L’Immigration et les immigrans aux États-Unis, souvenirs et notes de voyage

L’Immigration et les immigrans aux États-Unis, souvenirs et notes de voyage
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 376-402).


L’IMMIGRATION


AUX ÉTATS-UNIS

SOUVENIRS ET NOTES DE VOYAGE.


Quand on quitte l’Europe sur l’un de ces grands steamers qui partent de France ou d’Angleterre pour les États-Unis, on salue vers le septième jour les bancs de Terre-Neuve, où sont ancrés au milieu des brumes les bateaux qui pêchent la morue. On incline un peu vers le sud le cap, maintenu jusqu’alors à l’ouest, et l’on ne tarde pas à rencontrer les hardis pilotes qui viennent se faire hisser à bord, en plein océan, à 200 lieues du rivage américain. Bientôt, vers le dixième jour, on reconnaît un banc de sable, Sandy-Hook, qui est comme l’avant-garde de la terre-ferme, on longe une île verte et boisée, Staten-Island, qui rappelle aux Anglais l’île de Wight, on traverse un bras de mer resserré, les Narrows ou les Étroits, défendu à droite et à gauche par un fort, et l’on entre dans la baie de New-York, une des plus belles du monde, car elle peut soutenir la comparaison avec les baies tant vantées de Rio-Janeiro, San-Francisco ou Naples, et reçoit à elle seule plus de navires que toutes ces eaux réunies. Constantinople, avec sa Corne-d’Or, offre seule un coup d’œil plus magique ; mais la palme reste encore à New-York pour le nombre et le mouvement des navires, pour la densité de la population et pour l’heureuse situation topographique de cette ville commerciale, à peine connue il y a un siècle et aujourd’hui reine incontestée des deux Amériques. Elle est sur la nouvelle route de Paris à Shanghaï, et c’est le premier port du globe après Londres et Liverpool. Quatre villes, qui pour le voyageur n’en font en réalité qu’une seule, New-York, Brooklyn, Jersey-City, Hoboken, contenant ensemble près de 2 millions d’habitans, se mirent dans la baie, et un magnifique fleuve y amène ses eaux, l’Hudson, presque aussi large et profond que la baie elle-même, et navigable jusqu’à Albany, à 50 lieues de distance au nord, pour les navires du plus fort tonnage.

C’est le long de l’Hudson que s’alignent les quais en bois ou piers où viennent s’amarrer, chacun dans un bassin respectif construit aux frais des compagnies maritimes, les steamers arrivant d’Europe. Chaque navire, en allant vers sa jetée, passe devant un vaste édifice qui baigne ses pieds dans l’eau, et qui rappelle un cirque par son architecture aux formes circulaires : c’est Castle-Gardcn. Jadis c’était un fort qui défendait sur l’Hudson la pointe de l’île de Manhattan, où est bâti New-York ; aujourd’hui c’est le lieu de réception, en quelque sorte la gare, l’hôtel provisoire où débarquent ces nombreux émigrans qui viennent chaque année, au nombre de plusieurs centaines de mille, porter le secours de leurs bras à l’Amérique du Nord, la peupler, la cultiver, l’enrichir. C’est là qu’arrivent ces cargaisons humaines, ces essaims de robustes travailleurs, échappés des pays trop restreints ou trop pauvres de la vieille Europe, et qui, tout à coup transformés en citoyens de la jeune Amérique, entrent pour jamais dans le giron des États-Unis.

I.

Ce n’est qu’à partir de l’année 1820 que le mouvement d’émigration de l’Europe vers l’Amérique du Nord a pris un essor régulier et progressif. Au temps de la domination des Hollandais, qui en 1621 bâtirent New-York sous le nom de Nieuw-Amsterdam, et qui en 1664 perdirent cette colonie, qui passa dès lors aux mains des Anglais, il ne partait pour ces lointains parages qu’un navire ou deux par an. On essayait d’attirer les émigrans en leur donnant gratuitement le passage à bord des vaisseaux qui allaient ravitailler la colonie et en leur faisant des concessions de terres le long de l’Hudson. Il en vint ainsi, dans l’espace de quarante ans, quelques milliers à peine. Leurs descendans existent encore à New-York, à Albany, et ont même fourni un président, Yan Buren, à la république américaine. On continue à les désigner sous le sobriquet populaire de knickerbockers (porteurs de guêtres et de culottes), et ils apparaissent avec ce nom plaisant dans les romans de Cooper et d’Irving.

Sous la domination anglaise, les choses n’allèrent guère mieux. En 1710, le gouvernement de la métropole envoyait à ses frais sur l’Hudson environ 3 000 Allemands, chassés de la Souabe et du Palatinat par la guerre, la famine ou la persécution religieuse. Cet essai de colonisation officielle ne réussit pas. Le quart environ des émigrans mourut du scorbut ou du typhus en mer ou à l’arrivée, et d’ailleurs on cherchait des sujets et des mercenaires, les émigrans voulaient être indépendans et libres. Ceux qui vinrent à leurs frais, spontanément, furent plus heureux, entre autres ces Écossais qui sous la conduite du capitaine Campbell s’établirent sur le haut de l’Hudson, près du lac George (1740), et ces Allemands qui les premiers, vers la même époque, défrichèrent la vallée de Mohawk, entre l’Hudson et le lac Ontario.

Philadelphie l’emportait alors sur New-York, et la Pensylvanie avec ses quakers, dont la philanthropie avait séduit les Indiens eux-mêmes, attirait de préférence les colons. En ce temps-là, les immigrans étaient pour la plupart si pauvres, si dénués de toute ressource, qu’ils étaient obligés de se vendre à l’arrivée pour payer leur passage et les avances qu’on leur avait faites. Ils subissaient ainsi une sorte d’esclavage temporaire, et cet état de choses fut admis par la nouvelle république quand elle eut secoué le joug de l’Angleterre et proclamé son indépendance (1776). À l’arrivée de chaque navire, il s’établissait une sorte de marché public à bord, les capitaines et les armateurs réalisaient de gros bénéfices sur ce trafic de chair humaine. On se vendait pour un temps limité, mais toujours pour plusieurs années, par couples, par familles, comme ouvriers, comme domestiques. Les jeunes valaient naturellement plus que les vieux, et souvent les enfans forts et valides se vendaient seuls pour éviter le même sort à leurs parens. Si une famille avait perdu en mer un de ses membres, elle devait payer pour lui, et le temps de son engagement était doublé. Quelquefois les parens n’avaient pas honte de vendre eux-mêmes leurs enfans pour échapper à la servitude ; presque toujours du reste les membres d’une même famille, de gré ou de force, se trouvaient pour jamais séparés.

Dans ces sortes de foires, les cultivateurs robustes, les artisans habiles étaient surtout demandés ; les gens de professicuis libérales trouvaient peu de débouchés. Le voyageur allemand von Bülow raconte qu’en 1791 il vit un officier russe rester plus d’une semaine à bord du navire qui l’avait amené sans qu’il se présentât un acheteur. Le capitaine consentit à la fin à perdre sur ce colis invendable 50 pour 100 du prix fixé, et l’envoya sur le rivage pour qu’on l’examinât. L’officier parla aux chalands dans un anglais de fantaisie de l’exercice à la baïonnette, qu’il avait fort pratiqué, disait-il, contre les Turcs et les Polonais. Il ne connaissait que cela, et ne put pas plus qu’avant trouver d’acquéreur. Le capitaine et le consignataire, de guerre lasse, le laissèrent libre sous promesse qu’il paierait son passage au bout de six mois. Il se flattait de s’établir maître d’école, et le fut en réalité. « Ce qu’il enseigna aux filles et aux garçons qui vinrent chez lui, je ne saurais trop le dire, écrit von Bülow, à moins que ce ne fût l’exercice à la baïonnette[1]. »

Ces engagés plus ou moins volontaires, ainsi vendus temporairement à l’arrivée des navires d’Europe, eurent quelquefois une singulière destinée. Vers le milieu du siècle dernier, une pauvre orpheline allemande, Catherine Weissenberg, était débarquée à New-York et fut vendue comme servante à deux frères, Alexandre et Herman Philipps, ses compatriotes, fermiers dans la vallée de Mohawk. Catherine devint bientôt la belle de l’endroit ; elle eut plus d’un soupirant, mais pas un n’était assez riche pour l’acheter. Sur ces entrefaites, sir William Johnson, agent du gouvernement auprès des Indiens et l’un des hommes les plus éminens de la colonie, vint à passer. Il vit Catherine et résolut de l’épouser. Comme dans toutes les colonies naissantes, les femmes étaient en grande minorité à New-York, et l’on n’avait pas le choix. Sir William offrit à l’un des frères Philipps 5 livres sterling (125 francs) pour sa servante, en lui disant qu’il aurait affaire à lui, s’il n’acceptait pas de bon cœur. Devant les menaces d’un amoureux si résolu, le fermier céda et vendit Catherine à Johnson, qui sur-le-champ en fit sa femme. Le marché fut, dit-on, excellent pour toutes les parties, et, chose rare, ni le vendeur, ni l’acheteur, ni l’épousée ne s’en plaignirent.

