L’Idiot/II/Chapitre 7

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 330-341).

VII

Âgé de vingt-huit ans, grand, bien fait, le compagnon du général avait un visage beau et intelligent ; ses grands yeux noirs pétillaient d’esprit et de malice. Aglaé, sans même tourner la tête de son côté, continua à débiter les vers en affectant toujours de ne regarder que le prince et de s’adresser exclusivement à lui. Muichkine comprenait fort bien qu’il y avait dans tout cela un calcul. Sa situation était gênante, mais l’arrivée des deux messieurs lui permit, du moins, de la modifier un peu. En les apercevant, il se leva à demi, adressa de loin un salut aimable au général et fit signe de ne pas troubler la récitation ; puis il se plaça derrière son siège et appuya son bras gauche sur le dossier, de façon à écouter la suite de la ballade dans une position plus commode et moins « ridicule » qu’assis dans un fauteuil. À deux reprises Élisabeth Prokofievna invita par un geste impérieux les nouveaux visiteurs à s’arrêter. L’attention du prince se porta tout particulièrement sur le compagnon du général : il se doutait que ce jeune homme était Eugène Pavlovitch Radomsky, dont il avait déjà beaucoup entendu parler, et à qui il avait plus d’une fois pensé. Un détail seulement déroutait le prince : il avait ouï dire qu’Eugène Pavlovitch était militaire, et le nouveau venu portait le costume civil. Tant que dura la récitation des vers, ce personnage eut sur les lèvres un sourire moqueur, comme s’il avait entendu parler, lui aussi, du « chevalier pauvre ».

« C’est peut-être lui-même qui a imaginé cela », se dit le prince.

Cependant Aglaé mettait dans son débit une telle chaleur, elle paraissait si profondément pénétrée de la pensée du poëte et prononçait chaque mot avec tant de conviction que non-seulement elle captiva l’attention générale, mais qu’on s’étonna moins de la gravité renforcée avec laquelle tout à l’heure elle avait si solennellement pris place au milieu de la terrasse : ce pouvait être l’effet de l’impression naïve produite sur la jeune fille par les vers qu’elle s’était chargée de faire entendre. Ses yeux brillaient, et deux fois un léger frisson d’enthousiasme parcourut son beau visage. Elle récita ce qui suit :



Il y avait dans le monde un chevalier pauvre,
Silencieux et simple ;
Son visage était pâle et morne.
Son âme franche et audacieuse.

Il avait eu une vision
Que l’esprit ne peut concevoir,
Et cette impression dans son cœur
S’était profondément gravée.

Dès lors, brûlé d’un feu intérieur.
Il ne regarda plus les femmes,
Et ne voulut plus jusqu’au tombeau
Dire un mot à aucune d’elles.

Il portait autour de son cou
Un chapelet au lieu d’écharpe,
Et ne levait devant personne
La visière d’acier de son casque.

Plein d’un amour pur,
Fidèle au doux rêve,
Il avait écrit avec son sang
Les lettres A. M. D. sur son écu.

Et, dans les déserts de la Palestine,
Tandis que, parmi les rochers,
Les paladins couraient au combat
En nommant à haute voix leurs dames,

Il s’écriait avec un accent farouche :
Lumen cœli, sancta Rosa !
Et, comme un tonnerre, sa menace
Terrifiait les musulmans.

De retour à son lointain castel,
Il y vécut dans une réclusion sévère,
Toujours silencieux, toujours triste,
Et mourut comme un insensé.

