L’Idée moderne du droit en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 635-671).
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L'IDEE MODERNE DU DROIT
EN FRANCE

III.[1]
L’ÉGALITÉ D’APRÈS LES ÉCOLES DEMOCRATIQUE ET ARISTOCRATIQUE. — LA THÉORIE DE M. RENAN.

Ernest Renan. — Dialogues philosophiques. — mélanges d’histoire et de voyages, La Réforme intellectuelle et morale. — Caliban.

L’idée de l’égalité, tant de fois invoquée au siècle dernier et inscrite en tête de toutes nos constitutions, a eu de notre temps le même sort que l’idée de liberté : attaquée par les écoles aristocratiques, défendue par l’école démocratique, il semble qu’aujourd’hui encore elle manque pour tous de cette clarté qui résulte d’une déduction rigoureuse. L’examen critique de cette idée offre d’autant plus d’importance et d’intérêt qu’elle est parmi les plus populaires en France et répond à un des instincts les plus vivaces de notre nation.

Tous les observateurs sont d’accord pour attribuer aux Français l’amour de l’égalité ; quelques-uns même vont jusqu’à dire : la France n’a que l’amour de l’égalité, non celui de la liberté. C’est là une exagération et, quand on y regarde de plus près, une contradiction ; M. de Tocqueville n’y a pas tout à fait échappé lorsqu’il s’est plu à opposer systématiquement deux tendances en réalité inséparables. N’est-ce pas précisément parce que la France aime la liberté qu’elle aime l’égalité ? Qu’est-ce aux yeux des Français qu’une inégalité, sinon un privilège chez l’un et une servitude chez l’autre, conséquemment un manque de liberté ? L’inégalité leur semble une atteinte au droit commun, une distinction établie entre la personne humaine chez le noble ou le riche et la personne humaine chez le roturier ou le pauvre. Ne pas admettre au-dessus de soi des prérogatives, des passe-droits, des castes ou des dynasties privilégiées, c’est avoir le sentiment de la liberté humaine en soi comme respectable au même titre que chez les autres ; tel a toujours été l’instinct français. Les Jacques ne chantaient-ils pas déjà :

Nous sommes hommes comme ils sont,
Des membres comme nous ils ont ;
Tout autant souffrir nous pouvons,
Un aussi grand cœur nous avons.


Les législateurs de 89, en établissant l’égalité des droits pour tous, voulaient par cela même sauvegarder la liberté de tous[2].

L’inégalité, aux yeux des Français, ne choque pas moins la raison qu’elle ne choque la liberté ; aussi ne saurait-elle satisfaire leur esprit logique plus que leur instinct juridique. Les exceptions, les contradictions de la loi avec elle-même et les inégalités qui en résultent entre les citoyens, blessent nécessairement toute intelligence éprise de ce qui est général et « conforme aux principes. » Les Anglais et les Allemands n’éprouvent pas ce besoin. Ils s’arrangent de leurs lords ou de leurs hobereaux, ils ont conservé l’esprit de hiérarchie féodale. La France est le seul pays qui n’ait vraiment plus de noblesse. L’ouvrier anglais qui voit passer avec admiration le gentilhomme dans son carrosse, ou plutôt le carrosse renfermant le gentilhomme invisible, l’Allemand qui révère son seigneur et maître l’empereur, ainsi que tous ses autres seigneurs et maîtres, ont-ils le sentiment de la liberté humaine et du droit commun au même point que l’ouvrier français qui, à la vue d’un plus riche que lui, se dit simplement : « Un homme est l’égal d’un autre homme ? » Ont-ils le sentiment de l’indépendance et de la dignité personnelles autant que ce paysan-soldat de la révolution qui répondit à un émigré vantant ses ancêtres : — « Je suis un ancêtre ? » On a eu raison de le dire, la révolution, en proclamant l’égalité, n’a pas voulu détruire la vraie noblesse, mais la donner à trente-deux millions d’hommes.

Sans doute nous nous sommes plus d’une fois consolés trop aisément, dans l’égalité, des libertés absentes ; mais c’est que l’égalité suppose encore à nos yeux une certaine justice jusque dans l’injustice même, un certain droit commun jusque dans la violation du droit. Bien plus, là où les libertés extérieures et politiques font défaut, l’égalité devant la loi nous semble du moins la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaines en principe, sinon en fait. Enfin les libertés extérieures sont des avantages plus individuels, des garanties plus personnelles, et on sait que le peuple français fait volontiers abstraction des personnes et des intérêts particuliers ; l’égalité satisfait ainsi l’esprit d’impersonnalité et d’impartialité : s’il faut porter un joug, au moins qu’il soit porté en commun, afin qu’il soit senti par tous, détesté par tous et, le jour venu, brisé par tous à la fois.

L’instinct de l’égalité, ayant de renouveler l’ordre civil et politique, s’est exprimé matériellement en France, dans l’ordre économique, par la division progressive des propriétés entre tous les citoyens, et ce mouvement a précédé 1789. Nos historiens récens l’ont fait voir, la révolution trouva ce mouvement très avancé, et elle-même en sortit[3]. C’est que dans l’économie politique d’une nation comme dans tout le reste, la psychologie du caractère national se fait visible : l’instinct de liberté s’incarne dans celui de propriété, l’instinct d’égalité d’ans la division de plus en plus uniforme des propriétés. Si le paysan et l’ouvrier en France sont reconnus plus économes que dans les autres pays, plus attentifs à épargner pour l’avenir, plus désireux de fixer leurs épargnes dans quelque propriété mobilière ou. immobilière, si leur prévoyance contraste avec la prodigalité souvent aveugle des travailleurs anglais ou allemands[4], c’est qu’ils sentent que, dans la propriété, la liberté et le travail prennent corps, trouvent une garantie d’indépendance, se mettent à l’abri des coups du sort ou des empiétemens des hommes ; ils sentent aussi que, la liberté devant être égale, la propriété, qui en est la garantie extérieure, doit se faire elle-même de plus en plus égale entre tous. En outre, là où tous travaillent, tous doivent posséder, si le vrai fondement du droit de propriété est le travail, comme le peuple français a toujours été porté à le croire et comme l’a affirmé la révolution. Ici encore les esprits des nations manifestent leur divergence : on a remarqué avec raison que, dans les cas douteux et les contestations de propriété, la France a généralement adjugé la terre à celui qui travaillait la terre et mis le droit de son côté ; l’Angleterre, au contraire, a prononcé pour le seigneur, chassé le paysan, si bien qu’elle n’est plus cultivée que par des ouvriers. Michelet voyait là, avec toute l’école démocratique, un des caractères moraux et humains de notre révolution : l’homme, la liberté de l’homme et le travail de l’homme ont paru aux réformateurs de 89 d’un prix inestimable et qu’on ne pouvait mettre en balance avec celui du fonds ; en France, l’homme a donc emporté la terre, et en Angleterre la terre a emporté l’homme. « Grave différence morale. Que la propriété soit grande ou petite, elle relève le cœur ; tel ne se serait « point respecté pour lui-même qui se respecte et s’estime pour sa « propriété. » L’égalité progressive des fortunes n’est elle-même que le partage du respect entre tous et l’expression matérielle de l’égalité des droits. — En Allemagne comme en Angleterre, la propriété et la terre ont conservé un caractère mystique et féodal, au lieu d’être considérées comme faites par l’homme et créées par le travail ; aussi le droit divin et le droit de conquête par les armes, deux formes de privilège aristocratique, subsistent encore là-bas au fond de la législation comme au fond de l’esprit populaire. Seule, notre économie sociale est démocratique par essence.

Le caractère féodal et l’esprit d’inégalité ne sont pas moins vivaces dans la famille anglaise ou allemande, où le mari est vraiment un lord, un suzerain. En Angleterre, la personne de la femme disparaît entièrement dans le mariage : elle ne jouit d’aucune propriété personnelle, elle n’a aucun pouvoir sur ses enfans, elle ne peut tester sans le consentement de son mari ; le mari, par son testament, peut enlever la tutelle des enfans à la mère, qui n’a sur eux aucun droit personnel. Le chef de famille tient donc la femme sous sa sujétion, administrant et parfois ruinant la fortune sans même rendre compte de ce qu’il fait. Entre les enfans et le père, même rapport de seigneurie, sans cette intimité familière, sans cette volontaire égalité dans l’affection qui, chez nous, n’exclut pas le respect. Enfin l’inégalité subsiste dans les rapports des frères entre eux, des aînés et des plus jeunes : c’est une hiérarchie de commandement et d’obéissance. En Allemagne, le père n’est pas moins suzerain : femmes et enfans sont de véritables vassaux. — Dans la famille française comme dans l’état français, l’égalité tend à s’accroître avec la liberté même, entraînant à sa suite ses inconvéniens et aussi ses habituels avantages, diminuant l’autorité du père, mais élevant de bonne heure les intelligences de la mère et des enfans à un niveau supérieur, unissant les cœurs de tous par un lien plans tendre et plus librement accepté. De là en France, au sein de la famille, une idée plus développée des « droits de la femme, » des droits des enfans, en même temps qu’un sentiment de fraternité et d’amitié envahissante qui tend à faire du père pour les enfans comme un frère plus respecté et de la mère comme une sœur plus aimée. En un mot, tandis que la famille, chez les autres peuples, conserve le type aristocratique, la famille française tend à devenir républicaine.

Ainsi dans la famille comme dans l’état, dans le domaine économique comme dans l’ordre civil et politique, la liberté et l’égalité ont toujours paru inséparables à l’esprit français. Mais, si la France a maintenu ces deux termes en une indissoluble union, elle a considéré comme non moins important de n’en point intervertir l’ordre rationnel. Les Américains, dans leur énumération des droits, avaient mis en premier lieu l’égalité ; Robespierre fit inscrire aussi l’égalité au premier rang : on sait quel est l’ordre qui finit par prévaloir. Le droit ne consiste pas, aux yeux des Français, à vouloir niveler toutes choses, mais à égaliser les libertés. Deux hommes qui traînent un boulet d’égale pesanteur ne sont pas pour cela deux hommes libres. L’égalité sous un maître, telle que voudrait la réaliser le césarisme, n’est qu’une trompeuse apparence ; rien de plus capricieux et de plus inégal que la volonté d’un despote : il accorde une faveur à l’un et la refuse à l’autre ; il punit celui-ci et laisse l’impunité à celui-là. Il n’y a pas d’égalité possible dans l’arbitraire de la servitude ; c’est donc, selon la philosophie française, l’égalité dans la liberté, et non dans l’esclavage, qui constitue le droit.

Cette idée presque nationale de l’égalité, que la philosophie du XVIIIe siècle avait fini par croire indiscutable, n’en est pas moins devenue au XIXe siècle l’objet de nombreuses critiques, et ces critiques semblent en partie motivées. Déjà les saint-simoniens et Auguste Comte l’avaient rejetée comme une erreur. Le positivisme voulut « organiser » la société par la « science ; » pour cela, au lieu de proclamer une fausse égalité entre les ignorans et les savans, entre les masses et les esprits supérieurs, il crut nécessaire de confier l’autorité la plus haute et le droit de gouverner à un corps de savans officiels, chargés de réglementer la science même : théocratie de savans, sorte de sophocratie dont nous retrouverons plus loin le tableau dans les Dialogues philosophiques de M. Renan. L’influence des théories allemandes n’a fait qu’accroître le mouvement de réaction contre l’idée d’égalité : on le sait, Hegel, Mommsen, Strauss, M. de Sybel, soutiennent, à des points de vue divers, le droit des supériorités et la « souveraineté du but ; » Strauss déclare que l’histoire continuera d’être comme par le passé « une bonne aristocrate. » C’est surtout dans l’expérience, non pas seulement dans les spéculations métaphysiques ou théologiques, que la doctrine de l’inégalité cherche de nos jours son principal point d’appui : elle invoque en sa faveur les récentes découvertes de l’histoire naturelle, les idées germaniques sur la différence des races, les idées darwiniennes sur la sélection naturelle et sur l’hérédité. De leur côté les partisans de l’égalité s’efforcent aussi d’invoquer les faits : la doctrine classique du spiritualisme fonde l’égalité humaine sur le « fait » de l’égalité du libre arbitre chez tous les hommes ; on se rappelle ce que disait Victor Cousin à ce sujet : « La liberté seule est égale à elle-même ; il n’est pas possible de concevoir de différence entre le libre arbitre d’un homme et le libre arbitre d’un autre. » Mais c’est principalement sur l’idée du droit que les écoles démocratiques s’appuient pour justifier l’égalité : Proudhon, M. Renouvier, M. Littré, la déduisent par des raisonnemens divers du principe même de la justice.

