L’Illusion comique (édition Didot, 1855)/Acte V

L’Illusion comique (édition Didot, 1855)
Œuvres complètes tome 1Didot (p. 213-217).
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ACTE CINQUIÈME


Scène première

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Pridamant.

Qu’Isabelle est changée et qu’elle est éclatante !

Alcandre.

Lyse marche après elle, et lui sert de suivante ;
Mais derechef surtout n’ayez aucun effroi,
Et de ce lieu fatal ne sortez qu’après moi ;
Je vous le dis encore, il y va de la vie.

Pridamant.

Cette condition m’en ôte assez l’envie.


Scène II

ISABELLE, représentant Hippolyte ; LYSE, représentant Clarine.
Lyse.

Ce divertissement n’aura-t-il point de fin ?
Et voulez-vous passer la nuit dans ce jardin ?

Isabelle.

Je ne puis plus cacher le sujet qui m’amène ;
C’est grossir mes douleurs que de taire ma peine.
Le prince Florilame…

Lyse.

Le prince Florilame…Eh bien, il est absent.

Isabelle.

C’est la source des maux que mon âme ressent ;
Nous sommes ses voisins, et l’amour qu’il nous porte
Dedans son grand jardin nous permet cette porte.
La princesse Rosine, et mon perfide époux,
Durant qu’il est absent, en font leur rendez-vous :
Je l’attends au passage, et lui ferai connaître
Que je ne suis pas femme à rien souffrir d’un traître.

Lyse.

Madame, croyez-moi, loin de le quereller,
Vous ferez beaucoup mieux de tout dissimuler.
Il nous vient peu de fruit de telles jalousies ;
Un homme en court plus tôt après ses fantaisies ;
Il est toujours le maître, et tout notre discours,
Par un contraire effet l’obstine en ses amours.

Isabelle.

Je dissimulerai son adultère flamme !
Une autre aura son cœur, et moi le nom de femme !
Sans crime, d’un hymen peut-il rompre la loi ?
Et ne rougit-il point d’avoir si peu de foi ?

Lyse.

Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes,
Ni l’hymen ni la foi n’obligent plus les hommes ;
Leur gloire a son brillant et ses règles à part ;
Où la nôtre se perd, la leur est sans hasard ;
Elle croît aux dépens de nos lâches faiblesses ;
L’honneur d’un galant homme est d’avoir des maîtresses.

Isabelle.

Ôte-moi cet honneur et cette vanité,
De se mettre en crédit par l’infidélité.
Si, pour haïr le change et vivre sans amie,
Un homme tel que lui tombe dans l’infamie,

Je le tiens glorieux d’être infâme à ce prix ;
S’il en est méprisé, j’estime ce mépris.
Le blâme qu’on reçoit d’aimer trop une femme
Aux maris vertueux est un illustre blâme.

Lyse.

Madame, il vient d’entrer ; la porte a fait du bruit.

Isabelle.

Retirons-nous, qu’il passe.

Lyse.

Retirons-nous, qu’il passe.Il vous voit et vous suit.


Scène III

CLINDOR, représentant Théagène ; ISABELLE, représentant Hippolyte ; LYSE, représentant Clarine.
Clindor.

Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
Sont-ce là les douceurs que vous m’aviez promises ?
Est-ce ainsi que l’amour ménage un entretien ?
Ne fuyez plus, madame, et n’appréhendez rien :
Florilame est absent, ma jalouse endormie.

Isabelle.

En êtes-vous bien sûr ?

Clindor.

En êtes-vous bien sûr ?Ah ! fortune ennemie !

Isabelle.

Je veille, déloyal : ne crois plus m’aveugler ;
Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair ;
Je vois tous mes soupçons passer en certitudes,
Et ne puis plus douter de tes ingratitudes !
Toi-même, par ta bouche, as trahi ton secret.
Ô l’esprit avisé pour un amant discret !
Et que c’est en amour une haute prudence
D’en faire avec sa femme entière confidence !
Où sont tant de serments de n’aimer rien que moi ?
Qu’as-tu fait de ton cœur ? qu’as-tu fait de ta foi ?
Lorsque je la reçus, ingrat, qu’il te souvienne
De combien différaient ta fortune et la mienne,
De combien de rivaux je dédaignai les vœux,
Ce qu’un simple soldat pouvait être auprès d’eux ;
Quelle tendre amitié je recevais d’un père !
Je le quittai pourtant pour suivre ta misère ;
Et je tendis les bras à mon enlèvement,
Pour soustraire ma main à son commandement.
En quelle extrémité depuis ne m’ont réduite
Les hasards dont le sort a traversé ta fuite ?
Et que n’ai-je souffert avant que le bonheur
Élevât ta bassesse à ce haut rang d’honneur !
Si, pour te voir heureux, ta foi s’est relâchée,
Remets-moi dans le sein dont tu m’as arrachée.
L’amour que j’ai pour toi m’a fait tout hasarder,
Non pas pour des grandeurs, mais pour te posséder.

