E. Flammarion (p. 295-304).

CHAPITRE XXXIV


Où l’on verra par quel procédé léonin les grands viticulteurs algériens assurent l’abondance de leurs vendanges aux dépens des viticulteurs de Provence.

La renarde de Saulnier dressa l’oreille. La belette se rencoigna au fond du carnier, et une alarme tout à fait extraordinaire se produisit parmi la troupe des perdreaux. Le placide cantonnier les vit tout à coup dresser la tête sur leur cou rigide, la tenir un instant immobile, attentive, puis se mettre à courir éperdument dans la poussière du chemin, enfin prendre leur vol en désordre et s’éparpiller en tous sens, les uns montant par-dessus les pentes du coteau, les autres descendant vers le lit du torrent…

La renarde se mit vivement debout, parut humer l’air, et, brusquement, ayant flairé l’invisible ennemi, bondit dans le fourré où elle disparut.

Quant à la belette, elle ne donna plus signe de vie, blottie qu’elle était dans le carnier de cuir, entre le pain et la bouteille.

— Mes perdreaux ! se dit Saulnier, ne s’enfuient que devant les gendarmes !… et encore ! Il faut donc qu’on ait concentré toutes les brigades ! Elles vont passer en régiment ! Ça doit être contre toi, mon pauvre Maurin !

Il ôta ses lunettes et regarda de tous ses yeux la route…

— Diable ! qu’est-ce que je vois arriver ? des comédiens peut-être… ou des voleurs déguisés !

Il s’effaça un peu derrière un chêne vert qui était là… Le galop de deux chevaux s’approchait. À peu de distance les chevaux s’arrêtèrent.

— Oou ! c’est toi, Saulnier ?

— Ah ! bougre de bougre ! c’est Maurin ! et c’est Pastouré !… En bravadeurs, je parie ?

— Eh ! oui.

Le mousquetaire et le dragon avancèrent et se mirent à causer sans descendre de cheval.

— Tu n’as donc jamais vu de bravadeurs ?

— Je ne vois que ce qui passe sur ma route, dit le cantonnier avec résignation ; les chemins que je fais ne sont pas pour moi. Je ne vais que du kilomètre 40 au kilomètre 80.

Il s’essuya le front et reprit :

— Je fais les routes, je ne m’en sers pas… Ah ! mais, vous avez fait une brave peur à mes bêtes ! D’espouvantails comme vous, jamais elles n’en avaient vus ! Je vois, pas moins, passer toutes sortes de choses, moi, par ici ! et le plus drôle fut, l’autre jour, cette ménagerie avec tous ces lions qui hurlaient à faire trembler, tandis que, à côté de leurs cages, marchaient les deux chameaux, deux bêtes hautes comme on en voit dans les crèches de Noël, à la suite du roi nègre. Les lions, enfermés dans des charrettes qui étaient des cages à barres de fer, étaient traînés par des éléphants. Figurez-vous qu’ils s’arrêtèrent ici — parce que là-bas, en travers de la route défoncée, Martegàou avait dû laisser sa charrette chargée de billons, et embourbée jusqu’aux essieux… Les quatre chevaux de Martegàou ne la déplaçaient d’une ligne… Alors, on les détela, on attacha la charrette au derrière de l’un de ces gros animaux à courte queue qui ont un long nez au bout de leur bras ou un long bras au bout de leur nez, et pechère ! il ne fit que se pencher un peu en avant, comme ça, et il vous arracha la charrette comme une dent !… Cette fois-là aussi mes perdreaux avaient filé, rien qu’en les sentant venir de loin ; et la renarde resta trois heures à se consoler de la peur ; et ma belette, à toute force, voulait m’entrer dans l’estomac !

Le dragon et le mousquetaire écoutaient gravement.

