L’Idiot/IV/Chapitre 12

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 395-400).

XII

CONCLUSION.

S’étant rendue précipitamment à Pavlovsk, l’outchitelcha courut droit chez Daria Alexievna. Celle-ci, déjà toute bouleversée depuis la veille, fut prise d’une véritable épouvante en entendant le récit de la visiteuse. Les deux dames résolurent aussitôt de se mettre en rapport avec Lébédeff, qui, en sa double qualité de propriétaire et d’ami du prince, était, lui aussi, fort agité. Viéra Loukianovna raconta tout ce qu’elle savait. Sur le conseil de Lébédeff, on décida qu’on irait tous trois à Pétersbourg pour prévenir au plus tôt « ce qui pouvait fort bien arriver ». La conséquence fut que le lendemain, vers onze heures du matin, la police se transporta à la demeure de Rogojine avec Lébédeff, les dames et le frère de Rogojine, Sémen Séménovitch, qui habitait dans le pavillon. Le dvornik fournit un renseignement précieux : il déclara que, dans la soirée de la veille, il avait vu Parfène Séménovitch entrer par le perron avec un visiteur, et qu’ils avaient l’air de se cacher. Après cette déposition, on n’hésita plus à enfoncer la porte qui, malgré les coups de sonnette répétés, restait fermée.

La fièvre cérébrale tint Rogojine alité pendant deux mois, et, quand il eut recouvré la santé, on instruisit son affaire. Il fit les aveux les plus sincères et les plus complets ; aussi, dès le commencement de l’enquête, le prince fut-il mis hors de cause. En cour d’assises, le coupable se montra taciturne. Son habile et éloquent avocat démontra avec beaucoup de clarté et de logique que le crime avait été commis sous l’influence d’une affection cérébrale dont l’accusé souffrait depuis longtemps déjà, et qu’avaient déterminée chez lui de cruelles souffrances morales. Sans contredire ce système de défense, Rogojine ne dit pas un mot pour l’appuyer ; à l’audience, comme devant le juge d’instruction, il se borna à raconter de la façon la plus exacte tous les détails de l’assassinat. Reconnu coupable avec admission de circonstances atténuantes, il fut condamné à quinze ans de travaux forcés en Sibérie, et il écouta son arrêt dans un morne silence. Son immense fortune, dont il n’avait dissipé qu’une partie relativement insignifiante à l’époque de ses folies, passa tout entière à son frère Sémen Séménovitch, qui fut enchanté de cette aubaine. La vieille madame Rogojine vit encore et semble parfois se rappeler son bien-aimé fils Parfène ; mais elle n’a conservé de lui qu’un souvenir bien vague : dans le naufrage de son intelligence, la pauvre femme ignore du moins l’affreux malheur qui a visité sa maison.

