E. Flammarion (p. 226-233).

CHAPITRE XXVI


Où le roi des Maures éveille, dans la pensée de Tonia, le souvenir de ces Trois Mousquetaires qui étaient toujours quatre.

Maurin devait, cette année-là, le jour de la fête patronale de sa ville natale, Saint-Tropez, le 15 juin, figurer dans les processions traditionnelles en qualité de « bravadeur ».

Les bravadeurs de Saint-Tropez portent les uns le costume des mousquetaires, les autres le costume des dragons de Louis XIV.

Telle est la solennité de cette fête, elle a un caractère national, traditionaliste, tellement vénérable et sacré, que le républicain Maurin n’avait jamais pensé qu’on pût renoncer à l’honneur et au plaisir de faire partie de la bravade. Un vrai bravadeur l’est et le reste sans raisonner. Il est indiscutable et inviolable.

Maurin avait fini par lasser la gendarmerie. On l’oubliait ou peut-être faisait-on semblant.

Son plus redoutable ennemi, Sandri, se tenait coi. Et chaque fois que Maurin jouait, sans témoins, un bon tour aux gendarmes, les malheureux se gardaient bien de s’en vanter ! L’histoire des ruches n’avait donc pas fait scandale, mais il demeurait entendu que Maurin était insaisissable.

Gendarmes et gardes pensaient peut-être toujours à l’arrestation du roi des Maures, mais pour l’heure, un peu honteux d’eux-mêmes, ils n’en parlaient guère.

Le public au contraire amplifiait la légende de Maurin… Le bougre n’avait pas échappé dix fois aux gendarmes, mais cent fois !… Et on racontait de lui des miracles.

Certains n’étaient pas loin de le croire sorcier.

Or, par un beau jour de juin, tranquillement, Maurin, assis au seuil de sa cabane, dans la plaine de Cogolin, examinait son uniforme de bravadeur, c’est-à-dire son costume de mousquetaire, héritage de ses pères, et il s’apprêtait à y recoudre lui-même quelques boutons mal assujettis, lorsque passa par là Terrasson, un « libre-penseur » de ses amis.

Terrasson s’arrêta devant Maurin :

— Oou ! tu n’as pas honte, Maurin, un républicain comme toi, de soutenir les bravades par ta présence et par un pareil déguisement… car, je le vois, tu t’apprêtes à t’habiller en mousquetaire pour aller à la procession ?…

Maurin n’aimait pas les leçons ni les conseils qu’il n’avait pas demandés. Cette répugnance faisait partie essentielle du sentiment qu’il avait de sa liberté et de sa dignité. Il dressa l’oreille.

— Oou, fit-il, voilà un joli conseiller et un beau maître d’école ! M’est avis que je ne t’ai pas prié de me dire autre chose que bonjour quand tu passes devant la porte de ma cabane ! Et de quel droit m’oses-tu parler ainsi ?

— Ne sommes-nous pas, dit l’autre, membres tous deux du Cercle de la Libre pensée ?

— C’est pour penser librement comme je veux, répliqua Maurin, ot non pas librement d’après tes ordres, que j’y suis allé une fois, à ton cercle !… Mais tu appelles ça un cercle ? Parce que tu as mis au-dessus de la porte de ton cabanon, en plein mitan des bois de pins, dans les Maures, un écriteau avec ces paroles écrites : Cercle de la libre pensée, et que j’y suis allé une fois pour voir à quoi vous pensiez là dedans, les quatre chasseurs de bouscarles et de futi-fùs que vous étiez, tu te crois le droit de m’empêcher de vivre à ma guise ?

— Est-ce que tu deviens réac, ô Môourin !

— M’est avis, poursuivit placidement Maurin en enfilant une aiguille, que tu as gâté un joli cabanon, — pas plus grand que la main, c’est vrai — mais qui serait excellent pour un poste aux grives ! Tu l’as abîmé en faisant peindre au-dessus de ta porte des mots que tu ne comprends pas, maître libre penseur de ma tante, puisque tu ne veux pas que je pense, moi, comme il me plaît ! Ton écriteau là-bas dans les pinèdes, il n’y a que les grives pour le lire, et les merles ! et ils le comprennent même mieux que toi puisqu’ils f… le camp lorsque tu parais, chasseur de carton !