Plus tard, en se rappelant toute cette scène, le prince fut longtemps tourmenté par une question insoluble pour lui : comment pouvait-on unir un sentiment si vrai, si beau à une raillerie si maligne et si peu déguisée ? Qu’il y eût là une dérision, le prince n’en doutait pas et il avait de bonnes raisons pour en être persuadé : Aglaé, en récitant les vers, s’était permis de substituer aux lettres A. M. D. les lettres N. PH. B. il était sûr d’avoir bien entendu (la suite prouva qu’il ne se trompait pas). En tout cas, la plaisanterie d’Aglaé, — c’était sans doute une plaisanterie, bien qu’un peu roide, — avait été préméditée. Depuis un mois tout le monde parlait (et riait) du « chevalier pauvre ». Et pourtant, au lieu de souligner ironiquement ces lettres, au lieu d’appuyer dessus pour en faire ressortir le sens caché, Aglaé les prononça au contraire avec un sérieux si imperturbable, avec une simplicité si naïve et si innocente qu’on pouvait penser qu’elles se trouvaient réellement dans le texte. Le prince ressentit comme une morsure au cœur. Élisabeth Prokofievna, naturellement, ne remarqua pas la variante introduite dans la ballade. Le général Ivan Fédorovitch comprit seulement qu’on déclamait des vers. Parmi les autres auditeurs, beaucoup saisirent l’allusion, mais ils ne firent semblant de rien. Quant à Eugène Pavlovitch (le prince l’aurait volontiers parié), non-seulement il comprit, mais il s’efforça de montrer qu’il comprenait : son sourire franchement moqueur ne pouvait avoir une autre signification.

— Que c’est beau ! s’écria la générale transportée d’admiration, dès qu’Aglaé eut fini : — de qui sont ces vers ?

— De Pouchkine, maman, ne nous faites pas honte de notre crime, nous en avons conscience ! répondit Adélaïde.

— Même avec vous, on n’est pas encore devenue si bête ! répliqua aigrement Élisabeth Prokofievna. — Dès que nous serons rentrées, vous me donnerez ces vers de Pouchkine !

— Mais je crois que nous n’avons rien de Pouchkine à la maison.

— Il y en a deux volumes en fort mauvais état qui traînent depuis un temps immémorial, ajouta Alexandra.

— Qu’on envoie tout de suite acheter l’ouvrage à la ville, qu’on fasse partir Fédor ou Alexis par le premier train, — Alexis plutôt. Aglaé, viens ici ! Embrasse-moi, tu as très-bien débité cette poésie, mais si ton émotion était sincère, ajouta-t-elle presque tout bas, — je te plains ; si c’était un jeu de ta part, je n’approuve pas tes sentiments, de sorte que, dans un cas comme dans l’autre, tu as eu tort. Comprends-tu ? Va, madame, j’aurai encore à te parler, mais nous nous éternisons ici.

Pendant ce temps, le prince adressait les compliments d’usage au général, qui lui présentait Eugène Pavlovitch Radomsky.

— Je l’ai, pour ainsi dire, cueilli en route, il ne fait que d’arriver ; il a su que je venais ici et que tous les nôtres y étaient…

— J’ai su aussi que vous y étiez, interrompit Eugène Pavlovitch, — et comme depuis longtemps je me proposais de rechercher, non pas seulement votre connaissance, mais votre amitié, je n’ai pas voulu perdre de temps. Vous êtes malade ? Je viens seulement d’apprendre…

— Je vais très-bien et je suis enchanté de faire votre connaissance ; j’ai déjà beaucoup entendu parler de vous et me suis même entretenu à votre sujet avec le prince Chtch…, répondit Léon Nikolaïévitch en tendant la main au visiteur.

Après l’échange des politesses accoutumées, les deux hommes se serrèrent la main, en même temps chacun d’eux jeta sur le visage de l’autre un coup d’œil rapide, mais pénétrant. La conversation ne tarda pas à devenir générale. Le prince, dont la curiosité était alors fort éveillée, observait tout et peut-être même s’imaginait voir des choses qui n’existaient pas réellement. Il remarqua que le costume civil d’Eugène Pavlovitch causait à toute la société un étonnement extraordinaire, au point de faire oublier momentanément tout le reste. Il y avait pour croire que ce changement de tenue constituait un fait d’une importance exceptionnelle. Adélaïde et Alexandra stupéfaites questionnaient Eugène Pavlovitch. Le prince Chtch…, parent du jeune homme, semblait très-inquiet : Ivan Fédorovitch parlait avec une sorte d’agitation. Aglaé seule resta impassible : elle se borna à regarder un instant Eugène Pavlovitch, curieuse seulement de voir s’il était mieux en civil qu’en militaire, puis elle détourna la tête et ne fit plus attention à lui. Élisabeth Prokofievna s’abstint aussi de toute question, quoique peut-être elle ne fût pas non plus exempte d’une certaine inquiétude. Le prince crut s’apercevoir qu’Eugène Pavlovitch n’était pas dans les bonnes grâces de la générale.

