L’Immoraliste/Deuxième Partie/II

Mercure de France (p. 139-181).
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II


Ce fut dans la rue S***, près de Passy, que nous nous installâmes. L’appartement que nous avait indiqué un des frères de Marceline, et que nous avions pu visiter lors de notre dernier passage à Paris, était beaucoup plus grand que celui que m’avait laissé mon père, et Marceline put s’inquiéter quelque peu, non point seulement du loyer plus élevé, mais aussi de toutes les dépenses auxquelles nous allions nous laisser entraîner. À toutes ses craintes j’opposais une factice horreur du provisoire ; je me forçais moi-même d’y croire et l’exagérais à dessein. Certainement les divers frais d’installation excéderaient nos revenus cette année, mais notre fortune déjà belle devait s’embellir encore ; je comptais pour cela sur mon cours, sur la publication de mon livre et même, avec quelle folie ! sur les nouveaux rendements de mes fermes. Je ne m’arrêtai donc devant aucune dépense, me disant à chacune que je me liais d’autant plus, et prétendant supprimer du même coup toute humeur vagabonde que je pouvais sentir, ou craindre de sentir en moi.

Les premiers jours, et du matin au soir, notre temps se passa en courses ; et bien que le frère de Marceline, très obligeamment, s’offrît ensuite à nous en épargner plusieurs, Marceline ne tarda pas à se sentir très fatiguée. Puis, au lieu du repos qui lui eût été nécessaire, il lui fallut, aussitôt installée, recevoir visites sur visites ; l’éloignement où nous avions vécu jusqu’alors les faisait à présent affluer, et Marceline, déshabituée du monde, ni ne savait les abréger, ni n’osait condamner sa porte ; je la trouvais, le soir, exténuée ; — et si je ne m’inquiétai pas d’une fatigue dont je savais la cause naturelle, du moins m’ingéniai-je à la diminuer, recevant souvent à sa place, ce qui ne m’amusait guère, et parfois rendant les visites, ce qui m’amusait moins encore.

Je n’ai jamais été brillant causeur ; la frivolité des salons, leur esprit, est chose à quoi je ne pouvais me plaire ; j’en avais pourtant bien fréquenté quelques-uns naguère — mais que ce temps était donc loin ! Que s’était-il passé depuis ? Je me sentais, auprès des autres, terne, triste, fâcheux, à la fois gênant et gêné… Par une singulière malchance, vous, que je considérais déjà comme mes seuls amis véritables, n’étiez pas à Paris et n’y deviez pas revenir de longtemps. Eussé-je pu mieux vous parler ? M’eussiez-vous peut-être compris mieux que je ne faisais moi-même ? Mais de tout ce qui grandissait en moi et que je vous dis aujourd’hui, que savais-je ? L’avenir m’apparaissait tout sûr, et jamais je ne m’en étais cru plus maître.

Et quand bien même j’eusse été plus perspicace, quel recours contre moi-même pouvais-je trouver en Hubert, Didier, Maurice, en tant d’autres, que vous connaissez et jugez comme moi. Je reconnus bien vite, hélas ! l’impossibilité de me faire entendre d’eux. Dès les premières causeries que nous eûmes, je me vis comme contraint par eux de jouer un faux personnage, de ressembler à celui qu’ils croyaient que j’étais resté, sous peine de paraître feindre ; et, pour plus de commodité, je feignis donc d’avoir les pensées et les goûts qu’on me prêtait. On ne peut à la fois être sincère et le paraître.

Je revis un peu plus volontiers les gens de ma partie, archéologues et philologues, mais ne trouvai, à causer avec eux, guère plus de plaisir et pas plus d’émotion qu’à feuilleter de bons dictionnaires d’histoire. Tout d’abord je pus espérer trouver une compréhension un peu plus directe de la vie chez quelques romanciers et chez quelques poètes ; mais s’ils l’avaient, cette compréhension, il faut avouer qu’ils ne la montraient guère ; il me parut que la plupart ne vivaient point, se contentaient de paraître vivre et, pour un peu, eussent considéré la vie comme un fâcheux empêchement d’écrire. Et je ne pouvais pas les en blâmer ; et je n’affirme pas que l’erreur ne vînt pas de moi… D’ailleurs qu’entendais-je par : vivre ? – C’est précisément ce que j’eusse voulu qu’on m’apprît. – Les uns et les autres causaient habilement des divers événements de la vie, jamais de ce qui les motive.

Quant aux quelques philosophes, dont le rôle eût été de me renseigner, je savais depuis longtemps ce qu’il fallait attendre d’eux ; mathématiciens ou néocriticistes, ils se tenaient aussi loin que possible de la troublante réalité et ne s’en occupaient pas plus que l’algébriste de l’existence des quantités qu’il mesure.

De retour près de Marceline, je ne lui cachais point l’ennui que ces fréquentations me causaient.

– Ils se ressemblent tous, lui disais-je. Chacun fait double emploi. Quand je parle à l’un d’eux, il me semble que je parle à plusieurs.

– Mais, mon ami, répondait Marceline, vous ne pouvez demander à chacun de différer de tous les autres.

– Plus ils se ressemblent entre eux et plus ils diffèrent de moi.