En présence d’une telle diversité d’opinions, il nous semble nécessaire de soumettre à un nouvel examen cette sorte de dogme de l’égalité humaine dont l’instinct français et la philosophie française avaient fait une des bases du droit nouveau et de la politique nouvelle. Recherchons d’abord quelle est, ici encore, la part du fait et celle du droit, la part de la réalité et celle de l’idéal, et voyons si l’école démocratique les a suffisamment distinguées. Nous examinerons ensuite les objections des écoles aristocratiques qui veulent fonder l’inégalité sur a la primauté de l’idée, » sur les « droits de la vérité, de la vertu, de la science, » en d’autres termes sur la prérogative des supériorités intellectuelles ou morales.


I

L’égalité humaine est-elle un fait, comme le soutient d’ordinaire l’école démocratique ? existe-t-il réellement entre les hommes une égalité établie par la nature, que la société doit se borner à sauvegarder ? — « La nature, dit la Déclaration des droits de l’homme tant de fois invoquée par les écoles démocratiques, la nature a fait les hommes libres et égaux en droits. » — « Les hommes, répète la Constitution du 6 septembre 1791, les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » — N’est-ce point faire trop d’honneur à la nature ? Ne nous a-t-elle pas créés esclaves plutôt que libres, et ne naissons-nous pas inégaux ? Par une illusion commune à tout le XVIIIe siècle sur le prétendu état de nature, on a confondu ici le but à atteindre avec le point de départ, l’avenir avec le présent, l’idéal avec la réalité ; nous ne naissons pas libres et égaux, nous naissons pour être libres et égaux. Que la liberté et l’égalité soient conformes à la vraie nature de l’homme, cela est incontestable pour celui qui admet, avec Aristote, que la véritable nature d’un être est dans la fin supérieure à laquelle il aspire, non dans son actuelle imperfection ; que la nature d’un chêne, par exemple, est d’atteindre la plénitude de son développement et de se dresser vers le ciel, que la nature d’un animal est de réaliser toute la beauté de son espèce, que la nature d’un homme est d’être une intelligence toute lumineuse et une volonté toute active. Mais, si la liberté et l’égalité sont la fin de la nature, elles ne sont pas l’état de nature. — On a voulu soutenir qu’il y a du moins une chose égale chez tous les hommes : la liberté morale ; mais s’agit-il de cette liberté encore incomplète et de toutes parts entravée que vous possédez et que je possède ? Nous ne sommes pas plus égaux sous ce rapport que sous les autres. L’école éclectique affirme vainement que le libre arbitre de l’un est identique au libre arbitre de l’autre ; tel homme est un enfant par rapport à un autre homme, et l’homme d’aujourd’hui est un enfant par rapport à l’homme de demain ; soutiendra-t-on donc que le libre arbitre de l’enfant est égal à celui de l’homme ? Innombrables sont les degrés de la responsabilité et conséquemment de la liberté. Nous ne voulons pas seulement parler de l’usage différent que les hommes font de leur liberté, mais de la différence qui existe dans la puissance même de vouloir, dans la puissance sur soi. Nos libertés ne seraient égales que si elles étaient absolues et complètes ; mais en fait la pleine liberté du vouloir n’existe ni chez vous ni chez moi ; cette liberté, nous l’avons vu, est pour nous une pure idée dont nos actions se rapprochent plus ou moins, une limite à laquelle tendent ces variables. Si donc on peut admettre que nos libertés sont égales dans leur virtualité et dans leur idéale perfection, elles sont à coup sûr inégales dans leur actualité et dans leur réelle imperfection. L’idée même de liberté, dont nous avons essayé de montrer l’influence libératrice[5], peut être chez moi faible et sans efficacité, tandis que chez vous elle créera par son énergie un pouvoir énergique et fort. Ce n’est donc pas seulement sous le rapport de la force physique, de la beauté physique, de la sensibilité, de l’intelligence, de la moralité, que les hommes sont inégaux ; ils le sont dans l’usage de leur liberté et dans le degré de cette liberté. A tous les points de vue, Leibniz avait raison de dire qu’il n’y a pas deux êtres semblables dans la nature, pas même deux gouttes d’eau, mondes peuplés d’animalcules divers et différens en nombre. L’égalité humaine n’est point un fait ; elle est plutôt en opposition avec les faits.

D’où vient donc que des êtres réellement inégaux sous tous les rapports tiennent tant à cette idée d’égalité et veulent la voir réalisée, au moins entre leurs libertés ? De ce que votre liberté est infiniment précieuse pour vous, comme la mienne l’est pour moi, comment conclure que votre liberté est aussi infiniment précieuse et inviolable pour moi, la mienne pour vous ? C’est là le passage difficile, c’est là l’intervalle que nous devons essayer de franchir pour constituer entre nous, malgré toutes les inégalités de fait, une égalité de droit.

Pour franchir ce passage, l’école démocratique fait ordinairement appel à un acte de raison qui nous est familier. Selon M. Renouvier, par exemple, la raison, faisant abstraction des personnes, déclare la liberté de l’un égale à celle de l’autre ; or, deux choses égales peuvent être substituées l’une à l’autre : votre liberté peut donc être substituée à la mienne. Elle acquiert ainsi à mes yeux la même valeur que la mienne propre, et ainsi s’établit entre nous, du point de vue de la raison, un rapport de réciprocité. Selon M. Littré, ce rapport est de même nature que l’identité logique : A = A. Proudhon dit à son tour, en termes platoniciens et spinosistes : — « Les hommes, que séparent leurs différences, peuvent se considérer comme des copies les uns des autres, se rapportant, par l’essence qui leur est commune, à une existence unique. »

Mais tout cela suffit-il ? Non, parce que, si nos libertés paraissent égales à un point de vue général et abstrait, elles ne sont pas égales en fait, et surtout il y a entre elles cette distinction capitale que votre liberté n’est pas la mienne et que la mienne n’est pas la vôtre, que je suis moi et non pas vous. Vous aurez beau accumuler les abstractions, quand je reviendrai à la réalité, je me retrouverai toujours là, différent de vous, et à tous vos raisonnemens sur l’égalité, j’opposerai un seul mot, mais décisif : moi.

Pour que l’égalité soit acceptée comme type de conduite par des individus réellement inégaux, il faut que, par un moyen ou par l’autre, le moi disparaisse, il faut qu’il soit éliminé, comme dans une équation on élimine une donnée qui la rend insoluble. Or, aucun raisonnement abstrait, aucun artifice de logique rationaliste, ne saurait faire disparaître cette suprême différence qui porte sur le vif, cette suprême inégalité qui constitue notre individualité même.

Selon nous, l’égalité n’est à l’origine qu’un idéal de la pensée ; elle se déduit de l’union qui doit exister entre nos libertés pour que celles-ci soient aussi grandes qu’il est possible. J’ai l’idée de ma liberté comme puissance de développement sans limites, j’ai l’idée de la vôtre comme puissance semblable de développement ; à l’infini, dans leur idéal, je conçois nos deux libertés comme devant être égales, car deux libertés qui se veulent réciproquement ont plus d’extension et pour ainsi dire d’infinité que deux libertés qui se repoussent et s’isolent ; rester enfermé dans le moi en excluant autrui, ce serait montrer qu’on n’est point encore assez libre intérieurement, assez affranchi de tout égoïsme et de toute nécessité inférieure pour sortir de son individualité, pour se déprendre de soi-même, pour se désintéresser des intérêts matériels dont le conflit s’oppose à l’union des volontés. Si tel est le plus haut idéal, il en résulte cette conséquence, que, pour vouloir en sa plénitude et en sa perfection ma propre liberté, je dois vouloir aussi la vôtre, et de plus je dois la vouloir égale à la mienne : aucune inégalité venant de mon fait ne doit entraver votre développement. C’est là pour moi-même une condition de désintéressement et d’affranchissement moral. Il n’y a donc plus seulement identité abstraite entre ma liberté et la vôtre : la vôtre est devenue la condition et le complément de la mienne ; au fond, vouloir votre liberté, c’est encore vouloir la mienne.

Tel est en quelques mots le principe sur lequel l’égalité nous paraît reposer. On le voit, nous reconnaissons avec les adversaires de l’égalité que celle-ci est une simple conception de la pensée ; mais nous ajoutons que cette idée est elle-même un fait et un fait directeur, une force, une réalité en ce sens, qui existe d’abord dans la pensée de l’homme, de là passe dans le désir, de là enfin, quand elle est assez claire et assez intense, passe dans les actions et se réalise elle-même. En un mot, c’est une de ces idées directrices dont nous avons récemment indiqué le rôle et qui, dans l’ordre social, marquent le droit. Droit et direction sont termes de même famille : en mathématiques, on dit que la ligne droite est le plus court chemin vers un point ; dans la science sociale, on peut dire que le droit est la direction normale vers le but le plus élevé. Vainement on oppose l’inégalité naturelle à cette idéale égalité : c’est celle-ci et non celle-là qui doit fournir à la conduite sa règle et sa loi. Quand un ouvrier veut construire les roues d’une machine, les construit-il sur ce principe que les rayons d’un cercle sont inégaux ? Non, et pourtant ils seront inégaux dans, sa roue. Deux libertés raisonnables, dès qu’elles s’affranchissent des besoins égoïstes, tendent spontanément à former une société entre égaux et pour ainsi dire une république à deux.


Que va devenir la notion de l’égalité, si nous passons du monde moral au monde matériel, où les hommes se trouvent en rivalité et souvent en conflit l’un avec l’autre ?

Toute volonté humaine ne peut agir que dans l’espace et dans le temps ; elle a besoin d’organes et d’instrumens. La valeur idéale que nous attachons à l’égalité des libertés intérieures s’attache donc aussi aux libertés extérieures, indispensable milieu où la volonté se développe, atmosphère sans laquelle elle ne saurait vivre. Si on retirait à un homme l’air qu’il respire sans toucher à son corps, pourrait-on dire qu’on ne l’a pas tué sous prétexte qu’on ne l’a pas touché ? De même, prétendra-t-on avec les théologiens du moyen âge qu’en enlevant aux hommes la liberté de la parole, du mouvement, de l’action, de l’association, du culte, on ne porte nullement atteinte à l’égalité intérieure de leurs libertés ? Ce serait imiter le sophisme des Orientaux qui, lorsque le Coran défend de verser le sang d’un homme, l’étouffent, ou des inquisiteurs, qui chargeaient le bras séculier de brûler l’hérétique sine sanguinis effusione. Nous avons vu de nos jours reproduire les mêmes sophismes : à en croire M. de Bonald, on perd son temps à réclamer ce qu’on a déjà, l’égale liberté pour tous de vouloir et de penser, la liberté de conscience : « Il est, dit-il, un peu plus absurde de réclamer pour l’esprit la liberté de penser que de réclamer pour le sang la liberté de circuler dans les veines[6]. » Comme si on ne pouvait pas empêcher le sang de circuler dans les veines en lui retirant sa nourriture ! M. de Bonald, qui déclare la liberté de penser invincible, ne l’élève si haut dans la théorie que pour mieux la supprimer dans la pratique. Si la liberté de la conscience ne peut être détruite entièrement, elle peut être indéfiniment amoindrie, non-seulement dans ses manifestations extérieures qui en sont comme les symboles, mais jusque, dans sa vie intérieure ; elle ressemble à ces forces de la nature qui, elles aussi, sont indestructibles, mais qui sont tout ensemble indéfiniment expansibles quand on les laisse en liberté, et indéfiniment compressibles quand on les resserre, à l’aide d’une force supérieure, en une prison de plus en plus étroite.

Pour celui qui a fait sincèrement des idées de liberté et d’égalité le principe régulateur de sa conduite, tout produit et tout instrument de la liberté, fût-ce un simple symbole, participera à l’inviolabilité de la liberté même. On viole donc l’égalité des droits toutes les fois qu’on agit de manière à ne pas laisser aux autres l’indépendance la plus grande et la plus égale pour tous.

Comme la liberté d’action ne peut être illimitée sur une terre où l’un gêne nécessairement l’autre, il faut que chacun s’impose, dans son action au dehors, les limites nécessaires à l’égale liberté d’autrui. Une idée nouvelle est donc introduite dans la question du droit lorsqu’on passe de l’égalité intérieure à l’égalité extérieure : c’est l’idée de limite ; le droit appliqué nous apparaît comme une limitation réciproque des libertés.