Clindor.

Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme.
Que ne fait point l’amour quand il possède une âme ?
Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs,
Et tu me suivais moins que tes propres désirs.
J’étais lors peu de chose, oui ; mais qu’il te souvienne
Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,
Et que pour t’enlever c’était un faible appas
Que l’éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
Je n’eus, de mon côté, que l’épée en partage,
Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
Celle-là m’a fait grand en ces bords étrangers,
L’autre exposa ma tête à cent et cent dangers.
Regrette maintenant ton père et ses richesses ;
Fâche-toi de marcher à côté des princesses ;
Retourne en ton pays chercher avec tes biens
L’honneur d’un rang pareil à celui que tu tiens.
De quel manque, après tout, as-tu lieu de te plaindre ?
En quelle occasion m’as-tu vu te contraindre ?
As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?
Les femmes, à vrai dire, ont d’étranges esprits !
Qu’un mari les adore, et qu’un amour extrême
À leur bizarre humeur le soumette lui-même,
Qu’il les comble d’honneurs et de bons traitements,
Qu’il ne refuse rien à leurs contentements :
S’il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
Il n’est point à leur gré de crime qui l’égale ;
C’est vol, c’est perfidie, assassinat, poison,
C’est massacrer son père, et brûler sa maison :
Et jadis des Titans l’effroyable supplice
Tomba sur Encelade avec moins de justice.

Isabelle.

Je te l’ai déjà dit, que toute ta grandeur
Ne fut jamais l’objet de ma sincère ardeur.
Je ne suivais que toi, quand je quittai mon père ;
Mais puisque ces grandeurs t’ont fait l’âme légère,
Laisse mon intérêt ; songe à qui tu les dois.
Florilame lui seul t’a mis où tu te vois ;
À peine il te connut qu’il te tira de peine ;
De soldat vagabond il te fit capitaine ;
Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
Joignit à ses faveurs les faveurs de son roi.
Quelle forte amitié n’a-t-il point fait paraître
À cultiver depuis ce qu’il avait fait naître ?
Par ses soins redoublés n’es-tu pas aujourd’hui
Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ?
Il eût gagné par là l’esprit le plus farouche ;
Et pour remercîment tu veux souiller sa couche !
Dans ta brutalité trouve quelques raisons,
Et contre ses faveurs défends tes trahisons.
Il t’a comblé de biens, tu lui voles son âme !
Il t’a fait grand seigneur, et tu le rends infâme !
Ingrat, c’est donc ainsi que tu rends les bienfaits ?
Et ta reconnaissance a produit ces effets ?

Clindor.

Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,
Et te demeurera jusqu’à tant que je meure),
Crois-tu qu’aucun respect ou crainte du trépas
Puisse obtenir sur moi ce que tu n’obtiens pas ?
Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d’injure :
Ils conservent encor leur première vigueur ;
Et si le fol amour qui m’a surpris le cœur
Avait pu s’étouffer au point de sa naissance,
Celui que je te porte eût eu cette puissance.
Mais en vain mon devoir tâche à lui résister ;
Toi-même as éprouvé qu’on ne le peut dompter.
Ce dieu qui te força d’abandonner ton père,
Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère,
Ce dieu même aujourd’hui force tous mes désirs
À te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
À mon égarement souffre cette échappée,
Sans craindre que ta place en demeure usurpée.
L’amour dont la vertu n’est point le fondement
Se détruit de soi-même, et passe en un moment ;
Mais celui qui nous joint est un amour solide,
Où l’honneur a son lustre, où la vertu préside ;
Sa durée a toujours quelques nouveaux appas,
Et ses fermes liens durent jusqu’au trépas.
Mon âme, derechef pardonne à la surprise
Que ce tyran des cœurs a faite à ma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu’un jour,
Et qui n’affaiblit point le conjugal amour.