Et puis je reprenais plus tristement :

– Aucun n’a su être malade. Ils vivent, ont l’air de vivre et de ne pas savoir qu’ils vivent. D’ailleurs, moi-même, depuis que je suis auprès d’eux, je ne vis plus. Entre autres jours, aujourd’hui, qu’ai-je fait ? J’ai dû vous quitter dès 9 heures : à peine avant de partir ai-je eu le temps de lire un peu ; c’est le seul bon moment du jour. Votre frère m’attendait chez le notaire, et après le notaire il ne m’a pas lâché ; j’ai dû voir avec lui le tapissier ; il m’a gêné chez l’ébéniste et je ne l’ai laissé que chez Gaston ; j’ai déjeuné dans le quartier avec Philippe, puis j’ai retrouvé Louis qui m’attendait au café : entendu avec lui l’absurde cours de Théodore que j’ai complimenté à la sortie ; pour refuser son invitation du dimanche, j’ai dû l’accompagner chez Arthur ; avec Arthur, été voir une exposition d’aquarelles ; été déposer des cartes chez Albertine et chez Julie… Exténué, je rentre et vous trouve aussi fatiguée que moi-même, ayant vu Adeline, Marthe, Jeanne, Sophie… et quand le soir, maintenant, je repasse toutes ces occupations du jour, je sens ma journée si vaine et elle me paraît si vide, que je voudrais la ressaisir au vol, la recommencer heure après heure et que je suis triste à pleurer.

Pourtant je n’aurais pas su dire ni ce que j’entendais par vivre, ni si le goût que j’avais pris d’une vie plus spacieuse et aérée, moins contrainte et moins soucieuse d’autrui, n’était pas le secret très simple de ma gêne ; ce secret me semblait bien plus mystérieux : un secret de ressuscité, pensais-je, car je restais un étranger parmi les autres, comme quelqu’un qui revient de chez les morts. Et d’abord je ne ressentis qu’un assez douloureux désarroi ; mais bientôt un sentiment très neuf se fit jour. Je n’avais éprouvé nul orgueil, je l’affirme, lors de la publication des travaux qui me valurent tant d’éloges. Était-ce de l’orgueil, à présent ? Peut-être ; mais du moins aucune nuance de vanité ne s’y mêlait. C’était, pour la première fois, la conscience de ma valeur propre : ce qui me séparait, me distinguait des autres, importait ; ce que personne d’autre que moi ne disait ni ne pouvait dire, c’était ce que j’avais à dire.

Mon cours commença tôt après ; le sujet m’y portant, je gonflai ma première leçon de toute ma passion nouvelle. À propos de l’extrême civilisation latine, je peignais la culture artistique, montant à fleur de peuple, à la manière d’une sécrétion, qui d’abord indique pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, durcit, s’oppose à tout parfait contact de l’esprit avec la nature, cache sous l’apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine où l’esprit gêné languit et bientôt s’étiole, puis meurt. Enfin, poussant à bout ma pensée, je disais la Culture, née de la vie, tuant la vie.

Les historiens blâmèrent une tendance, dirent-ils, aux généralisations trop rapides. D’autres blâmèrent ma méthode ; et ceux qui me complimentèrent furent ceux qui m’avaient le moins compris.


Ce fut à la sortie de mon cours que je revis pour la première fois Ménalque. Je ne l’avais jamais beaucoup fréquenté, et, peu de temps avant mon mariage, il était reparti pour une de ces explorations lointaines qui nous privaient de lui parfois plus d’une année. Jadis il ne me plaisait guère ; il semblait fier et ne s’intéressait pas à ma vie. Je fus donc étonné de le voir à ma première leçon. Son insolence même, qui m’écartait de lui d’abord, me plut, et le sourire qu’il me fit me parut plus charmant de ce que je le savais plus rare. Récemment un absurde, un honteux procès à scandale avait été pour les journaux une commode occasion de le salir ; ceux que son dédain et sa supériorité blessaient s’emparèrent de ce prétexte à leur vengeance ; et ce qui les irritait le plus, c’est qu’il n’en parût pas affecté.

– Il faut, répondait-il aux insultes, laisser les autres avoir raison, puisque cela les console de n’avoir pas autre chose.

Mais « la bonne société » s’indigna et ceux qui, comme l’on dit, « se respectent » crurent devoir se détourner de lui et lui rendre ainsi son mépris. Ce me fut une raison de plus : attiré vers lui par une secrète influence, je m’approchai et l’embrassai amicalement devant tous.

Voyant avec qui je causais, les derniers importuns se retirèrent ; je restai seul avec Ménalque.

Après les irritantes critiques et les ineptes compliments, ses quelques paroles au sujet de mon cours me reposèrent.

– Vous brûlez ce que vous adoriez, dit-il. Cela est bien. Vous vous y prenez tard ; mais la flamme est d’autant plus nourrie. Je ne sais encore si je vous entends bien ; vous m’intriguez. Je ne cause pas volontiers, mais voudrais causer avec vous. Dînez donc avec moi ce soir.

– Cher Ménalque, lui répondis-je, vous semblez oublier que je suis marié.

– Oui, c’est vrai, reprit-il ; à voir la cordiale franchise avec laquelle vous osiez m’aborder, j’avais pu vous croire plus libre.

Je craignis de l’avoir blessé ; plus encore de paraître faible, et lui dis que je le rejoindrais après le dîner.