Maintenant, quels caractères devra offrir cette limitation ? — En premier lieu, le droit consistant dans la plus grande liberté possible, la restriction mutuelle des libertés dans l’application devra être aussi minime que possible. En second lieu, pour être aussi minime que possible, cette restriction devra être absolument réciproque et égale pour tous. Les abeilles dans leur ruche ont résolu avec une sagesse instinctive un problème analogue à celui du droit appliqué. Il s’agissait d’assurer à chaque abeille une cellule aussi grande que possible et aussi égale que possible à celles des autres abeilles. C’était un problème de géométrie à résoudre, et la difficulté était de perdre le moins de terrain possible en barrières et en murailles de cire. On sait comment les abeilles ont résolu le problème. La seule forme qui permît aux cellules égales de s’appliquer l’une contre l’autre sans aucun intervalle inutile et sans aucune perte de terrain, c’était la forme de l’hexagone. Soit par instinct, soit plutôt par un mécanisme naturel, les abeilles ont donné à leurs cellules la forme hexagonale. La société humaine est comme cette ruche : il faut laisser aux libertés comme aux abeilles l’espace le plus grand et le plus égal possible et perdre en barrières ou en murs le moins de terrain qu’il se peut. Toutes les entraves inutiles à la liberté, toutes les lois oppressives, tous les règlemens et privilèges tyranniques sont des restrictions sans profit qui laissent de l’espace sans emploi, qui introduisent des vides de toute sorte entre le domaine de l’un et le domaine de l’autre. La mauvaise jurisprudence est comme de la mauvaise géométrie ou de l’architecture maladroite. S’il faut des barrières, faites-les du moins aussi peu nombreuses qu’il est possible et faites-les égales pour tous ; puis, une fois que vos lois auront ainsi réglé l’espace réservé à chacun, laissez les libertés agir par elles-mêmes, chacune à sa manière, tant qu’elles n’empiéteront pas l’une sur l’autre, laissez-les prendre leur essor, comme les abeilles, dans l’air et dans la lumière.

II

Examinons maintenant les objections que les écoles aristocratiques font à l’égalité, soit au nom de la morale et de la religion, soit au nom de la science. La persistance des théories autoritaires et prétendues conservatrices, toujours prêtes à se traduire en actes dans la politique et à tout bouleverser par la ruse ou par la force, prouve combien il importe de soumettre à l’analyse leurs principes fondamentaux. Parlons d’abord plus spécialement de l’école théocratique, à laquelle d’ailleurs nos hétérodoxes contemporains font volontairement ou involontairement de nombreux emprunts. — Vous voulez égaliser la vérité et l’erreur, la vertu et le vice, répètent beaucoup d’esprits encore imbus des idées du moyen âge, mais la vérité seule a des droits et l’erreur n’en a pas, la vertu seule a des droits, le vice n’en a pas. La seule liberté qu’on puisse reconnaître et accorder à tous les hommes, c’est ce que les catholiques appellent « la liberté du bien. » Or, si la volonté peut réaliser le bien, elle peut aussi faire le mal : c’est l’arbre du bien et du mal dont parle la Bible ; comment donc la mauvaise volonté aurait-elle des droits égaux à ceux de la bonne volonté ?

Prétendre ainsi que la vérité et la vertu ont seules des droits, c’est prononcer en termes abstraits de vagues sentences qui veulent tout dire et ne veulent rien dire. La vérité considérée en elle-même est une abstraction, et de même pour le bien ; ce sont là des choses impersonnelles qui ne se réalisent que dans l’intelligence et la volonté des personnes. Or, chaque personne croit avoir pour soi la vérité et la raison ; comment choisir entre ces prétentions opposées ? Dans la moindre des assemblées, chacun se dit le plus sage, il en est de même dans la grande assemblée du genre humain. Beaucoup pensent tout bas ce qu’un naïf disait un jour tout haut devant Franklin : « Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’y ait jamais que moi qui aie raison. » La maxime qui identifie le droit et la sagesse revient donc à celle-ci : « Ceux qui se croient dans la vérité ont des droits, les autres n’en ont pas ; » manière détournée de dire : « J’ai tous les droits, et vous n’en avez aucun. » Dans la pratique, ce conflit d’opinions ne pourra se résoudre que de deux manières, par la force ou par l’égalité des libertés. Admettez-vous la première solution ? La force peut être l’ignorance, l’erreur, le vice aussi bien et plus souvent que la vérité et la vertu. Admettez-vous la solution par la liberté, le seul droit que vous puissiez avoir sera le droit d’exprimer librement votre opinion pour vous mettre d’accord avec les autres. Vouloir imposer la vérité du dehors est chose impossible : ce fut le rêve irréalisable de toutes les théocraties, auquel le catholicisme n’a pas encore renoncé de nos jours. L’histoire nous apprend que la conséquence effective de cette doctrine est un despotisme qui, loin de favoriser les progrès de la moralité, de la science, de la religion même, les arrête au contraire. Le système théocratique est toujours allé contre son but : pour soutenir les intérêts de la vérité, il a toujours rendu l’erreur immobile sous le nom d’infaillibilité, comme ces politiques qui substituent le faux au vrai sous le nom de vérité officielle ; pour soutenir les intérêts de la vertu, il a toujours sacrifié la moralité véritable à la violence et à l’égoïsme des prétendus « meilleurs. »

il ne faut pas craindre de le dire, contrairement aux assertions des théologiens, l’erreur même et le vice ont des droits, et des droits civilement ou politiquement égaux à ceux d’autrui : au point de vue purement social et juridique, nous avons le droit de nous tromper et de déraisonner comme de raisonner, nous avons le droit de faillir comme de bien agir ; pour tout dire en un mot, la mauvaise volonté même n’est pas exclue de l’égalité des droits. Au reste, la mauvaise volonté n’est jamais telle que relativement ; une volonté absolument mauvaise, s’il en pouvait exister, serait celle qui trouverait son suprême bien dans le suprême mal ; or on n’aime pas le mai pour le mal, et le vice consiste seulement, comme disait Socrate, « à renverser l’ordre des biens. » Satan, cette volonté absolument mauvaise, comme Ahriman, ce dieu du mal absolu, est un fantôme de l’imagination, qui, dès que la pensée veut le saisir, s’évanouit. En tout cas, Satan n’est point sur la terre, et ce n’est pas pour lui que sont faites nos législations ; mais, fût-il présent parmi nous, il participerait lui-même à l’égalité des droits communs tant qu’il ne violerait point nos libertés propres, et sa volonté mauvaise, aussi longtemps qu’elle se renfermerait en soi sans attenter à autrui, conserverait encore son inviolabilité extérieure. Pour revenir à l’homme, la mauvaise volonté d’aujourd’hui peut être et sera sans doute la bonne volonté de demain ; nous ne pouvons donc en la concevant la concevoir comme définitivement et éternellement mauvaise, nous ne pouvons la damner dans notre pensée ni lui faire en notre cœur comme un enfer sans espérance. Elle demeure toujours, en tant que volonté, sacrée pour nous à l’égal des autres, et ses injustices extérieures tombent seules sous notre droit de légitime défense, comme y tomberaient elles-mêmes les injustices commises par une bonne volonté. Si l’inquisiteur qui vous coupe la langue et vous brûle agit pour votre bien et par bonne intention, acquiert-il des droits plus réels parce que sa volonté est bonne au lieu d’être mauvaise ? Tout ce qui est injuste est immoral, mais tout ce qui est immoral n’est pas injuste : vérité élémentaire que nos législateurs et nos politiques oublient cependant à chaque instant. Ne puis-je pas manquer à ce que vous nommez les devoirs envers Dieu, aux devoirs envers moi-même, aux devoirs de pure charité envers autrui, sans manquer pour cela aux règles strictes de la justice égale pour tous et également exigible chez tous ? ne puis-je pas être en dehors de mon devoir, surtout de mon devoir religieux, sans être en dehors de mon droit et sans blesser votre droit égal au mien ? Comment se fait-il que nos codes renferment encore soit des privilèges, soit des prescriptions fondées sur de simples croyances religieuses ou morales, telles que celles qui concernent l’observation du dimanche, l’indissolubilité du mariage, l’inscription religieuse imposée même aux libres penseurs, et d’autres encore ?

Au point de vue du droit pur, la liberté extérieure est respectable tant qu’elle ne supprime pas l’égale liberté d’autrui, et la liberté intérieure est absolument respectable, sans condition et sans réserve : telle est la conclusion générale à laquelle on aboutit quand on a examiné les systèmes qui veulent rabaisser la liberté au rang d’un simple moyen pour ériger en une fin absolue leur idée du vrai, leur idée du juste, leur idée de la religion, en un mot leur conception du bien. La souveraineté du but est la négation du droit. La défiance des systèmes théocratiques à l’égard de l’égalité vient de ce rôle secondaire qu’ils prêtent à la liberté. La liberté, dans l’échelle des moyens et des fins, doit occuper le degré suprême : elle a sa valeur en soi. Un remède n’est qu’un moyen en vue de la santé et il peut être aussi un poison. Il emprunte donc toute sa valeur au résultat ; il ne subsiste pas dans la santé même, et au contraire doit disparaître dans la santé. Telle n’est pas la liberté dans son rapport avec le bien ; elle est à la fois à elle-même son moyen et sa fin : elle est moyen quand on la considère comme déjà commencée et en voie de développement, elle est fin quand on la considère comme développée et dans son achèvement idéal. La liberté encore imparfaite en nous ressemble à la flamme dont on se sert pour allumer un foyer de chaleur et de lumière : ce qu’on veut produire au moyen de cette flamme, ce n’est pas quelque chose qui en diffère réellement ; c’est une flamme plus grande dans laquelle l’autre subsistera tout entière ; de même ce que nous devons produire par le moyen de la liberté, ce n’est pas une chose qui soit différente d’elle-même, c’est une liberté plus grande, plus égale, plus universelle, c’est une liberté qui vivifie tout le monde moral et social.


III.

La distance n’est point aussi grande qu’on pourrait le croire entre la théocratie et l’aristocratie des savans ; à part la substitution des théories scientifiques aux dogmes surnaturels, les procédés de gouvernement seraient les mêmes. Aussi M. Huxley appelait récemment le système politique d’Auguste Comte « un catholicisme sans le dogme[7]. » N’en pourrait-on dire autant de la doctrine si brillamment exposée par M. Renan dans ses Dialogues philosophiques et dans son Caliban !