— C’est amusant des fois, poursuivit Saulnier, de voir ce qui passe sur mes routes. Je suis ici aux premières loges… mais des éléphants il n’en passe pas toutes les semaines… heureusement ! — C’est trop gros… ça défoncerait mon travail trop vite ! Un derrière de grosse femme tiendrait — songez donc ! — dans la trace d’un de leurs pieds, et un seul de leurs crottins suffit à emplir d’un seul coup la brouette du petit Touninot, le ramasseur de pètes d’âne. Il passa par ici, justement ce jour-là, et fut bien étonné de trouver ce qu’avaient laissé les chameaux et bêtes à trompe. Et je lui dis : « Eh bien petit, tu es content aujourd’hui, qué ? la récolte est bonne ? ce n’est pas tous les jours que tu rencontres des pètes d’âne de chameau ! » Il ne comprenait pas, pechère ! Tout le monde ne peut pas avoir vu d’éléphant, ni de chameau !… Pas moins, rien que la grosse chose qui était tombée du derrière de l’éléphant avait si bien empli sa brouette que, pour ramasser les autres, il dut faire trois voyages et, comme de juste, il les fit en chantant de plaisir, — vu que les pauvres doivent se contenter de peu, et rendre grâce à Dieu du bonheur qui leur arrive, surtout quand il est inattendu.

— Je connais, dit Maurin, une chanson arabe qui dit comme ça :

Le petit oiseau
Mourait de faim
Sur la route
Du désert.
Dieu envoya
Un cavalier,
Et le cheval
Tout en trottant
Jeta sa crotte.
L’oiseau s’en vint
Du haut de l’arbre
Et picota
Le crottin d’or,
Puis remonta
Au haut de l’arbre
Pour louer Dieu…
Allah est grand !

Tous trois restèrent un moment silencieux, rêvant. Ils croient voir le petit oiseau sur la route désolée. Ils l’entendaient chanter, rendre grâce au mystère, bienfaisant malgré tout, de la vie inexplicable.

Puis, tout à coup :

— J’en ai vu, moi, des éléphants, se décida à dire le mousquetaire, et que plus d’un, quand j’étais marin à l’État. J’en ai vu en Inde. Quant aux chameaux, j’ai même monté dessus, en Afrique tout simplement… C’est là que j’ai chassé le sanglier dans des montagnes bien drôles !

— Et qu’est-ce qui les faisait drôles, tes montagnes d’Afrique ?

— C’est, dit le mousquetaire, que les palmiers nains et les chênes kermès, et tout ce qui pousse et verdit par là, étaient si serrés, si serrés, que tout le jour je marchais sans toucher la terre du pied… je marchais en l’air pour mieux dire !

— J’ai vu, dit Saulnier, il y a longtemps, à Toulon, un saltimbanque qui marchait comme ça sur des goulots de bouteilles, sans en renverser une, de bouteille. Et, ajouta-t-il curieusement, tu dois avoir chassé le lion, là-bas dans cette Afrique ?

— Si je l’ai chassé ! dit le mousquetaire narquois, je crois bien ! Comment veux-tu aller en Afrique sans chasser un peu le lion ? Il n’y a que Marlusse pour aller voir l’exposition à Paris et revenir sans l’avoir vue.

— Alors, dit le cantonnier, appuyé sur le manche de sa masse dont le fer posait sur son tas de cailloux, alors, comme ça, tu as tué le lion ?

Et il regardait avec un respect nouveau ce mousquetaire qui avait chassé des bêtes si terribles.

— Et toi, Parlo-Soulet, as-tu chassé le lion ?

— J’aimerais mieux, dit Parlo-Soulet, haussant les épaules, chasser les puces toute ma vie qu’un tel gibier qui est plutôt chasseur de chrétiens que gibier pour des chrétiens. Mais… regarde, voilà ta renarde de retour… et ta belette qui sort de ton carnier le bout de son nez… et tes perdreaux qui rallient…

Les animaux familiers reprirent leur place habituelle, et les chevaux du dragon et du mousquetaire ayant jeté leur crottin, les perdreaux y coururent, évitant les sabots qui, de temps en temps, secouaient les mouches.