Isabelle.

Hélas ! que j’aime bien à m’abuser moi-même !
Je vois qu’on me trahit, et veux croire qu’on m’aime ;
Je me laisse charmer à ce discours flatteur,
Et j’excuse un forfait dont j’adore l’auteur.
Pardonne, cher époux, au peu de retenue
Où d’un premier transport la chaleur est venue :
C’est en ces accidents manquer d’affection
Que de les voir sans trouble et sans émotion.
Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe,
Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ;
Et même je croirai que ce feu passager
En l’amour conjugal ne pourra rien changer.
Songe un peu toutefois à qui ce feu s’adresse,
En quel péril te jette une telle maîtresse.
Dissimule, déguise, et sois amant discret.
Les grands en leur amour n’ont jamais de secret ;
Ce grand train qu’à leurs pas leur grandeur propre attache
N’est qu’un grand corps tout d’yeux à qui rien ne se cache,
Et dont il n’est pas un qui ne fît son effort
À se mettre en faveur par un mauvais rapport.
Tôt ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
Ou de sa défiance, ou de ses domestiques ;
Et lors (à ce penser je frissonne d’horreur)
À quelle extrémité n’ira point sa fureur ?
Puisqu’à ces passe-temps ton humeur te convie,
Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie.
Sans aucun sentiment je te verrai changer,
Lorsque tu changeras sans te mettre en danger.

Clindor.

Encore une fois donc tu veux que je te die
Qu’auprès de mon amour je méprise ma vie ?
Mon âme est trop atteinte, et mon cœur trop blessé,
Pour craindre les périls dont je suis menacé.
Ma passion m’aveugle, et pour cette conquête
C’est hasarder trop peu de hasarder ma tête.
C’est un feu que le temps pourra seul modérer ;
C’est un torrent qui passe et ne saurait durer.

Isabelle.

Eh bien, cours au trépas, puisqu’il a tant de charmes
Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
Penses-tu que ce prince, après un tel forfait,
Par ta punition se tienne satisfait ?
Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
À sa juste vengeance exposera ta femme,
Et que sur la moitié d’un perfide étranger
Une seconde fois il croira se venger ?
Non, je n’attendrai pas que ta perte certaine
Puisse attirer sur moi les restes de ta peine,
Et que de mon honneur, gardé si chèrement,
Il fasse un sacrifice à son ressentiment.
Je préviendrai la honte où ton malheur me livre,
Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
Ce corps, dont mon amour t’a fait le possesseur,
Ne craindra plus bientôt l’effort d’un ravisseur.
J’ai vécu pour t’aimer, mais non pour l’infamie
De servir au mari de ton illustre amie.
Adieu ; je vais du moins, en mourant avant toi,
Diminuer ton crime, et dégager ta foi.

Clindor.

Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second change
Vois l’effet merveilleux où ta vertu me range.
M’aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort
Éviter le hasard de quelque indigne effort !
Je ne sais qui je dois admirer davantage,
Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
Tous les deux m’ont vaincu : je reviens sous tes lois,
Et ma brutale ardeur va rendre les abois ;
C’en est fait, elle expire, et mon âme plus saine
Vient de rompre les nœuds de sa honteuse chaîne.
Mon cœur, quand il fut pris, s’était mal défendu ;
Perds-en le souvenir.

Isabelle.

Perds-en le souvenir.Je l’ai déjà perdu.

Clindor.

Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
Conspirent désormais à me faire la guerre ;
Ce cœur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux
N’aura plus que les tiens pour maîtres et pour dieux.

Lyse.

Madame, quelqu’un vient.


Scène IV

CLINDOR, représentant Théagène ; ISABELLE, représentant Hippolyte ; LYSE, représentant Clarine ; ÉRASTE ; troupe de domestiques de Florilame.
Éraste, poignardant Clindor.

Madame, quelqu’un vient.Reçois, traître, avec joie
Les faveurs que par nous ta maîtresse t’envoie.

Pridamant, à Alcandre.

On l’assassine, ô dieux ! daignez le secourir.

Éraste.

Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !

Isabelle.

Qu’avez-vous fait, bourreaux ?

Éraste.