On sait quelle inquiétude cause à ce haut esprit, si désintéressé et si sincère, le progrès de l’égalité démocratique. Déjà, pour réagir contre cette tendance, il avait exposé dans sa Réforme intellectuelle et morale une théorie politique dont le dernier mot est l’inégalité. Tous les individus sont nobles et sacrés, disait-il, tous les êtres (même les animaux) ont des droits ; mais tous les êtres ne sont pas égaux, tous sont les membres d’un vaste corps, les parties d’un immense organisme qui accomplit un travail divin. « La négation de ce travail divin est l’erreur où verse facilement la démocratie française. Considérant les jouissances de l’individu comme l’objet unique de la société, elle est amenée à méconnaître les droits de l’idée, la primauté de l’esprit. Ne comprenant pas d’ailleurs l’inégalité des races, la France est amenée à concevoir comme la perfection sociale une sorte de médiocrité universelle… » Au début d’une plus récente publication, les Mélanges d’histoire, dans une de ces préfaces où il aime à mêler des prédications toujours utiles et des prédictions toujours un peu hasardeuses, M. Renan constate avec quelque regret que la France, que l’Europe même n’a pas suivi et ne suivra pas la voie par lui indiquée : « Il est probable que tous les pays viendront, chacun à leur tour, à l’état où nous sommes. Le monde est entraîné par un penchant irrésistible vers l’américanisme, vers le règne de ce que tous comprennent et apprécient. » Dans Caliban, M. Renan constate la même tendance. Entre l’inégalité reposant sur des privilèges et une égalité d’affaissement, de « mollesse », « d’égoïsme », M. Renan semble ne voir aucun milieu. C’est surtout dans ses Dialogues philosophiques, ce livre aux fuyantes perspectives, souvent si profond et toujours si suggestif, que M. Renan a développé sa thèse favorite. Là, il l’appuie sur tout un système de métaphysique et de théologie, qui a pour conclusion le gouvernement du monde par la raison, c’est-à-dire par les savans. « L’élite des êtres intelligens, dit-il, maîtresse des plus importans secrets de la réalité, dominerait le monde par les plus puissans moyens d’action qui seraient en son pouvoir. » Quel est le peuple qui semble prédestiné à l’accomplissement de ce grand œuvre ? La France ou l’Allemagne ? — « La France incline toujours aux solutions libérales et démocratiques, c’est là sa gloire ; le bonheur des hommes et la liberté, voilà son idéal. Si le dernier mot des choses est que les individus jouissent paisiblement de leur petite destinée finie, ce qui est possible après tout, c’est la France libérale qui aura eu raison ; mais ce n’est pas ce pays qui atteindra jamais la grande harmonie, oui si l’on veut, le grand asservissement de conscience dont nous parlons. Au contraire, le gouvernement du monde par la raison, s’il doit avoir lieu, paraît mieux approprié au génie de l’Allemagne, qui montre peu de souci de l’égalité et même de la dignité des individus, et qui a pour but avant tout l’augmentation des forces intellectuelles de l’espèce. » Quoique ces mots à l’adresse de l’Allemagne ne soient pas sans quelque ironie, c’est en définitive à l’Allemagne et à ses idées aristocratiques que M. Renan donne gain de cause, s’il en faut juger par l’ensemble de son système. La démocratie, en effet, lui semble en contradiction avec l’ordre de l’univers, avec la providence : « elle est l’antipode des voies de Dieu, Dieu n’ayant pas voulu que tous vécussent au même degré la vraie vie de l’esprit. » Les théologiens se représentent une providence supérieure au monde et agissant par le dehors ; M. Renan y substitue une providence intérieure, immanente, qui, par des voies cachées et un machiavélisme divin, assigne à chaque être sa place et à tous des rangs inégaux. Cette providence, sous un autre nom, est la « souveraineté de la raison, » et sa justice est la « hiérarchie de fer de la nature. » — « Dieu est la vaste conscience où tout se réfléchit et se répercute, chaque classe de la société est un rouage, un bras de levier dans cette immense machine. Voilà pourquoi chacune a ses vertus. Nous sommes tous des fonctions de l’univers ; le devoir consiste à ce que chacun remplisse bien sa fonction. Les vertus de là bourgeoisie ne doivent pas être celles de la noblesse ; ce qui fait un parfait gentilhomme serait un défaut chez un bourgeois. Les vertus de chacun sont déterminées par les besoins de la nature ; l’état où il n’y a pas de classes sociales est antiprovidentiel. » L’immoralité même et le vice ont leur utilité : ils sont dans l’ordre de la nature et de la providence. « L’immoralité transcendante de l’artiste est à sa façon moralité suprême, si elle sert à l’accomplissement de la particulière mission divine dont chacun est chargé ici-bas[8]. » Cette sorte de justice distributive qui est la loi de l’univers doit se retrouver dans la société humaine : le sacrifice des uns sert à l’élévation des autres et au progrès final de « l’idée. » — « La nature à tous les degrés a pour fin unique d’obtenir un résultat supérieur par le sacrifice d’individualités inférieures. Est-ce qu’un général, un chef d’état tient compte des pauvres gens qu’il fait tuer ?… Le monde n’est qu’une série de sacrifices humains ; on les adoucirait par la joie et la résignation. Les compagnons d’Alexandre… vécurent d’Alexandre, jouirent d’Alexandre. Les animaux qui servent à la nourriture de l’homme de génie ou de l’homme de bien, devraient être contens, s’ils savaient à quoi ils servent. Tout dépend du but, et, si un jour la vivisection sur une grande échelle était nécessaire pour découvrir les grands secrets de la nature vivante, j’imagine les êtres, dans l’extase du martyre volontaire, venant s’y offrir, couronnés de fleurs. Le meurtre inutile d’une mouche est un acte blâmable ; celui qui est sacrifié aux fins idéales n’a pas droit de se plaindre, et son sort, au regard de l’infini τῷ Θεῷ (tô Theô), est digne d’envie… C’est chose monstrueuse que le sacrifice d’un être vivant à l’égoïsme d’un autre ; mais le sacrifice d’un être vivant à une fin voulue par la nature est légitime… Le grand nombre doit penser et jouir par procuration… Quelques-uns vivent pour tous. Si on veut changer cet ordre, personne ne vivra. » On retrouverait une théorie analogue dans Joseph de Maistre, qui en fit le fond de sa doctrine du sacrifice. — La conséquence finale du système est, sous toutes les formes, la condamnation de l’égalité. « Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc. » Ce n’est pas à dire que le nègre n’ait point de droits ; mais les droits sont inégalement distribués selon l’inégalité même des êtres. « Le principe le plus nié par l’école démocratique est l’inégalité des races et la légitimité des droits que confère la supériorité de la race. » Le droit au contraire varie selon les êtres et se mesure à leur valeur réelle. « Il ne suit pas de là que cet abominable esclavage américain fût légitime. Non-seulement tout homme a des droits, mais tout être a des droits. Les dernières races humaines sont bien supérieures aux animaux ; or nous avons des devoirs même envers ceux-ci. » On voit que pour M. Renan le droit est le corrélatif de tout devoir, et le devoir se confond finalement pour lui, comme pour le christianisme, avec la bonté : « bonté universelle, amabilité envers tous les êtres, voilà la loi sûre et qui ne trompe pas,.. Ce n’est pas assez de ne pas faire du mal aux êtres ; il faut leur faire du bien, il faut les gâter, il faut les consoler des rudesses obligées de la nature. » C’est donc par pure bonté qu’il faut se dispenser de maltraiter le nègre, c’est par pitié pure qu’il faut le « gâter » et le « consoler, » non sans cette arrière-pensée qu’après tout la nature a raison dans ses rudesses et que tout est pour le mieux dans l’ordre divin des choses[9]. — C’est encore cette sorte de bonté un peu dédaigneuse que, dans une même race, les classes supérieures doivent aux classes inférieures. Le vrai droit du peuple, c’est le droit d’être aimé, gâté, consolé, parce que d’autres penseront et jouiront à sa place. « On peut aimer le peuple avec une philosophie aristocrate et ne pas l’aimer en affichant des principes démocratiques. Au fond ce n’est pas la grande préoccupation de l’égalité qui crée la douceur et l’affabilité des mœurs. L’égalité jalouse produit au contraire quelque chose de rogue et de dur. La meilleure base de la bonté, c’est l’admission d’un ordre providentiel où tout a sa place et son rang, son utilité, sa nécessité même. » La notion de l’inégalité semble à M. Renan si fondamentale qu’il la maintient jusque dans sa Jérusalem céleste, je veux dire dans la « conscience divine, » formée du retentissement de toutes les consciences, où chaque être aura sa place proportionnée à sa valeur. « Alors l’éternelle inégalité des êtres sera scellée pour jamais. » Avec la personnalité en moins chez Dieu et chez les âmes, il est facile de reconnaître la cité divine des chrétiens.

Tel est le système à la fois théologique et social de M. Renan. Entre ce système et le christianisme, il n’y a point de différence essentielle ; ce sont les mêmes idées de justice distributive et de prédestination, de hiérarchie providentielle, d’inégalité providentielle entre les individus et entre les classes, de résignation chez les uns, de bonté chez les autres, de sacrifice et de compensation, la même substitution du principe d’amour au principe du droit. M. Renan finit par dire lui-même : « C’est bien à peu près ainsi que parlent les prêtres, mais les mots sont différens. » Il n’est point de hardiesse, point de paradoxe même devant lequel M. Renan ait reculé pour soutenir sa thèse favorite de l’inégalité : il a peut-être par là rendu service à la thèse opposée. Quand s’endort le sens commun, le paradoxe, comme la torpille à laquelle se comparait Socrate, le réveille d’une secousse ; ainsi fait M. Renan.

Nous ne suivrons pas le brillant auteur des Dialogues dans les considérations métaphysiques et théologiques sur lesquelles repose sa foi à l’inégalité. Les sciences sociales comme les sciences physiques doivent, selon nous, se garder des idées de causes finales et de providence, au nom desquelles on peut tout affirmer ou tout nier, tout admettre ou tout rejeter. Est-il une erreur scientifique que le moyen âge n’ait essayé de prouver par les causes finales ? est-il une injustice sociale qu’il n’ait justifiée au nom de la providence ? Les causes finales voulaient que le ciel fût fait pour la terre et la terre pour l’homme, par conséquent que le ciel tournât autour de la terre. Quant à la providence, elle est encore de nos jours en politique l’avocat officiel de toutes les causes bonnes ou mauvaises : les Napoléon, les Guillaume, les Alexandre et le sultan l’invoquent tour à tour. Remplacer les intentions de la providence par celles de la nature, c’est seulement changer le mot. La nature a-t-elle eu un but, par exemple, en faisant le nègre ? s’est-elle proposé une fin en faisant quoi que ce soit ? C’est ce que rendent de plus en plus douteux les découvertes de la science moderne sur le mécanisme universel : les buts existent dans l’intelligence, ils ne semblent pas exister dans les choses ; l’homme se propose un but, la nature ne paraît pas en avoir, tant que l’homme, ou tout autre être intelligent, dans sa sphère, né lui en donne pas un. En tout cas, c’est aux hommes eux-mêmes qu’il appartient de se donner un but : prétendre que les nègres sont faits pour nous servir, c’est poser le principe de l’esclavage et en assurer la justification. M. Renan a beau ensuite déclarer « abominable » l’esclavage américain, il ne peut, à l’exemple des théologiens, le condamner que comme excessif et cruel, non comme injuste en soi, que comme contraire à la bonté, non comme contraire au droit[10]. La notion moderne du droit, notion vraiment scientifique, repose précisément sur le rejet de toutes ces vues finalistes et providentielles, de tous ces systèmes artificiels où l’on subordonne les individus à une fin qu’on déclare la meilleure. Avoir un droit, c’est avoir la garantie qu’on ne fera pas de vous un moyen, c’est avoir un abri contre les « cause-finaliers » en politique, en métaphysique et en théologie. Bannies du reste de la science, les causes finales ne doivent pas trouver un refuge dans la science sociale et politique.

Revenons donc des causes finales aux considérations physiques et psychologiques, méthode plus sûre. À ce point de vue, on peut certainement montrer entre les hommes une foule d’inégalités actuelles ; mais, y en eût-il de fait encore davantage, l’égalité de droit ne serait pas atteinte en son principe théorique. Nous l’avons vu en effet, le droit repose moins sur l’état actuel que sur le développement possible des êtres, le droit a les yeux tournés vers l’avenir ; ce qu’il réserve, ce qu’il sauvegarde, c’est précisément la virtualité, la puissance de progrès[11]. La loi ne punit-elle pas le meurtre d’un enfant de deux ans comme celui d’un homme ? Cependant il aurait pu être incapable, infirme, plus nuisible qu’utile ; — oui, mais il aurait pu être un honnête citoyen ou même un génie. Le droit a pour but d’assurer le développement libre de toutes les intelligences et de toutes les volontés. — Après avoir posé ce principe général, suivons la doctrine aristocratique en ses applications : elle invoque tour à tour l’inégalité des races, celle des classes, celle des individus ; examinons si ces inégalités, en supposant qu’elles existent, suffisent à conférer des droits inégaux.

La théorie des races, mise en vogue par l’Allemagne, fournit aux écoles aristocratiques leur principal argument. L’exemple qu’on choisit toujours à l’appui comme le moins discutable est celui des nègres : a-t-il cependant toute la portée qu’on lui attribue ? Que le cerveau des nègres ne soit pas virtuellement égal à celui des blancs, que tout accès leur soit fermé dans l’avenir aux grandes notions scientifiques ou morales, que tout au moins ils ne puissent se diriger eux-mêmes dans l’ordre civil et politique, c’est ce qui n’est point encore démontré. Quand il s’agit des animaux, le doute sur ce point est impossible : nous savons la limite qu’ils ne peuvent dépasser comme nous pouvons calculer la hauteur maximum que peut atteindre une pierre lancée par une fronde. Les animaux ne parlent pas ; s’ils arrivaient un jour à parler, nous commencerions, malgré leur visage, à nous demander s’ils n’ont pas le droit de se conduire eux-mêmes[12]. Les nègres parlent, il en est même qui parlent latin et grec ; il est dans les écoles d’Amérique de jeunes négresses qui traduisent Thucydide et Platon. Un même idéal moral peut être conçu par la pensée des noirs et par celle des blancs. On sait ce que Montesquieu, avec cette généreuse ironie qui émut son siècle, disait des nègres : « Ils sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre ; » aujourd’hui on se demande s’il est certain que la peau noire et le nez écrasé soient incompatibles non-seulement avec l’intelligence, mais même avec le génie ? Déjà les nègres occupent en Amérique de hautes positions dans les affaires, dans la magistrature, dans la politique ; que dirions-nous s’il naissait demain parmi eux quelque grand poète, quelque grand artiste, quelque grand savant ? Sous ce rapport, et surtout en fait d’art, les Américains de race blanche ne sont pas eux-mêmes beaucoup plus avancés qu’eux. Attendons les noirs à l’œuvre, et ne leur fermons point l’espérance. Au reste, dussent-ils à la fin demeurer en arrière sous le rapport du génie, ce qui est fort possible, il n’est pas besoin de génie pour participer aux droits communs. Chacun trouve toujours un plus savant ou un plus sage que soi, et surtout des gens qui se croient plus savans ou plus sages : théoriquement l’égalité des droits civils et politiques est en dehors de ces appréciations ; pratiquement elle n’exclut pas certaines conditions de capacité et de majorité intellectuelle ou morale que les législateurs ne devraient jamais négliger, que les Américains ont peut-être trop négligées vis-à-vis des noirs ; mais en aucun cas le droit à l’égalité n’exige que tous les membres de la société soient des Newton ou des Leibniz.