— Ah çà ! deviens-tu fou, Maurin ?

— À quoi vous pensez là dedans, je l’ai vu, puisque une fois j’y suis allé ! Vous étiez quatre en bras de chemise, dont quatre et demi, en me comptant, savaient à peine lire, et nous n’avons pensé, j’en suis témoin, qu’à manger un plat de pignets, un levraut, un gigot et de la salade. En vérité, non, nous n’avons pas pensé à autre chose. Mais à cela du moins nous avons pensé librement. Fais donc ton chemin et ne m’échauffe pas la bile ! De dire ce que ce appelles la libre pensée tu serais en peine, couyoun !

— C’est, dit l’autre, penser le contraire des prêtres.

— Un M. Rinal, qui a plus de science dans le petit doigt de son pied gauche que toi dans toute ta tête, me l’a expliqué, poursuivit Maurin. Les libres penseurs sont de gros savants qui étudient comment le monde a pu se faire tout seul et le premier homme sans femme ou le premier œuf sans poule. Et le tron de Dieu me cure, si je suis capable d’expliquer une devinette si embrouillée ! Alors je n’essaie même pas, que j’en deviendrais chèvre ! J’aime mieux y renoncer, et je m’habille en mousquetaire quand ça me fait plaisir, et je fais péter mon tromblon à la fête de Saint-Tropez, qui est une fête de nos ancêtres, lesquels étaient nés d’une femme comme toi et moi. De plus malins que toi et moi ne peuvent pas dire si le soleil est ou n’est pas le seul bon Dieu. J’entends m’amuser aux fêtes de mes pères, aussi bien en chantant la chanson du Bouffés ou celle des Quenouilles, qu’en faisant chanter la poudre. Ôte-toi de mon soleil, que tu m’empêches d’enfiler l’aiguille, libre penseur que toi tu es !… Non, mais regardez-moi ce savantas ! Il m’appelle réac, cet imbécile !… Pas moins, si on attaquait la République comme en 51, mon tromblon de bravadeur la défendrait à mort, tandis que toi on te mettrait au derrière le canon de ton fusil à système et, en soufflant par la culasse, le nouvel empereur te gonflerait comme un âne de Gonfaron !… File, de peur que mon soulier ne te saute tout seul au derrière !

— Allons, Maurin, excuse ! je n’ai pas voulu te fâcher.

— À la bonne heure ! dit Maurin.

Et devenu calme subitement :

— Veux-tu boire un coup ?

Ils trinquèrent.

— Tu es vif ! dit Terrasson.

— Comme un tromblon ! dit Maurin. Pour la fête ils partent tout seuls. Tiens-le toi pour dit.

Ils se serrèrent la main. Terrasson partit en disant :

— Amis comme devant, qué, Maurin ?

— Tant que tu te tiendras à ta place, dit Maurin qui rentra chez lui pour achever tranquille son travail d’apprenti tailleur.

Quelques minutes plus tard, on heurta sa porte de trois petits coups timides. Il ouvrit :

— Té, c’est vous, Tonia !

— C’est moi, dit-elle, moi, mon brave Maurin. Pauvre de moi ! comme il faut que je t’aime !

— Diable ! fit-il. Comment avez-vous quitté la maison de votre père ? Il faut y retourner, gente Tonia. La vie avec moi vous serait trop dure. Restons comme je vous ai dit, oubliez et mariez-vous.

— Maurin, dit-elle, je t’aime. Quelle imprudence à toi d’être dans ta maison !

— Il faut bien être quelque part, dit Maurin. J’ai calculé comme ça qu’à cette heure l’endroit l’on me croira le moins c’est encore chez moi. Comment veux-tu qu’ils devinent que je ne me cache pas ?

— Je l’ai bien deviné, moi, dit-elle.

— Toi, c’est différent, Tonia, puisque tu dis que tu m’aimes… Allons, sois sage, va-t’en.

— Pourquoi, me renvoies-tu ?

Et tout à coup jalouse :

— Tu en attends une autre !

— Non, bien sûr ! mais où te croit ton père ?

— Je lui ai dit que j’avais des choses à acheter à Cogolin et il m’a vu prendre la diligence. Pour lui-même j’ai des commissions.