Lébédeff, Keller, Gania, Ptitzine et plusieurs autres personnages de notre récit mènent leur existence accoutumée ; ils n’ont guère changé et nous n’avons presque rien à en dire. Hippolyte est mort un peu plus tôt qu’il ne s’y attendait, quinze jours après Nastasia Philippovna ; son agonie a été effrayante. Kolia a reçu une forte secousse de tous ces événements ; il s’est définitivement rapproché de sa mère. Nina Alexandrovna trouve qu’il est trop mélancolique pour son âge, cela l’inquiète. Il sera peut-être homme d’affaires. C’est en partie grâce à ses démarches qu’ont été prises les mesures nécessitées par l’état du prince Léon Nikolaïévitch. Parmi toutes les personnes dont il avait fait la connaissance dans ces derniers temps, Kolia avait tout particulièrement distingué Eugène Pavlovitch Radomsky ; il n’hésita pas à l’aller voir, lui raconta tout ce qui s’était passé, et l’instruisit de la situation dans laquelle se trouvait maintenant le prince. Il ne s’était pas trompé : Eugène Pavlovitch prit le plus vif intérêt au sort du malheureux « idiot » ; grâce à son active intervention, le prince fut ramené en Suisse et replacé dans l’établissement de Schneider. Eugène Pavlovitch s’est lui-même rendu à l’étranger avec l’intention d’y faire un très-long séjour, car il avoue franchement qu’il est « tout à fait inutile en Russie ». Assez souvent, c’est-à-dire une fois tous les trois ou quatre mois, il va voir son pauvre ami chez Schneider, mais à chaque visite il trouve le docteur plus découragé. Schneider hoche la tête, fronce le sourcil, donne à entendre que les organes intellectuels sont complètement détériorés, et s’il ne va pas encore jusqu’à déclarer positivement que la maladie est incurable, du moins il en dit assez pour autoriser les conjectures les plus désolantes. Eugène Pavlovitch prend cela fort à cœur, car il a du cœur, il l’a prouvé par ce fait qu’il consent à recevoir les lettres de Kolia et que même il y répond quelquefois. D’ailleurs, une particularité étrange de son caractère s’est encore révélée dans ces derniers temps, et, comme elle lui fait honneur, nous nous empressons de la signaler : après chacune de ses visites à l’établissement de Schneider, Eugène Pavlovitch, outre qu’il écrit à Kolia, adresse aussi à une autre personne de Pétersbourg un bulletin très-détaillé de la santé du prince. Sans parler des assurances du plus respectueux dévouement, ces lettres expriment certaines vues, certaines idées, certains sentiments qui, vaguement indiqués au début, se manifestent sous une forme de plus en plus précise, à mesure que se multiplient les rapports épistolaires : en un mot, c’est quelque chose qui ressemble à une amitié intime. La personne qui se trouve en correspondance (assez peu suivie, il est vrai) avec Eugène Pavlovitch, et à qui il témoigne une estime si affectueuse, n’est autre que Viéra Loukianovna Lébédeff. Nous n’avons pas pu savoir au juste comment se sont nouées de semblables relations ; il est à croire qu’elles ont pris naissance à l’occasion de l’histoire survenue au prince, histoire dont Viéra a été affectée au point d’en faire une maladie. Si nous avons mentionné cette correspondance, c’est surtout parce qu’il y était quelquefois question de la famille Épantchine et, notamment, d’Aglaé Ivanovna. Par une lettre assez incohérente, écrite de Paris, Eugène Pavlovitch apprit à Viéra qu’Aglaé s’était éprise d’un comte polonais réfugié en France, et qu’elle n’avait pas tardé à l’épouser, contrairement au désir de ses parents : ceux-ci n’avaient finalement consenti à ce mariage que par crainte de quelque scandale extraordinaire. Six mois après, Viéra qui, pendant tout ce temps, était restée sans nouvelles d’Eugène Pavlovitch, reçut de lui une lettre fort longue et remplie de détails très-circonstanciés. Le jeune homme mandait à sa correspondante que, lors de sa dernière visite au professeur Schneider, il s’était rencontré là avec le prince Chtch… et toute la famille Épantchine (sauf, bien entendu, le général, retenu à Pétersbourg par ses affaires). L’entrevue avait été étrange ; tout le monde avait accueilli Eugène Pavlovitch avec transport ; Adélaïde et Alexandra avaient même cru devoir le remercier de son « angélique sollicitude pour le malheureux prince ». En voyant dans quel état d’abaissement et de maladie se trouvait l’infortuné Léon Nikolaïévitch, Élisabeth Prokofievna n’avait pas pu retenir ses larmes. Évidemment, elle lui avait tout pardonné déjà. À cette occasion, le prince Chtch… avait prononcé quelques paroles pleines de sens et d’à-propos. Eugène Pavlovitch croyait avoir remarqué qu’une harmonie parfaite n’existait pas encore entre Adélaïde et son fiancé, mais il était persuadé qu’avec le temps la raison et l’expérience du prince Chtch… s’imposeraient à l’ardente jeune fille. D’ailleurs, les récentes leçons qu’avaient reçues les siens donnaient à réfléchir à Adélaïde ; elle était surtout frappée du triste sort de sa sœur cadette. Dans l’espace de six mois, l’événement avait plus que justifié toutes les appréhensions dont la famille Épantchine n’avait pu se défendre en accordant la main d’Aglaé au comte émigré. Cet individu n’était en réalité ni un comte, ni même un émigré, au sens politique du mot : il avait dû quitter son pays à la suite d’une affaire fort louche, et c’était le noble regret de la patrie, étalé avec ostentation par l’aventurier, qui l’avait rendu si intéressant aux yeux d’Aglaé. La jeune fille s’était tellement amourachée de cet homme, qu’avant même de l’épouser elle était entrée dans un comité organisé à l’étranger pour travailler à la restauration de la nationalité polonaise ; en outre, elle s’était mise à fréquenter le confessionnal d’un célèbre père jésuite qui avait fait d’elle une véritable fanatique. À zéro se réduisait la fortune colossale que le comte prétendait posséder, et dont il avait fourni des preuves presque irréfutables à Élisabeth Prokofievna et au prince Chtch… Tout cela n’était rien encore : après le mariage, le comte et son ami, le fameux confesseur, avaient réussi à brouiller complètement Aglaé avec sa famille, en sorte que, depuis plusieurs mois, on ne se voyait plus. Bref, il y aurait eu bien des choses à raconter, mais tous ces malheurs avaient tellement impressionné Élisabeth Prokofievna, ses filles et même le prince Chtch…, qu’ils n’osaient mentionner certains faits en causant avec Eugène Pavlovitch, et pourtant ils savaient que celui-ci était déjà parfaitement instruit des erreurs d’Aglaé Ivanovna. La pauvre Élisabeth Prokofievna aurait voulu retourner en Russie et, toujours d’après la lettre d’Eugène Pavlovitch, elle critiquait avec amertume toutes les choses de l’étranger : « Nulle part ils ne savent cuire le pain comme il faut », disait-elle à son interlocuteur, — « en hiver, ils gèlent comme des souris dans une cave ; eh bien, ici, du moins, j’ai pleuré à la russe sur ce pauvre homme », et elle montrait avec émotion le prince, qui ne la reconnaissait pas du tout. « Assez d’entrainements, il est temps d’écouter la raison. Et tout cela, tout cet Occident, toute votre Europe, ce n’est que de la fantaisie, et nous tous, à l’étranger, nous ne sommes que fantaisie… souvenez-vous de ce que je vous dis, vous le verrez vous-même ! » acheva-t-elle d’un ton presque irrité en prenant congé d’Eugène Pavlovitch.

FIN.