L’inégalité du droit des races, qui conserve encore une apparence plausible quand il s’agit des noirs et des blancs, devient absolument insoutenable quand on la transporte, comme le font les partisans des théories allemandes, aux variétés d’une même race, Gaulois, Latins, Germains. Qui prétendra que, de par la providence ou la nature, le cerveau d’un Français soit virtuellement inégal à celui d’un Allemand, et que l’un soit aussi incapable de concevoir les hautes idées de l’autre que le quadrupède de voler comme l’oiseau ? Et quand ce serait vrai, le droit des races germaniques à nous conquérir serait-il établi ? C’est M. Renan lui-même qui, trouvant dans Strauss la théorie des races mise au service de la politique allemande, lui objecta que, si la France compte parmi elle des Germains, l’Allemagne compte aussi des Gaulois et des Huns, l’Angleterre des Bretons, des Irlandais, des Calédoniens, des Anglo-Saxons, des Danois, des Normands purs, des Normands français. Sous couleur de science, la théorie des races est une des moins scientifiques dans ses applications à l’ordre politique et social. Chaque peuple a ses traditions, ses instincts héréditaires, son caractère propre, ses aptitudes, soit : y a-t-il là un prétexte plus sérieux à l’inégalité des droits que dans la différence de caractères entre deux individus d’une même nation ?

Des remarques analogues s’appliquent à la prétendue inégalité entre les classes : « Des générations laborieuses d’hommes du peuple et de paysans font, dit M. Renan, l’existence du bourgeois honnête et économe, lequel fait à son tour le noble, l’homme dispensé du travail matériel, voué tout entier aux choses désintéressées[13]. » M. Renan sait bien qu’il n’est pas besoin d’être noble pour se vouer aux choses désintéressées. Combien de génies sortis des rangs du peuple ! Est-ce le peuple ou la noblesse qui a fait la science moderne, qui a produit les Laplace, les Lagrange, les Lavoisier, les Monge, les Ampère ? On pourrait renverser la proposition de M. Renan et dire : le peuple, en apportant à la nation un sang plus jeune et plus riche, travaille à sauver la bourgeoisie et la noblesse de l’abâtardissement ; c’est lui qui renferme, avec la vraie force vive, la vraie et perpétuelle supériorité. Que deviendrait Paris lui-même sans la province ? Il s’éteindrait à la quatrième ou cinquième génération ; si donc les Parisiens réclamaient pour eux et leurs descendans le privilège d’habiter seuls la capitale, Paris serait bientôt un désert. C’est l’image de ce qui arrive aux classes murées dans leurs privilèges. L’humanité n’avance que grâce au mélange des races, des classes, des familles, conséquemment grâce à une certaine égalité qu’elle rétablit tôt ou tard en dépit de nos barrières artificielles. La science, l’art, la morale, sont comme l’air vital qui a sans cesse besoin d’être remué, chassé d’un lieu à l’autre, égalisé entre tous ; s’il était l’objet de privilèges et de monopoles, il deviendrait bientôt irrespirable : la science viciée des castes et des races, la morale et la politique viciées des classes finiraient par donner la mort, sans ces grandes tempêtes historiques qui balaient et renouvellent l’atmosphère des nations[14].

Après l’inégalité des races et des classes, l’école aristocratique invoque en sa faveur l’inégalité des individus, qu’elle déclare nécessaire à la « hiérarchie » sociale : les fonctions, les conditions, les capacités ne peuvent être égales chez tous les hommes, donc les droits ne peuvent être égaux. — Non, sans doute, les fonctions ne peuvent être égales ; mais l’école démocratique ne prétend point supprimer leur diversité : loin de là, l’égalité des citoyens dans l’état assure la répartition des fonctions mêmes selon les goûts et les aptitudes. La distribution aristocratique par voie de privilèges est artificielle et fausse, la distribution démocratique par voie de liberté est naturelle et vraie ; nos modernes aristocrates s’appuient sur un principe mystique et sacerdotal, celui de la « hiérarchie ; » l’école démocratique y substitue le seul principe scientifique et vraiment humain, celui que les économistes appellent la division du travail. Les frères sont égaux dans la maison, en partagent-ils moins entre eux les travaux nécessaires ? — Quant à la variété des conditions, elle n’a rien non plus d’incompatible avec l’identité des droits. Autre en effet est le droit, autre est l’usage ; de ce que nous avons les mêmes droits sur ce qui nous appartient, il n’en résulte pas que nous saurons en user de la même manière, ni que nous serons également servis par les circonstances. M. Renan pousse gratuitement la thèse démocratique à l’extrême en la faisant consister dans le nivellement de toutes les conditions sociales. « La bourgeoisie française, dit-il, s’est fait illusion en croyant, par son système de concours, d’écoles spéciales et d’avancement régulier, fonder une société juste : le peuple lui démontrera facilement que l’enfant pauvre est exclu de ces concours, et lui soutiendra que la justice ne sera complète que quand tous les Français seront placés en naissant dans des conditions identiques. » Le peuple n’a pas tout à fait tort de concevoir cet idéal, auquel tend effectivement le progrès de la société ; son seul tort serait de croire que la loi puisse le réaliser tout d’un coup et par voie d’autorité. Il ne dépend pas des lois que tous les hommes aient les mêmes ressources matérielles ou morales ; mais il dépend d’elles qu’ils aient tous le droit de mettre leurs ressources en usage ; l’état ne peut « placer tous les Français dans des conditions identiques de fortune, d’intelligence, de moralité ; » mais il peut et doit les placer dans des conditions identiques d’admissibilité aux fonctions, de droits communs et de lois communes : en un mot, il ne doit que l’égalité de justice, mais il la doit tout entière. La société serait-elle donc plus juste si, aux inégalités qui sont le fait de la nature, elle ajoutait encore d’autres inégalités artificielles, comme si, dans une balance où se comparent des objets inégaux, on ajoutait par avance des poids d’un côté et non de l’autre pour fausser la mesure ?

M. Renan reconnaît qu’entre les hommes la « seule distinction juste serait celle du mérite et de la vertu ; » mais il affirme, sans le prouver d’ailleurs, que cette distinction s’établit mieux sous le régime aristocratique que sous le régime démocratique, « dans une société où les rangs sont réglés par la naissance que dans une société où la richesse seule fait l’inégalité. » Nous ne pouvons admettre que les sociétés démocratiques soient celles où la richesse seule fait l’inégalité : en droit, rien de plus contraire au principe de la démocratie, et, en fait, rien de moins nécessaire qu’une telle conséquence. Est-ce toujours aux plus riches que la France confie les fonctions civiles ou politiques ? est-ce le plus riche qui est magistrat, juge, ingénieur, professeur, officier ? est-ce toujours le plus riche qui est représentant de la nation ? Lorsqu’en effet les riches sont élus, le sont-ils par un privilège de fortune ou par une volontaire confiance des citoyens ? La noblesse est une caste fermée par la loi, la richesse est ouverte à tous de par la loi : l’état me permet d’arriver à la fortune, il ne se charge pas de faire lui-même ma fortune. Qu’y a-t-il d’injuste en cette égalité de liberté, qui n’exclut d’ailleurs aucun progrès ? M. Renan répond : « Il n’est pas plus juste que tel individu naisse riche qu’il n’est juste que tel individu naisse avec une distinction sociale : l’un n’a pas plus que l’autre gagné son privilège par son travail personnel. » Mais au moins la richesse héréditaire, quand elle ne dépasse point certaines limites, n’est pas un privilège légal comme les distinctions et les charges héréditaires ; le père, en transmettant à son fils une fortune qu’il aurait eu le droit de dépenser de son vivant, ne lui transmet que ce qui lui appartient en propre, que ce qu’il aurait pu consommer lui-même pendant sa vie ; quand au contraire un magistrat d’autrefois transmettait à son fils une charge judiciaire, il lui transmettait un pouvoir sur les autres non consenti par les autres et non accessible aux autres : est-il permis d’assimiler deux choses aussi opposées et d’identifier la libre disposition de ce qui nous appartient avec la disposition de ce qui appartient à autrui ?

Pour justifier les privilèges de l’homme sur l’homme, M. Renan invoque le privilège de l’homme sur les animaux, qui est lui aussi un privilège de naissance et de condition. « La vie humaine deviendrait impossible, dit-il, si l’homme ne se donnait le droit de subordonner l’animal à ses besoins ; elle ne serait guère plus possible si l’on s’en tenait à cette conception abstraite qui fait envisager tous les hommes comme apportant en naissant un même droit à la fortune et aux rangs sociaux… L’utopiste le plus exalté trouve juste qu’après avoir supprimé en imagination toute inégalité entre les hommes, on admette le droit qu’a l’homme d’employer l’animal selon ses besoins. » Nous répondrons que cette induction de l’animal à l’homme est peu scientifique : on aurait beau décréter par un article de loi que les chevaux ou les chiens « sont admissibles aux emplois publics, » cette loi ne leur donnerait ni la raison ni la parole, ratio et oratio, et aucun animal ne se présenterait pour en requérir l’application à son bénéfice. M. Renan compare aussi aux animaux les femmes ; mais puisqu’il reconnaît que « la nature a créé là, au sein de l’espèce humaine, une différence de rôles indéniable, » en quoi l’égalité des libertés et des droits compromet-elle cette différence de fonctions entre les sexes, là où elle est effectivement indéniable ? D’excellens esprits, tels que Stuart Mill, considèrent les femmes comme destinées à sortir tôt ou tard de tutelle ; pour les droits civils, la thèse nous paraît démontrée ; pour les droits politiques, qui entraînent certaines conditions spéciales d’indépendance et de capacité, elle est actuellement contestable, surtout dans nos sociétés catholiques où la femme est sous la tutelle du prêtre. Sans entrer dans cette question, bornons-nous à rappeler encore que l’égalité des droits n’entraîne nullement comme conséquence dans l’ordre politique la suppression de certaines conditions de capacité. Il n’est pas besoin pour déterminer ces conditions de créer des castes nobiliaires.

Après avoir opposé à l’égalité des droits l’inégalité des fonctions et celle des situations sociales, l’école aristocratique lui oppose celle des intelligences. — Les intelligences ne peuvent être égales, dit-on ; l’égalité démocratique tend cependant à les niveler ; par cela même elle entrave l’essor des esprits supérieurs. — Il est vrai, répondrons-nous, les intelligences ne sont pas égales, mais personne ne peut le savoir qu’à l’essai, et l’essai doit être libre. L’enfant ne porte pas écrit sur son front en venant au monde le degré de capacité qu’il montrera par la suite ; on ne peut prévoir le développement de son intelligence comme on peut prévoir la couleur de ses cheveux ou de ses yeux. Quel jour a-t-on reconnu que M. Renan avait une intelligence supérieure ? Quand il a eu publié ses ouvrages, grâce à l’égalité même des libertés dont jouit la société moderne. Si, sous prétexte que les intelligences ne peuvent être égales ; vous enchaînez les uns pour laisser la liberté aux autres, vous risquez d’enchaîner précisément les capacités supérieures, et c’est vous qui aurez ainsi entravé leur essor. « La jalousie, principe de la démocratie, » dit M. Renan, empêche les grands esprits de s’élever, — comme si les jalousies de toute sorte n’étaient pas encore plus nombreuses et plus à craindre sous un régime de faveur, de privilège et de bon plaisir ! D’ailleurs le véritable esprit d’égalité démocratique provoque la libre émulation plutôt que la jalousie. Ce n’est pas étouffer les supériorités intellectuelles que de leur donner des rivaux : c’est au contraire les forcer à dépasser leurs rivaux et à se surpasser elles-mêmes. De plus, quand l’égalité civile et politique existe dans un pays et supprime entre les hommes les distinctions artificielles, l’émulation se reporte sur les distinctions naturelles de l’ordre intellectuel ou moral : elle s’exerce ainsi par le dedans, non plus par le dehors ; est-ce là un mal ? Si certains peuples démocratiques, comme les Américains, n’ont pas encore vu se produire chez eux l’essor du génie spéculatif, n’en accusons pas l’égalité civile et politique, mais les circonstances spéciales dans lesquelles s’est développée l’Union américaine. Les Américains, qui n’ont pas encore un siècle d’existence, ont eu d’abord à vivre. Plus tard, pour les choses élevées, ils n’ont pas eu parmi eux assez d’initiateurs, tandis que l’ancien monde avait pour initiateurs ses gloires passées. Il faut dans un peuple des génies qui donnent l’exemple et excitent l’émulation. Les génies ouvrent les routes, tout le monde y passe ensuite. Si on ne permettait qu’à une aristocratie de suivre la route, croit-on que ce serait le meilleur moyen pour faire découvrir des voies nouvelles et des régions inexplorées ?