Le sort des engagés dépendait évidemment du caractère du maître qui les avait pris. Si les uns n’étaient pas trop malheureux, les autres étaient souvent plus maltraités que des bêtes de somme. Plusieurs essayaient d’oublier leur infortune dans la boisson, d’autres recouraient au suicide. Ceux qui s’enfuyaient et qui étaient repris devaient servir une semaine de plus pour chaque jour d’absence, un mois pour chaque semaine, six mois pour chaque mois. Cette triste coutume de vendre les passagers pour leur faire solder le prix de leur voyage dura jusqu’en 1818, époque où la dernière vente eut lieu dans le port de Philadelphie. L’année d’avant, une de ces ventes s’était aussi effectuée dans l’état voisin, le Delaware, état à esclaves, et avait provoqué de violentes clameurs à la suite de faits honteux qui l’accompagnèrent. Quand l’émotion publique est excitée aux États-Unis par quelque abus criant, d’imposans meetings ne tardent pas à s’assembler, des pétitions sont adressées aux législatures d’états ou au congrès fédéral, et l’abus disparaît bientôt, moralement devant la réprobation de tous, légalement en vertu d’un décret : c’est ce qui eut lieu en 1819 pour les ventes das passagers de mer.

L’immigration, pour se produire, a besoin à la fois de protection et de liberté : aussi n’estime-t-on pas à plus de 6 000 par an le nombre des colons arrivés aux États-Unis dans la période qui s’étend de 1776 à 1820, et à plus de 250 000 leur nombre total. La révolution américaine et les guerres de Napoléon devaient du reste arrêter le flot des arrivans, qui comptèrent cependant parmi eux quelques personnages illustres, entre autres Talleyrand et Volney, échappés de France, l’un pendant la terreur, l’autre sous le directoire, et venus un moment aux États-Unis. Il était déjà de mode à cette époque, même en France, de porter ses regards au-delà de l’Atlantique, si l’on était mécontent de soi-même ou de son pays, et Chateaubriand avait précédé dans la jeune république les voyageurs que l’on vient de nommer.

La traversée de l’Atlantique était encore à la fin du siècle passé des plus longues et des plus périlleuses. Quand on revenait de ce voyage, on restait pour ses compatriotes un objet d’étonnement et d’admiration. On était surnommé « l’Américain, » et les récits du voyageur étaient écoutés avec avidité. Les émigrans s’embarquaient en bandes plus ou moins nombreuses, à leurs risques et périls, sur de petits bateaux à voiles qui mettaient souvent plusieurs mois pour franchir une distance qui ne demande aujourd’hui qu’une dizaine de jours à la vapeur. On naviguait encore à peu près comme au temps de Colomb. Ces bateaux n’étaient nullement aménagés pour ce genre de transport, et quelquefois les vivres manquaient. Il n’y avait aucun médecin à bord, et l’on n’y prenait aucun souci du confort et de l’hygiène. Il arrivait par momens qu’au milieu de ces êtres entassés dans un entre-pont bas, étroit, mal éclairé, mal ventilé, le typhus se déclarait tout à coup, la moitié des partans mourait en route, et on les jetait à l’eau. Les familles se trouvaient ainsi tristement réduites avant de toucher au rivage, une femme arrivait privée de son mari, et de jeunes enfans sans leur père. Aucune loi ne fixait le nombre des passagers qu’un navire pouvait prendre, ni la quantité d’eau et de provisions qu’il devait embarquer. C’était absolument comme à bord des navires négriers, et l’on n’y prenait pas plus de souci de la vie humaine.

On a conservé les détails de quelques-uns de ces tristes voyages, et des acteurs dignes de foi qui ont joué un rôle dans ces drames navrans ont raconté leurs odyssées. Le missionnaire morave George Jungmann, qui en 1731 vint avec toute sa famille en Amérique, d’Hockheim, petite ville du Palatinat, dut attendre trois semaines dans le port de Rotterdam avant que le navire levât l’ancre. On partit enfin avec 156 passagers (plus que le navire n’en pouvait prendre) et des provisions pour trois mois. On relâcha sur les côtes d’Angleterre, à Falmouth, et l’on perdit encore vingt jours. Après huit semaines de mer, les passagers furent mis à la ration, et pendant les deux derniers mois du voyage ne purent obtenir un morceau de pain. On ne leur donnait qu’un verre de mauvaise eau par jour, et ils durent vivre de rats et de souris. Un rat se vendait 18 pence (le penny vaut 10 centimes), une souris 6 pence, et on les considérait comme un régal. Le capitaine, pour faire composer les passagers dont il croyait la bourse bien garnie, s’étudiait à les laisser mourir de faim. Il n’y réussit que trop : 48 seulement atteignirent l’Amérique, tous les autres, c’est-à-dire 108, moururent à bord et furent jetés à la mer. Plus d’un en s’endormant ne se réveilla plus, et fut trouvé le matin dans son lit, raide et glacé, rongé par les rats. Le voyage dura vingt-cinq semaines. Jungmann y perdit sa mère et trois de ses frères et sœurs. En vue des côtes, les passagers se révoltèrent, débarquèrent le capitaine à Rhode-Island, et descendirent eux-mêmes à terre. Ils étaient dans un tel état d’affaiblissement qu’ils ne pouvaient se tenir debout, marchaient comme les bêtes, et firent pitié aux Indiens. Le 16 mai 1732, le peu qui restait de ces pauvres émigrans arriva enfin à Philadelphie : il y avait plus d’un an qu’ils étaient en route ! Il ne faudrait pas trop s’étonner au récit de ces aventures, qui n’étaient encore que trop fréquentes il y a une cinquantaine d’années ; aujourd’hui même ne relêve-t-on pas quelques faits de cette espèce, non-seulement dans le transport des coulies chinois ou hindous, mais encore dans celui des émigrans européens ? Heureusement que la loi a maintenant pourvu à une sévère répression de ces indignités[2].

Dès 1819, le congrès fédéral, par l’adoption de la loi dite Passenger Act, décidait que chaque navire ne pourrait transporter plus de 2 émigrans pour autant de fois qu’il mesurait 5 tonnes, soit 5 mètres cubes de jauge, et fixait la quantité d’eau et de vivres à embarquer d’après le chiffre des passagers, qui ne devaient plus être mis à la ration. Puis, comme aucun registre régulier n’avait encore été tenu au sujet de l’immigration, le congrès ordonna en outre que les receveurs des douanes transmettraient chaque trimestre au secrétaire d’état à Washington des tableaux statistiques où se trouveraient indiqués l’âge, le sexe, la nationalité, la profession des immigrans amenés par chaque navire. Cette loi, sur le premier point, était insuffisante, car rien n’y était prévu pour l’espace réel qu’on réservait aux passagers dans l’entrepont, où souvent deux rangées de cabines étaient dressées sur une hauteur de 5 pieds à peine. L’espace que le fret n’avait pas pris, on le louait à un agent d’émigration : les voyageurs venaient après les marchandises et n’étaient pas mieux traités qu’auparavant. Ils étaient entassés comme un troupeau dans un air corrompu, humide, qui ne tardait pas à devenir miasmatique et à engendrer parmi eux des maladies épidémiques, comme le scorbut, le typhus, la petite vérole ; c’était bien pis quand le choléra se déclarait à bord. Rien non plus n’était prévu dans la loi fédérale de 1819 pour la défense et la protection à terre des immigrans, qui, une fois débarqués, étaient le jouet de misérables organisés en bandes redoutées. Ceux-ci abusaient traîtreusement de leur ignorance et de leur crédulité, les volaient, les pillaient et les conduisaient à de prétendus hôtels et agences de transport où on les rançonnait de nouveau de la façon la plus scandaleuse. Malades ou infirmes, les immigrans ne trouvaient pas un appui plus efficace, et ils étaient indignement traités dans les prétendus asiles et hôpitaux libres destinés à les recevoir, et où on les laissait manquer de soins et de remèdes et mourir de faim dans une repoussante saleté.

Un état de choses si navrant ne pouvait durer ; l’opinion publique commençait à s’en inquiéter et de nouveau demandait que l’on vînt au secours des immigrans. En 1847, l’état de New-York provoqua une minutieuse enquête qui mit à jour tous les mauvais traitemens, toutes les honteuses vexations dont les passagers de mer étaient victimes, et infligea le blâme le plus sévère à ceux qui en étaient coupables. On forma un conseil de six commissaires chargés de la réception et de la défense des émigrans et qui prit le titre de Board of commissioners of emigration. Ils furent nommés par le gouverneur de l’état sur l’avis et l’approbation du sénat, et on leur adjoignit d’office le maire de New-York, celui de Brooklyn, le président de la société d’émigration irlandaise et celui de la société germanique, ce qui portait à dix le nombre total des membres du conseil. Celui-ci se divisa d’ailleurs en huit comités, ayant chacun des attributions distinctes, et donna à un agent général inspecteur, general agent and superintendent, pris en dehors des comités, le soin de centraliser toutes les opérations du board[3].

C’est à la même époque (1847) qu’était fondé en faveur des immigrans malades, infirmes ou dénués de tout soutien, l’hôpital et refuge de Ward’s-Island, situé sur l’île de ce nom, au milieu de la rivière de l’Est, à proximité et en face de New-York, devant l’espace qui s’étend entre la 100e et la 116e rue[4]. Depuis lors cet établissement charitable, qui est sous la surveillance des commissaires de l’émigration, n’a fait que s’embellir, ajoutant aux constructions déjà existantes de nouvelles constructions où l’on a tout prévu et où l’on a trouvé place pour tout, non-seulement des salles séparées pour les divers malades, pour les opérations chirurgicales, les accouchemens, mais encore une nursery pour l’allaitement des enfans, une école pour ceux qui sont plus âgés, une salle de travail pour les immigrans adultes et convalescens, une salle de lecture, etc. Les mesures protectrices prises par l’état de New-York stimulèrent le congrès fédéral. En 1855, il fit une nouvelle loi qui assurait aux émigrants 2 mètres cubes d’espace libre par tête et réglait de plus la ventilation du navire et la cuisson des alimens. Ce dernier point n’était pas sans importance, car auparavant les passagers n’avaient qu’une place très restreinte pour faire cuire eux-mêmes leur nourriture et se la disputaient sans cesse. En cette même année 1855, le conseil des commissaires de l’émigration s’établissait à Castle-Garden et y fixait, dans des conditions exceptionnelles de confort et de sécurité, le lieu de débarquement des émigrans, qui depuis n’a plus varié. C’est là aussi que les commissaires ont installé leurs différens bureaux.