À Paris, toujours en passage, Ménalque logeait à l’hôtel ; il s’y était, pour ce séjour, fait aménager plusieurs pièces en manière d’appartement ; il avait là ses domestiques, mangeait à part, vivait à part, avait étendu sur les murs, sur les meubles dont la banale laideur l’offusquait, quelques étoffes de haut prix qu’il avait rapportées du Népal et qu’il achevait, disait-il, de salir avant de les offrir à un musée. Ma hâte à le rejoindre avait été si grande que je le surpris encore à table quand j’entrai ; et comme je m’excusais de troubler son repas :

– Mais, me dit-il, je n’ai pas l’intention de l’interrompre et compte bien que vous me le laisserez achever. Si vous étiez venu dîner, je vous aurais offert du Chiraz, de ce vin que chantait Hafiz, mais il est trop tard à présent ; il faut être à jeun pour le boire ; prendrez-vous du moins des liqueurs ?

J’acceptai, pensant qu’il en prendrait aussi ; puis, voyant qu’on n’apportait qu’un verre, je m’étonnai :

– Excusez-moi, dit-il, mais je n’en bois presque jamais.

– Craindriez-vous de vous griser ?

– Oh ! répondit-il, au contraire ! Mais je tiens la sobriété pour une plus puissante ivresse ; j’y garde ma lucidité.

– Et vous versez à boire aux autres…

Il sourit.

– Je ne peux, dit-il, exiger de chacun mes vertus. C’est déjà beau si je retrouve en eux mes vices…

– Du moins fumez-vous ?

– Pas davantage. C’est une ivresse impersonnelle, négative, et de trop facile conquête ; je cherche dans l’ivresse une exaltation et non une diminution de la vie. — Laissons cela. Savez-vous d’où je viens ? — De Biskra. — Ayant appris que vous veniez d’y passer, j’ai voulu rechercher vos traces. Qu’était-il donc venu faire à Biskra, cet aveugle érudit, ce liseur ? — Je n’ai coutume d’être discret que pour ce qu’on me confie ; pour ce que j’apprends par moi-même, ma curiosité, je l’avoue, est sans bornes. J’ai donc cherché, fouillé, questionné, partout où j’ai pu. Mon indiscrétion m’a servi, puisqu’elle m’a donné le désir de vous revoir ; puisqu’au lieu du savant routinier que je voyais en vous naguère, je sais que je dois voir à présent… c’est à vous de m’expliquer quoi.

Je sentis que je rougissais.

– Qu’avez-vous donc appris sur moi, Ménalque ?

– Vous voulez le savoir ? Mais n’ayez donc pas peur ! Vous connaissez assez vos amis et les miens pour savoir que je ne peux parler de vous à personne. Vous avez vu si votre cours était compris ?

– Mais, dis-je avec une légère impatience, rien ne me montre encore que je puisse vous parler plus qu’aux autres. Allons ! qu’est-ce que vous avez appris sur moi.

– D’abord, vous aviez été malade.

– Mais cela n’a rien de…

– Oh ! c’est déjà très important. Puis on m’a dit que vous sortiez volontiers seul, sans livre (et c’est là que j’ai commencé d’admirer), ou, lorsque vous n’étiez plus seul, accompagné moins volontiers de votre femme que d’enfants… Ne rougissez donc pas, ou je ne vous dis pas la suite.

– Racontez sans me regarder.

– Un des enfants – il avait nom Moktir s’il m’en souvient – beau comme peu, voleur et pipeur comme aucun, me parut en avoir long à dire ; j’attirai, j’achetai sa confiance, ce qui, vous le savez, n’est pas facile, car je crois qu’il mentait encore en disant qu’il ne mentait plus… Ce qu’il m’a raconté de vous, dites-moi donc si c’est véritable.

Ménalque cependant s’était levé et avait sorti d’un tiroir une petite boîte qu’il ouvrit.

– Ces ciseaux étaient-ils à vous ? dit-il en me tendant quelque chose d’informe, de rouillé, d’épointé, de faussé ; je n’eus pas grand-peine pourtant à reconnaître là les petits ciseaux que m’avait escamotés Moktir.

– Oui ; ce sont ceux, c’étaient ceux de ma femme.

– Il prétend vous les avoir pris pendant que vous tourniez la tête, un jour que vous étiez seul avec lui dans une chambre ; mais l’intéressant n’est pas là ; il prétend qu’à l’instant qu’il les cachait dans son burnous, il a compris que vous le surveilliez dans une glace et surpris le reflet de votre regard l’épier. Vous aviez vu le vol et vous n’avez rien dit ! Moktir s’est montré fort surpris de ce silence… moi aussi.

– Je ne le suis pas moins de ce que vous me dites : comment ! il savait donc que je l’avais surpris !

– Là n’est pas l’important ; vous jouiez au plus fin ; à ce jeu, ces enfants nous rouleront toujours. Vous pensiez le tenir et c’était lui qui vous tenait… Là n’est pas l’important. Expliquez-moi votre silence.

– Je voudrais qu’on me l’expliquât.

Nous restâmes pendant quelque temps sans parler. Ménalque, qui marchait de long en large dans la pièce, alluma distraitement une cigarette, puis tout aussitôt la jeta.

– Il y a là, reprit-il, un « sens », comme disent les autres, un « sens » qui semble vous manquer, cher Michel.

– Le « sens moral », peut-être, dis-je en m’efforçant de sourire.

– Oh ! simplement celui de la propriété.

