L’Immoraliste/Première Partie/III

Mercure de France (p. 52-63).
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III


Je vais parler longuement de mon corps. Je vais en parler tant, qu’il vous semblera tout d’abord que j’oublie la part de l’esprit. Ma négligence, en ce récit, est volontaire ; elle était réelle là-bas. Je n’avais pas de force assez pour entretenir double vie ; l’esprit et le reste, pensais-je, j’y songerai plus tard, quand j’irai mieux.

J’étais encore loin d’aller bien. Pour un rien j’étais en sueur et pour un rien je prenais froid ; j’avais, comme disait Rousseau, « la courte haleine » ; parfois un peu de fièvre ; souvent, dès le matin, un sentiment d’affreuse lassitude, et je restais, alors, prostré dans un fauteuil, indifférent à tout, égoïste, m’occupant très uniquement à tâcher de bien respirer. Je respirais péniblement, avec méthode, soigneusement ; mes expirations se faisaient avec deux saccades, que ma volonté surtendue ne pouvait complètement retenir ; longtemps après encore, je ne les évitais qu’à force d’attention.

Mais ce dont j’eus le plus à souffrir, ce fut de ma sensibilité maladive à tout changement de température. Je pense, quand j’y réfléchis aujourd’hui, qu’un trouble nerveux général s’ajoutait à la maladie ; je ne puis expliquer autrement une série de phénomènes, irréductibles, me semble-t-il, au simple état tuberculeux. J’avais toujours ou trop chaud ou trop froid ; me couvrais aussitôt avec une exagération ridicule, ne cessais de frissonner que pour suer, me découvrais un peu, et frissonnais sitôt que je ne transpirais plus. Des parties de mon corps se glaçaient, devenaient, malgré leur sueur, froides au toucher comme un marbre ; rien ne les pouvait plus réchauffer. J’étais sensible au froid à ce point qu’un peu d’eau tombée sur mon pied, lorsque je faisais ma toilette, m’enrhumait ; sensible au chaud de même… Je gardai cette sensibilité, la garde encore, mais, aujourd’hui, c’est pour voluptueusement en jouir. Toute sensibilité très vive peut, suivant que l’organisme est robuste ou débile, devenir, je le crois, cause de délice ou de gêne. Tout ce qui me troublait naguère m’est devenu délicieux.

Je ne sais comment j’avais fait jusqu’alors pour dormir avec les vitres closes ; sur les conseils de T*** j’essayai donc de les ouvrir la nuit ; un peu, d’abord ; bientôt je les poussai toutes grandes ; bientôt ce fut une habitude, un besoin tel que, dès que la fenêtre était refermée, j’étouffais. Avec quelles délices plus tard sentirai-je entrer vers moi le vent des nuits, le clair de lune…

Il me tarde enfin d’en finir avec ces premiers bégaiements de santé. Grâce à des soins constants en effet, à l’air pur, à la meilleure nourriture, je ne tardai pas d’aller mieux. Jusqu’alors, craignant l’essoufflement de l’escalier, je n’avais pas osé quitter la terrasse ; dans les derniers jours de janvier, enfin, je descendis, m’aventurai dans le jardin.

Marceline m’accompagnait, portant un châle. Il était trois heures du soir. Le vent, souvent violent dans ce pays, et qui m’avait beaucoup gêné depuis trois jours, était tombé. La douceur d’air était charmante.

Jardin public… Une très large allée le coupait, ombragée par deux rangs de cette espèce de mimosas très hauts qu’on appelle des cassies. Des bancs, à l’ombre de ces arbres. Une rivière canalisée, je veux dire plus profonde que large, à peu près droite, longeant l’allée ; puis d’autres canaux plus petits, divisant l’eau de la rivière, la menant à travers le jardin, vers les plantes ; l’eau lourde est couleur de la terre, couleur d’argile rose ou grise. Presque pas d’étrangers, quelques Arabes ; ils circulent, et, dès qu’ils ont quitté le soleil, leur manteau blanc prend la couleur de l’ombre.