Pendant que le gouvernement fédéral et l’état de New-York inauguraient ces diverses mesures de protection, les états européens qui fournissent des émigrans à l’Amérique imposaient des règlemens analogues aux agences et aux compagnies maritimes d’émigration, et exigeaient la présence d’un médecin à bord. Les navires à vapeur remplaçaient peu à peu les navires à voiles, surtout pour le transport des voyageurs, et les chances de mortalité en mer, jusque-là si grandes, disparaissaient presque complétement[5].

Assurés que l’immigration est une des forces vives de la république américaine, et que là surtout il n’y a rien de fait tant qu’il reste quelque chose à faire, le gouvernement fédéral et la législature de New-York ont continué de lutter à l’envi pour la protection des passagers de mer qui, en si grand nombre et si spontanément, se dirigent chaque année vers les États-Unis. En 1868, la législature de l’état de New-York promulguait une loi par laquelle les commissaires de l’émigration devaient connaître de toutes les plaintes des passagers sur leur traitement à bord, la qualité des vivres qui leur avaient été fournis, etc. Enfin en 1870 M. Hamilton Fish, secrétaire d’état (ministre des affaires étrangères) à Washington, prêtant l’oreille à des propositions faites par la confédération de l’Allemagne du nord, demandait aux divers gouvernemens européens de signer avec les États-Unis une convention internationale, dont il leur soumettait le projet, pour la protection des émigrans en mer. Bien que cette question ait depuis été plusieurs fois abordée dans les pourparlers diplomatiques, et tout récemment encore, l’Europe n’a pas jusqu’ici donné satisfaction au secrétaire d’état américain. On comprend combien la solution de cette affaire est délicate et pourquoi les divers états européens, peut-être moins intéressés que les États-Unis dans l’immigration américaine, ont jusqu’ici reculé devant la tenue du congrès international réclamé avec tant d’insistance par M. Hamilton Fish.

II.

Castle-Garden, lieu où débarquent depuis 1855 les émigrans qui arrivent à New-York, est, on l’a dit, un ancien fort transformé en une vaste rotonde en bois, à laquelle on a donné le nom d’Emigrant landing depot ou gare de débarquement des émigrans. Le nouvel édifice a conservé près du public le vieux nom de Castle-Garden, qui rappelle sa première destination. Tout y a été prévu pour un débarquement prompt et sûr, et pour mettre les arrivans à couvert des embûches de toute sorte auxquelles ils étaient auparavant exposés. Toutes les précautions sont prises pour qu’ils puissent sans retard continuer leur route vers le point de l’intérieur où ils entendent se diriger, eux et leurs bagages. Ils n’ont à payer aucuns frais de débarquement ni de portefaix, et la somme de 2 dollars 1/2, environ 12 fr. 50 c., que chacun verse une fois pour toutes entre les mains du trésorier du conseil d’émigration, est la seule qu’on leur réclame. C’est une sorte de capitation avec laquelle on couvre toutes les dépenses : la visite de la santé, les frais de médecin, d’hôpital, les honoraires de tous les employés, qui, à Castle-Garden seulement, ne sont pas moins d’une trentaine. Les diverses compagnies de transport par chemins de fer ou par bateaux à vapeur ont là des agens qui fournissent directement aux voyageurs des billets à prix coûtant, sans prélever aucune commission. Les bagages sont pesés avec soin et non plus, comme jadis, par des balances à faux poids ; l’excédant en est taxé à des prix très modérés. Toutes les informations, tous les avis sont en outre gratuitement fournis aux intéressés sur les différentes routes qu’ils peuvent prendre pour se rendre au lieu qu’ils ont choisi comme destination définitive. Quand ils ont à faire un séjour de quelque durée à New-York, ils peuvent laisser en dépôt le bagage dont ils n’ont pas besoin, et ne paient pour cela aucun droit de magasinage. En un mot, leur argent, leurs biens et leur personne sont respectés, et ils n’ont plus affaire à ces ignobles intermédiaires du dehors qui auparavant les volaient sans pudeur. Ceux-ci ont du reste disparu pour toujours devant les vigoureuses et salutaires mesures prises par les commissaires de l’émigration.

À peine arrivé en vue de la pointe de la Quarantaine, qui est à 6 milles de Castle-Garden, sur l’île de Staten, à l’entrée de la baie de New-York, chaque navire qui amène des émigrans est accosté par un officier de la santé. Celui-ci monte à bord, se fait indiquer le chiffre des passagers, des morts, s’il y en a eu durant le voyage, des malades et le genre de leur maladie, examine les conditions du navire sous le rapport de la propreté, reçoit les plaintes des voyageurs, et sur le tout dresse un rapport pour l’agent général inspecteur de Castle-Garden. Il reste à bord pour s’assurer qu’aucune personne étrangère n’y monte. Devant le quai de Castle-Garden, il est relevé par un officier de la police métropolitaine, détaché pour cela, et alors seulement les passagers débarquent. Un inspecteur des douanes, un docteur médecin, sont présens. Les bagages sont ouverts et contrôlés, et chaque immigrant est examiné par le docteur, qui s’assure qu’aucun cas de maladie n’a échappé à la visite de la santé. Les malades sont transportés par un bateau à vapeur spécial à l’hôpital de Ward’s-Island. Les infirmes, aveugles, aliénés, sont également séparés et envoyés à cet hôpital[6]. On procède ensuite à l’enregistrement des immigrans. Pour cela, on les conduit à la Rotonde, immense espace circulaire qui forme le centre de Castle-Garden avec un dôme de 75 pieds de hauteur pour la ventilation. Des compartimens séparés sont réservés à ceux qui parlent anglais. On demande à chaque immigrant son nom, sa profession, sa nationalité, son dernier lieu de résidence, le lieu où il entend se diriger. Tout cela forme les élémens d’états statistiques très intéressans qui sont plus tard livrés au public.

Ces formalités accomplies, les passagers sont adressés aux divers agens des compagnies de chemins de fer qui ont leur bureau dans Castle-Garden, Railroad-department, et qui leur fournissent des billets pour toutes les stations des États-Unis ou du Canada où ils désirent se rendre. Les bagages sont reçus et remisés dans une vaste salle, Baggage-room. La salle nouvelle, construite en 1869, n’a pas coûté moins de 380 000 francs (75 000 dollars). Le mode d’enregistrement des bagages mérite d’être décrit. Une rondelle de laiton portant une des lettres de A à F et un des chiffres de 1 à 600 est délivrée à l’immigrant, et l’on passe autour de chaque pièce de son bagage une rondelle pareille. La salle des bagages renferme six compartimens désignés par les lettres A, B, C, D, E, F, et chaque compartiment est divisé en 600 numéros. Il en résulte que 3 600 colis peuvent aisément être ainsi enregistrés et emmagasinés. Malgré ce chiffre formidable, il n’y a aucun embarras, aucune confusion, aucune erreur, et un bagage peut être retiré instantanément sur le vu de la rondelle correspondante livrée par le requérant. Si les lettres de A à F ne suffisent pas, on recommence avec les lettres suivantes, car la salle des bagages peut contenir jusqu’à 15 000 colis. Les immigrans qui poursuivent leur route pour l’intérieur, après avoir pris leur billet, portent leur bagage à la bascule. Ils paient l’excédant, et on leur expédie leurs colis gratuitement à la gare du railroad ou au dock du bateau à vapeur par lequel ils doivent partir. Ceux qui se rendent en ville donnent au contraire leur adresse, et échangent leur rondelle de laiton contre un reçu imprimé et rempli. Le bagage est alors promptement délivré à domicile contre un remboursement minime pour le port fixé par un tarif.

Là ne se bornent pas toutes les mesures ingénieuses prises en faveur des immigrans. Ceux d’entre eux qui ont de l’or ou de l’argent et qui désirent l’échanger contre du papier-monnaie ou green-hacks, la seule monnaie légale qui ait cours aux États-Unis depuis la guerre de sécession, s’adressent au bureau des agens de change, Exchange-office, admis dans Castle-Garden. Ils y changent leur monnaie au

cours du jour avec un léger boni de 1 pour 100 en faveur de l’argent. Les variations du cours sont du reste soigneusement indiquées sur un tableau placé sous les yeux des intéressés, et l’agent de change remet de plus à l’immigrant un bulletin ou ticket sur lequel est le nom et l’adresse de sa maison, et où est indiqué le détail de l’affaire qui vient d’être conclue.