— Il m’a étonné, renversé ! répétait Ivan Fédorovitch en réponse à toutes les questions. — Je ne voulais pas le croire, quand je l’ai rencontré tantôt à Pétersbourg. Et pourquoi si brusquement, voilà le problème ? Il est lui-même le premier à crier qu’il ne faut pas casser les vitres.

Comme Eugène Pavlovitch le rappela à la société, il avait depuis longtemps annoncé l’intention de quitter le service ; mais, chaque fois qu’il manifestait ce dessein, c’était en ayant l’air de badiner, si bien qu’il n’y avait pas moyen de prendre ses paroles au sérieux. Du reste, il parlait toujours des choses sérieuses sur le ton de la plaisanterie, en sorte qu’avec lui on ne savait jamais à quoi s’en tenir, surtout si lui-même voulait qu’il en fût ainsi.

— Je renonce au service temporairement, pour quelques mois, un an tout au plus, dit en riant Radomsky.

— Mais vous n’aviez aucun besoin de le quitter, autant du moins que je connais vos affaires, reprit le général toujours fort animé.

— Et visiter mes terres ? Vous-même me l’avez conseillé ; d’ailleurs, je veux aussi aller à l’étranger…

La conversation prit bientôt un autre cours, sans, toutefois, que l’agitation se calmât. Le prince, observateur attentif de tout ce qui se passait autour de lui, trouvait fort étrange l’émoi provoqué par une circonstance si insignifiante. « Pour sûr, il doit y avoir quelque chose là-dessous », pensait-il.

— Ainsi le « chevalier pauvre » est encore sur le tapis ? demanda Eugène Pavlovitch en s’approchant d’Aglaé.

Au grand étonnement du prince, elle regarda le jeune homme d’un air profondément surpris comme pour lui donner à entendre qu’il ne pouvait être question entre eux du « chevalier pauvre » et qu’elle ne savait même pas ce qu’il voulait dire.

— Mais ce n’est pas le moment, il est trop tard à présent pour envoyer chercher un Pouchkine à la ville, il est trop tard ! répétait sur tous les tons Kolia à Élisabeth Prokofievna ; — je vous le dirai trois mille fois : il est trop tard !

Eugène Pavlovitch, qui s’était empressé de quitter Aglaé, joignit ses observations à celles du gymnasiste.

— Oui, en effet, il est trop tard maintenant pour envoyer à la ville, je crois même que les magasins sont fermés à Pétersbourg, il est plus de huit heures, dit-il après avoir regardé sa montre.

— On a attendu jusqu’à présent, on peut bien patienter encore jusqu’à demain, fit à son tour Adélaïde.

— D’ailleurs, ajouta Kolia, — pour les gens du grand monde il est inconvenant de tant s’intéresser à la littérature. Demandez à Eugène Pavlovitch. Il est beaucoup plus comme il faut d’avoir un char à bancs avec des roues rouges.

— Vous avez encore pris cela dans quelque recueil périodique, Kolia, remarqua Adélaïde.

— Mais c’est là qu’il puise tout ce qu’il dit, reprit Eugène Pavlovitch, — il emprunte des phrases entières aux revues critiques. J’ai depuis longtemps le plaisir de connaître la conversation de Nicolas Ardalionovitch. Cette fois pourtant, il ne répète pas ce qu’il a lu. Nicolas Ardalionovitch fait évidemment allusion à mon char à bancs jaune à roues rouges. Seulement je l’ai changé, vous retardez.

Le prince avait prêté l’oreille aux paroles de Radomsky… Il lui sembla que ce dernier se tenait fort bien, qu’il était modeste, enjoué ; taquiné par Kolia, il lui avait répondu amicalement et tout à fait comme à un égal : cela surtout plut au prince.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Élisabeth Prokofievna à Viéra, la fille de Lébédeff, qui, debout devant elle, avait dans les mains quelques volumes de grand format, très-élégamment reliés et presque neufs.

