L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre troisième/06

Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 139-142).


CHAPITRE VI.

DE L’ÉPREUVE DU VÉRITABLE AMOUR.

1. J.-C. Mon fils, votre amour n’est encore ni assez fort ni assez éclairé.

Le F. Pourquoi, Seigneur ?

J.-C. Parce qu’à la moindre contrariété vous laissez là l’œuvre commencée, et que vous recherchez trop avidement les consolations.

Celui qui aime fortement demeure ferme dans la tentation, et ne cède point aux suggestions artificieuses de l’ennemi. Dans le mauvais comme dans le bon succès, son cœur est également à moi.

2. Celui dont l’amour est éclairé considère moins le don de celui qui aime, que l’amour de celui qui donne.

L’affection le touche plus que le bienfait, et il préfère son bien-aimé à tout ce qu’il reçoit de lui.

Celui qui m’aime d’un amour généreux ne se repose pas dans mes dons, mais en moi par-dessus tous mes dons.

Ne croyez pas tout perdu cependant, s’il vous arrive de sentir, pour moi ou pour mes Saints, moins d’amour que vous ne voudriez.

Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelque fois, est l’effet de la présence de la grâce, et une sorte d’avant-goût de la patrie céleste ; il n’y faut pas chercher trop d’appui, parce qu’il passe comme il est venu.

Mais combattre les mouvements déréglés de l’âme, et mépriser les sollicitations du démon, c’est un grand sujet de mérite et la marque d’une solide vertu.

3. Ne vous troublez donc point des fantômes, quels qu’ils soient, qui obsèdent votre imagination.

Conservez une résolution ferme, et une intention droite devant Dieu.

Ce n’est point une illusion, si quelquefois vous êtes soudain ravi en extase, et qu’aussitôt vous retombiez dans les pensées misérables qui occupent d’ordinaire votre cœur.

Car vous souffrez alors plus que vous n’agissez ; et tant qu’elles vous déplaisent et que vous y résistez, c’est un mérite et non pas une chute.

4. Sachez que l’antique ennemi s’efforce d’étouffer vos bons désirs et de vous éloigner de tout pieux exercice, du culte des Saints, de la méditation de mes douleurs et de ma mort, du souvenir si utile de vos péchés, de l’attention à veiller sur votre cœur, et du ferme propos d’avancer dans la vertu.

Il vous suggère mille pensées mauvaises, pour vous causer du trouble et de l’ennui, pour vous détourner de la prière et des lectures saintes.

Une humble confession lui déplaît, et, s’il pouvait, il vous éloignerait tout à fait de la communion.

Ne le croyez point, et n’ayez de lui aucune appréhension, quoiqu’il vous tende souvent des pièges pour vous surprendre.

Rejetez sur lui seul les pensées criminelles et honteuses qu’il vous inspire. Dites-lui :

Va, esprit immonde ; rougis, malheureux ! il faut que tu sois étrangement pervers pour me tenir un pareil langage.

Retire-toi de moi, détestable séducteur, tu n’auras jamais en moi aucune part : mais Jésus sera près de moi comme un guerrier formidable, et tu demeureras confondu.

J’aime mieux mourir et souffrir tous les tourments, que de consentir à celui que tu me proposes.

Tais-toi ne me parle plus[1], je ne t’écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m’inquiéter . Le Seigneur est ma lumière et mon salut : qui craindrais-je ?[2]

Quand une armée se rangerait en bataille contre moi , mon coeur ne craindrait pas[3]. Le Seigneur est mon aide et mon Rédempteur[4].

5. Combattez comme un généreux soldat , et si quelque fois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand , dans l’espérance d’être soutenu par une grâce plus forte ; et gardez-vous surtout de la vaine complaisance et de l’orgueil .

C’est ainsi que plusieurs s’égarent, et tombent dans un aveuglement presque incurable.

Que la chute de ces superbes , qui présumaient follement d’eux-mêmes , vous soit une leçon continuelle de vigilance et d’humilité .

RÉFLEXION.

Tous ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux ; mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est au ciel, celui-là entrera dans le royaume des cieux[5] : c’est par les oeuvres que se connaît le véritable amour . Toujours prompt à obéir, jamais il ne se relâche, il ne se décourage jamais. Dans l’amertume et dans la joie , dans la consolation et dans la souffrance, il loue , il bénit également celui qui frappe et qui guérit[6], selon ses divins conseils , impénétrables à la créature. La tentation vient-elle l’éprouver, il combat, il résiste avec paix, parce qu’il ne compte point sur ses propres forces, et n’attend la victoire que du se cours d’en haut. S’il succombe quelquefois, il se relève aussitôt sans trouble, humilié , mais non abattu . Son repentir , quoique profond, est calme, parce qu’il est exempt de l’irritation de l’orgueil . Ses fautes l’affligent, et ne l’étonnent point . Il connaît sa fragilité , et il en gémit , plein de confiance en la grâce qui le soutiendra, s’il lui est fidèle. Détaché de la terre et de ses vanités qu’on appelle des biens , que veut- il ? ce que Dieu veut : il n’a point d’autre vo lonté , ni d’autre désir. Quand le bien- aimé se retire et se dérobe à ses transports , loin de murmurer et loin de se plaindre , il s’avoue indigne de le posséder, et la privation, qui le purifie, en flamme encore son ardeur. O Jésus, qu’elles sont merveilleuses les voies par où vous conduisez les âmes qui vous aiment, qui ont soif de vous ![7] Tantôt vous les inondez de votre joie, tantôt vous les délaissez dans les larmes : maintenant vous les prévenez, et puis elles semblent vous appeler en vain, comme l’épouse du divin Cantique. Épreuves de tendresse et de miséricorde ! Ainsi épurées, ces âmes élues peu à peu se dégagent de leurs liens ; elles s’élancent vers vous, et un dernier effort d’amour les porte au pied du trône où vous vous montrez sans voile. Alors la jouissance, alors l’allégresse et l’éternel rassasiement : Satiabor cum apparuerit ![8]

  1. Marc. iv, 39.
  2. Ps. xxxvi, 1.
  3. Ps. xxxvi, 3.
  4. Ps. xviii, 15.
  5. Matth. vii, 21 .
  6. Deuter. xxxii, 39.
  7. Ps. xli, 3.
  8. Ps. xvi, 15.