– Il ne me paraît pas que vous l’ayez beaucoup vous-même.

– Je l’ai si peu qu’ici, voyez, rien n’est à moi ; pas même ou surtout pas le lit où je me couche. J’ai l’horreur du repos ; la possession y encourage et dans la sécurité l’on s’endort ; j’aime assez vivre pour prétendre vivre éveillé, et maintiens donc, au sein de mes richesses mêmes, ce sentiment d’état précaire par quoi j’exaspère, ou du moins j’exalte ma vie. Je ne peux pas dire que j’aime le danger, mais j’aime la vie hasardeuse et veux qu’elle exige de moi, à chaque instant, tout mon courage, tout mon bonheur et toute ma santé…

– Alors que me reprochez-vous ? interrompis-je.

– Oh ! que vous me comprenez mal, cher Michel ; pour un coup que je fais la sottise d’essayer de professer ma foi !… Si je me soucie peu, Michel, de l’approbation ou de la désapprobation des hommes, ce n’est pas pour venir approuver ou désapprouver à mon tour ; ces mots n’ont pour moi pas grand sens. J’ai parlé beaucoup trop de moi tout à l’heure ; de me croire compris m’entraînait… Je voulais simplement vous dire que pour quelqu’un qui n’a pas le sens de la propriété, vous semblez posséder beaucoup ; c’est grave.

– Que possédé-je tant ?

– Rien, si vous le prenez sur ce ton… Mais n’ouvrez-vous pas votre cours ? N’êtes-vous pas propriétaire en Normandie ? Ne venez-vous pas de vous installer, et luxueusement, à Passy ? Vous êtes marié. N’attendez-vous pas un enfant ?

– Eh bien ! dis-je impatienté, cela prouve simplement que j’ai su me faire une vie plus « dangereuse » (comme vous dites) que la vôtre.

– Oui, simplement, redit ironiquement Ménalque ; puis, se retournant brusquement, et me tendant la main :

– Allons, adieu ; voilà qui suffit pour ce soir, et nous ne dirions rien de mieux. Mais, à bientôt.

Je restai quelque temps sans le revoir.


De nouveaux soins, de nouveaux soucis m’occupèrent ; un savant italien me signala des documents nouveaux qu’il mit au jour et que j’étudiai longuement pour mon cours. Sentir ma première leçon mal comprise avait éperonné mon désir d’éclairer différemment et plus puissamment les suivantes ; je fus par là porté à poser en doctrine ce que je n’avais fait d’abord que hasarder à titre d’ingénieuse hypothèse. Combien d’affirmateurs doivent leur force à cette chance de n’avoir pas été compris à demi-mot ! Pour moi je ne peux discerner, je l’avoue, la part d’entêtement qui peut-être vint se mêler au besoin d’affirmation naturelle. Ce que j’avais de neuf à dire me parut d’autant plus urgent que j’avais plus de mal à le dire, et surtout à le faire entendre.

Mais combien les phrases, hélas ! devenaient pâles près des actes ! La vie, le moindre geste de Ménalque n’était-il pas plus éloquent mille fois que mon cours ? Ah ! que je compris bien, dès lors, que l’enseignement presque tout moral des grands philosophes antiques ait été d’exemple autant et plus encore que de paroles !


Ce fut chez moi que je revis Ménalque, près de trois semaines après notre première rencontre. Ce fut presque à la fin d’une réunion trop nombreuse. Pour éviter un dérangement quotidien, Marceline et moi préférions laisser nos portes grandes ouvertes le jeudi soir ; nous les fermions ainsi plus aisément les autres jours. Chaque jeudi, ceux qui se disaient nos amis venaient donc ; la belle dimension de nos salons nous permettait de les recevoir en grand nombre et la réunion se prolongeait fort avant dans la nuit. Je pense que les attirait surtout l’exquise grâce de Marceline et le plaisir de converser entre eux, car, pour moi, dès la seconde de ces soirées, je ne trouvai plus rien à écouter, rien à dire, et dissimulai mal mon ennui. J’errais du fumoir au salon, de l’antichambre à la bibliothèque, accroché parfois par une phrase, observant peu et regardant comme au hasard.

Antoine, Étienne et Godefroy discutaient le dernier vote de la Chambre, vautrés sur les délicats fauteuils de ma femme. Hubert et Louis maniaient sans précaution et froissaient d’admirables eaux-fortes de la collection de mon père. Dans le fumoir, Mathias, pour écouter mieux Léonard, avait posé son cigare ardent sur une table en bois de rose. Un verre de curaçao s’était répandu sur le tapis. Les pieds boueux d’Albert, impudemment couché sur un divan, salissaient une étoffe. Et la poussière qu’on respirait était faite de l’horrible usure des choses… Il me prit une furieuse envie de pousser tous mes invités par les épaules. Meubles, étoffes, estampes, à la première tache perdaient pour moi toute valeur ; choses tachées, choses atteintes de maladie et comme désignées par la mort. J’aurais voulu tout protéger, mettre tout sous clef pour moi seul. Que Ménalque est heureux, pensai-je, qui n’a rien ! Moi, c’est parce que je veux conserver que je souffre. Que m’importe au fond tout cela ?… – Dans un petit salon moins éclairé, séparé par une glace sans tain, Marceline ne recevait que quelques intimes ; elle était à demi étendue sur des coussins ; elle était affreusement pâle, et me parut si fatiguée que j’en fus effrayé soudain et me promis que cette réception serait la dernière. Il était déjà tard. J’allais regarder l’heure à ma montre quand je sentis dans la poche de mon gilet les petits ciseaux de Moktir.

