L’Illustre Piégelé/Le Tortillard

Albin Michel (p. 73-77).


LE TORTILLARD


Équilibré sur ses béquilles, sa jambe coupée, que prolonge la culotte posée au coussinet de la jambe de bois en angle de 45 degrés, le tortillard se rend à ses occupations par la rue de La Rochefoucauld.

C’est en effet un tortillard très bien, comme vous et moi autant dire, qui n’implore pas la charité publique sous des auvents de portes-cochères, mais qui a, au contraire, de la fierté plein le cœur et conquiert noblement son pain. — Il a une belle main, s’il a une foutue jambe, en sorte que Me Lebourru, huissier près le tribunal de première instance à Paris, lui fait faire des écritures à raison de vingt centimes la page.

Quatre francs par jour, environ.

Vous me direz :

— Ce n’est pas le Pérou.

Ce n’est pas le Pérou, bien entendu. Mais outre que MM. les bancroches sont réputés pour l’excellence de leurs mœurs (par opposition à MM. les bossus qui sont des personnes débauchées), le tortillard dont il s’agit a reçu du ciel un cœur pur, un fonds de philosophie sereine et le goût de la médiocrité. Comme l’étude Lebourru est chauffée de novembre à mars, qu’il peut deux ou trois fois par jour aller fumer aux cabinets, que ses collègues, avides de ne point l’humilier, feignent de ne pas remarquer sa jambe et lui témoignent beaucoup de considération, il serait un tortillard heureux, sans un cheveu, qu’il a dans sa vie.

Car ce pauvre homme a un ennemi : un chien de boucher de la rue Pigalle, qui, ne pouvant le voir en peinture à cause de son infirmité, le lui fait cruellement sentir.

Tous les matins c’est la même comédie : le derrière dans la sciure de bois, du seuil de sa boucherie qu’il garde, le chien espionne à l’horizon l’apparition du boiteux. Et dès que point, en les éloignements de la rue, la silhouette bizarrement balancée de ce dernier, l’exaspération s’empare de lui, la rage écumante et farouche d’une Pythie en mal d’oracle. Il s’élance, il traverse la rue comme un obus, et ayant joint celui qu’il hait, tour à tour il le suit, le flanque, le précède, avec des aboiements furieux qui insulte la jambe de bois, lui reprochent d’être en bois et dès lors criminelle, et en signalent l’infamie à la vindicte publique :

— Tortillard ! Sale tortillard !… Tu me dégoûtes avec ta saleté de guibolle !… Ouah ! ouah !… Il a une quille en bois !… Si ce n’est pas une abomination de promener une quille pareille ! Tortillard ! Sale tortillard !

Cependant, les lèvres pincées :

— Ah ! pense en soi le pauvre tortillard. Comme tu aurais un coup de ma béquille par le nez, si je n’avais pas peur, vilaine bête, de me flanquer les quatre fers en l’air !

Oui, mais voilà ; il se les flanquerait en l’air, les quatre fers, inévitablement ; et le chien, qui n’en ignore pas, abuse de la circonstance. À la grande joie des gamins qui lui donnent bruyamment raison, il redouble de malédictions, saute, danse, rebondit, injurie, vocifère, tandis que l’impuissant tortillard, rouge de honte, se hâte vers l’étude Lebourru, — pareil, entre ses deux béquilles, au battant agité d’une cloche, son derrière démantibulé tendu sous le pan de sa redingote comme un paquet qui lui pendrait des épaules.

Or le tortillard, ce jour-là, a eu une idée lumineuse : partir plutôt qu’à l’ordinaire et passer par la rue de La Rochefoucauld.

C’est un détour de deux minutes (autant de pris sur les douces paresses matinales goûtées en les tiédeurs du lit) ; mais le mal n’est pas considérable, compensé et au-delà, d’ailleurs, par la joie que goûte l’employé à jouer au méchant chien, son ennemi, un tour.

La bonne farce ! Il s’en réjouit, se louant d’en avoir eu l’idée, s’étonnant de ne l’avoir pas eue un peu plus tôt.

Par la pensée il remercie le ciel qui l’a créé, ingénieux ; l’évocation lui met un rire sous la moustache, du chien qui l’attend côté cour, cependant que lui, pas bête, s’échappe par le côté jardin.

Soudain, à son oreille :

— Tortillard ! fait une voix. Il se retourne, éperdu.

Sur le seuil de sa pâtisserie qu’illumine le soleil radieux de la matinée, une belle pâtissière ricane du tortillard et s’égaye aux dépens de sa jambe. Il la dégoûte, elle aussi, avec sa saleté de guibolle ; et si, précisément, elle ne le lui aboie pas, elle le lui hurle aux yeux, de ces yeux où les femmes, si bien, savent mettre le coup de couteau de leur écrasante pitié. Et le triste tortillard, déserté de toute espérance, se demande avec anxiété par quelle rue il gagnera désormais son étude, puisque l’implacable providence semble se faire un jeu de le vouer à la férocité de bêtes malfaisantes, qui sont tantôt les chiens de bouchers, et tantôt les belles personnes.