Ces diverses opérations terminées, les immigrana sont de nouveau réunis sous la Rotonde. Au General-information, on appelle ceux que leurs parens ou leurs amis font réclamer dans le salon d’attente, et au Forwarding-bureau, ceux à qui on a des lettres ou des fonds à remettre, lesquels ont été adressés précédemment à Castle-Garden et reçus par les commissaires. Ceux des immigrans qui désirent communiquer avec leurs amis de l’extérieur s’adressent à un autre bureau, le Letter-writing department, et là des commis qui comprennent les diverses langues d’Europe se tiennent prêts, s’il le faut, à écrire sous leur dictée. Outre ce bureau de poste, il y a aussi le bureau télégraphique, Telegraph-office. En attendant que la réponse arrive, l’immigrant, s’il est dénué de toute ressource, trouve un refuge dans l’établissement de Ward’s-Island. Il y sera occupé à quelques travaux, et paiera de cette façon les secours qu’il reçoit ; deux médecins sont chargés d’examiner les demandes de ceux qui désirent entrer à l’hôpital ou à l’asile. La protection paternelle qu’on étend sur l’immigrant ne l’abandonne pas un instant.

Quand toute la besogne est finie, les immigrans peuvent passer dans un salon de toilette à leur usage, Wash-room, et se réconforter dans un restaurant qui dépend de Castle-Garden, et où les prix des consommations sont affichés, approuvés par les commissaires et changés suivant les saisons. Des hôteliers sont admis dans la Rotonde, autorisés, patentés par le maire de New-York, pour solliciter la clientèle de ceux qui entendent séjourner quelque temps en ville. Ces hôteliers et propriétaires de pensions bourgeoises, boarding-houses keepers, sont soumis à des règlemens, à une police sévère, et l’on a pris les précautions les plus minutieuses pour que les immigrans échappent aux abus dont ils étaient auparavant victimes. Ainsi chaque hôtelier doit remettre à qui veut entrer chez lui sa carte avec les prix détaillés de sa maison.

La partie peut-être la plus curieuse de Castle-Garden, séparée de celles que nous venons de décrire, c’est l’endroit qu’on appelle le Labor-exchange, comme qui dirait la bourse, le marché du travail. Là s’adressent tous les immigrans qui demandent à s’employer et toutes les personnes du dehors qui ont besoin de travailleurs. D’un côté sont assis les hommes, de l’autre les femmes. On les sépare aussi d’après la nature de leurs occupations, le temps qu’ils ont été employés, ceux qui ont ou n’ont pas de recommandations, ces references dont les Anglais et les Américains sont si jaloux. Chaque travailleur donne en entrant dans ce bureau son nom, celui du navire qui l’a amené, la date de son arrivée, la nature de sa profession. On distingue trois catégories principales : les farmers ou cultivateurs, les mechanics ou artisans, c’est-à-dire les ouvriers professionnels, enfin les laborers ou journaliers, manœuvres, hommes de peine, bons à tout faire. Chaque personne qui demande à engager des immigrans donne également son nom, sa résidence, les recommandations dont elle est porteur et le genre de travailleurs qu’elle désire. La police veille avec soin sur les opérations de ce bureau pour que l’engagement des femmes ne donne lieu à aucun fait fâcheux.

Le Labor-exchange date de 1850. Pour donner une idée de l’utilité et de l’importance de ce bureau, il suffira de dire qu’en 1860 il a procuré un emploi à 35 000 immigrans, hommes ou femmes, et de seize nationalités différentes, mais principalement Irlandais ou Allemands. Comme curiosité, on relève parmi eux 8 Arabes. Le nombre d’immigrans arrivés cette année-là à New-York atteignit près de 260 000 ; le seul bureau du travail en avait donc placé plus d’un septième. La demande sur ce marché est du reste toujours plus grande que l’offre, c’est-à-dire qu’on demande encore plus d’ouvriers qu’il ne s’en présente à placer. Tout y est fait gratuitement, comme dans toutes les autres dépendances de Castle-Garden, et ni travailleur, ni patron, ni l’engagé, ni celui qui l’engage, n’ont de commission d’aucun genre à payer.

C’est à ce bureau du travail qu’on se procure la plupart des servantes, si difficiles à trouver en Amérique. Ce sont surtout des Irlandaises qui se louent pour ces fonctions domestiques, qu’aucune Américaine ne consentirait à remplir. Dans les hôtels des États-Unis, on distingue ces Irlandaises à leur habitude de porter les bras nus. Elles font un assez bon service de chambrières et se louent aussi comme cuisinières dans les maisons privées. En Californie, où les femmes manquent encore, et où une bonne domestique se paie de 150 à 200 francs par mois, beaucoup de ces Irlandaises n’ont pas tardé à faire d’excellens mariages.

Grâce à la bienveillance avec laquelle les commissaires de l’émigration laissent visiter Castle-Garden aux étrangers, il nous a été donné plusieurs fois de parcourir les différens départemens de cet édifice qui viennent d’être décrits. Un jour du mois de juin 1870, un navire venait précisément d’arriver, chargé d’immigrans. C’était un grand voilier anglais, amarré par le travers au quai ou pier de Castle-Garden. Les passagers sortaient un à un de cette prison de bois où ils avaient séjourné plusieurs semaines. Passant sur une planche branlante, ils arrivaient au milieu de la Rotonde, étonnés, ahuris, chancelans, comme les gens qui sont restés longtemps sur un navire et qui touchent enfin, pour employer le langage des matelots, « le plancher des vaches. » Leur figure hâlée révélait les atteintes de l’air marin, comme à la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux on devinait les races du nord. C’étaient principalement des Irlandais et des Écossais, auxquels étaient mêlés quelques Suédois et Norvégiens. Plusieurs des femmes, descendues à la hâte, s’étaient assises par terre au milieu de la Rotonde, et donnaient sans façon, à la vue de tous, le sein à leur nourrisson. Il régnait un grand ordre dans cette foule ; aucun cri, aucun bruit, aucune dispute. Ceux-ci étaient groupés par famille : le père, la mère, les enfans ; ceux-là réunis par ces amitiés, ces sympathies que la vie du bord fait naître, mais que bien souvent aussi elle détruit ; d’autres étaient seuls. Sur tous les visages, il y avait je ne sais quoi de sérieux, de méditatif, de triste. N’était-ce pas l’inconnu avec ses mystères qui allait s’ouvrir pour tout ce monde ? Qui pouvait dire ce que demain leur réservait ? Les vêtemens étaient usés, quelques-uns sordides, et la propreté n’était pas le signe distinctif de ces pauvres gens. Une odeur nauséabonde, pire que celle des corps de garde et des casernes, vous prenait à la gorge, et je ne pus rester longtemps au milieu de cette foule entassée, que j’aurais voulu examiner plus à loisir et plus commodément. Les immigrans furent du reste bientôt appelés par les employés pour passer par les divers départemens de Castle-Garden. Je n’eus garde de sortir sans aller donner un coup d’œil au Labor-exchange, dont les opérations furent ce jour-là très animées. Quand je rentrai à New-York, ces versets de la Bible, fort à propos rappelés dans une lettre que M. Hamilton Fish adressait quelques mois auparavant à M. B. Casserly, l’inspecteur de Castle-Garden, me revinrent en mémoire : « j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité. »

III.

Le flot des émigrans se dirige plus que jamais vers les États-Unis, et principalement vers le port de New-York, où l’on vient de voir avec quel soin ont été disposées les choses pour les bien recevoir. Depuis 1866, on estime à plus de mille par jour le nombre d’Européens qui viennent ainsi s’établir dans l’Amérique du Nord. New-York en reçoit la plus grande partie. Cet essaim vient principalement de l’Irlande, de l’Écosse, de l’Angleterre, de l’Allemagne ; celle-ci fournit presque autant d’émigrans que le royaume-uni. Liverpool, Brême et Hambourg sont les trois principaux ports d’embarquement, puis Glasgow, Londres, Anvers, Le Havre. Du port de Copenhague partent les Danois et une partie des Suédois et Norvégiens. Le mouvement scandinave ne date que de quelques années ; mais il y a plus de trente ans que le courant de l’émigration britannique et allemande se porte aux États-Unis avec une régularité et une ampleur que les statistiques n’ont jamais cessé de constater. Le chiffre des émigrans, le plus fort avant 1870, était celui de 1854 ; il a été, à New-York seulement, de 319 223. Pendant la guerre de sécession, les chiffres ont considérablement baissé, et n’ont plus été que le tiers ou le quart du chiffre maximum. Depuis 1865, la hausse a repris d’une façon toujours progressive, pour s’arrêter un moment par suite de la guerre de la Prusse avec la France en 1870, après laquelle les chiffres ont été de nouveau en augmentant, car en 1872-73 ils ont atteint 460 000. On comprend du reste quelle influence les événemens politiques, en Europe ou en Amérique, peuvent avoir sur le phénomène social que nous décrivons. Généralement une crise européenne, révolution politique, famine, sinistres financiers, augmente le chiffre de l’émigration vers l’Amérique, tandis qu’une crise en Amérique le diminue, produit même parfois l’effet contraire, c’est-à-dire un retour de quelques-uns des émigrés au pays natal.

En 1869, le nombre total des émigrans débarqués à New-York a été de près de 250 000. En groupant par catégories les chiffres détaillés dans le rapport officiel[7], nous avons trouvé qu’ils se répartissent comme il suit entre les divers pays.

