L’Idée moderne du droit
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 517-549).
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L'IDEE MODERNE
DU DROIT

LE DROIT, LA FORCE ET LE GENIE.
D'APRES LES ECOLES ALLEMANDES CONTEMPORAINES

I. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1821. Philosophie de l’esprit, trad. par M. A. Véra, 1867. — II. Strauss, Mélanges philosophiques et religieux, trad. par M. Ritter, 1873. — III. A. Véra, Strauss, l’ancienne et la nouvelle loi, 1873. — IV. Schopenhauer, Parerga und Paralipomena, 2e édit., 1862. — V. Th. Ribot, Philosophie de Schopenhauer, 1874. — VI. De Hartmaon, Philosophie des Unbewussten, 5e édit., 1873. — VII. Kirchmann, Die Grundbegriffe des Rechts und der Moral, 1869. — VIII. Bluntschli, Geschichte des Staats-rechts, 1873.

Chacun des trois grands peuples modernes, Allemagne, Angleterre et France, se flatte de représenter mieux que les autres par son esprit national l’esprit de l’humanité même. On avait concédé au génie français depuis le XVIIIe siècle l’honneur d’être le moins exclusivement national et le plus vraiment humain : le XVIIIe siècle s’intitulait lui-même le siècle « de la raison et des lumières, » le siècle de la liberté, le siècle de l’humanité. Aujourd’hui la prétention de l’Allemagne va plus loin : à entendre ses philosophes et ses politiques, elle ne représenterait rien moins que « l’esprit universel, l’idée absolue, » qui est aussi la puissance absolue. C’est ce que Fichte soutenait déjà avec un enthousiasme d’ailleurs si noble, — le lendemain même de nos victoires d’autrefois qui devaient amener nos défaites d’aujourd’hui, — dans ces mâles Discours à la nation allemande prononcés souvent au bruit du tambour français ; c’est ce que répétèrent plus tard Schelling, Hegel et toute son école ; c’est ce que redisent maintenant avec une confiance voisine de l’orgueil les philosophes, les théologiens, les politiques du nouvel empire.

Sous ces rivalités nationales se cachent de graves questions philosophiques et sociales. Les Allemands ne semblent pas avoir les mêmes idées que nous sur la justice, sur le droit naturel et sur le droit écrit ; l’Angleterre a aussi sur ce point ses doctrines et ses traditions. L’esprit public change donc avec les peuples, et il ne saurait être indifférent de connaître quelles conceptions se font de la société humaine ceux qui prétendent la diriger. Ne pourrait-on dire que les trois plus importantes nations de notre temps semblent vouloir se partager les diverses notions philosophiques du droit et de l’ordre social pour les développer dans la théorie et dans la pratique ? Tandis que l’Allemagne, par les spéculations de ses métaphysiciens récens et par les actes de ses politiques, paraît absorber le droit dans la force supérieure, matérielle ou intellectuelle ; tandis que l’Angleterre, par la voix de ses économistes et par sa pratique habituelle des affaires, réduit le droit à l’intérêt majeur, la France, par les doctrines de ses principaux philosophes et de ses jurisconsultes, en dépit des contradictions et des défaillances de sa politique, en dépit de ses infidélités à sa propre tradition et de ses engouemens pour l’étranger, la vraie France, disons-nous, celle des Montesquieu, des Turgot, des Rousseau, celle qui aujourd’hui encore pense et espère en se souvenant de son passé, a toujours placé le fondement du droit et de la philosophie sociale dans ce qui est en même temps le principe de la philosophie morale : la raison et la liberté. De quel côté est le vrai, et quel est le peuple qui représente l’avenir ? Grave question que nous n’avons pas la prétention de résoudre. Nous voudrions seulement appeler aujourd’hui l’attention sur la manière dont l’Allemagne contemporaine se figure le monde humain : il n’est ni sans intérêt ni sans utilité de savoir où elle va et où elle doit aboutir. Que serait la société, si elle était organisée à la manière allemande ? Comment nos voisins conçoivent-ils les rapports du droit avec la force matérielle et avec cette force intellectuelle qu’on nomme le génie ? Pour essayer de l’apprendre, nous voudrions faire au-delà du Rhin un voyage de découverte ou une sorte de reconnaissance, arriver à une vue d’ensemble sur la doctrine allemande, en déterminer le point de départ, le point d’arrivée et les a évolutions » intermédiaires. Nous espérons que les lecteurs de la Revue voudront bien nous suivre dans des contrées où l’on a souvent beaucoup de peine à se reconnaître : ce n’est ni par la simplicité ni par la clarté que les systèmes allemands se recommandent, mais la peine qu’ils imposent à l’esprit est parfois salutaire. Nous nous estimerons heureux, pour notre part, si nous parvenons à rattacher ensemble ces systèmes multiples, à les compléter l’un par l’autre, à y ajouter ce qui pourrait y manquer, et à construire ainsi un système unique pour le livrer ensuite aux réflexions et aux appréciations du lecteur.


