E. Flammarion (p. 489-495).

CHAPITRE LIX


Le testament de Maurin des Maures.

La roulotte vint, de nuit, chercher Maurin. Il y fut installé dans un véritable lit, et les gendarmes qui la rencontrèrent ne songèrent pas un instant que Maurin des Maures était enfermé et couché dans cette maison roulante, attelée d’un cheval étique. Elle était conduite par un vieux boumian aux cheveux crépus qui, le long du chemin, chantait des chansons sauvages en une langue inconnue :

 
La plaie est rouge au cœur,
L’églantine au buisson…
Prends l’églantine en fleur,
Et prends mon cœur sanglant
Tirlow Tirlow !

L’amour est un enfant,
Il m’a pris par la jambe,
Il m’a tiré à bas
Et de cheval je suis tombé,
Tirlow !
Et mon front s’est ouvert !
Adieu, ma fiancée !

On suivait la route de la Molle, au fond de la vallée. Pastouré, dont la présence aux côtés du bohémien eût été révélatrice, chevauchait en avant, le précédant d’un quart de lieue, revenant de temps à autre sur ses pas pour faire boire ou manger Maurin, selon les instructions de M. Rinal.

Par la petite fenêtre de la roulotte, Maurin regardait défiler sous ses yeux ses chères montagnes maures.

Quand il passa près des Campaux, il reconnut Saulnier, au frappement de sa massette, mais il ne l’appela pas. À quoi bon ?… Quand il fut près de sa cabane, dans la plaine de Cogolin, il fit faire halte.

— Appelons Pastouré, dit-il.

— Pourquoi ? interrogea le boumian.

— Je veux savoir, dit Maurin en souriant, si j’ai septante-quatre queues de porc ou septante-cinq, comme le croit Pastouré.

— Ma foi ! dit le boumian, ne compromettons pas pour des queues de porc ce que nous avons à sauver, toi et moi.

— Tu as raison, dit Maurin. En route !

À la Foux, il dit :

— C’est ici que j’ai connu les vaches espagnoles !

Il ajouta désespérément :

— J’étais jeune, alors !

Et il ne s’était pas écoulé plus de deux mois depuis les courses de taureaux, mais il voulait dire qu’il avait vieilli d’un siècle, au dedans de lui.

Quand la roulotte déboucha dans la plaine de Fréjus, elle quitta le bord de la mer pour gagner Roquebrune.

Au tournant de Saint-Aigulf, Pastouré sur son cheval attendait :

— Maurin, dit-il, je viens de voir Lagarrigue ici même, tout à l’heure. Il y était venu pour me parler. L’endroit où tu vas rester caché, c’est sa grotte de Roquebrune. Tu y entreras ce soir à la nuit, et, en attendant, nous allons camper ici. Une roulotte arrêtée sous un pin au bord du grand chemin, ça n’étonnera personne.

Le boumian détela son cheval maigre qu’il entrava et qui se mit à brouter l’herbe courte des bords de la route. Pastouré attacha le sien à un arbre et vint s’asseoir dans la voiture, à côté du lit de Maurin. Le boumian se coucha sous la roulotte, entre les quatre roues, près du chien féroce qui y était enchaîné. Il était quatre heures de l’après-midi.

— Ouvre la porte, Pastouré, que je voie la route, et les arbres, et tout.

Pastouré fit ce qu’il désirait.

Maurin, couché, pouvait, du regard, suivre par la porte ouverte le long ruban blanc de la plage qui va de Saint-Aigulf à Saint-Raphaël.

Tout à coup :

— Pastouré ! dit-il d’un ton singulier, je vois là-bas, assise sous ce pin, une bien jolie dame avec une ombrelle beaucoup jolie… Je voudrais bien savoir ce qu’elle est en train de lire. Va un peu me la chercher.

— Es-tu fou, Mòourin ?