Grande-Bretagne
Irlandais 
 66,204
Anglais 
 41,090
Écossais 
 10,643
Gallois 
 1,111
119,048
Allemagne
Prussiens 
 40,754
Bavarois, Saxons, etc 
 53,251
Autrichiens 
 5,600
99,605
États scandinaves
Suédois 
 23,453
Norvégiens 
 2,465
26,918
États divers
Danois 
 2,600
Suisses 
 2,999
Français 
 2,795
Italiens 
 1,548
Hollandais 
 1,247
Polonais 
 598
Autres pays 
 1,631
13,418
Total 
 258,989

Ce tableau montre que les races anglo-saxonne et germanique ont fourni à elles seules 80 pour 100 de l’immigration de 1869 ; cette proportion s’est toujours maintenue. La France a fourni à peu près le même chiffre que la Suisse et le Danemark. Le faible contingent de l’Italie s’explique lorsqu’on sait que la péninsule envoie presque tous ses émigrans, qui sont nombreux, dans l’Amérique du sud, notamment à La Plata. Il est bien entendu au reste qu’il ne s’agit ici que de New-York, car à San-Francisco les Chinois arrivent par milliers chaque année, et forment une proportion considérable des immigrans en Californie. Il n’est pas de pays, si lointain soit-il, qui ne contribue au peuplement de l’Amérique ; les listes renferment jusqu’à des Grecs, des Turcs, des Japonais, des Arabes. Le dernier rapport publié par le chef du bureau des statistiques à Washington, pour l’année économique américaine s’étendant du 1er juillet 1872 au 30 juin 1873, nous apprend que le nombre total des immigrans aux États-Unis a été pour cet exercice de 459 800, dont 149 670 Allemands, 85 500 Anglais et Écossais, 77 300 Irlandais, 14 800 Français, etc. L’année précédente, il n’y avait eu que 9 300 Français, et moins encore dans les exercices plus anciens, sauf lors de la première immigration californienne. C’est à l’issue malheureuse de la guerre de 1870 que l’émigration française, en général si paresseuse, a dû d’être ainsi ravivée.

Il est curieux de voir comment se disséminent les arrivans sur la surface des États-Unis. Un tiers environ reste à New-York, la grande métropole de l’Union, à la fois le Paris et le Londres des deux Amériques ; un quart se répartit dans les trois états essentiellement agricoles de l’ouest : l’Illinois, où est Chicago, le Wisconsin, l’Ohio, tous les trois grands producteurs de grains ; un huitième va dans la Pensylvanie, état industriel par excellence, et l’un des plus riches de l’Amérique du Nord : c’est là que sont les principales mines de houille et de fer ; le reste gagne de préférence les six états si florissans de la Nouvelle-Angleterre (le Massachusetts, où sont les plus vastes filatures, le Maine, le Rhode-Island, états maritimes, le Vermont, riche en forêts, le New-Jersey, le Connecticut, limitrophes de l’état de New-York), ou se dirige vers les autres états agricoles et peuplés de l’ouest : Michigan, Iowa, Missouri, Indiana, Minnesota. En somme, presque aucun des nouveaux arrivans ne part directement pour les lointaines solitudes du far-west, les grandes plaines entre le Missouri et les montagnes Rocheuses, c’est-à-dire pour les territoires de Colorado, Dakota, Wyoming, Nebraska ; mais plus d’un sera peut-être obligé d’aller les féconder plus tard. Il n’y a que les mormons, lesquels arrivent chaque année au nombre de 2 000 à 3 000 (2 327 en 1869), qui marchent résolûment à l’ouest, et ceux-ci sont poussés par la nécessité d’aller rejoindre leurs coreligionnaires. Autrement on ne va là que quand on est acclimaté ; au début, on s’établit d’abord dans les lieux déjà peuplés, où il y a des terres fertiles, de grandes usines et manufactures, de grandes capitales, et où le travailleur est sûr de trouver facilement un emploi. Les colons des territoires, des terres vierges, les vrais settlers, se sont pour la plupart d’abord établis dans les états de l’Atlantique ; n’ayant pas réussi, mécontens de leur sort, ils vont en avant chercher fortune, laissant la place à ceux qui viennent derrière eux ; le flot des jeunes pousse le flot des vieux, et ainsi se peuplent successivement les États-Unis sur toute leur immense étendue. Depuis un siècle se fait le grand exode des pionniers au cri légendaire de westward, ho ! en avant, à l’ouest ! Il est à remarquer également que les immigrans ne se dirigent pas volontiers vers les anciens états à esclaves ; le travail en commun, tel qu’il est encore pratiqué dans la culture de ces états, ne convient guère à des hommes libres, et qui veulent rester tout à fait indépendans.

Relativement au métier qu’ils exercent, les arrivans se distribuent ainsi : environ un dixième sont cultivateurs (farmers), un autre dixième, ouvriers industriels ou artisans proprement dits (mechanics), — ferblantiers, forgerons, menuisiers, charpentiers, maçons ; — deux dixièmes, ouvriers pour tout faire ou hommes de peine (laborers) ; enfin les six dixièmes restans, sauf de rares exceptions, sont portés comme n’ayant pas d’occupation définie, n’ayant appris aucun métier.

Sur le nombre total des immigrans, la proportion des femmes est d’un tiers plus faible que celle des hommes ; ainsi l’on compte environ 200 femmes pour 300 individus mâles. Quant à l’âge des immigrans, près de 50 pour 100 ont entre vingt et trente-cinq ans, le meilleur âge pour émigrer, pour faire souche de citoyens et jouir encore du lendemain. Notons en passant que 15 pour 100 ont moins de dix ans, 25 pour 100 de dix à vingt ans, et 10 pour 100 seulement plus de quarante ans. On n’émigre guère quand on est près de compter ou que l’on compte au-delà d’un demi-siècle ; alors on ne rompt pas volontiers avec la patrie, l’amour du clocher, les habitudes, et l’on a eu le temps du reste de se faire une position et d’acquérir en général ce bien-être que l’émigrant va chercher au-delà des mers, et qu’il rencontre presque toujours aux États-Unis.

L’immigration est la grande richesse de l’Amérique du Nord. Non-seulement on calcule que chaque immigrant, comme travailleur, comme capital humain, s’il est permis d’ainsi parler, représente par lui-même au moins la valeur à laquelle on estimait moyennement le nègre esclave, c’est-à-dire 1 000 dollars ou 5 000 francs (et ici l’on ne tient pas compte de la somme que chaque passager apporte sur lui et qui est de 80 à 100 dollars) ; mais il faut bien reconnaître aussi que c’est surtout à l’immigration que les États-Unis doivent leur remarquable accroissement de population. Si le nombre des habitans y double tous les vingt ou trente ans, — et la force réelle d’une nation peut se mesurer par le nombre d’hommes qu’elle renferme, — c’est grâce à cet essaim d’Européens qui se fixe dans le pays. On estime aujourd’hui à 40 millions le nombre total des habitans des États-Unis ; il ne serait guère que de 20 millions sans les immigrans qui depuis cinquante ans viennent féconder ces riches contrées[8] : 20 millions, c’est le nombre d’habitans que les États-Unis avaient vers 1840 ; ils ont donc gagné trente ans de développement, de progrès, de prospérité, rien que par le fait de l’immigration. Ce simple exemple n’est-il pas concluant, et ne montre-t-il pas, mieux que tout raisonnement, l’importance et le rôle de l’immigration aux États-Unis ?

N’oublions pas que c’est aussi par suite de l’immigration que la grande république a pu donner le droit de cité à des hommes tels que le Suédois Ericsson et le Suisse Agassiz, — Ericsson, qui devait payer l’hospitalité américaine par nombre d’inventions mécaniques des plus heureuses, entre autres celle des monitors à tourelles, ces monstres blindés qui contribuèrent pour une si grande part à consolider la victoire du nord à la fin de la guerre de sécession, — Agassiz, un des maîtres les plus éminens de l’histoire naturelle contemporaine, dont la science déplore la perte encore si récente. Il était déjà célèbre quand il quitta Neufchâtel en 1847, et depuis il devint plus méritant encore, s’il est possible, et resta citoyen de l’Amérique malgré les propositions les plus brillantes que la France lui fit à diverses reprises pour amener chez elle, ce glorieux successeur de Cuvier[9]. Dans un ordre plus modeste, il sera peut-être permis de rappeler que plusieurs des personnages cités aujourd’hui parmi les plus riches des États-Unis, dans ce pays où l’on compte de si immenses fortunes, ont été au début de pauvres émigrans, notamment cet Astor, qui, venu d’Allemagne au commencement de ce siècle, ayant à peine quelques francs en poche, entreprit bravement le commerce des fourrures dans le nord et l’ouest, et laissa à son fils en mourant une fortune qu’on évalue à plus de 100 millions de francs, — ou bien encore l’Écossais Bennett, pauvre homme de lettres à son début, et plus tard vingt fois millionnaire, fondateur du New-York Herald, ce rival du Times de Londres, et dont un des rédacteurs allait récemment découvrir Livingstone, — ou enfin l’Irlandais Stewart, qui commença par être maître d’école, se fit ensuite marchand de nouveautés, et possède aujourd’hui les plus vastes magasins de l’Amérique. Il est imposé sur une somme d’environ 15 millions de francs chaque année à la taxe sur le revenu. Ce sont là les bénéfices qu’il déclare, c’est la liste civile d’un roi, et il offrit d’abandonner cette somme pendant quatre ans au trésor fédéral, alors que le général Grant, pensant avec raison que celui qui gère bien sa fortune doit bien gérer celle de l’état, voulut le nommer ministre des finances en 1869. Le congrès opposa au président nous ne savons quel ancien acte constitutionnel oublié qui défend à un citoyen d’être à la fois attaché à une industrie privée et à une administration nationale, — sur quoi le marchand de nouveautés fit généreusement l’offre qu’on vient de dire, mais qui ne fut pas acceptée.