Un singulier frisson me saisit quand j’entrai dans cette ombre étrange ; je m’enveloppai de mon châle ; pourtant aucun malaise ; au contraire… Nous nous assîmes sur un banc. Marceline se taisait. Des Arabes passèrent ; puis survint une troupe d’enfants. Marceline en connaissait plusieurs et leur fit signe ; ils s’approchèrent. Elle me dit des noms ; il y eut des questions, des réponses, des sourires, des moues, de petits jeux. Tout cela m’agaçait quelque peu et de nouveau revint mon malaise ; je me sentis las et suant. Mais ce qui me gênait, l’avouerai-je, ce n’était pas les enfants, c’était elle. Oui, si peu que ce fût, je fus gêné par sa présence. Si je m’étais levé, elle m’aurait suivi ; si j’avais enlevé mon châle, elle aurait voulu le porter ; si je l’avais remis ensuite, elle aurait dit : « Tu n’as pas froid ? » Et puis, parler aux enfants, je ne l’osais pas devant elle : je voyais qu’elle avait ses protégés ; malgré moi, mais par parti pris, moi je m’intéressais aux autres. – Rentrons, lui dis-je ; et je résolus à part moi de retourner seul au jardin.

Le lendemain elle avait à sortir vers dix heures : j’en profitai. Le petit Bachir, qui manquait rarement de venir le matin, prit mon châle ; je me sentais alerte, le cœur léger. Nous étions presque seuls dans l’allée ; je marchais lentement, m’asseyais un instant, repartais. Bachir suivait, bavard ; fidèle et souple comme un chien. Je parvins à l’endroit du canal où viennent laver les laveuses ; au milieu du courant, une pierre plate est posée ; dessus, une fillette couchée et le visage penché vers l’eau, la main dans le courant, y jetait ou y rattrapait des brindilles. Ses pieds nus avaient plongé dans l’eau ; ils gardaient de ce bain la trace humide, et là sa peau paraissait plus foncée. Bachir s’approcha d’elle et lui parla ; elle se retourna, me sourit, répondit à Bachir en arabe. – C’est ma sœur, me dit-il ; puis il m’expliqua que sa mère allait venir laver du linge, et que sa petite sœur l’attendait. Elle s’appelait Rhadra, ce qui voulait dire Verte, en arabe. Il disait tout cela d’une voix charmante, claire, enfantine, autant que l’émotion que j’en avais.

– Elle demande que tu lui donnes deux sous, ajouta-t-il.

Je lui en donnai dix et m’apprêtais à repartir, lorsque arriva la mère, la laveuse. C’était une femme admirable, pesante, au grand front tatoué de bleu, qui portait un panier de linge sur la tête, pareille aux canéphores antiques, et comme elles voilée simplement d’une large étoffe bleu sombre qui se relève à la ceinture et retombe d’un coup jusqu’aux pieds. – Dès qu’elle vit Bachir, elle l’apostropha rudement. Il répondit avec violence ; la petite fille s’en mêla ; entre eux trois s’engagea une discussion des plus vives. Enfin Bachir, comme vaincu, me fit comprendre que sa mère avait besoin de lui ce matin ; il me tendit mon châle tristement et je dus repartir tout seul.

Je n’eus pas fait vingt pas que mon châle me parut d’un poids insupportable ; tout en sueur, je m’assis au premier banc que je trouvai. J’espérais qu’un enfant surviendrait qui me déchargerait de ce faix. Celui qui vint bientôt, ce fut un grand garçon de quatorze ans, noir comme un Soudanais, pas timide du tout, qui s’offrit de lui-même. Il se nommait Ashour. Il m’aurait paru beau s’il n’avait été borgne. Il aimait à causer, m’apprit d’où venait la rivière, et qu’après le jardin public elle fuyait dans l’oasis et la traversait en entier. Je l’écoutais, oubliant ma fatigue. Quelque exquis que me parût Bachir, je le connaissais trop à présent, et j’étais heureux de changer. Même, je me promis, un autre jour, de descendre tout seul au jardin et d’attendre, assis sur un banc, le hasard d’une rencontre heureuse…

Après m’être arrêté quelques instants encore, nous arrivâmes, Ashour et moi, devant ma porte. Je désirais l’inviter à monter, mais n’osai point, ne sachant ce qu’en aurait dit Marceline.