— Va, je te dis. Tu ne vois donc pas que c’est ma fille ? ou si tu veux notre fille, puisqu’elle a épousé ton garçon ?

C’était elle, en effet, habillée avec une coquetterie excessive et traînant dans la poussière des routes une robe de bourgeoise bien longue, de celles qui exigent qu’on les soulève à poignée, d’une main prétentieuse, toujours en imitation de la bourgeoise dont on se moque d’ailleurs et que l’on déteste.

— Vous, ici, mon père ? et malade !

— Ça n’est rien, dit Maurin, je vais à mes affaires qui ne te regardent pas. Mais les tiennes me regardent. Tu lisais un livre… fais-le voir un peu.

Elle le lui tendit. Il déchiffra péniblement quelques lignes et le rejeta sur son lit.

— Voici, dit-il, pourquoi, te voyant, je t’ai fait appeler : tu es trop bien habillée, ma fille, pour notre fortune. Et puis, comment se fait-il que tu sois ici à la promenade, aujourd’hui ?… Ne me réponds pas… puisque tu vois bien que je le devine. Tu fais la dame, tu te promènes ! et le fils de Pastouré, ton mari, pendant ce temps-là, travaille dur ! Que signifie cela ? et trouves-tu que ce soit raisonnable, que c’est bien ? Vous avez une serviciale peut-être ? c’est un peu tôt, car tu n’as hérité de rien autre, que je sache, que de l’argent du frère de Pastouré. Es-tu une fille qu’on paie ou une épouse qui aide son homme à faire son métier ? Le livre que tu lis en te promenant sous ton ombrelle est un mauvais livre. Je n’en ai lu que trois lignes et pas n’aurais eu besoin d’en lire une seule, puisqu’il y a, dedans, des images où l’on voit des femmes qui montrent leurs jarretières à des hommes. Crois-tu vraiment que c’est pour que nos filles toutes jeunes lisent de ces saletés que nous avons bâti tant d’écoles ? car, nous les avons bâties, — nous autres, le peuple, — par le moyen de nos députés ! Nous avons voulu instruire les pauvres bougres — mais c’est pour que, étant instruits, les garçons sachent faire mieux chacun son métier et les filles — devenues femmes — aider mieux leurs hommes et leurs petits ; et non pas pour qu’elles se pavanent seules au soleil en lisant sous l’ombrelle des livres qui semblent faits pour des garces. Va poser ton parasol, jusqu’au jour où tu auras de quoi le payer d’autre chose que de la faiblesse envers toi de ton mari qui, apparemment, te gâte trop. En quatre-vingts ans qu’elle a vécu, ma mère ne s’est abritée que d’un chapeau bien large, de ceux qu’on se met dans le dos lorsqu’il ne pleut pas ou que le soleil n’est pas trop fort. Je suis sûr que tu méprises déjà tes petites amies d’autrefois, qué ? parce qu’elles ont fait un moins joli mariage que toi, bien que tu n’aies pas épousé un mylord ?… Et dire que c’est toujours comme ça, le peuple ! Pourquoi alors s’intéresser à son malheur et vouloir qu’il en sorte, s’il n’en doit sortir que pour être méprisant à son tour et continuer le malheur des plus pauvres ? Vois-tu, ma fille, les gens comme Pastouré et comme moi, toute la vie nous avons reproché à beaucoup de riches leur air de dire : « Nous sommes des princes ! des gens plus haut que le peuple ! et nous méprisons ceux des basses classes ! » Et ces riches si orgueilleux souvent avaient pourtant — comme nos officiers à bord — quelques raisons justes d’être fiers, puisqu’ils étaient des savants et qu’ils conduisaient des bateaux que nous, les simples matelots, nous n’aurions pu que mettre au plein. Mais si à peine ayant appris A et B, aux frais de la République, nos filles se mettent à faire les faraudes, à mépriser le tablier, le costume de travail que portent leurs père et mère, alors, nom de Diou ! ce n’était pas la peine de faire tant d’histoires pour arriver à rendre le peuple pauvre aussi couyoun que le peuple riche ! Je vois en mourant que ce n’est pas la politique qui peut changer les hommes : c’est un peu de morale, mais où la prendre ?… À présent, comme je ne suis pas sûr de te revoir, essuie tes yeux et embrasse-moi vivement, mais n’oublie pas que si je n’étais pas si malade, je te dirais : « Fous-moi le camp et ne reviens qu’habillée comme le commandent et ta position avec ton mari, et le chemin plein de poussière où tu te promènes ! »

