L’Immoraliste/Première Partie/VIII

Mercure de France (p. 97-102).
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VIII


La route de Ravello à Sorrente est si belle que je ne souhaitais ce matin rien voir de plus beau sur la terre. L’âpreté chaude de la roche, l’abondance de l’air, les senteurs, la limpidité, tout m’emplissait du charme adorable de vivre et me suffisait à ce point que rien d’autre qu’une joie légère ne semblait habiter en moi ; souvenirs ou regrets, espérance ou désir, avenir et passé se taisaient ; je ne connaissais plus de la vie que ce qu’en apportait, en emportait l’instant. — Ô joie physique ! m’écriais-je ; rythme sûr de mes muscles ! santé !…

J’étais parti de grand matin, précédant Marceline dont la trop calme joie eût tempéré la mienne, comme son pas eût alenti le mien. Elle me rejoindrait en voiture, à Positano, où nous devions déjeuner.

J’approchais de Positano lorsqu’un bruit de roues, formant basse à un chant bizarre, me fit tout à coup retourner. Et d’abord je ne pus rien voir, à cause d’un tournant de la route qui borde en cet endroit la falaise ; puis brusquement une voiture surgit, à l’allure désordonnée ; c’était celle de Marceline. Le cocher chantait à tue-tête, faisait de grands gestes, se dressait debout sur son siège, fouettait férocement le cheval affolé. Quelle brute ! Il passa devant moi qui n’eus que le temps de me ranger, n’arrêta pas à mon appel… Je m’élançai : mais la voiture allait trop vite. Je tremblais à la fois et d’en voir sauter brusquement Marceline, et de l’y voir rester ; un sursaut du cheval pouvait la précipiter dans la mer… Soudain le cheval s’abat. Marceline descend, veut fuir; mais déjà je suis auprès d’elle. Le cocher sitôt qu’il me voit m’accueille avec d’horribles jurons. J’étais furieux contre cet homme ; à sa première insulte, je m’élançai et brutalement le jetai bas de son siège. Je roulai par terre avec lui, mais ne perdis pas l’avantage ; il semblait étourdi par sa chute, et bientôt le fut plus encore par un coup de poing que je lui allongeai en plein visage quand je vis qu’il voulait me mordre. Pourtant je ne le lâchai point, pesant du genou sur sa poitrine et tâchant de maîtriser ses bras. Je regardais sa figure hideuse que mon poing venait d’enlaidir davantage ; il crachait, bavait, saignait, jurait, ah ! l’horrible être ! Vrai ! l’étrangler paraissait légitime — et peut-être l’eussé-je fait… du moins je m’en sentis capable ; et je crois bien que seule l’idée de la police m’arrêta.

Je parvins, non sans peine, à ligoter solidement l’enragé. Comme un sac je le jetai dans la voiture.

Ah ! quels regards après, et quels baisers nous échangeâmes. Le danger n’avait pas été grand ; mais j’avais dû montrer ma force, et cela pour la protéger. Il m’avait aussitôt semblé que je pourrais donner ma vie pour elle… et la donner toute avec joie… Le cheval s’était relevé. Laissant le fond de la voiture à l’ivrogne, nous montâmes sur le siège tous deux, et, conduisant tant bien que mal, pûmes gagner Positano, puis Sorrente.

Ce fut cette nuit-là que je possédai Marceline.

Avez-vous bien compris ou dois-je vous redire que j’étais comme neuf aux choses de l’amour ? Peut-être est-ce à sa nouveauté que notre nuit de noces dut sa grâce… Car il me semble, à m’en souvenir aujourd’hui, que cette première nuit fut la seule, tant l’attente et la surprise de l’amour ajoutaient à la volupté de délices, – tant une seule nuit suffit au plus grand amour pour se dire, et tant mon souvenir s’obstine à me la rappeler uniquement. Ce fut un rire d’un moment, où nos âmes se confondirent… Mais je crois qu’il est un point de l’amour, unique, et que l’âme plus tard, ah ! cherche en vain à dépasser ; que l’effort qu’elle fait pour ressusciter son bonheur, l’use ; que rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur. Hélas ! je me souviens de cette nuit…

Notre hôtel était hors la ville, entouré de jardins, de vergers ; un très large balcon prolongeait notre chambre ; des branches le frôlaient. L’aube entra librement par notre croisée grande ouverte. Je me soulevai doucement, et tendrement je me penchai sur Marceline. Elle dormait ; elle semblait sourire en dormant. Il me sembla, d’être plus fort, que je la sentais plus délicate, et que sa grâce était une fragilité. De tumultueuses pensées vinrent tourbillonner en ma tête. Je songeai qu’elle ne mentait pas, disant que j’étais tout pour elle ; puis aussitôt : « Qu’est-ce que je fais donc pour sa joie ? Presque tout le jour et chaque jour je l’abandonne ; elle attend tout de moi, et moi je la délaisse !… ah ! pauvre, pauvre Marceline !… » Des larmes emplirent mes yeux. En vain cherchai-je en ma débilité passée comme une excuse ; qu’avais-je affaire maintenant de soins constants et d’égoïsme ? n’étais-je pas plus fort qu’elle à présent ?…

Le sourire avait quitté ses joues ; l’aurore, malgré qu’elle dorât chaque chose, me la fit voir soudain triste et pâle ; – et peut-être l’approche du matin me disposait-elle à l’angoisse : « Devrai-je un jour, à mon tour, te soigner ? m’inquiéter pour toi, Marceline ? » m’écriai-je au-dedans de moi. Je frissonnai ; et, tout transi d’amour, de pitié, de tendresse, je posai doucement entre ses yeux fermés le plus tendre, le plus amoureux et le plus pieux des baisers.