Qu’avez-vous fait, bourreaux ?Un juste et grand exemple,
Qu’il faut qu’avec effroi tout l’avenir contemple,
Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang,
À n’attaquer jamais l’honneur d’un si haut rang.
Notre main a vengé le prince Florilame,
La princesse outragée, et vous-même, madame,
Immolant à tous trois un déloyal époux,
Qui ne méritait pas la gloire d’être à vous.
D’un si lâche attentat souffrez le prompt supplice,
Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice.
Adieu.

Isabelle.

Adieu.Vous ne l’avez massacré qu’à demi,
Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi :
Achevez, assassins, de m’arracher la vie.
Cher époux, en mes bras on te l’a donc ravie !
Et de mon cœur jaloux les secrets mouvements
N’ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
Ô clarté trop fidèle, hélas ! et trop tardive,
Qui ne fait voir le mal qu’au moment qu’il arrive !
Fallait-il… Mais j’étouffe, et, dans un tel malheur,
Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ;
Son vif excès me tue ensemble et me console,
Et puisqu’il nous rejoint…

Lyse.

Et puisqu’il nous rejoint…Elle perd la parole.
Madame… Elle se meurt ; épargnons les discours,
Et courons au logis appeler du secours.

(Ici on rabaisse une toile qui couvre le jardin et les corps de Clindor et d’Isabelle, et le magicien et le père sortent de la grotte.)

Scène V

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue :
Et son ordre inégal, qui régit l’univers,
Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.

Pridamant.

Cette réflexion, mal propre pour un père,
Consolerait peut-être une douleur légère ;
Mais, après avoir vu mon fils assassiné,
Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée,
Si de pareils discours m’entraient dans la pensée.
Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr ;
Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir.
N’attendez pas de moi des plaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ;
La mienne court après son déplorable sort.
Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.

Alcandre.

D’un juste désespoir l’effort est légitime,
Et de le détourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ;
Mais épargnez du moins ce coup à votre main ;
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses funérailles.

(Ici on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec leur portier, qui comptent de l’argent sur une table, et en prennent chacun leur part.)
Pridamant.

Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ?

Alcandre.

Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.

Pridamant.

Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

Alcandre.

Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poëme récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.

Pridamant.

Mon fils comédien !

Alcandre.

Mon fils comédien !D’un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.

Pridamant.

J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte ;
Mais je trouve partout même sujet de plainte.
Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d’honneur
Où le devait monter l’excès de son bonheur ?

Alcandre.

Cessez de vous en plaindre. À présent le théâtre[1]
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre ;
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de la guerre
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre-François :
C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D’ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

Pridamant.

Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien
Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d’abord mon âme s’est émue :
J’ai cru la comédie au point où je l’ai vue ;
J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,
Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ;
Mais, depuis vos discours, mon cœur plein d’allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.

Alcandre.

Clindor a trop bien fait.N’en croyez que vos yeux.

Pridamant.

Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux ;
Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ?

Alcandre.

Servir les gens d’honneur est mon plus grand désir.
J’ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu. Je suis content, puisque je vous vois l’être.

Pridamant.

Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
Mais, grand mage, du moins croyez qu’à l’avenir
Mon âme en gardera l’éternel souvenir.


  1. Ces vers de Corneille, en faveur du théâtre, et même des comédiens, durent être fort applaudis, et ne sont pas assez connus. Ils prouvent la révolution qui commençait à se faire dans les esprits, et purent même y contribuer. Il était digne de Corneille de prendre le parti d’un art dans lequel il acquit tant de gloire, et de s’élever contre le préjugé qui, surtout alors, avilissait beaucoup trop l’état de comédien. C’est peut-être à l’effet que produisirent ces vers que la scène française fut redevable de ses meilleurs acteurs : qui sait même s’ils ne contribuèrent pas à fortifier Molière dans sa résolution qu’il avait prise de monter sur le théâtre ? On ne s’est jamais tenu dans de justes bornes à l’égard des comédiens ; on les a successivement trop abaissés ou trop relevés. Cette profession, dans laquelle on peut compter des individus très-estimables, suppose sans doute des talents qu’il est juste d’encourager ; mais il paraît impossible de l’ennoblir, parce que son exercice est une espèce d’esclavage qui les assujettit aux plus grandes humiliations de la part d’un public qui n’est pas toujours digne de les juger (P.)