ces affaires qui ne se font plus dans les maisons. Même au théâtre, on ne maudit plus, on ne bénit plus.

— Mais on châtie encore, monsieur le drôle ! » gronda le vieux, la main haute. Il y eut un cri furieux de la mère : « Léonard !… » tandis que d’une alerte parade de boxe, Paul détournait le coup, aussi tranquille que dans la salle de Keyser, et sans lâcher le poignet rabattu, murmurait : « Ah ! non, pas ça, jamais !… »

Le vieil Auvergnat, furieux, essayait de se dégager. Mais si vigoureux qu’il fût encore, il avait trouvé son maître ; et pendant cet horrible instant où le père et le fils se soufflaient leur haine dans la figure, croisaient des regards d’assassins, la porte du salon s’entre-bâilla, laissant passer le sourire poupin et bon enfant d’une grosse dame panachée de plumes et de fleurs : « Pardon, cher maître, rien qu’un mot … tiens ! Adélaïde est là… et monsieur Paul, aussi… charmant… divin… Oh… Ah !… un tableau de famille… »

Tableau de famille, en effet ; mais de la famille moderne, atteinte de la longue fêlure qui court du haut en bas de la société européenne, l’attaque dans ses principes de hiérarchie, d’autorité ; fêlure plus saisissante ici, à l’Institut, sous la majestueuse coupole, où se jugent et se récompensent les vertus domestiques et traditionnelles.