Elle l’embrassa en pleurant. Il suffoquait, épuisé par le long effort qu’il avait fait pour vider son cœur et se soulager de sa colère.

— Si je viens à mourir, ajouta-t-il, garde bien tout ce que je t’ai dit, pourquoi ce bon conseil est tout l’héritage que je te peux laisser. Le terrain sur lequel ma cabane de bois est construite n’est pas mien ; les planches qui forment la cabane sont pourries ; il n’y a guère dedans que mon costume de mousquetaire : il est pour le musée arlatan dont m’a parlé M. Rinal. Et quant à mon fils Bernard, il aura mes septante-quatre queues de porcs sauvages.

— Septante-cinq, corrigea inflexiblement Pastouré.

— À présent, bonsoir, ma fille, et garde mes paroles. Elles te porteront bonheur plus sûrement que les gris-gris qui te pendent à la ceinture, au bout d’une attache où ma mère ne portait que ses grands ciseaux.

Quand se fit la nuit, la roulotte, au beau clair de lune, se mit en route vers la grotte de Roquebrune, au bas de laquelle Lagarrigue guettait…

— Suivant ton conseil, dit tout de suite Lagarrigue à Maurin, j’ai quitté l’affaire de la contrebande, mes hommes ne sont plus dans la grotte que pour huit jours. Ils attendent la paye prochaine, et après ce sera fini.

— Ça me fait plaisir, dit Maurin. Tu es un brave homme.

Par un système de poulies destinées à monter les ballots de tabac dans la grotte, des cordes descendirent du faîte de la colline jusqu’à terre. On y attacha une chaise où Maurin fut assis avec les plus grandes précautions. En grand silence il fut monté ainsi dans la grotte où Pastouré, au milieu des contrebandiers, lui fit accueil. Deux hommes crochèrent les cordes de la chaise au moyen de deux gaffes et l’attirèrent à eux.

Maurin fut étendu sur deux matelas qu’on lui avait préparés, le long d’une des parois de côté, dans un creux de la roche qui formait une manière d’alcôve.

— À présent, dit Pastouré, toutes les gendarmeries peuvent fouiller toute la France sans t’y trouver. Enfin nous voilà tranquilles !… Tu n’as plus qu’à guérir.

— N’as-tu pas remarqué tout à l’heure encore, dit Maurin soucieux, que, sur la grand’route, au soleil trémont, les gens ne se disent plus : « Bonsoir, bonsoir, » comme faisaient nos pères ? C’était pourtant une gente habitude. Et comment se fait-il qu’elle se perde, si, comme on le raconte, les hommes deviennent moins sauvages par l’effet du temps ?

— Trop de mécaniques ! dit Pastouré haussant les épaules ; leurs voitures mécaniques mettent tout le monde sur les routes ; ça ferait trop de bonsoir, bonsoir… Mais tais-toi ; M. Rinal m’a donné les instructions pour te soigner et te panser jusqu’au jour où il viendra. Fais silence et dors… il faut que tu guérisses, il le faut, car, vois-tu, j’en suis fâché pour le peuple, mais il n’y a qu’un Maurin.

Dans la grotte, ils n’étaient éclairés que par la lune large et tranquille dont le reflet faisait là-bas, sur la mer d’un noir bleuâtre, comme un chemin de lumière.