— Conte-moi donc une de tes chasses au lion, dit Saulnier, si toutefois tu n’es pas trop pressé. Ça fera souffler vos bêtes… Un pauvre cantonnier, comme souvent je te l’ai dit, n’a pas tous les jours des nouvelles.

— Attends, dit Maurin, nous allons descendre de cheval, et nos bêtes, comme nous, n’en auront que meilleur repos.

Les deux cavaliers s’assirent près de Saulnier, tenant en main la bride de leurs chevaux. Le mousquetaire n’était pas fâché de revoir la carriole de Tonia qui sans doute avait fait halte quelque part.

— Eh bien, dit-il alors, quand j’eus décidé de chasser le lion, comme notre compatriote Gérard, le Tueur de lions, qui était natif de Pignans près de Gonfaron, je partis pour l’Afrique et là, je chassai le lion.

— Avais-tu un chien ?

— Non, j’avais une chèvre.

— Je comprends. Pour te servir d’appât.

— Tout juste. Je connaissais l’histoire de notre grand Gérard, qui est célèbre dans le monde entier. Je savais comment il faut s’y prendre pour faire cette chasse. J’allai dans une contrée que m’avaient montrée des Arabes. C’était près d’une source, au pied d’une montagne sauvage, en un endroit où commençait une plaine couverte de vignes qui s’en allaient à perte de vue. Un lion habitait dans les cavernes de par-là et, tous les soirs, au soleil couchant, il avait l’habitude de venir boire à la source qui luisait devant moi. J’attachai ma chèvre au pied d’un arbre…et j’attendis, prêtant l’oreille, — vu qu’il rugissait chaque soir à la même heure.

— Je sais ce que c’est, dit Saulnier ; quoique ceux de la ménagerie fussent dans des cages solides, ils me faisaient une grosse peur, pas moins !… Alors, parle vite… Comme ça, tu l’entends gueuler ?

— Pas encore ! dit le mousquetaire. Il ne devait rugir, à son habitude, qu’au soleil tombant, et j’étais venu en avance, pour ne pas l’épouvanter.

— Bon ! dit Saulnier. Tu comptais donc que ce serait lui qui aurait peur ? tu étais donc quillé (perché) sur un arbre ?

— Jamais de la vie ! s’écria Maurin ; monter sur un arbre, c’est bon pour tuer le lapin à Sainte-Maxime, mais un lion, c’est assez visible quand ça déboule et une touffe de mussugue ne suffit pas à le cacher.

— Ah ! ça déboule tout bonnement d’une touffe, comme un lapin ? fit Saulnier inquiet.

— D’une touffe de kermès par exemple, et comme un lapin, tu l’as dit… Tu te promènes… tu lances un de tes massacans (cailloux) dans un buisson… crac ! un lion te sort ! mais n’aie pas peur, parce que, souventes fois, si c’est en plein jour, il s’éloigne mazestueusement — à condition qu’il ait déjeuné… ou qu’il n’ait pas de petits… Et plus souvent encore tu peux jeter ton caillou dans les buissons, il ne te sortira rien !

— Allons, voyons, dit Saulnier, tu me fais languir… Tu n’étais pas sur un arbre, mais assis comme à présent ?

— Juste ! j’étais assis sur un rocher, mon fusil entre les jambes, avec, devant moi, ma chèvre attachée et ma source.

— Je tremble ! dit Saulnier.

Maurin reprit :

— Il arriva tout à coup…,

— Noum dé pas disqui, fit Saulnier, il arriva d’un bond ? sans avoir gueulé pour te prévenir ?

— Ce n’est pas un lion qui arriva, dit le mousquetaire.

— Eh ! quel autre animal, donc ? interrogea le cantonnier.