– Et pourquoi les avait-il volés, celui-là, si c’était aussitôt pour les abîmer, les détruire ? — À ce moment, quelqu’un frappa sur mon épaule ; je me retournai brusquement : c’était Ménalque.

Il était, presque le seul, en habit. Il venait d’arriver. Il me pria de le présenter à ma femme ; je ne l’eusse certes pas fait de moi-même. Ménalque était élégant, presque beau ; d’énormes moustaches, tombantes, déjà grises, coupaient son visage de pirate ; la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté. Il ne fut pas plus tôt devant Marceline que je compris qu’il ne lui plaisait pas. Après qu’il eut avec elle échangé quelques banales phrases de politesse, je l’entraînai dans le fumoir.

J’avais appris le matin même la nouvelle mission dont le ministère des colonies le chargeait ; divers journaux rappelant à ce sujet son aventureuse carrière semblaient oublier leurs basses insultes de la veille et ne trouvaient pas de termes assez vifs pour le louer. Ils exagéraient à l’envi les services rendus au pays, à l’humanité tout entière par les étranges découvertes de ses dernières explorations, tout comme s’il n’entreprenait rien que dans un but humanitaire : et l’on vantait de lui des traits d’abnégation, de dévouement, de hardiesse, tout comme s’il devait chercher une récompense en ces éloges.

Je commençais de le féliciter ; il m’interrompit dès les premiers mots :

– Eh quoi ! vous aussi, cher Michel ; vous ne m’aviez pourtant pas d’abord insulté, dit-il. Laissez donc aux journaux ces bêtises. Ils semblent s’étonner aujourd’hui qu’un homme de mœurs décriées puisse pourtant avoir encore quelques vertus. Je ne sais faire en moi les distinctions et les réserves qu’ils prétendent établir, et n’existe qu’en totalité. Je ne prétends à rien qu’au naturel, et pour chaque action, le plaisir que j’y prends m’est signe que je devais la faire.

– Cela peut mener loin, lui dis-je.

– J’y compte bien, reprit Ménalque. Ah ! si tous ceux qui nous entourent pouvaient se persuader de cela. Mais la plupart d’entre eux pensent n’obtenir d’eux-mêmes rien de bon que par la contrainte ; ils ne se plaisent que contrefaits. C’est à soi-même que chacun prétend le moins ressembler. Chacun se propose un patron, puis l’imite ; même il ne choisit pas le patron qu’il imite ; il accepte un patron tout choisi. Il y a pourtant, je le crois, d’autres choses à lire, dans l’homme. On n’ose pas. On n’ose pas tourner la page. – Lois de l’imitation ; je les appelle : lois de la peur. On a peur de se trouver seul : et l’on ne se trouve pas du tout. Cette agoraphobie morale m’est odieuse ; c’est la pire des lâchetés. Pourtant c’est toujours seul qu’on invente. Mais qui cherche ici d’inventer ? Ce que l’on sent en soi de différent, c’est précisément ce que l’on possède de rare, ce qui fait à chacun sa valeur – et c’est là ce que l’on tâche de supprimer. On imite. Et l’on prétend aimer la vie.

Je laissais Ménalque parler ; ce qu’il disait, c’était précisément ce que le mois d’avant, moi, je disais à Marceline ; et j’aurais donc dû l’approuver. Pourquoi, par quelle lâcheté l’interrompis-je, et lui dis-je, imitant Marceline, la phrase mot pour mot par laquelle elle m’avait alors interrompu : – Vous ne pouvez pourtant, cher Ménalque, demander à chacun de différer de tous les autres… Ménalque se tut brusquement, me regarda d’une façon bizarre, puis, comme Eusèbe précisément s’approchait pour prendre congé de moi, il me tourna le dos sans façon et alla s’entretenir avec Hector.

Aussitôt dite, ma phrase m’avait paru stupide ; et je me désolai surtout qu’elle pût faire croire à Ménalque que je me sentais attaqué par ses paroles. – Il était tard ; mes invités partaient. Quand le salon fut presque vide, Ménalque revint à moi :

– Je ne puis vous quitter ainsi, me dit-il. Sans doute j’ai mal compris vos paroles. Laissez-moi du moins l’espérer…

– Non, répondis-je. Vous ne les avez pas mal comprises… mais elles n’avaient aucun sens ; et je ne les eus pas plus tôt dites que je souffris de leur sottise, – et surtout de sentir qu’elles allaient me ranger à vos yeux précisément parmi ceux dont vous faisiez le procès tout à l’heure, et qui, je vous l’affirme, me sont odieux comme à vous. Je hais tous les gens à principes.

– Ils sont, reprit Ménalque en riant, ce qu’il y a de plus détestable en ce monde. On ne saurait attendre d’eux aucune espèce de sincérité ; car ils ne font jamais que ce que leurs principes ont décrété qu’ils devaient faire, ou, sinon, ils regardent ce qu’ils font comme mal fait. Au seul soupçon que vous pouviez être un des leurs, j’ai senti la parole se glacer sur mes lèvres. Le chagrin qui m’a pris aussitôt m’a révélé combien mon affection pour vous était vive ; j’ai souhaité m’être mépris – non dans mon affection mais dans le jugement que je portais.