— Alors en ce cas, tu as un peu de temps, dit Maurin… Eh bien, tu serais bien brave, Tonia, de me coudre un peu ces boutons.

— Qu’est-ce que c’est que cet habit-là ? s’écria-t-elle étonnée en apercevant les bottes, l’épée, le chapeau à panache !… Nous ne sommes pas de carnaval !

— Aussi n’est-ce pas un habit de déguisement, dit Maurin offensé. C’est mon costume de bravadeur…

« Et, ajouta-t-il fièrement, c’était celui de mon père qui le tenait de ses pères.

Elle prit le fil et les aiguilles et se mit en devoir de coudre.

Tout en la regardant, Maurin lui expliquait de son mieux l’antique coutume de la Bravade, chère aux Tropéziens.

Cette coutume historique, fantaisiste et très respectable, a plus de deux siècles et demi d’existence, ce que Maurin résumait ainsi : « Ça vient des ancêtres, bien avant les automobiles, du temps d’Hérode. » Et rien n’est plus près de la vérité, puisque à cette tradition est mêlé le souvenir de Torpès « qui fut éçançon (échanson) de l’empereur Néron ; autrement dit il lui versait à boire ».

— Alors, lui dit-elle en développant le vieux costume qu’elle reprisait, tu seras habillé comme ça ?

— Oui, Tonia.

— Oh ! mon Dieu ! que tu seras drôle !

— Pourquoi ? dit-il vexé.

— Je voudrais bien te voir !

— Viens-y avec ton père, à la bravade, et tu me verras d’une fenêtre.

— Sûr que j’y viendrai !… C’est donc beau, cette fête ?

— C’est, dit Maurin convaincu, la plus belle fête de tout notre pays des Maures, vu qu’on y brûle cinq cents kilos de poudre.

— Que de bruit ça doit faire !

— C’est bien pour faire du bruit, selon l’usage.

— Et pourquoi faire tout ce tapage ?

— Pour faire honneur au souvenir de nos ancêtres, expliqua énergiquement Maurin, pourquoi ils furent attaqués, je te dis, voilà des cent ans, par vingt et une galères d’Espagne ! et ils les forcèrent à retourner dans leur pays… Et, tu sais, ce jour-là, je suis à cheval !

— Tu as un cheval, Maurin ?

— On élève ici une race. Tout petit j’étais cavalier ; je monte comme les bergers de chevaux. Les gens du pays me connaissent pour ça ; on me prête un cheval pour lui faire avoir l’honneur d’être de la bravade.

— Tes ancêtres ont donc poursuivi à cheval ces galères d’Espagne ?

Cette question décontenança Maurin :

— Je n’avais jamais pensé à ça, fit-il. Dans un combat sur la mer, il n’y a pas de cavaliers, naturellement ! mais les cavaliers attendaient, je pense, le débarquement de ces Espagnols… J’interrogerai là-dessus M. Rinal.

— Voilà tes boutons recousus. Essaie l’habit, pour voir.

Il s’habilla devant elle qui à pleine gorge riait.

C’était bien un mousquetaire ! Il avait des bottes, des culottes, un pourpoint, des manchettes, une rapière et un chapeau à plumes.

— J’ai lu, dit-elle, un livre plein d’images où ils sont toujours trois ou quatre habillés de cette manière…

— C’étaient des soldats de ce temps d’alors, dit Maurin qui n’avait pas d’autres renseignements historiques.

— Seulement, reprit Tonia, ils avaient, sur les images, la moustache et une barbiche en pointe et non toute la barbe comme tu la portes : fais-toi raser, Maurin.

Maurin se redressa, la main sur la garde de son épée.

— Ma barbe arabe, dit-il, ne me quittera jamais ! L’homme libre tient à sa barbe comme sa barbe tient à lui.

Dans cet accoutrement il était comique sans être ridicule, à force d’être bien pris.

— Il se fait tard, va-t’en, Tonia.

Ils se dirent adieu. Et dans l’ombre du soir rien n’était bizarre comme cette silhouette d’un mousquetaire de Louis XIV, donnant le baiser d’adieu à la jolie fille du xixe siècle.