— C’est Pouchkine, répondit la jeune fille. — Notre Pouchkine. Papa m’a ordonné de vous l’offrir.

— Comment cela ? Est-ce possible ? fit avec surprise la générale.

— Pas en cadeau, pas en cadeau ! Je n’oserais pas me permettre cela ! dit précipitamment Lébédeff, qui, jusqu’alors masqué par sa fille, se montra tout à coup ; — pour le prix qu’il vaut. C’est notre propre Pouchkine, l’exemplaire de notre famille, l’édition d’Annenkoff, introuvable aujourd’hui. Je le cède pour le prix qu’il vaut. Je propose respectueusement à Votre Excellence de l’acheter, désirant ainsi étancher la noble soif littéraire qui la dévore.

— Ah ! si tu veux le vendre, c’est bien, merci. Tu ne perdras rien, n’aie pas peur ; seulement ne te contorsionne pas, je te prie, batuchka. J’ai entendu parler de toi, tu es, dit-on, très-érudit, il faudra que nous causions ensemble un jour ou l’autre ; tu m’apporteras toi-même ces livres ?

— Avec vénération et… respect ! répondit Lébédeff, dont la satisfaction se traduisait par des grimaces extraordinaires, et il prit les volumes des mains de sa fille.

— Eh bien, apporte-les avec ou sans respect, pourvu que tu n’en perdes pas en route ; seulement, je mets à cela une condition, ajouta Élisabeth Prokofievna en regardant fixement l’employé, — tu ne franchiras pas le seuil de ma porte, je n’ai pas l’intention de te recevoir aujourd’hui. Ta fille Viéra, tu peux l’envoyer tout de suite si tu veux : elle me plait beaucoup.

— Pourquoi donc ne parlez-vous pas d’eux ? dit impatiemment Viéra à son père : — si on ne les annonce pas, ils entreront tout de même : ils ont commencé à faire du tapage. Léon Nikolaïévitch, poursuivit-elle en s’adressant au prince qui avait déjà pris son chapeau, — il y a là quatre hommes qui depuis longtemps déjà demandent à vous voir, ils attendent chez nous en maugréant, et papa ne veut pas les introduire auprès de vous.

— Quels sont ces visiteurs ? interrogea le prince.

— Ils disent qu’ils sont venus pour affaire ; seulement, si on ne les laisse pas entrer, ce sont des gens capables de vous arrêter dans la rue. Il vaut mieux que vous les receviez, Léon Nikolaïévitch, après cela vous en serez débarrassé. Gabriel Ardalionovitch et Ptitzine sont là qui cherchent à leur faire entendre raison, ils n’écoutent rien.

— Le fils de Pavlichtcheff ! Le fils de Pavlichtcheff ! Ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine ! fit Lébédeff en agitant les bras : — il n’y a pas lieu de les entendre, ce serait même inconvenant à vous, excellentissime prince, de vous déranger pour eux. Voilà. Ils ne le méritent pas…

— Le fils de Pavlichtcheff ! Mon Dieu ! s’écria le prince extrêmement troublé : — je sais… mais je… j’avais chargé Gabriel Ardalionovitch de cette affaire. Il vient de me dire…

Mais déjà Gabriel Ardalionovitch sortant de la maison apparaissait sur la terrasse ; Ptitzine le suivait. De la pièce voisine arrivait un bruit de voix parmi lesquelles on distinguait surtout l’organe sonore du général Ivolguine, qui, semblait-il, voulait crier plus fort que les autres. Kolia courut aussitôt à la chambre où on faisait ce tapage.

— C’est très-intéressant ! observa tout haut Eugène Pavlovitch.

« Ainsi, il sait la chose ! » pensa le prince.

— Comment, le fils de Pavlichtcheff ? Et… quel peut être le fils de Pavlichtcheff ? demandait le général Épantchine étonné, et il promenait un regard curieux sur tous les visages, s’apercevant avec surprise qu’il était le seul à ignorer cette nouvelle histoire.