– En effet, votre jugement était faux.

– Ah ! n’est-ce pas, dit-il en me prenant la main brusquement. Écoutez ; je dois partir bientôt, mais je voudrais vous voir encore. Mon voyage sera, cette fois, plus long et hasardeux que tous les autres ; je ne sais quand je reviendrai. Je dois partir dans quinze jours ; ici, chacun ignore que mon départ est si proche ; je vous l’annonce secrètement. Je pars dès l’aube. La nuit qui précède un départ est pour moi chaque fois une nuit d’angoisses affreuses. Prouvez-moi que vous n’êtes pas homme à principes ; puis-je compter que vous voudrez bien passer cette dernière nuit près de moi ?

– Mais nous nous reverrons avant, lui dis-je, un peu surpris.

– Non. Durant ces quinze jours je n’y serai plus pour personne ; et ne serai même pas à Paris. Demain je pars pour Budapest ; dans six jours je dois être à Rome. Ici et là sont des amis que je veux embrasser avant de quitter l’Europe. Un autre m’attend à Madrid…

– C’est entendu, je passerai cette nuit de veille avec vous.

– Et nous boirons du vin de Chiraz, dit Ménalque.


Quelques jours après cette soirée, Marceline commença d’aller moins bien. J’ai déjà dit qu’elle était souvent fatiguée ; mais elle évitait de se plaindre, et comme j’attribuais à son état cette fatigue, je la croyais très naturelle et j’évitais de m’inquiéter. Un vieux médecin assez sot, ou insuffisamment renseigné, nous avait tout d’abord rassurés à l’excès. Cependant des troubles nouveaux, accompagnés de fièvre, me décidèrent à appeler le Docteur Tr. qui passait alors pour le plus avisé spécialiste. Il s’étonna que je ne l’eusse pas appelé plus tôt, et prescrivit un régime strict que, depuis quelque temps déjà, elle eût dû suivre. Par un très imprudent courage, Marceline s’était jusqu’à ce jour surmenée ; jusqu’à la délivrance, qu’on attendait vers la fin de janvier, elle devait garder la chaise longue. Sans doute un peu inquiète et plus dolente qu’elle ne voulait l’avouer, Marceline se plia très doucement aux prescriptions les plus gênantes. Une courte révolte pourtant l’agita lorsque Tr. lui ordonna de la quinine, à des doses dont elle savait que son enfant pouvait souffrir. Durant trois jours, elle refusa obstinément d’en prendre ; puis, la fièvre augmentant, à cela aussi elle dut se soumettre ; mais ce fut cette fois avec une grande tristesse et comme un douloureux renoncement à l’avenir ; une sorte de résignation religieuse rompit la volonté qui la soutenait jusqu’alors, de sorte que son état empira brusquement durant les quelques jours qui suivirent.

Je l’entourai de plus de soins encore et la rassurai de mon mieux, me servant des paroles mêmes de Tr. qui ne voyait en son état rien de bien grave ; mais la violence de ses craintes finit par m’alarmer à mon tour. Ah ! combien dangereusement déjà notre bonheur se reposait sur l’espérance ! et de quel futur incertain ! Moi qui d’abord ne trouvais de goût qu’au passé, la subite saveur de l’instant m’a pu griser un jour, pensai-je, mais le futur désenchante l’heure présente, plus encore que le présent ne désenchanta le passé ; et depuis notre nuit de Sorrente, déjà tout mon amour, toute ma vie se projettent sur l’avenir.

Cependant le soir vint que j’avais promis à Ménalque ; et malgré mon ennui d’abandonner toute une nuit d’hiver Marceline, je lui fis accepter de mon mieux la solennité du rendez-vous, la gravité de ma promesse. Marceline allait un peu mieux ce soir-là, et pourtant j’étais inquiet ; une garde me remplaça près d’elle. Mais, sitôt dans la rue, mon inquiétude prit une force nouvelle ; je la repoussai, luttai contre elle, m’irritant contre moi de ne pas mieux m’en libérer. Je parvins ainsi peu à peu à un état de surtension, d’exaltation singulière, très différente et très proche à la fois de l’inquiétude douloureuse qui l’avait fait naître, mais plus proche encore du bonheur. Il était tard ; je marchais à grands pas ; la neige commença de tomber abondante ; j’étais heureux de respirer enfin un air plus vif, de lutter contre le froid, heureux contre le vent, la nuit, la neige ; je savourais mon énergie.

Ménalque, qui m’entendit venir, parut sur le palier de l’escalier. Il m’attendait sans patience. Il était pâle et paraissait un peu crispé. Il me débarrassa de mon manteau, et me força de changer mes bottes mouillées contre de molles pantoufles persanes. Sur un guéridon, près du feu, étaient posées des friandises. Deux lampes éclairaient la pièce, moins que ne le faisait le foyer. Ménalque, dès l’abord, s’informa de la santé de Marceline. Pour simplifier, je répondis qu’elle allait très bien.

– Votre enfant, vous l’attendez bientôt ? reprit-il.

– Dans deux mois.