Je la trouvai dans la salle à manger, occupée près d’un enfant très jeune, si malingre et d’aspect si chétif, que j’eus pour lui d’abord plus de dégoût que de pitié. Un peu craintivement, Marceline me dit :

– Le pauvre petit est malade.

– Ce n’est pas contagieux, au moins ? Qu’est-ce qu’il a ?

– Je ne sais pas encore au juste. Il se plaint de partout un peu. Il parle assez mal le français ; quand Bachir sera là demain, il lui servira d’interprète… Je lui fais prendre un peu de thé…

Puis, comme pour s’excuser, et parce que je restais là, moi, sans rien dire :

– Voilà longtemps, ajouta-t-elle, que je le connais ; je n’avais pas encore osé le faire venir ; je craignais de te fatiguer, ou peut-être de te déplaire.

– Pourquoi donc, m’écriai-je, amène ici tous les enfants que tu veux, si ça t’amuse ! Et je songeai, m’irritant un peu de ne l’avoir point fait, que j’aurais fort bien pu faire monter Ashour.

Je regardais ma femme cependant ; elle était maternelle et caressante. Sa tendresse était si touchante que le petit partit bientôt tout réchauffé. — Je parlai de ma promenade et fis comprendre sans rudesse à Marceline pourquoi je préférais sortir seul.

Mes nuits à l’ordinaire étaient encore coupées de sursauts qui m’éveillaient glacé ou trempé de sueur. Cette nuit fut très bonne et presque sans réveils. Le lendemain matin, j’étais prêt à sortir dès neuf heures. Il faisait beau ; je me sentais bien reposé, point faible, joyeux, ou plutôt amusé. L’air était calme et tiède, mais je pris mon châle pourtant, comme prétexte à lier connaissance avec celui qui me le porterait. J’ai dit que le jardin touchait notre terrasse ; j’y fus donc aussitôt. J’entrai avec ravissement dans son ombre. L’air était lumineux. Les cassies, dont les fleurs viennent très tôt avant les feuilles, embaumaient ; à moins que ne vînt de partout cette sorte d’odeur légère inconnue qui me semblait entrer en moi par plusieurs sens et m’exaltait. Je respirais plus aisément d’ailleurs ; ma marche en était plus légère : pourtant au premier banc je m’assis, mais plus grisé, plus étourdi que las. Je regardai. L’ombre était mobile et légère ; elle ne tombait pas sur le sol, et semblait à peine y poser. Ô ! lumière ! – J’écoutai. Qu’entendis-je ? Rien ; tout ; je m’amusais de chaque bruit. – Je me souviens d’un arbuste, dont l’écorce, de loin, me parut de consistance si bizarre que je dus me lever pour aller la palper. Je la touchai comme on caresse ; j’y trouvais un ravissement. Je me souviens… Était-ce enfin ce matin-là que j’allais naître ?

J’avais oublié que j’étais seul, n’attendais rien, oubliais l’heure. Il me semblait avoir jusqu’à ce jour si peu senti pour tant penser, que je m’étonnais à la fin de ceci : ma sensation devenait aussi forte qu’une pensée.

Je dis : il me semblait — car du fond du passé de ma première enfance se réveillaient enfin mille lueurs, de mille sensations égarées. La conscience que je prenais à nouveau de mes sens m’en permettait l’inquiète reconnaissance. Oui, mes sens, réveillés désormais, se retrouvaient toute une histoire, se recomposaient un passé. Ils vivaient ! ils vivaient ! n’avaient jamais cessé de vivre, se découvraient, même à travers mes ans d’étude, une vie latente et rusée.

Je ne fis aucune rencontre ce jour-là, et j’en fus aise ; je sortis de ma poche un petit Homère que je n’avais pas rouvert depuis mon départ de Marseille, relus trois phrases de l’Odyssée, les appris, puis, trouvant un aliment suffisant dans leur rythme et m’en délectant à loisir, fermai le livre et demeurai, tremblant, plus vivant que je n’aurais cru qu’on pût être, et l’esprit engourdi de bonheur…