La vertu singulière de provoquer le mérite et de favoriser la science, M. Renan l’attribue à la noblesse : il ne sépare jamais les nobles des savans dans le respect religieux qu’il demande au peuple pour ses supérieurs[15]. « Les partisans de l’égalité partent toujours, dit-il, de l’idée que la noblesse a pour origine le mérite, et, comme il est clair que le mérite n’est pas héréditaire, on démontre facilement que la noblesse héréditaire est chose absurde ; » mais, ajoute-t-il, « la raison sociale de la noblesse, envisagée comme institution d’utilité publique, était non pas de récompenser le mérite, mais de le provoquer, de rendre possibles, faciles même certains genres de mérite[16]. » Que la noblesse ait eu jadis son utilité, surtout au point de vue militaire, personne ne le conteste ; les castes des Indiens ont eu aussi leur utilité ; mais de nos jours en quoi la noblesse, — puisque le mérite n’y est pas héréditaire, — peut-elle favoriser l’apparition du mérite ? Quand le fils n’a pas hérité réellement des capacités de son père, suffit-il qu’il hérite de son titre pour acquérir ses capacités ? Puisque la noblesse a cette puissance merveilleuse, que ne l’applique-t-on à la science, à l’art ? pourquoi ne crée-t-on pas des académiciens héréditaires[17] ?

M. Renan, qui attribue ainsi à l’aristocratie la vertu de produire les grands hommes, soutient par contre que, « loin de chercher à élever la race, la démocratie tend à l’abaisser : elle ne veut pas de grands hommes, et s’il y avait ici un démocrate, en nous entendant parler de moyens perfectionnés pour produire des maîtres pour les autres hommes, il serait un peu surpris. » Et il y aurait de quoi, assurément, quand il s’agit de produire des « maîtres » pour exercer sur l’humanité, au moyen des engins scientifiques, la tyrannie dont M. Renan nous fait le tableau dans ses Dialogues et que, dans Caliban, Prospero voudrait réaliser[18]. Mais des grands hommes sont-ils nécessairement des a maîtres ? » Qu’une démocratie soit en défiance contre les César, les Napoléon, les ambitieux de toute sorte, on le conçoit ; mais à quel « démocrate » le génie des Hugo, des George Sand, des Delacroix, des Ary Scheffer, la science de Claude Bernard, de M. Berthelot, de M. Renan lui-même fait-elle ombrage ? Qui se sent atteint par là dans son droit, dans son égalité civile et politique avec les autres hommes ? Le vrai génie n’est pas une force qui accable, mais une force qui relève.

Non-seulement l’égalité n’est pas un obstacle à l’apparition des supériorités véritables, mais on peut soutenir qu’elle est le meilleur moyen de l’assurer. Comment s’y prenait-on aux jeux olympiques pour distinguer entre tous le coureur le plus habile ? Mettait-on des entraves aux pieds des uns et non aux autres ? Opposait-on des barrières à celui-ci et point à celui-là ? Non, on ouvrait à tous la carrière et on laissait à chacun sa liberté ; ainsi font nos sociétés modernes : elles ne retiennent personne dans des limites factices et elles ouvrent l’horizon à tous. L’aristocratie, au contraire, compte sur l’ignorance et l’asservissement des masses pour susciter la science de quelques-uns ; le moyen va contre son but. « La fin de l’humanité, dit M. Renan, c’est de produire des grands hommes (proposition qu’il faudrait d’ailleurs démontrer et que nous abandonnons aux partisans des causes finales) ; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie… l’essentiel est moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s’arrête pas devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que d’autres trouvent les conditions de leur vie. » La nature fait comme elle peut, et ne fait pas toujours bien ; l’intelligence nous a été donnée pour faire mieux, s’il est possible ; or en quoi est-il nécessaire de sacrifier les masses et de leur retirer leurs droits civils ou politiques pour avoir des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire, des Ampère, des Champollion ? Laisser une moitié de l’humanité dans l’abaissement, dans l’infériorité, dans la servitude, c’est diminuer de moitié les chances qu’a le genre humain de voir naître des génies. Je suppose qu’il naisse un génie sur vingt millions d’hommes, moins vous aurez de millions d’hommes étouffés et esclaves, plus vous aurez de probabilités pour la production des esprits supérieurs. La nature ne réussit qu’en opérant sur des masses. Une société d’assurances qui n’opérerait pas sur les grands nombres serait sûre de se ruiner ; ainsi fait une société qui enlève au grand nombre ses droits et ses libertés afin que quelques privilégiés portent plus haut la pensée humaine. Pour élever une pyramide, il faut d’abord une large base ; M. Renan a-t-il pour idéal de faire tenir la pyramide sur la pointe ?

En somme, la diversité des intelligences et l’essor des génies n’a rien d’incompatible avec l’égalité des droits. Il est vrai pourtant d’ajouter que toutes les égalités se tiennent de près ou de loin : l’égalité des droits civils appelle l’égalité des droits politiques ; l’égalité civile et politique, à son tour, tend à produire une égalité progressive des intelligences, des connaissances, des éducations, des biens, des conditions sociales. S’il y avait dans les conditions et dans les degrés d’instruction une trop grande inégalité et une disproportion excessive, il en résulterait dans les rapports sociaux d’inévitables servitudes, et les droits eux-mêmes avec les libertés cesseraient d’être égaux en fait. Supposez, par exemple, un savoir immense chez les uns et une ignorance brute chez les. autres, de même qu’une fortune énorme d’un côté et une complète misère de l’autre ; les premiers seront maîtres même malgré eux, les seconds esclaves malgré eux : toutes les proclamations de droits abstraits n’y changeraient rien. Mais faut-il se plaindre que l’égalité des libertés appelle ainsi en théorie et tende à produire dans la pratique toutes les autres égalités ?

— Oui, répondent les partisans de l’aristocratie, cette égalité envahissante nuit au progrès intellectuel de l’espèce, car elle rabaisse l’art et étouffe la science en les vulgarisant. — Examinons cette autre thèse. Pour montrer que l’art, en se répandant dans la foule, s’abaisse, on cite d’ordinaire l’éloquence. Mais l’art oratoire, ce mélange de démonstration et de passion, n’est pas l’art pur, l’art désintéressé ; c’est un moyen d’action et un instrument pratique : c’est l’art mis au service d’un but ; l’éloquence ne peut donc servir ici d’exemple décisif. Toutefois, chez les peuples où existe l’égalité civile, l’éloquence même, forcée de s’adresser à tous, aux hommes instruits comme aux ignorans, dans le grand jour de la liberté, se voit bientôt obligée de se maintenir à un certain niveau d’élévation : n’est-ce pas à des citoyens égaux en droit que s’adressaient les Périclès, les Démosthène, les Cicéron ? — L’art dramatique est parfois, lui aussi, une sorte d’éloquence qui peut devenir grossière en ses procédés ; mais il y a des théâtres pour tous les goûts chez les peuples libres : ceux des boulevards nuisent-ils chez nous à la Comédie-Française ? les uns ne sont-ils pas souvent une initiation et une préparation aux autres ? ne faut-il pas une certaine éducation préalable en fait d’art pour s’élever peu à peu aux délicatesses et aux raffinemens d’un art plus exquis ? La poésie de Victor Hugo, pour être la plus populaire en France, n’en est pas moins la plus haute. En Allemagne, où tout le monde s’occupe de musique, je ne sache pas que Mozart, Beethoven et Wagner en aient souffert ou en aient été amoindris. En tout cas, si l’art parfois s’abaisse, ce n’est pas par des règlemens qu’on le relève : ce n’est pas en fermant la porte aux uns pour l’ouvrir à d’autres, ni en défendant à ceux-ci les jouissances de l’art pour les permettre à ceux-là.

Ces remarques sont bien plus vraies encore pour la science. On craint que sa vulgarisation n’arrête son progrès ; mais il y a ici deux fonctions bien distinctes : autres sont les vulgarisateurs, autres les inventeurs. Les premiers n’ont jamais empêché les seconds ; tout au contraire, mettant les élémens de la science à la portée de tous, ils permettent à un plus grand nombre de devenir inventeurs, pourvu qu’ils en aient le génie. Si Laplace n’avait pas d’abord appris) la géométrie de Clairaut, qui fut lui-même tout ensemble vulgarisateur et inventeur, Laplace n’aurait pas écrit plus tard la Mécanique céleste. Certains esprits craignent que l’instruction, en devenant pour tous également obligatoire, ne devienne également grossière et superficielle ; mais dans l’instruction encore il y a deux buts distincts qu’on peut et qu’on doit poursuivre : étendre l’enseignement, l’élever. Ces deux buts ne se nuisent pas l’un à l’autre ; la Prusse, pays d’instruction primaire, n’est-elle pas aussi un pays d’instruction supérieure ? Souvent même le meilleur moyen de répandre l’instruction, c’est de l’élever. S’il y a des pays, comme l’Amérique et la Belgique, auxquels on a pu reprocher parfois, de vulgariser la science en la faisant ramper à terre, c’est là un faux calcul qu’on ne saurait ériger en règle. On a dit avec raison que, pour distribuer au loin les eaux, il faut d’abord élever la source.

Les supériorités véritables, loin d’être oppressives, sont libératrices pour tous. La vérité découverte par le génie devient le patrimoine commun des intelligences et sert à répandre plus également la vérité. Les grands exemples de supériorité morale, de vertu et de dévoûment, servent aussi à répandre la moralité et à diminuer les inégalités morales entre les hommes. La vraie supériorité et la vraie égalité, qui paraissaient d’abord ennemies, ne font donc que se rendre de mutuels services, à la condition qu’elles se produisent l’une et l’autre dans la liberté.

Aussi ne saurions-nous prendre que comme un jeu d’imagination l’hypothèse paradoxale de M. Renan sur l’avenir de l’aristocratie, qu’il oppose à celui de la démocratie. Dans les « rêves » auxquels s’abandonne l’auteur des Dialogues, il imagine une petite élite concentrant en elle toute la science et conséquemment toute la puissance. Cette « solution oligarchique » d’un problème qui intéresse non-seulement les destinées de la société humaine, mais celles du monde entier, est selon lui « bien plus facile à concevoir que la solution démocratique. Elle rentre tout à fait dans les plans apparens de la nature… On arrive à de pareilles idées de tous les côtés. Par l’application de plus en plus étendue de la science à l’armement, une domination universelle deviendra possible, et cette domination sera assurée en la main de ceux qui disposeront de cet armement. Le perfectionnement des armes, en effet, mène à l’inverse de, la démocratie ; il tend à fortifier non la foule, mais le pouvoir, puisque les armes scientifiques peuvent servir aux gouvernemens, non aux peuples[19]. » On doit répondre d’abord qu’en fait le perfectionnement des armes, jusqu’à nos jours, loin de rejeter au second plan la force démocratique et égalitaire du nombre, ne fait que la servir et en assurer le triomphe : n’est-ce pas par le nombre autant que par la science qu’on a vu triompher les armées allemandes ? On peut se figurer, il est vrai, « des engins qui, en dehors des mains savantes, soient des ustensiles de nulle efficacité. » Mais la science ne produira ces engins que comme application de théories déjà contenues dans des livres, déjà répandues dans l’enseignement ; on ne saurait donc imaginer un génie découvrant tout d’un coup, à lui seul, une machine scientifique qui le rendrait « capable de disposer même de l’existence de notre planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. » « Le jour où quelques privilégiés de la raison, dit M. Renan, posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée ; ces privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leur main l’existence de tous ; on peut presque dire qu’ils seraient dieux. » Sans doute, mais les dieux ne sortent pas ainsi soudain tout armés de la tête de l’humanité, et, puisque M. Renan invoque à l’appui de l’oligarchie les lois de la nature, nous lui opposerons ici une des principales lois de l’univers, celle de la continuité, qui régit les découvertes scientifiques autant et plus que tout le reste. Lorsque les cent premiers théorèmes de la géométrie sont découverts, le cent unième arrive nécessairement, et, quand ce n’est pas un savant qui le découvre, c’en est un autre. Si Stephenson n’avait pas inventé la locomotive, un autre l’aurait inventée ; à plus forte raison pour les fusils et les mitrailleuses, dont l’invention, après tout, n’exige pas le génie d’un Newton ou d’un Laplace et ne dépasse pas l’intelligence d’un Napoléon III. On ne peut donc admettre un sorcier assez habile pour inventer tout à coup cette pierre philosophale d’un nouveau genre : une machine capable de pulvériser notre planète. Aussi, tout engin nouveau trouvé par les uns provoque des découvertes semblables ou supérieures par les autres. N’en voyons-nous pas encore un exemple de nos jours ? n’est-on pas obligé de changer sans cesse les armemens pour se mettre au niveau des nouvelles inventions ? N’est-ce pas même une des causes qui tendent à rendre un jour la guerre de plus en plus difficile en la rendant de plus en plus ruineuse ? Les triomphes fondés sur la force actuelle ou sur la science actuelle, choses toujours mobiles, toujours en progrès, seront de plus en plus provisoires. On ne voit donc pas comment les gouvernemens pourraient disposer contre les peuples de secrets scientifiques propres à « terroriser » le monde. Au contraire, les vrais progrès des sciences militaires tendent à armer les nations et les masses.