En arrivant aux États-Unis, beaucoup d’immigrans se font fermiers, c’est-à-dire achètent une terre et la cultivent, ou défrichent le sol vierge que chaque Américain, en vertu des lois dites de preemption et de homestead, a le droit d’occuper avec sa famille. Or chaque immigrant est un Américain, car la loi de naturalisation suppose qu’il a l’intention de le devenir, et l’admet à quelques-uns des droits du citoyen sur la simple déclaration qu’il veut être naturalisé. La loi de préemption donne au colon le droit d’acheter du gouvernement la terre sur laquelle il veut s’établir, et ce au prix originel fixé pour les terres publiques, 1 ou 2 dollars l’acre, environ les quatre dixièmes de 1 hectare. La loi de homestead (mot à mot du foyer) lui donne le droit de propriété sur la terre qu’il cultive, pourvu qu’il la cultive pendant cinq années, et remplisse quelques formalités administratives dont le prix est peu élevé. Pour réclamer le bénéfice de cette loi, il faut être citoyen américain ou avoir déclaré l’intention de le devenir. Cela étant, chaque membre majeur de la famille du colon peut occuper un quart de section des terres publiques. La section contient 640 acres ; le quart de section est donc de 160 acres ou 64 hectares : c’est le lot afférent à chacun des membres de la famille du fermier. En fixant ce lot sur le plan déposé au bureau du cadastre de la commune, le colon paie 5 dollars (25 francs) comme droit d’enregistrement ; de plus il doit dans l’année clore le terrain et y bâtir une cabane avec deux ouvertures au moins, une porte et une fenêtre. C’est ainsi qu’il prend iégalemenl possession du sol, faute de quoi il peut être dépossédé par le squatter ou le jumper, qui, ne voyant pas sur le terrain les signes réels de la possession, peuvent à leur tour envahir brutalement cette partie du sol.

Les lois qui règlent la propriété primitive aux États-Unis sont, on le voit, libérales à l’extrême, et d’une application des plus rapides, pour ainsi dire instantanée. Elles nous expliquent en partie les succès obtenus par les Américains comme colons dans tout l’extrême ouest. Quand doterons-nous l’Algérie de règles aussi libérales ? Nous y avons appelé les Alsaciens-Lorrains à grand bruit, et nous en avons déjà éloigné la plupart à la suite de toutes les mesures longues, minutieuses, vexatoires, de nos bureaux africains, qui semblent n’avoir en vue que de mécontenter, de repousser l’immigrant. En Amérique au contraire, on va au-devant de lui ; nous savons avec quel empressement on l’accueille, et l’administration, au lieu de l’indisposer, lui trace la voie à suivre. Toutes les années, le bureau des statistiques à Washington publie en plusieurs langues (anglais, allemand, français) un rapport spécial sur l’immigration, accompagné de renseignemens de tout genre, et répand ces documens à pleines mains, gratuitement, partout où on les demande. Ceux qui ont visité l’exposition universelle de 1867 à Paris se rappellent peut-être encore avec quel luxe ces sortes de publications étaient faites. On les donnait reliées, accompagnées de belles cartes géographiques, et qui en voulait en recevait plusieurs exemplaires. Là sont indiqués pour tous les états et territoires non-seulement la superficie, la population, les usines et manufactures, mais encore les prix de vente et de fermage des terres, les principales productions du sol, les moyens de communication avec les marchés, le prix du bétail, les classes d’ouvriers les plus demandées. À ces indications sont annexées des tables donnant le prix moyen des salaires pour les ouvriers des fabriques et des fermes, le coût des provisions, des étoffes, des loyers dans les différens centres des États-Unis, et tout cela est dressé annuellement, officiellement, et dans chaque état et territoire par des commissaires spéciaux. Avons-nous seulement, dans aucun de nos établissemens français d’outremer, l’embryon d’un système si bien combiné pour l’information des colons ?

On a vu que beaucoup d’immigrans en arrivant aux États-Unis se font fermiers. Être fermier, c’est le rêve de la plupart d’entre eux ; mais que de déboires au commencement quand l’éducation ne les y a pas préparés ! Un jour du mois d’août 1868, l’un de ces anciens agriculteurs improvisés me racontait dans la vallée de Newark, que je visitais avec lui, les rudes débuts de sa carrière de colon. C’était précisément dans cette même vallée qu’il était venu planter sa tente quelque vingt ans auparavant. Newark-Valley était alors, comme à présent, habitée par des familles suisses, mais elle était loin de présenter la même extension de culture. Aujourd’hui c’est une des vallées les plus fertiles de l’état de New-York : on y récolte le blé, le maïs, le chanvre ; dans les bois, on recueille le sucre d’érable. En 1848, une grande partie de ces terres était encore en friche, et l’on s’y souvenait toujours des Sénécas, des Cayugas, des Onéidas et autres tribus des Sept-Nations qui, au commencement du siècle, habitaient presque seules ces parages sur les confins de l’état de New-York. Notre immigrant avait acheté un terrain aux flancs de la vallée, et le défrichait. Lui qui n’avait jusque-là tenu dans son pays que la plume du savant et du lettré menait maintenant la charrue, ou débitait des arbres à la hache. Il se prêta de bonne grâce à cette transformation si soudaine, et, comme ses ressources étaient limitées, il alla jusqu’à châtrer lui-même ses porcs, — à faire avec sa charrette des voyages de pierres pour un voisin : il fallait vivre et gagner le pain de chaque jour. Sa femme était d’une santé très délicate, elle ne tarda pas à tomber malade, mourut, et le laissa seul avec deux enfans en bas âge. Un moment, isolé dans sa cahute, il perdit courage. « Je regardais le ciel, me disait-il, et il me semblait tout noir. » Le ciel récompensa à la fin l’énergique persistance du colon, qui put vendre sa ferme, gagner New-York, et là trouver un emploi plus conforme à ses goûts et à sa première éducation. Il occupe aujourd’hui un poste élevé dans les bureaux du gouvernement fédéral à Washington.

Les immigrans gardent longtemps l’empreinte de leur caractère national ; ce n’est qu’à la deuxième ou la troisième génération qu’ils se fondent réellement dans la grande famille américaine, et que tout trait distinctif disparaît à peu près entièrement pour laisser la place à un type nouveau que les ethnologistes ont déjà classé sous le nom de « type américain. » En faisant la part de certaines exagérations des savans de cabinet, qui voient déjà dans ce type un retour au type primitif de l’Indien ou du sauvage aborigène de l’Amérique du Nord, on ne peut nier que la race yankee ne soit en effet une race distincte. La caricature, le roman, le théâtre, en Angleterre comme en France, se sont justement emparés de ce type, et ici, bien entendu, nous donnons à ce mot de yankee l’extension qu’il a en Europe, et nous ne le réservons pas seulement, comme aux États-Unis, aux descendans des puritains qui, au temps de Charles 1er, vinrent peupler la Nouvelle-Angleterre et faillirent un jour emmener Cromwell avec eux. Toutefois on ne devient pas yankee de prime-saut, il faut pour cela plusieurs générations. Il y a mieux, certaines familles ont pu longtemps garder avec un soin jaloux, en ne s’unissant qu’entre elles, les traces de leur origine primitive. C’est ainsi qu’à New-York, à Albany, on reconnaît encore aisément non-seulement au nom, mais encore au type, aux coutumes, sinon au langage, les familles qui descendent des premiers colons hollandais. Elles ont conservé je ne sais quelles habitudes sérieuses, quelles formes polies, réservées, quel goût des choses délicates, notamment des distractions de l’esprit, qui font qu’on les distingue à première vue, et qu’elles regardent comme un titre de gloire le sobriquet qu’on leur a donné. Il n’y a pas encore longtemps, les knickerbockers formaient la véritable aristocratie de New-York.

Les Allemands, les Irlandais, sont également toujours très reconnaissables dans la grande Babel américaine, et à plus forte raison les Chinois, qui depuis 1848 se perpétuent sur les rives du Pacifique, notamment en Californie, avec leur caractère immuable. Il y a en ce moment en Amérique deux grands partis politiques : les Allemands marchent avec les républicains, les Irlandais avec les démocrates ; on sait que le premier parti proclame le droit de l’Union, le second le droit des états. Celui-ci était avec les confédérés, celui-là avec les fédéraux ; il a triomphé avec le général Grant. Le parti républicain demande de plus la concentration et l’extension de l’autorité présidentielle et militaire. En tout autre pays, ces idées mèneraient tout droit à la dictature ; la chose n’est pas encore à craindre aux États-Unis, où les partis d’ailleurs se pondèrent et changent eux-mêmes avec le temps et de dénomination et d’objectif[10]. C’est en vertu du nombre toujours plus grand des Irlandais à New-York que cet état donne la majorité au parti démocratique, tandis que dans la Nouvelle-Angleterre, où dominent les purs yankees, et dans les principaux états agricoles de l’ouest, si peuplés d’Allemands, c’est le parti républicain qui prévaut. Ce parti l’emporte également dans les états du Pacifique, tandis que les états du sud sont restés fidèles au parti démocratique ; mais les républicains y tiennent ce parti en échec par le vote des nègres émancipés et par des lois d’exception, celles de l’état de siége.