En effet, l’attente se lisait dans tous les yeux, chacun avait l’esprit en suspens. Le prince ne comprenait pas comment une affaire qui lui était toute personnelle pouvait déjà avoir éveillé un intérêt si vif et si général.

Aglaé s’avança vers lui d’un air particulièrement grave.

— Ce sera très-bien, dit-elle, — si vous terminez à l’instant et vous-même cette affaire, mais souffrez que nous soyons tous vos témoins. On veut vous salir, prince, il faut que votre justification soit un triomphe, et d’avance je m’en réjouis pour vous.

— Moi aussi, je veux que justice soit faite une bonne fois à cette impudente revendication, cria la générale, — arrange-les bien, prince, ne les ménage pas ! J’ai les oreilles rebattues de cette affaire et je me suis fait beaucoup de mauvais sang à ton occasion. Mais ce sera curieux à voir. Fais-les venir, nous resterons ici. Aglaé a eu une bonne idée. Vous avez entendu parler de cela, prince ? demanda-t-elle au prince Chtch…

— Sans doute, répondit-il, — j’en ai entendu parler chez vous. Mais je suis surtout désireux de voir ces jeunes gens.

— Ce sont des nihilistes, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas qu’ils soient nihilistes, expliqua en s’approchant Lébédeff, qui était, lui aussi, fort secoué, — c’est un autre groupe, un groupe particulier. Au dire de mon neveu, ils sont plus avancés que les nihilistes. Vous avez tort, Excellence, de croire que votre présence les intimidera ; rien ne les intimide. Parmi les nihilistes on rencontre des hommes instruits, savants même ; ceux-ci vont plus loin en ce sens qu’ils sont des hommes d’action. C’est, à proprement parler, un dérivé du nihilisme, mais on ne les connaît qu’indirectement et par ouï-dire, car ils ne se manifestent pas dans des articles de journaux. Ils vont droit au fait ; par exemple, il ne s’agit pas pour eux de démontrer que Pouchkine est stupide ou que la Russie doit être mise en pièces ; non, mais s’ils ont fortement envie de quelque chose, ils se croient le droit de ne reculer devant aucun obstacle et d’escoffier, au besoin, huit personnes. Pourtant, prince, je ne vous conseillerais pas…

Mais déjà le prince s’était levé pour aller ouvrir la porte aux visiteurs.

— Vous les calomniez, Lébédeff, dit-il en souriant, — vous avez toujours sur le cœur la conduite de votre neveu. Ne le croyez pas, Élisabeth Prokofievna. Je vous assure que les Gorsky et les Daniloff ne sont que des exceptions, et que ceux-ci… sont seulement… dans l’erreur… Cependant je n’aimerais pas à les recevoir ici, devant toute la société. Excusez-moi, Élisabeth Prokofievna, ils vont venir, je vous les montrerai, et ensuite je les emmènerai ailleurs. Donnez-vous la peine d’entrer, messieurs !

C’était plutôt une autre idée qui l’inquiétait, le tourmentait cruellement : cette affaire n’était-elle pas un coup monté par quelqu’un ? N’avait-on pas donné le mot à ces gens-là pour qu’ils se présentassent au moment où il avait du monde chez lui, parce qu’on espérait que l’explication tournerait à sa confusion et non à son triomphe ? Mais le prince se reprocha amèrement sa « perverse et monstrueuse défiance ». Il serait peut-être mort de honte si quelqu’un avait pu lire dans son esprit une telle pensée, et, lorsque entrèrent ses nouveaux visiteurs, il était tout disposé à croire qu’il valait infiniment moins qu’aucune des personnes réunies autour de lui.

On vit s’avancer quatre individus que suivait le général Ivolguine fort échauffé et en veine d’éloquence. « Celui-là est certainement pour moi ! » se dit le prince avec un sourire. Kolia s’était glissé dans ce groupe : il parlait avec feu à Hippolyte, qui faisait partie de la bande et écoutait son ami d’un air moqueur.