Ménalque s’inclina vers le feu, comme s’il eût voulu cacher son visage. Il se taisait. Il se tut si longtemps que j’en fus à la fin tout gêné, ne sachant non plus que lui dire. Je me levai, fis quelques pas, puis, m’approchant de lui, posai ma main sur son épaule. Alors, comme s’il continuait sa pensée :

– Il faut choisir, murmura-t-il. L’important, c’est de savoir ce que l’on veut…

– Eh ! ne voulez-vous pas partir ? lui demandai-je, incertain du sens que je devais donner à ses paroles.

– Il paraît.

– Hésiteriez-vous donc ?

– À quoi bon ? — Vous qui avez femme et enfant, restez… Des mille formes de la vie, chacun ne peut connaître qu’une. Envier le bonheur d’autrui, c’est folie ; on ne saurait pas s’en servir. Le bonheur ne se veut pas tout fait, mais sur mesure. — Je pars demain ; je sais : j’ai tâché de tailler ce bonheur à ma taille… Gardez le bonheur calme du foyer…

– C’est à ma taille aussi que j’avais taillé mon bonheur, m’écriai-je. Mais j’ai grandi. À présent mon bonheur me serre. Parfois, j’en suis presque étranglé !…

– Bah ! vous vous y ferez ! dit Ménalque ; puis il se campa devant moi, plongea son regard dans le mien, et comme je ne trouvais rien à dire, il sourit un peu tristement : – On croit que l’on possède, et l’on est possédé, reprit-il. – Versez-vous du Chiraz, cher Michel ; vous n’en goûterez pas souvent ; et mangez de ces pâtes roses que les Persans prennent avec. Pour ce soir je veux boire avec vous, oublier que je pars demain, et causer comme si cette nuit était longue… Savez-vous ce qui fait de la poésie aujourd’hui et de la philosophie surtout, lettres mortes ? C’est qu’elles se sont séparées de la vie. La Grèce, elle, idéalisait à même la vie ; de sorte que la vie de l’artiste était elle-même déjà une réalisation poétique ; la vie du philosophe, une mise en action de sa philosophie ; de sorte aussi que, mêlées à la vie, au lieu de s’ignorer, la philosophie alimentant la poésie, la poésie exprimant la philosophie, cela était d’une persuasion admirable. Aujourd’hui la beauté n’agit plus ; l’action ne s’inquiète plus d’être belle ; et la sagesse opère à part.

– Pourquoi, dis-je, vous qui vivez votre sagesse, n’écrivez-vous pas vos mémoires ? – ou simplement, repris-je en le voyant sourire, les souvenirs de vos voyages ?

– Parce que je ne veux pas me souvenir, répondit-il. Je croirais, ce faisant, empêcher d’arriver l’avenir et faire empiéter le passé. C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. Jamais, d’avoir été heureux, ne me suffit. Je ne crois pas aux choses mortes, et confonds n’être plus, avec n’avoir jamais été.

Je m’irritais enfin de ces paroles, qui précédaient trop ma pensée ; j’eusse voulu tirer arrière, l’arrêter ; mais je cherchais en vain à contredire, et d’ailleurs m’irritais contre moi-même plus encore que contre Ménalque. Je restai donc silencieux. Lui, tantôt allant et venant à la façon d’un fauve en cage, tantôt se penchant vers le feu, tantôt se taisait longuement, puis tantôt, brusquement, disait :

– Si encore nos médiocres cerveaux savaient bien embaumer les souvenirs ! Mais ceux-ci se conservent mal. Les plus délicats se dépouillent, les plus voluptueux pourrissent ; les plus délicieux sont les plus dangereux dans la suite. Ce dont on se repent était délicieux d’abord.

De nouveau, long silence ; et puis il reprenait :

– Regrets, remords, repentirs, ce sont joies de naguère, vues de dos. Je n’aime pas regarder en arrière, et j’abandonne au loin mon passé, comme l’oiseau, pour s’envoler, quitte son ombre. Ah ! Michel, toute joie nous attend toujours, mais veut trouver la couche vide, être la seule, et qu’on arrive à elle comme un veuf. – Ah ! Michel ! toute joie est pareille à cette manne du désert qui se corrompt d’un jour à l’autre ; elle est pareille à l’eau de la source Amélès qui, raconte Platon, ne se pouvait garder dans aucun vase… Que chaque instant emporte tout ce qu’il avait apporté.

Ménalque parla longtemps encore ; je ne puis rapporter ici toutes ses phrases ; beaucoup pourtant se gravèrent en moi, d’autant plus fortement que j’eusse désiré les oublier plus vite ; non qu’elles m’apprissent rien de bien neuf — mais elles mettaient à nu brusquement ma pensée; une pensée que je couvrais de tant de voiles, que j’avais presque pu l’espérer étouffée. Ainsi s’écoula la veillée.

Quand, au matin, après avoir conduit Ménalque au train qui l’emporta, je m’acheminai seul pour rentrer près de Marceline, je me sentis plein d’une tristesse abominable, de haine contre la joie cynique de Ménalque; je voulais qu’elle fût factice ; je m’efforçais de la nier. Je m’irritais de n’avoir rien su lui répondre : je m’irritais d’avoir dit quelques mots qui l’eussent fait douter de mon bonheur, de mon amour. Et je me cramponnais à mon douteux bonheur, à mon « calme bonheur », comme disait Ménalque; je ne pouvais, hélas ! en écarter l’inquiétude, mais prétendais que cette inquiétude servît d’aliment à l’amour. Je me penchais vers l’avenir où déjà je voyais mon petit enfant me sourire ; pour lui se reformait et se fortifiait ma morale… Décidément je marchais d’un pas ferme.