Faut-il mentionner un nouveau trait qui distingue en Amérique les Allemands des Irlandais ? Dans ce pays, où tout le monde boit, la « liqueur de Gambrinus, » comme là-bas on l’appelle, la bière, est restée la boisson favorite des gens d’origine germanique, tandis que ceux de race gaélique, Irlandais ou Écossais, abusent de l’eau-de-vie de grains, le wisky, une des plus mauvaises liqueurs alcooliques qui soient au monde. Et non-seulement les uns et les autres demeurent fidèles à leurs brasseries ou à leurs distilleries, mais ils ont en quelque sorte importé aussi avec eux leurs églises, leurs danses, leurs principales habitudes nationales et jusqu’à leurs journaux ; il est des endroits de l’ouest où l’on trouve plus de journaux allemands que d’américains. Cette conservation, cette persistance de la langue et des coutumes du pays d’origine, retarderont peut-être pour longtemps ce que l’on pourrait appeler l’unification de la race anglo-américaine.

Tous les immigrans, sauf ceux de race latine, s’établissent aux États-Unis sans esprit de retour. Il n’y a de mécontens, faut-il le dire ? que chez les Italiens et les Français, dont il est nécessaire de rapatrier un bon nombre, surtout parmi nos compatriotes. On a créé pour venir en aide à ces indigens des sociétés de secours et de bienfaisance, et les consulats disposent aussi de fonds pour leur rapatriement gratuit. Le Français qui ne parle pas l’anglais, et qui ne veut pas se plier à l’apprendre, se sent bien vite isolé au milieu de ces mœurs qu’il ne comprend guère. Il regrette ses cafés, ses théâtres, ses promenades, en un mot il se sent déplacé, mal à l’aise, dans ce pays où il n’y a pas d’oisifs et où l’on ne connaît pas la causerie, parce que l’on n’y parle que si l’on a quelque chose à dire. Il est inquiet, il se plaint sans cesse et des choses et des hommes ; il entre en colère (et là-dessus il a bien un peu raison) au sujet du repos dominical, ce sabbat protestant, qui fait ce jour-là de New-York, de Philadelphie, de Boston, de Saint-Louis, de Chicago, les autres jours si animées, autant de silencieuses thébaïdes. C’est à peine si la Nouvelle-Orléans, jadis française, et San-Francisco, peuplé dans le principe de mécréans, se sont un peu relâchés de la coutume biblique de célébrer le dimanche comme un jour de deuil ; aussi les Français se portent-ils de préférence vers ces deux villes, dont ils ne cessent de vanter les agrémens. Dans tous les cas, aucun Français n’entend laisser ses os en Amérique, chacun songe à retourner un jour ou l’autre au « beau pays de France. » Avec de pareilles idées, on ne devient pas de sérieux colons, et c’est pourquoi les Français n’ont pas encore réussi à fonder aux États-Unis un seul établissement prospère.

Qu’il y a loin de cet insuccès de nos compatriotes aux résultats si remarquables obtenus par les colons d’origine britannique, allemande ou scandinave ! Sans doute les premiers parlent déjà la langue des États-Unis, et beaucoup d’entre eux sont familiers, même avant d’aborder sur ces rivages, avec les lois et les institutions américaines, ce qui fait qu’ils sont si promptement absorbés et assimilés dans la masse de la population ; mais les Allemands et les Scandinaves ne trouvent-ils pas souvent à leur arrivée les mêmes difficultés que nous ? Et cependant quels énergiques settlers, quels courageux pionniers ! Industrieux, calmes, intelligens, une grande partie des immigrans germaniques se fixent dans les districts ruraux de l’ouest et du sud, dont ils développent avec ardeur les ressources agricoles, tandis que les autres, artisans exercés, ouvriers habiles, trouvent dans les grandes villes et dans les centres manufacturiers une occupation des plus lucratives. De bonne grâce, tous se familiarisent bien vite avec la nouvelle langue qu’il leur faut parler, et qui a du reste tant de racines communes avec la leur.

Venus seulement depuis quelques années en nombre un peu considérable, les Scandinaves, à leur tour, ont déjà des établissemens florissans dans les états du nord-ouest. Ils sont ingénieux, économes, sobres, patiens, et la grande république les accueille avec la plus vive sympathie. Dans l’état du Wisconsin, ils ont fondé une colonie des plus florissantes. Pourquoi n’en peut-on dire autant d’aucun groupe français ? Nos compatriotes seraient cependant si bien à leur place dans quelques-uns de ces états, riverains des grands lacs et des grands fleuves, que nous avons jadis les premiers colonisés, et où, comme au Canada, notre langue se parle encore !

IV.

L’émigration européenne a pris depuis quelques années toutes les apparences d’un phénomène social, ethnologique, qui marquera dans l’histoire de notre temps, et qu’aucune loi, aucun règlement de police des gouvernemens intéressés ne pourront désormais arrêter. En vain l’Allemagne s’est émue de ce dépeuplement de ses provinces, qui émigrent par villages entiers, curé et bourgmestre en tête, vers les contrées plus fertiles et plus libres de l’Amérique du Nord. En vain M. de Bismarck essaie d’imposer des entraves de tout genre aux compagnies de chemins de fer, de bateaux à vapeur, qui transportent les émigrans, aux agences qui les dirigent ; le grand-chancelier de la confédération germanique n’y peut rien, et toutes ses doléances, tous ses règlemens, toutes ses vexations, n’enraieront guère un mouvement dont l’essor est désormais irrésistible. Il serait plus sage de fixer avec les États-Unis les bases de ce congrès international pour la défense des émigrans en mer, proposé depuis plusieurs années, dont l’Allemagne elle-même a paru prendre l’initiative dès 1870, et que les autres états de l’Europe n’ont pas encore admis. Politiquement c’est là tout ce qu’il y a à faire : régler le courant, le diriger ; quant à empêcher les peuples d’émigrer, cela paraît au-dessus de tout pouvoir humain. La liberté de se mouvoir, de changer même de patrie, n’est-elle pas, parmi toutes les libertés naturelles inhérentes à l’individu, peut-être la plus sacrée, et dans tous les cas une des plus impérieuses ? Des questions, des influences de races s’y mêlent ; les modernes Germains et Anglo-Saxons émigrent par nombreux essaims non moins que leurs ancêtres, et cette émigration est certainement suivie de résultats encore plus heureux que jadis, puisque la guerre n’en est ni le prélude ni l’issue.

À l’autre bout du monde, les races hindoue et chinoise se meuvent également malgré les règlemens sévères qui en Chine défendent de sortir du pays. Il y a dans les états du Pacifique, en Californie, dans la Nevada, l’Orégon, au moins 60 000 Chinois, et il y en aurait bien davantage, si les Américains n’avaient pas toujours fait mauvais accueil aux hommes de race jaune. Et cependant quels meilleurs jardiniers, quels plus habiles cultivateurs ? Doux, polis, vivant de peu, ils acceptent comme salaire la moitié, souvent le quart de ce qu’on donne à l’Américain. C’est en vain jusqu’ici qu’on a essayé de les introduire dans les cultures des états du sud abandonnées par les nègres émancipés, et dans les états du nord pour parer à des grèves trop fréquentes. À Boston, à New-York, nous avons été nous-même spectateur en 1870 de furieux meetings tenus contre les Chinois que les patrons voulaient introduire dans les cordonneries mécaniques du Massachusetts. Les Chinois furent unanimement repoussés par le peuple des deux états. Le « rôti de rats, » dit à ce propos le maire de New-York, n’avait pas le droit d’entrer en concurrence avec le roastbeef. Sous une forme peu littéraire, cela voulait dire que les Chinois vivent de rien, et qu’on ne voulait pas leur permettre de faire baisser le prix de la main-d’œuvre, de venir lutter comme ouvriers avec ceux qui se nourrissent bien. Nous avons vu en 1859 en Californie le même soulèvement se produire et entendu formuler les mêmes griefs contre les Chinois qu’on voulait employer à bas prix dans les fabriques de cigares de San-Francisco.

Jusqu’à présent, parmi les peuples asiatiques, le Celestial, comme on l’appelle en Amérique, est le seul qui ait abordé en masses nombreuses les rivages des États-Unis. Nous ne sachions pas que des essais sérieux aient encore été faits pour introduire dans les cultures de cannes, de riz, de coton des états du sud, les coulies hindous, qui rendent cependant tant de services aux colonies sucrières de Maurice et de la Réunion, dans la mer des Indes. Ces engagés se contentent d’un très modique salaire, vivent d’un peu de riz et de poisson salé, couchent volontiers sur la dure, et, faciles à conduire, font docilement leur besogne. Il n’est pas douteux que l’Amérique du Nord n’ait grand intérêt à remplacer par ces coulies hindous, à défaut des coulies chinois, les noirs libérés qui ne veulent plus travailler, et qui peu à peu disparaissent, s’éteignent sans faire souche, comme il est arrivé dans les anciennes îles de France et de Bourbon à la suite de l’émancipation des esclaves.