M. Renan finit du reste par s’adresser à lui-même une objection fort juste. — « Ne pensez-vous pas que le peuple, qui sentira venu, son maître, devinera le danger et se mettra en garde ? » Assurément, répond M. Renan, il y aura peut-être un jour contre la physiologie et la chimie des persécutions auprès desquelles celles de l’inquisition auront été modérées ; la science se réfugiera de nouveau dans les cachettes. « Il pourra venir un temps où un livre de chimie compromettra autant son propriétaire que le faisait un livre d’alchimie au moyen âge[20]. » Mais M. Renan réfute lui-même plus loin cette étrange supposition en remarquant que l’homme un jour ne pourra plus se passer de science. Aujourd’hui la guerre, la mécanique, l’industrie, exigent la science, si bien que même les personnes les plus hostiles à l’esprit scientifique sont obligées d’apprendre les mathématiques, la physique, la chimie. « De toutes les manières, la souveraineté de la science s’impose même à ses ennemis. » De toutes les manières aussi, ajouterons-nous, et en vertu des mêmes causes, la nécessité de la science s’impose à tous et la science même pénètre chez tous. La science a donc une puissance invincible d’expansion et de diffusion. La vérité, comme la lumière, est essentiellement démocratique : elle jette ses rayons en tous sens, va droit aux obstacles et, si elle ne peut les atteindre directement, elle les atteint par réflexion, si elle ne peut les pénétrer d’outre en outre, du moins elle les éclaire au dehors et les échauffe au dedans. Quand tout s’illumine ainsi autour de vous, on cherche en vain à se cacher dans l’obscurité, il est impossible de ne pas recevoir quelque lueur détournée de l’universelle clarté. Plus la science s’accroît, plus s’accroît aussi le nombre d’hommes qui y participent ; on ne peut donc supposer une oligarchie l’accaparant pour elle seule et soufflant à l’improviste sur l’esprit de l’humanité comme sur un flambeau. L’égalité n’a rien à craindre de la science, ni la science de l’égalité.


IV

Toutes les oppositions que nous avons remarquées entre l’école démocratique et l’école aristocratique proviennent selon nous d’une opposition fondamentale, celle de leurs points de vue sur l’univers et sur la société ; ces deux écoles se représentent d’une façon toute contraire et l’idéal et la nature et l’action de l’idéal sur la nature. M. Renan voudrait réserver l’honneur de l’idéalisme pour les doctrines aristocratiques, et il qualifie la doctrine démocratique sur l’égalité de a matérialisme en politique. » D’après les démocrates en effet, dit-il, la société n’a qu’un seul but, « c’est que les individus qui la composent jouissent de la plus grande somme possible de bien-être, sans souci de la destinée idéale de l’humanité. Que parle-t-on d’élever, d’ennoblir la conscience humaine ? Il s’agit seulement de contenter le grand nombre, d’assurer à tous une sorte de bonheur vulgaire[21]. » À ces traits, qui seraient tout au plus fidèles pour caractériser l’utilitarisme anglais, nous ne pouvons reconnaître la doctrine française sur le droit et l’égalité des droits. Est-ce sur le bien-être matériel ou sur le respect de la liberté et de l’intelligence que la notion du droit repose ? Croire que la valeur de l’homme est sans commune mesure avec les intérêts matériels ou les forces matérielles, parce qu’il est capable de développer indéfiniment son intelligence et sa volonté, de s’élever et de se transfigurer par son propre effort, est-ce n’avoir « nul souci de la destinée idéale de l’humanité ? » est-ce refuser « d’ennoblir la conscience humaine ? » — « Aux yeux d’une philosophie éclairée, ajoute M. Renan (et il entend par là la philosophie de l’inégalité), la société est un grand fait providentiel ; elle est établie non par l’homme, mais par la nature elle-même, afin qu’à la surface de notre planète se produise la vie intellectuelle et morale… La société humaine, mère de tout idéal, est le produit direct de la volonté suprême qui veut que le bien, le vrai, le beau, aient dans l’univers des contemplateurs. Cette fonction transcendante de l’humanité ne s’accomplit pas au moyen de la simple coexistence des individus. » Sans prétendre ainsi parler au nom de la Providence, la philosophie française du droit assigne à l’humanité un but plus élevé encore, ou plutôt elle invite l’humanité à se l’assigner elle-même et à le poursuivre de ses efforts ; elle ne veut pas seulement que le bien, le vrai, le beau, aient des « contemplateurs, » petite élite brûlant d’un amour platonique pour la vérité abstraite au-dessus d’elle, et au-dessous d’elle pour le reste de l’humanité plongé dans les ténèbres ; elle substitue à la contemplation l’action, à l’amour platonique l’amour effectif et fécond ; elle veut que le vrai, le bien, le beau, se réalisent tout entiers chez l’homme et pour cela se réalisent dans toutes les volontés, dans toutes les intelligences, selon la mesure de leur capacité et avec la perpétuelle espérance du progrès ; elle veut en un mot que l’idéal descende réellement dans l’humanité entière, et, selon la conception du poète, que le ciel sur la terre marche et respire dans un peuple d’hommes libres et égaux. L’idéal de la religion aristocratique n’est, sous un nom vague, que le Dieu de la grâce : il a ses prédestinés ; non-seulement tous les hommes ne sont pas élus devant lui, mais tous ne sont pas appelés. Ce n’est pas seulement la jouissance qui est réservée à quelques privilégiés, c’est la vérité, c’est la vertu même, et le catholicisme sans surnaturel a les bras encore plus étroits que le catholicisme orthodoxe[22]. On pourrait lui dire ce que Diderot disait aux théologiens : Élargissez votre Dieu, élargissez votre idéal ! Le véritable idéalisme n’est pas celui qui veut son objet borné, mais celui qui le veut infini.

Au fond, l’idéalisme dédaigneux de l’école aristocratique, tout en protestant de son adoration pour l’idéal, n’a foi ni dans la puissance de cet idéal même ni dans la puissance de la nature, deux choses finalement identiques. Quelle est la supposition fondamentale, le « postulat » de toute cette doctrine ? C’est que « la vie intellectuelle et morale » ne peut éclore qu’en un « petit nombre, » que l’idéal est impuissant à pénétrer la nature entière, que la nature de son côté est impuissante à le recevoir. Jusqu’à présent, dans le cours de l’histoire, le sacrifice des uns a paru nécessaire au progrès des autres ; de cette loi du passé, on fait à tout jamais la loi de l’avenir, comme Aristote faisait de l’esclavage une nécessité éternelle. Selon l’école aristocratique, pour qu’une élite de « contemplateurs » parvienne à élever la tête au-dessus des hautes murailles où nous sommes emprisonnés, il faut qu’elle se dresse sur l’écrasement de masses entières ; l’école démocratique, au contraire, veut que tous, en se prêtant un mutuel appui, aient l’espoir de monter jusque-là et que ceux qui sont arrivés les premiers fassent tomber pierre par pierre les murs mêmes de la prison, jusqu’à ce que l’horizon s’ouvre librement devant tous. — Idéal irréalisable, dira-t-on. — Qu’en savez-vous ? avez-vous mesuré les ressources de la nature et surtout celles de la nature humaine ? S’il n’y a pas incompatibilité entre votre cerveau et la vérité ou la vertu, pourquoi dans l’avenir la vérité et la vertu seraient-elles inaccessibles aux autres cerveaux faits comme le vôtre d’une masse nerveuse où le sang circule ? Qu’est-ce après tout que la pensée ? Une transformation de la force, de la vie. La morale et la politique modernes, pénétrées de l’esprit vraiment scientifique, ne poursuivent pas un autre problème que celui du savant qui cherche à transformer la chaleur et la lumière en mouvement, ou le mouvement en lumière et en chaleur. Le vrai idéalisme ne diffère pas du vrai naturalisme, parce que c’est la nature même qui arrive à penser l’idéal et à le réaliser en le pensant. Aussi rien n’est-il plus contraire à l’esprit scientifique que ce dédain exagéré de la « matière, » affecté par. l’école aristocratique, ce dédain de la « jouissance, » du « bien-être, » de la « richesse. » — « La base toute négative, dit M. Renan, que les hommes secs et durs de la révolution donnèrent à la société française ne peut produire qu’un peuple rogue et mal élevé ; leur code, œuvre de défiance, admet pour premier principe que tout s’apprécie en argent, c’est-à-dire en plaisir. » Outre que ces paroles sont peu justes pour une législation fondée tout entière sur l’idée du droit et de la liberté humaine, elles ne tiennent pas compte de ce fait que les biens matériels sont des conditions et des moyens pour les biens intellectuels ou moraux. Il y a là des « équivalens » de force, comme on dit en physique, et il ne s’agit au fond que de transformer une force dans l’autre. Donnez-moi une grande quantité de mouvement, et je vous donnerai une grande quantité de chaleur et de lumière ; mettez à ma disposition des milliards, pourrait dire un politique éclairé, et je vous donnerai des hommes instruits, savans, des « contemplateurs du beau et du bien, » ou mieux encore des créateurs du beau et du bien, des génies. Il s’agit seulement de trouver le meilleur ensemble de moyens pour transformer les avantages matériels en avantages intellectuels et « l’argent » même en idées. Les sociétés modernes n’ont besoin pour cela ni de brahmanes ni de parias. Le problème n’est point aussi mystique qu’on l’imagine : accroître le plus possible la somme de richesse matérielle et d’instruction, la répartir le plus également possible chez tous de manière à provoquer l’apparition des supériorités là où elles existent, voilà la question, qui est toute économique et sociale.

L’instruction, à son tour, se transformera en puissance : savoir c’est, pouvoir, selon la profonde parole d’Aristote et de Bacon. Avec la science même le pouvoir s’étendra donc à tous et s’égalisera de plus en plus dans la société. Il arrivera un jour où la statistique pourra calculer approximativement le degré probable de force intellectuelle inhérent à une masse d’hommes par la simple application de la loi des grands nombres, dans laquelle rentrera l’exception même du génie, comme y rentrent dès aujourd’hui les anomalités apparentes dues à la liberté humaine. En résultera-t-il, comme on le craint, un abaissement général ? Est-il vrai que a la France soit amenée à concevoir la perfection sociale comme une sorte de médiocrité universelle ? » Nullement, mais comme une universelle élévation. Pourquoi M. Renan n’applique-t-il pas à la société ce qu’il espère pour l’univers ? Il suppose que la science le transformera en mieux ; pourquoi ne transformerait-elle pas aussi en mieux la société humaine ? Il suppose que la science créera la conscience universelle et divine, créera Dieu ; pourquoi ne pourrait-elle pas, à plus forte raison, créer une conscience sociale supérieure, répartie de plus en plus également dans tous les membres du corps social ? En fait d’inventions scientifiques, il n’est rien que M. Renan ne soit disposé à admettre ; en fait d’améliorations politiques, surtout dans les démocraties, il n’admet presque rien. Pourtant, si l’on suppose un pays dont les savans seront un jour assez instruits pour inventer les moyens d’anéantir la planète, on peut supposer dans ce même pays le peuple assez instruit pour ne pas être ennemi de la science et envieux de toute supériorité. Dans le livre de M. Renan, l’artifice de l’argumentation consiste à raisonner de l’avenir comme si tous les abus du présent devaient coexister avec les découvertes futures les plus merveilleuses, comme si, par exemple, tous les, maux politiques du temps actuel devaient subsister à côté des miracles scientifiques de l’avenir. Supposez qu’un penseur d’autrefois eût prévu la découverte des locomotives et, ne sachant comment on parviendrait à les diriger, se fût désolé d’avance sur les accidens journaliers qu’elles pourraient produire, sur les hommes qu’elles écraseraient, sur les champs qu’elles ravageraient ; on aurait pu lui répondre que, si les ingénieurs de l’avenir étaient assez habiles pour découvrir une machine aussi puissante, ils auraient sans doute assez d’habileté pour trouver le moyen de la diriger. Il en est de même de la liberté et de l’égalité démocratiques : quelques rails de plus à établir sur les larges voies de la civilisation ne sont pas une invention qui surpasse la capacité de l’intelligence humaine. En tout cas, quelque difficile que soit la question sociale, il est permis de penser qu’elle sera résolue avant le problème de la pulvérisation facultative de notre planète.

