L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre troisième/53

Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 251-253).


CHAPITRE LIII.

QUE LA GRACE NE FRUCTIFIE POINT EN CEUX QUI ONT LE GOUT DES CHOSES DE LA TERRE.

1. J.-C. Mon fils, ma grâce est d’un grand prix, et ne souffre point le mélange des choses étrangères, ni des consolations terrestres.

Il faut donc écarter tout ce qui l’arrête, si vous désirez qu’elle se répande en vous.

Retirez-vous dans un lieu secret, aimez à demeurer seul avec vous-même, ne cherchez l’entretien de personne ; mais que votre âme s’épanche devant Dieu en de ferventes prières, afin de conserver la componction et une conscience pure.

Comptez pour rien le monde entier, et occupez-vous de Dieu plutôt que des œuvres extérieures.

Car votre cœur ne peut être à moi, et se plaire en même temps à ce qui passe.

Il vous faut séparer de vos connaissances et de vos amis, et sevrer votre âme de toute consolation terrestre.

C’est ainsi que le bienheureux apôtre Pierre conjure les fidèles serviteurs de Jésus-Christ de se regarder ici-bas comme des étrangers et des voyageurs[1].

2. Oh ! qu’il aura de confiance à l’heure de la mort, celui que nul attachement ne retient en ce monde !

Mais un esprit encore malade ne comprend pas que le cœur soit ainsi détaché de tout ; et l’homme charnel ne connaît point la liberté de l’homme intérieur.

Cependant, pour devenir vraiment spirituel, il faut renoncer à ses proches comme aux étrangers, et ne se garder de personne plus que de soi-même.

Si vous parvenez à vous vaincre parfaitement, vous vaincrez aisément tout le reste.

La parfaite victoire est de triompher de soi-même.

Celui qui se tient tellement assujetti, que les sens obéissent à la raison, et que la raison m’obéisse en tout, est véritablement vainqueur de lui-même et maître du monde.

3. Si vous aspirez à cette haute perfection, il faut commencer avec courage et mettre la cognée à la racine de l’arbre, pour arracher et détruire jusqu’aux restes les plus cachés de l’amour déréglé de vous-même, et des biens sensibles et particuliers.

De cet amour désordonné que l’homme a pour lui-même, naissent presque tous les vices qu’il doit vaincre et déraciner ; et dès qu’il l’aura subjugué pleinement, il jouira d’un calme et d’une paix profonde.

Mais parce qu’il en est peu qui travaillent à mourir parfaitement à eux-mêmes, et à sortir d’eux-mêmes entièrement, ils demeurent comme ensevelis dans la chair, et ne peuvent s’élever au-dessus des sens.

Celui qui veut me suivre librement, il faut qu’il mortifie toutes ses inclinations déréglées, et qu’il ne s’attache à nulle créature par un amour de convoitise ou particulier.

RÉFLEXION.

Personne ne peut servir deux maîtres ; car, ou il aimera l’un et haïra l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre[2]. Nous ne pouvons servir à la fois Dieu et le monde ; et la vie chrétienne consiste à s’affranchir de l’esclavage du monde, pour acquérir la liberté des enfants de Dieu[3]. Or la grâce combat en nous pour Dieu, contre la nature corrompue qui nous entraîne vers le monde : combat terrible dont on ne sort vainqueur qu’en mourant à soi-même. à ses pensées, à ses goûts, à ses inclinations ; et la mort corporelle, qui termine à jamais la lutte entre la nature et la grâce, est la dernière victoire du chrétien ; ce qui faisait dire à l’apôtre saint Paul : Qui me délivrera de ce corps mort ?[4] Exerçons-nous donc à mourir : détachons-nous entièrement de la terre et de toutes les choses de la terre ; détachons-nous de nous-mêmes, et ne vivons plus qu’en Dieu, de Dieu et pour Dieu. Que cherchons-nous hors de lui ? Ne renferme-t-il pas tous les biens ? Oh ! quand nous sera t-il donné de le voir tel qu’il est, face à face[5] ; de nous rassasier de son être, de sa gloire[6] infinie ! Hâtons de nos vœux ce moment qui fixera l’ardeur de nos désirs, écrions-nous avec le prophète : Malheur à moi, parce que mon exil a été prolongé ! J’ai habité avec les peuples de Cédar, et mon âme a été étrangère au milieu d’eux[7].

  1. I Pet. ii, 11.
  2. Matth. vi, 24.
  3. Rom. viii, 21.
  4. Rom. viii, 24.
  5. I Joann. iii, 2.
  6. Ps. xvi, 15.
  7. Ps. cxix, 5, 6.