Les races anglo-saxonne, germanique, scandinave et la race chinoise sont jusqu’ici les seules, on l’a vu, qui aient abordé l’Amérique du Nord par essaims réguliers et toujours de plus en plus nombreux, au moins pour les premières. Il est curieux que la race latine se soit presque entièrement tenue en dehors de ce mouvement. Les Italiens préfèrent se rendre dans les républiques de l’Amérique du Sud, principalement à la Plata, où ils sont aujourd’hui au nombre de près de 100 000, et les Français n’émigrent presque plus, eux qui ont cependant, au xviie siècle, colonisé si brillamment non-seulement l’Inde, mais encore l’Amérique du Nord, au Canada, à la Louisiane, dans les Antilles, et jusque dans les solitudes du grand ouest, dans les vallées du Mississipi et du Missouri. Ils y ont laissé des traces ineffaçables, si bien qu’une partie des noms géographiques y sont restés français. On a dit tout à l’heure que nous n’avions pas su revenir utilement même sur ces points. Ce n’est pas le cas de développer ici les raisons, d’ailleurs multiples et complexes, qui nous ont rendus impropres à cette expansion au dehors, dont nous avions jadis donné les premiers si brillamment l’exemple. Un coup d’œil jeté sur notre état social et politique depuis quatre-vingts ans explique en partie notre décadence en matière de colonisation lointaine. Les seuls qui émigrent encore en France, les Basques, préfèrent se rendre comme les Italiens dans la Plata plutôt qu’aux États-Unis. Cette émigration a préoccupé à diverses reprises l’administration française, notamment dans les dernières années du second empire. Il nous souvient que le ministre de l’intérieur d’alors, nourri cependant des saines doctrines de l’économie politique, voulut un jour arrêter ce courant en répandant officiellement le bruit, dans une de ses circulaires, que les émigrans ne trouvaient à la Plata ni protection, ni terres, ni moyens d’existence, et qu’ils y mouraient tous de faim ; le mieux était donc de ne pas partir. Ceux qui partaient sur la foi de correspondances envoyées de là-bas par leurs amis et leurs parens savaient bien cependant le contraire, et le ministre impérial en fut quitte pour ses téméraires allégations. Que craignait-il ? Que le vide se fît dans nos départemens pyrénéens et de voir diminuer notre commerce et notre industrie par ce dépeuplement ? Mais il oubliait que l’émigrant reste toujours en relation avec la mère-patrie, et qu’il lui demande forcément une partie de ce dont il a besoin. C’est pour le Français du vin, des draps, des objets manufacturés, comme pour le Chinois du riz, des étoffes de soie. L’émigration ne ruine donc pas précisément un pays. Comme pour le commerce, il y a là plutôt un échange réciproque entre le pays qui donne et celui qui reçoit, et il n’est pas exact de dire, ici comme dans tout autre cas analogue, que la perte de l’un fait le profit de l’autre. Chacun y gagne, même moralement, car il est bon que ceux qui sont mécontens, pauvres, dénués de tout, aillent chercher fortune ailleurs, et ne restent pas au pays natal pour fournir des bras aux révolutions sociales et politiques. Il y a longtemps qu’on l’a dit : les colonies et l’émigration sont l’exutoire de l’Angleterre, sans quoi les classes pauvres, si nombreuses dans ce pays, y seraient autrement redoutables qu’elles n’y sont. De même les États-Unis sont sauvés pour longtemps de toute commotion par les lois libérales qui y permettent au premier venu, nous le savons, de s’établir propriétaire sur le domaine de l’état. Il serait temps d’étudier en France les moyens d’arriver à des règlemens de ce genre en Algérie, en Cochinchine. Peut-être cela éloignerait-il de nos rivages les déclassés, les mécontens, et cela nous préserverait-il à l’avenir de ces révolutions devenues chez nous périodiques.

Répétons-le : le mouvement d’émigration qui entraîne vers les deux Amériques, et principalement vers les États-Unis, une notable partie de la population européenne, surtout les races d’origine germanique, est désormais un fait irrévocable, et qui se déroule avec toutes les conditions d’un véritable phénomène historique. Ceux qui aiment à faire intervenir les causes occultes dans les affaires de ce monde pourront taxer le phénomène de fatal, de providentiel : il existe depuis longues années ; dès à présent il est bien défini, tout à fait caractéristique ; c’est comme un fleuve dont le courant obéit à des lois et dont l’homme ne peut guère changer le cours. C’est la première fois qu’un fait économique de cet ordre apparaît dans l’histoire avec cette ampleur, cette continuité, le caractère pacifique et spontané qui le distingue ; c’est pourquoi il nous a semblé que les conséquences de ce phénomène étaient certainement de nature à provoquer les méditations de tous ceux qui suivent avec quelque intérêt les évolutions sociales et politiques de notre temps.

L. Simonin
  1. Immigration and the commissioners of emigration, by Friedrich Kapp, New-York 1870.
  2. Le 19 décembre 1868, le trois-mâts James Foster junior, du port de 1 400 tonneaux, quittait Liverpool avec 146 émigrans, et n’arrivait à New-York que le 8 mars 1869, après soixante-dix-huit jours de traversée, quand les plus mauvais voyages d’hiver à la voile ne durent pas en moyenne plus de quarante-cinq jours. Les passagers ne tardèrent pas à être mis à la ration, et non-seulement on leur mesura parcimonieusement l’eau et les vivres, mais ceux-ci étaient gâtés et celle-là salée. Quatre passagers et douze matelots moururent en mer du typhus ou de mauvais traitemens. Le capitaine avait laissé la conduite du navire au maître d’équipage, et celui-ci forçait les émigrans à travailler comme les matelots, dont la plupart voyaient d’ailleurs la mer pour la première fois, et il accablait de coups ceux qui refusaient d’obéir. On avait embarqué à bord un soi-disant médecin qui se bornait pour tout traitement à purger les malades avec de l’huile de ricin, et qui, ayant eu à amputer le doigt d’un passager, lui tailla la phalange avec un tranchet de cordonnier, ce dont le pauvre opéré mourut. En débarquant, 102 des émigrans durent être conduits à l’hôpital. Le capitaine et un des lieutenans moururent dès l’arrivée du typhus, que leur coupable négligence avait laissé naître à bord. Le quartier-maître et les deux autres lieutenans comparurent devant la cour de district de l’état de New-York, et furent respectivement condamnés à plusieurs années de prison. Un an auparavant, le voyage du Leibniz, parti d’Hambourg avec 544 passagers, et qui en perdit 108 en mer, s’était accompli dans des conditions encore plus tristes. Le navire mit soixante-dix jours à faire sa traversée, et la plume se refuse à décrire les souffrances et les vexations de tout genre que les pauvres émigrans eurent à supporter en route. — Si nous ne cherchions qu’à émouvoir, nous pourrions également raconter ici le désastreux passage du navire General Wayne, en 1805, et le déplorable exode des émigrans irlandais, chassés de leur pays par la famine de 1847. Plus de 12 000 d’entre eux laissèrent leurs os à l’île Grosse sur le Saint-Laurent, où l’on avait établi la quarantaine, à 30 milles en aval de Québec, et 5 000 furent portés comme « inconnus, » sans nom, sur le registre des décès.
  3. L’honorable M. Verplanck a été depuis 1848 jusqu’à 1870 président du conseil d’émigration ; il a depuis été remplacé par M. O’Gorman. Tous les commissaires élus, ainsi que les commissaires d’office, n’ont jamais cessé de remplir, à la satisfaction des émigrans et du public, leurs délicates fonctions. On peut en dire autant de l’agent général inspecteur, M. Bernard Casscrly, et de tous les autres chefs de service et employés. C’est aux intéressantes publications si généreusement distribuées par les commissaires, non moins qu’à des rapports personnels que nous avons eus plusieurs fois avec eux, lors de nos différens voyages aux États-Unis entre les années 1867-1870, que nous devons une partie de nos renseignemens.
  4. La rivière de l’Est se jette dans la baie de New-York au même point que l’Hudson, et les deux cours d’eau entourent cette langue de terre qu’on appelle l’île de Manhattan, sur laquelle New-York est bâti.
  5. En 1869, on ne comptait plus sur les steamers qu’une moyenne de 1 émigrant sur 1 000 mort pendant la traversée, au lieu de 5 pour 1 000, qui était encore le chiffre de la mortalité sur les voiliers.
  6. En 1869 ont été admis à l’hôpital et refuge de Ward’s-Island 11 653 immigrans, dont 182 aliénés. Il y a en outre à Castle-Garden même une sorte d’hôpital provisoire, deux salles pour les malades, hommes ou femmes, qu’il peut être urgent de soigner.
  7. Annual report of the commissioners of emigration, New-York 1870.
  8. De 1820 à 1870, les États-Unis n’ont pas reçu moins de 7 550 000 immigrans (Special report on immigration, by Edward Yung, Washington, 1871 et 1872).
  9. Agassiz était accompagné, quand il quitta Neufchâtel, de quatre amis, des savans aussi, et qui comme lui n’ont plus abandonné l’Amérique. L’un est M. Lesqeureux, botaniste de grand renom, surtout pour la flore fossile ; l’autre est M. Guyot, qui a élevé aux États-Unis l’enseignement de la géographie à une hauteur qu’on n’a pas encore atteinte en Europe ; le troisième est un archéologue et un juriste distingué, M. Matile, aujourd’hui examinateur au bureau des brevets à Washington ; le quatrième enfin est M. le comte de Pourtalès, dont les sondages et les recherches sur le fond des mers, notamment de la mer des Antilles, sont connus de tous les hydrographes et naturalistes. Il ne faut pas beaucoup d’hommes comme ceux-là, arrivant dans la force de l’âge, pour élever le niveau scientifique d’un pays.
  10. Qu’est devenu ce parti des know-nothings ou des natifs américains qui, — effrayé de l’affluence toujours plus grande des irnmigrans et surtout des Irlandais, devenus maîtres des élections dans les grandes villes, — voulait en 1856 priver du droit de vote tous ceux qui n’étaient pas nés en Amérique ? Et ces copper-heads, et ces locofocos, qui s’étaient formés dans le nord pendant la guerre de sécession pour défendre les droits du sud, qui se rappelle seulement leurs noms baroques, même aux États-Unis ?