Le prince offrit des sièges à ces messieurs. Ils étaient tous fort jeunes, et cette extrême jeunesse prêtait à leur démarche un caractère plus insolite encore. Ivan Fédorovitch Épantchine, qui ne comprenait rien à l’incident, s’indigna même à la vue de pareils jouvenceaux, et il aurait à coup sûr protesté d’une façon quelconque, sans la passion, étrange pour lui, avec laquelle sa femme s’intéressait aux affaires personnelles du prince Léon Nikolaïévitch. Il resta, moitié par curiosité, moitié par bonté d’âme, espérant que sa présence pourrait être utile, et, en tout cas, qu’elle imposerait aux adversaires du prince. Mais le salut que lui adressa de loin le général Ivolguine eut pour effet d’irriter de nouveau Ivan Fédorovitch ; il fronça le sourcil et se décida à garder un silence absolu.

Du reste, parmi ces jeunes gens se trouvait un homme de trente ans, l’ancien officier devenu boxeur, qui avait fait partie de la bande de Rogojine et qui autrefois donnait des quinze roubles d’aumône aux mendiants. On devinait qu’il s’était joint aux autres en bon camarade pour leur prêter un appui moral et, au besoin, matériel. Celui qui passait pour le « fils de Pavlichtcheff », bien qu’il se fût présenté sous le nom d’Anlip Bourdovsky, était un jeune homme de vingt-deux ans, blond, maigre et plutôt grand que petit. Il se distinguait par la pauvreté, la malpropreté même de sa mise : les manches de sa redingote étaient luisantes de graisse ; son gilet crasseux, boutonné jusqu’en haut, ne laissait voir aucune trace de linge ; une sale écharpe de soie noire, tortillée en forme de corde, entourait son cou. Ce visiteur ne s’était pas lavé les mains ; son regard avait quelque chose d’innocemment effronté ; son visage, extraordinairement bourgeonné, n’exprimait pas la moindre ironie, pas la plus petite réflexion, rien que le stupide enivrement de son droit, joint à un besoin étrange d’être et de se sentir toujours lésé. Il parlait d’une voix agitée et, dans la précipitation de son débit, articulait difficilement les mots, si bien qu’on l’aurait pu prendre pour un bègue ou même pour un étranger, quoique le plus pur sang russe coulât dans ses veines.

Il était accompagné du neveu de Lébédeff, que le lecteur connaît déjà et d’Hippolyte Térentieff. Ce dernier n’avait guère que dix-sept ou dix-huit ans. Sa physionomie était intelligente, mais témoignait d’une irritation continuelle. Sa maigreur cadavérique, sa pâleur jaunâtre, l’éclat de ses yeux, les taches rouges de ses joues, tout en lui révélait à première vue une victime de la phthisie. Il toussait constamment ; un râle suivait chacune de ses paroles et presque chaque souffle qui sortait de sa poitrine. Il semblait n’avoir plus que deux ou trois semaines à vivre.

Hippolyte était très-fatigué, et, avant qu’aucun de ses compagnons s’assit, il se laissa tomber sur une chaise. Les autres firent, en entrant, quelques cérémonies ; ils étaient un peu confus, bien que, dans la crainte de le laisser voir, ils s’efforçassent de se donner un air imposant. Bref, leur attitude n’était pas celle qu’on aurait attendue de gens qui faisaient profession de mépriser tous les préjugés, toutes les inutiles niaiseries mondaines, et de ne rien admettre en dehors de l’intérêt personnel.

— Antip Bourdovsky, bégaya précipitamment le « fils de Pavlichtcheff ».

— Wladimir Doktorenko, articula nettement et même avec une nuance d’orgueil le neveu de Lébédeff, comme s’il eût été fier de s’appeler Doktorenko.

— Keller ! murmura l’ancien officier.

— Hippolyte Térentieff ! cria ce dernier d’une voix glapissante.

À la fin tous prirent place sur une rangée de chaises en face du prince, puis ils froncèrent les sourcils, et, pour se donner une contenance, firent passer leurs casquettes d’une main dans l’autre. Chacun se disposait à parler et pourtant chacun se taisait ; ils attendaient d’un air de défi. « Non, mon ami, tu ne nous attraperas pas ! » disaient clairement leurs visages. On sentait qu’au premier mot proféré par quelqu’un, tous aussitôt prendraient la parole à la fois et feraient assaut de loquacité.