Hélas ! quand je rentrai, ce matin-là, un désordre inaccoutumé me frappa dès la première pièce. La garde vint à ma rencontre et m’apprit, à mots tempérés, que d’affreuses angoisses avaient saisi ma femme dans la nuit, puis des douleurs, bien qu’elle ne se crût pas encore au terme de sa grossesse ; que se sentant très mal, elle avait envoyé chercher le docteur, que celui-ci, bien qu’arrivé en hâte dans la nuit, n’avait pas encore quitté la malade ; puis, voyant ma pâleur je pense, elle voulut me rassurer, me disant que tout allait déjà bien mieux, que… Je m’élançai vers la chambre de Marceline.

La chambre était peu éclairée ; et d’abord je ne distinguai que le docteur qui, de la main, m’imposa silence ; puis, dans l’ombre, une figure que je ne connaissais pas. Anxieusement, sans bruit, je m’approchai du lit. Marceline avait les yeux fermés ; elle était si terriblement pâle que d’abord je la crus morte ; mais, sans ouvrir les yeux, elle tourna vers moi la tête. Dans un coin sombre de la pièce, la figure inconnue rangeait, cachait divers objets ; je vis des instruments luisants, de l’ouate ; je vis, crus voir, un linge taché de sang… Je sentis que je chancelais. Je tombai presque vers le Docteur ; il me soutint. Je comprenais ; j’avais peur de comprendre.

– Le petit ? demandai-je anxieusement.

Il eut un triste haussement d’épaules. – Sans plus savoir ce que je faisais, je me jetai contre le lit, en sanglotant. Ah ! subit avenir ! Le terrain cédait brusquement sous mon pas ; devant moi n’était plus qu’un trou vide où je trébuchais tout entier.


Ici tout se confond en un ténébreux souvenir. Pourtant Marceline sembla d’abord assez vite se remettre. Les vacances du début de l’année me laissant un peu de répit, je pus passer près d’elle presque toutes les heures du jour. Près d’elle je lisais, j’écrivais, ou lui faisais doucement la lecture. Je ne sortais jamais sans lui rapporter quelques fleurs. Je me souvenais des tendres soins dont elle m’avait entouré alors que moi j’étais malade, et l’entourais de tant d’amour que parfois elle en souriait, comme heureuse. Pas un mot ne fut échangé au sujet du triste accident qui meurtrissait nos espérances…

Puis la phlébite se déclara : et quand elle commença de décliner, une embolie, soudain, mit Marceline entre la vie et la mort. C’était la nuit ; je me revois penché sur elle, sentant, avec le sien, mon cœur s’arrêter ou revivre. Que de nuits la veillai-je ainsi ! le regard obstinément fixé sur elle, espérant, à force d’amour, insinuer un peu de ma vie en la sienne. Et si je ne songeais plus beaucoup au bonheur, ma seule triste joie était de voir parfois sourire Marceline.

Mon cours avait repris. Où trouvai-je la force de préparer mes leçons, de les dire ?… Mon souvenir se perd et je ne sais comment se succédèrent les semaines. – Pourtant un petit fait que je veux vous redire :

C’est un matin, peu de temps après l’embolie ; je suis auprès de Marceline ; elle semble aller un peu mieux, mais la plus grande immobilité lui est encore prescrite ; elle ne doit même pas remuer les bras. Je me penche pour la faire boire, et lorsqu’elle a bu et que je suis encore penché près d’elle, d’une voix que son trouble rend plus faible encore, elle me prie d’ouvrir un coffret que son regard me désigne ; il est là, sur la table ; je l’ouvre ; il est plein de rubans, de chiffons, de petits bijoux sans valeur ; – que veut-elle ? J’apporte près du lit la boîte ; je sors un à un chaque objet. Est-ce ceci ? cela ?… non ; pas encore ; et je la sens qui s’inquiète un peu. – Ah ! Marceline ! c’est ce petit chapelet que tu veux ! – Elle s’efforce de sourire.

– Tu crains donc que je ne te soigne pas assez ?

– Oh ! mon ami ! murmure-t-elle. – Et je me souviens de notre conversation de Biskra, de son craintif reproche en m’entendant repousser ce qu’elle appelle « l’aide de Dieu ». Je reprends un peu rudement :

— J’ai bien guéri tout seul.

— J’ai tant prié pour toi, répond-elle. — Elle dit cela tendrement, tristement ; je sens dans son regard une anxiété suppliante… Je prends le chapelet et le glisse dans sa main affaiblie qui repose sur le drap, contre elle. Un regard chargé de larmes et d’amour me récompense — mais auquel je ne puis répondre ; un instant encore je m’attarde, ne sais que faire, suis gêné ; enfin, n’y tenant plus :

— Adieu, lui dis-je — et je quitte la chambre, hostile, et comme si l’on m’en avait chassé.


Cependant l’embolie avait amené des désordres assez graves ; l’affreux caillot de sang, que le cœur avait rejeté, fatiguait et congestionnait les poumons, obstruait la respiration, la faisait difficile et sifflante. Je pensais ne plus la voir guérir. La maladie était entrée en Marceline, l’habitait désormais, la marquait, la tachait. C’était une chose abîmée.