Dans le drame philosophique que M. Renan vient d’écrire, après le triomphe de Caliban, qui personnifie le peuple, Ariel, ce génie de l’idéalisme jusqu’alors au service de Prospero et de l’aristocratie, ne veut plus participer à la vie des hommes : « Cette vie est forte, dit-il, mais impure. » Désolé, découragé, il préfère rentrer dans le sein de la nature, s’y dissoudre, s’y perdre : — « Je serai l’azur de la mer, la vie de la plante, le parfum de la fleur, la neige bleue des glaciers. » Mais pourquoi, au lieu de s’abîmer dans la nature aveugle, Ariel ne se répandrait-il pas dans l’humanité entière, se faisant chez les uns simple germe d’intelligence, fleurissant et s’épanouissant dans le génie des autres, mais partout présent et animant tout de sa pure flamme ? Au lieu d’être le serviteur d’un seul homme, — Prospero, — ou d’une seule classe, — les nobles et les savans, — il serait ainsi au service de tous à des degrés divers, dans la mesure où chacun vit d’idéal. Pourquoi enfin, avec le temps, ne transfigurerait-il pas le peuple lui-même, si bien qu’au bout d’un certain nombre de siècles Caliban, prenant conscience de l’esprit qui habite en lui, qui est lui-même, serait devenu Ariel ?

En résumé, dans la question de l’égalité comme dans celle de la liberté nous unissons, le point de vue naturaliste et le point de vue idéaliste. Si l’école aristocratique a raison de soutenir que l’inégalité primitive des hommes est un fait de nature, l’école démocratique a raison de répondre que l’égalité finale est l’idéal de la pensée. Sous l’influence de cette pure idée, type d’action que nous élevons dans notre intelligence au-dessus des forces et des intérêts matériels, les libertés qui allaient entrer en conflit s’arrêtent, et chacune s’impose volontairement les limites nécessaires à l’égale liberté d’autrui : ainsi se réalise le droit. Par là l’humanité ne va pas réellement contre la nature même, car, si au premier abord celle-ci nous a semblé ennemie de l’égalité, à un point de vue supérieur l’égalité nous apparaît comme sa loi fondamentale et sa tendance essentielle. En le niant, l’école aristocratique a rétréci la nature comme elle a rétréci l’idéal. Équivalence et transformation des forces, voilà le dernier mot de la science contemporaine : c’est une formule d’équilibre et d’égalité, qui n’exclut pas le progrès. La nature tient toujours son budget en équilibre : elle aussi, comme la justice, a sa balance dont les plateaux n’oscillent que pour revenir à l’égalité. L’exception même rentre dans la règle, l’extraordinaire rentre dans l’ordre ; les supériorités qui semblaient d’abord un miracle dans la nature s’effacent dans l’égalité des moyennes. Prenez les faits par grands nombres et les êtres par masses, vous verrez tout se fondre et s’équilibrer : variable est la température de chaque jour, uniforme est celle clés années ; les saisons changent, mais les saisons reviennent, ce que la vie a pris, la mort le lui prend et la vie le reprend à la mort. Est-ce à dire que la nature n’avance pas ? Non, mais elle maintient l’équivalence de l’être jusque dans le progrès de ses formes. Et comment avance-t-elle ? En brisant toutes les formes étroites et fixes, tous les cadres artificiels, toutes les castes immobiles, toutes les noblesses, toutes les royautés, toutes les prétendues éternités de ce monde. Quand on entrave son évolution, elle a recours à des révolutions et à des cataclysmes. Elle se sert au besoin des grands hommes, mais elle se sert aussi et surtout des grandes masses : c’est avec des animalcules qu’elle a fait des continens, c’est avec des infiniment petits qu’elle a fait des infiniment grands. L’humanité à son tour, qui n’est que la nature devenue consciente de son essentielle identité avec l’idéal, s’avance volontairement dans la même direction. L’égale diffusion des résultats du travail humain au profit de tous, loin de nuire au mouvement de l’humanité, le favorise ; loin d’entraver l’essor des supériorités intellectuelles et morales, elle le provoque. La grande loi du monde, la sélection naturelle, continue de s’exercer au sein des sociétés humaines ; seulement elle s’y exerce de plus en plus par voie de liberté, puisque les hommes supérieurs font accepter librement leur supériorité même ; de plus, au lieu d’aboutir comme dans la nature au règne de la violence, elle assure le règne du droit et le progrès final de l’égalité même. Ainsi peu à peu se substitue au bien de quelques-uns le bien de tous, à la force qui écrase les uns sous les autres l’intelligence qui fait participer chacun à l’élévation de tous.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 1er avril.
  2. Sans doute il est des peuples, comme l’Angleterre, qui s’imaginent atteindre la liberté en dehors de l’égalité et par l’inégalité même : l’esprit français voit là une illusion d’optique. En Angleterre même, sur tous les points où existe la liberté, existe aussi l’égalité : par exemple, la liberté de la parole et de la presse étant reconnues, tous les citoyens peuvent également parler et écrire, il y a donc là liberté et égalité à la fois ; au contraire les privilèges relatifs à la propriété du sol, en même temps qu’ils sont une inégalité, sont aussi une atteinte à la liberté des uns pour le profit des autres.
  3. En 1785, Arthur Young s’étonne de voir chez nous « la terre tellement divisée ; » en 1738, l’abbé de Saint-Pierre, après avoir demandé des renseignemens nombreux à plusieurs intendans, remarque qu’en France « les journaliers ont presque tous un jardin ou quelque morceau de vigne ou de terre. » (Œuvres, édition de Rotterdam, t. X, p. 251.) En 1697, Boisguillebert déplore la nécessité où les petits propriétaires se sont trouvés sous Louis XIV de vendre une grande partie des biens acquis au XVIe et au XVIIe siècle.
  4. Voyez les rapports sur l’exposition de Vienne et sur celle de Philadelphie.
  5. Voyez la Revue du 1er avril.
  6. Réflexions philosophiques sur la tolérance des opinions, Œuvres, t. IV, p. 133.
  7. Auguste Comte a dit en effet : « Ce qui devait nécessairement périr dans le catholicisme, c’était la doctrine et non l’organisation… Une telle constitution, convenablement reconstruite sur des bases intellectuelles à la fois plus étendues et plus stables, devra finalement présider à l’indispensable réorganisation spirituelle des sociétés modernes… Cette explication générale… sera de plus en plus confirmée par tout le reste de notre opération historique, dont elle constituera spontanément la principale conclusion politique. » Philosophie positive, t. V, p. 314. — « Tout l’art de la législation, dit-il encore, est d’assurer l’uniforme assujettissement de toutes les classes quelconques aux devoirs moraux attachés à leurs positions respectives, sous l’impulsion continue d’une autorité spirituelle assez énergique et assez indépendante pour assurer le maintien usuel d’une telle discipline universelle. »
  8. Dialogues philosophiques, 128, 129, 131.
  9. « La société, a dit aussi M. Renan, est un édifice à plusieurs étages, où doit régner la douceur, la bonté (l’homme y est tenu même envers les animaux), non l’égalité. » (La Réforme intellectuelle, p. 197.)
  10. D’ailleurs, dans sa Réforme intellectuelle, M. Renan insinue qu’on devrait conquérir les Chinois, « race d’ouvriers, » et les nègres, « race de travailleurs de la terre : » — « Soyez pour eux bons et humains, et tout sera dans l’ordre. » page 94.
  11. Voyez la Revue du 1er avril.
  12. « Il n’y a d’esclave naturel, disait Epictète, que celui qui ne participe pas à la raison ; or cela n’est vrai que des bêtes et non des hommes. Si l’âne avait en partage la raison et la volonté, il se refuserait légitimement à notre empire ; il serait un être semblable à nous. »
  13. La Réforme intellectuelle et Morale, p. 245.
  14. Dans son beau livre sur l’Hérédité, M. Ribot a montré la faiblesse du double argument qu’on invoque en faveur de la supériorité des classes nobles, la sélection et la transmission héréditaire : 1o Quant à la sélection, la noblesse, qui prétendait être une élite, ne le fut jamais qu’en un sens très restreint, celui des vertus guerrières ; 2o quant à la transmission héréditaire des supériorités, elle est en opposition avec une des lois essentielles que M. Ribot a mises en lumière : l’affaiblissement de l’hérédité avec le temps ou l’abâtardissement de l’espèce. « Les citoyens des républiques anciennes, dit aussi M. Littré, n’ont jamais pu se maintenir par la reproduction. Les 9,000 Spartiates du temps de Lycurgue étaient réduits à 1,900 du temps d’Aristote. » Pope faisait remarquer que l’air noble que devait avoir la noblesse anglaise était précisément celui qu’elle n’avait pas ; en Espagne, on disait que, lorsqu’on annonçait dans un salon un grand, on devait s’attendre à voir entrer une espèce d’avorton ; enfin, en France, on imprimait qu’en voyant cette foule d’hommes qui composaient la haute noblesse de l’état, on croyait Être dans une société de malades ; le marquis de Mirabeau lui-même traite les nobles d’alors de pygmées, de plantes sèches et mal nourries. — Ajoutons que, si la transmission héréditaire des vertus était prouvée, il faudrait admettre par cela même la transmission héréditaire des vices, conséquemment l’impureté, l’indignité de certaines castes. Ce serait revenir au brahmanisme.
  15. Il est d’ailleurs bien difficile de saisir ce que M. Renan entend au juste par la noblesse ; il en parle comme s’il s’agissait des classes privilégiées par la loi, mais ailleurs il déclare ridicule l’opinion qui attache la noblesse à la particule de ; ailleurs encore il parait entendre par noblesse de naissance toute qualité qu’on apporte en naissant : « Une société n’est forte qu’à la condition de reconnaître le fait des supériorités naturelles, lesquelles au fond se réduisent à une seule, celle de la naissance, puisque la supériorité intellectuelle et morale n’est elle-même que la supériorité d’un germe de vie éclos dans des conditions particulièrement favorisées. » (Réforme intellectuelle, p, 49). À ce compte, la noblesse peut se trouver partout, comme son contraire : il y a de nobles vilains et de vilains nobles ; mais est-ce là ce qu’on entend quand on parle des privilèges aristocratiques ?
  16. « Essentiellement borné, le suffrage universel ne comprend pas la nécessité de la science, la supériorité du noble et du savant. » (Réforme intellectuelle, p. 45).
  17. La Réforme intellectuelle, p. 245.
  18. « Il pourra exister, dit M. Renan, des engins qui, en dehors des mains savantes, soient des ustensiles de nulle efficacité. De la sorte, on imagine le temps où un groupe d’hommes régnerait par un droit incontesté sur le reste des hommes. Alors serait reconstitué le pouvoir que l’imagination populaire prêtait autrefois aux sorciers. Alors l’idée d’un pouvoir spirituel, c’est-à-dire ayant pour base la supériorité intellectuelle, serait une réalité. Le brahmanisme a régné des siècles, grâce à la croyance que le brahmane foudroyait par son regard celui contre qui s’allumait sa colère… Un jour peut-être la science jouira d’un pouvoir analogue… Les dogmes chrétiens, pendant des siècles, ont eu la force de brûler ceux qui les niaient ; ce serait directement et ipso facto que les dogmes scientifiques anéantiraient ceux qui n’y croiraient pas… Une large application des découvertes de la physiologie et du principe de sélection pourrait amener la création d’une race supérieure, ayant son droit de gouverner non-seulement dans sa science, mais dans la supériorité même de son sang, de, son cerveau et de ses nerfs. » Dialogues, p. 106 et suiv.
  19. « Nos moyens de domination, dit Prospero dans Caliban,’sont brisés dans nos mains ; il faut attendre qu’on en ait inventé d’autres, d’autres que le peuple ne puisse appliquer. » — « J’inventerai des engins dont ils ne pourront se servir. »
  20. Cf. Caliban, p. 48 : « Guerre aux livres ! ce sont les pires ennemis du peuple. Ceux qui les possèdent ont des pouvoirs sur leurs semblables… Cassez-lui aussi ses cornues de verre et tout son outillage. Sans ses livres, il sera comme nous. »
  21. La Réforme intellectuelle, p. 241. — Caliban, p. 70 : « La révolution, c’est le réalisme… Tout ce qui est idéal, non substantiel, n’existe pas pour le peuple… Le peuple est positiviste. » Nous lui ferions plutôt le reproche contraire, de s’être trop sacrifié à des idées, parfois à des chimères.
  22. « Il n’est pas possible que tous jouissent, que tous soient bien élevés, délicats, vertueux même dans le sens raffiné ; mais il faut qu’il y ait des gens de loisir, savans, bien élevés, délicats, vertueux, en qui et par qui les autres jouissent et goûtent l’idéal… C’est la grossièreté de plusieurs qui fait l’éducation d’un seul, c’est la sueur de plusieurs qui permet la vie noble d’un petit nombre. » (La Réforme intellectuelle, p. 216.) « Que l’église admette deux catégories de croyans, » ceux qui croiront au surnaturel et ceux qui n’y croiront pas ; « ne vous mêlez pas de ce que nous enseignons, de ce que nous écrivons, et nous ne vous disputerons pas le peuple ; ne nous contestez pas notre place à l’université, à l’académie, et nous vous abandonnerons sans partage l’école de campagne. » (Ibid, p. 98.)