— Un garde-forêt !… Il fut très poli, ce brave homme : « Monsieur, me dit-il comme ça, pardon, excuse ! mais la chasse au lion n’est pas permise dans cette propriété. Veuillez reprendre votre chèvre et la faire souper plus loin. » Et du doigt, il me montra, cloué sur un arbre, un écriteau que je n’avais pas vu, et où il y avait :

LA CHASSE AU LION
ELLE EST
INTERDITE
DANS CETTE PROPRIÉTÉ
QU’ELLE EST
PRIVÉE.

« Je dis au garde : C’est bien. J’irai me poster de l’autre côté de l’eau. Mais le garde me fit observer poliment que pour sortir de la propriété particulière où j’étais, il me faudrait marcher tout un jour et deux nuits. C’était, dans toute la province, le seul endroit où, en bien cherchant, on trouve encore du lion.

« — Mais, sacrebleu ! que je lui dis alors, comment ça va qu’elle est interdite dans cette propriété, la chasse au lion ?

« — Parce que, me répondit-il, nous n’en avons plus que quelques-uns et nous y tenons beaucoup dans le pays, pourquoi les sangliers nous mangent les raisins, et si nous n’avions pas les quelques lions qui nous restent, pour manger les sangliers, il n’y aurait bientôt plus de vendanges par ici ! »

— C’est donc ça, dit Saulnier, qu’il y a tant de vin en Algérie, et que, par ici, nous ne pouvons plus vendre les nôtres ! Sans les lions d’Afrique, on vendrait les vins du Var ! Celle-là empoisse !

— Mais, observa le mousquetaire, nos chevaux piaffent et nous allons repartir…

— Ah ! parbleu ! fit Saulnier, si ce n’était pas que, de temps en temps, tu passes dans mon chemin, je m’embêterais bougrement pour mes quarante-cinq francs par mois ! Des hommes comme toi, galégeaïré, c’est la gaîté de la France !… Mais où allez-vous, tous les deux, dans vos habits du temps passé ?

— Eh ! fit le mousquetaire, nous ne savons pas… Nous marchons devant nous en essayant de ne plus rencontrer de gendarmes.

Et il conta à Saulnier, en quelques mots, les événements de la journée.

— Voici la nuit, conseilla le cantonnier ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de la passer dans ma cabane. Et demain, le compère Pastouré, qui n’a rien à craindre, lui, de la gendarmerie, ira à sa maison changer de vêtements, puis chez toi te chercher les tiens. Je n’ai jamais tant regretté de n’avoir qu’une seule culotte !

— Nous pensions aller peut-être à Bormes ce soir, dit Maurin.

— Ainsi habillés ! s’écria Saulnier. Les populations vous recevraient avec tant de gros rires, que vous auriez tout de suite sur le dos, vu le télégraphe, tout les gendarmes du Var, des Bouches-du-Rhône et des Basses-Alpes !

Saulnier mit sa masse sur son épaule ; et le dragon, le mousquetaire et le cantonnier s’en allèrent à petits pas, suivis des deux chevaux, de la belette, de la renarde et des perdreaux caquetant.

— Et nos chevaux ? où les logeras-tu ? dit Maurin.

— Dans la broussaille, là-haut, dit Saulnier, hors de la vue des curieux ; j’ai maintenant un petit âne… le foin ne manquera pas.

À ce moment, ils durent se ranger tous trois sur le bord de la route : la carriole d’Orsini, qui s’était arrêtée un moment à la Molle, les rejoignait… Elle passa devant eux, rapide, au grand trot… Et Tonia, se retournant, envoya du bout des doigts un baiser au roi des Maures qui ne regretta pas son bavardage avec le maître de la belette, des perdreaux et du renard.

— Mais, dit Maurin, tout en cheminant vers la cabane du cantonnier, — nous t’allons beaucoup déranger en arrivant deuss dans ta guérite où tu n’es pas au large quand tu n’es rien qu’un !

Le visage de Saulnier, le vieux visage aux rides innombrables, rayonna de malice :

— Fils, dit-il, tu connais le proverbe, je pense : « Les amis qui viennent vous voir vous font toujours plaisir… Si ce n’est pas quand ils arrivent ; c’est quand ils s’en vont. »