L’Illusion comique (édition Didot, 1855)/Épître

L’Illusion comique (édition Didot, 1855)
Œuvres complètes tome 1Didot (p. 194).


À Mademoiselle M. F. D. R.
Mademoiselle,

Voici un étrange monstre[1] que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie : et tout cela, cousu ensemble, fait une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle ; et souvent la grâce de la nouveauté, parmi nos Français, n’est pas un petit degré de bonté. Son succès ne m’a point fait de honte sur le théâtre, et j’ose dire que la représentation de cette pièce capricieuse ne vous a point déplu, puisque vous m’avez commandé de vous en adresser l’épître quand elle irait sous la presse. Je suis au désespoir de vous la présenter en si mauvais état, qu’elle en est méconnaissable : la quantité de fautes que l’imprimeur a ajoutées aux miennes la déguise, ou, pour mieux dire, la change entièrement. C’est l’effet de mon absence de Paris, d’où mes affaires m’ont rappelé sur le point qu’il l’imprimait, et m’ont obligé d’en abandonner les épreuves à sa discrétion. Je vous conjure de ne la lire point que vous n’ayez pris la peine de corriger ce que vous trouverez marqué en suite de cette épître. Ce n’est pas que j’y aie employé toutes les fautes qui s’y sont coulées ; le nombre en est si grand qu’il eût épouvanté le lecteur : j’ai seulement choisi celles qui peuvent apporter quelque corruption notable au sens, et qu’on ne peut pas deviner aisément. Pour les autres, qui ne sont que contre la rime, ou l’orthographe, ou la ponctuation, j’ai cru que le lecteur judicieux y suppléerait sans beaucoup de difficulté, et qu’ainsi il n’était pas besoin d’en charger cette première feuille. Cela m’apprendra à ne hasarder plus de pièces à l’impression durant mon absence. Ayez assez de bonté pour ne dédaigner pas celle-ci, toute déchirée qu’elle est ; et vous m’obligerez d’autant plus à demeurer toute ma vie,

Mademoiselle,
Le plus fidèle et le plus passionné
de vos serviteurs,

CORNEILLE.

  1. Cette pièce mérite véritablement le nom que lui donne Corneille, et pouvait être regardée comme un sommeil de l’auteur après la tragédie de Médée : mais quel réveil que la pièce du Cid, qui suivit immédiatement cette farce ! Le personnage de Matamore fit cependant le succès de l’Illusion comique, et la conserva même assez longtemps au théâtre. Le public, dont le goût n’était pas encore formé, prenait pour beau ce qui n’était que bizarre, ou même extravagant. Les Visionnaires de Desmarets, comédie qui n’était remplie que de personnages aussi outrés que celui de Matamore, furent très-applaudis ; et dans les plus belles années du siècle de Louis XIV, madame de Sévigné, qui faisait assez peu de cas des tragédies de Racine, convient qu’elle s’amusa beaucoup aux Visionnaires. Rien ne justifie mieux ces vers de Boileau, qu’il serait dur pourtant d’appliquer à madame de Sévigné :

    Tous les jours, à la cour, un sot de qualité
    Peut juger de travers avec impunité ;
    À Malherbe, à Racan, préférer Théophile, etc.

    (P.)