I

Les tendances naturelles de l’esprit germanique, un moment dominées par l’influence française à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, devaient bientôt reprendre le dessus et amener l’Allemagne à ce culte de la puissance qu’on remarque aujourd’hui chez ses théoriciens et ses praticiens. Pour comprendre le sens des doctrines en faveur au-delà du Rhin, il est nécessaire d’entrer d’abord, s’il est possible, dans cet esprit allemand que nous nous figurions connaître, qui nous réservait tant de surprises, et dont nous cherchons encore avec inquiétude la vraie nature. On a jugé le caractère germanique de deux façons tout opposées : les uns y reconnaissent, avec Mme de Staël, un penchant à l’idéalisme le plus mystique, les autres, avec Henri Heine, un penchant au naturalisme le plus positif[1]. L’originalité, ou, comme on dit là-bas, la « génialité » allemande ne consisterait-elle pas précisément dans cette antithèse ?

Le premier trait du caractère allemand est le mysticisme, qu’on nommait dès le XIVe siècle la philosophie teutonique, philosophia teutonica. « Grattez la peau d’un métaphysicien allemand, dit Schopenhauer, et vous trouverez un théologien. » Il est certain qu’on ne peut suivre le mouvement des idées philosophiques et sociales en Allemagne sans remonter à la théologie, que les Allemands mêlent à tout. Avant le cordonnier visionnaire Jacob Boehm, en qui Schelling et Hegel reconnaissent « le père de la philosophie allemande, » Luther avait déjà favorisé le développement de l’esprit mystique. — Est-ce par les œuvres ou par la foi que l’homme se justifie ? — À ce problème capital de la religion réformée, Luther répond : — Les œuvres ne sont rien, la foi est tout ; les œuvres sont naturelles et viennent de la volonté humaine, « qui est esclave et incapable de faire par elle-même le bien ; » la foi est surnaturelle et naît dans un commerce immédiat avec la grâce. — Luther a sans doute raison de vouloir s’élever au-dessus des œuvres extérieures ; mais au lieu de reconnaître entre la nature et Dieu l’activité personnelle et libre de l’homme, qui, semble-t-il, pourrait seule fonder le droit, il remonte à la foi qui nous absorbe en un principe transcendant ; après avoir rappelé la conscience à elle-même, le protestantisme allemand nie ce qu’il y a de plus précieux dans la conscience i : la volonté libre. Chez d’autres peuples, la négation du libre arbitre est une hérésie religieuse ou une témérité philosophique ; en Allemagne, pour les théologiens comme pour les savans, pour les partisans de la prédestination comme pour ceux du déterminisme, c’est le libre arbitre qui est un scandale. La piété même des femmes en est choquée. A quoi d’ailleurs servirait-il ? Il ne serait utile que pour le mal. Aussi les protestans, malgré les grands services qu’ils ont rendus à la cause même du droit, ne reconnurent-ils point d’abord l’existence d’un droit naturel, pas plus qu’ils ne reconnurent l’existence d’une morale naturelle[2]. Qu’est-ce donc que la liberté de conscience réclamée par Luther ? Elle se réduit au devoir religieux de lire et de croire, c’est-à-dire d’entrer sans autre intermédiaire que le Livre en communication avec l’Esprit ; on pourrait l’appeler une sorte de droit à la vie mystique. Quant à la liberté civile ou politique, Luther veut qu’au besoin on la sacrifia. — « Dieu vous envoie des tyrans comme il vous donne des pères, pour vous éprouver, vous corriger, vous former. » L’indépendance religieuse de « l’homme intérieur » n’est-elle pas un ample dédommagement à la dépendance de l’homme extérieur ? Cette indifférence mystique à l’égard du droit purement humain se retrouvera de nos jours chez beaucoup de penseurs allemands. Ils ne comprennent rien à ce que la philosophie française du XVIIIe siècle appelait les « droits de l’homme ? »

Le mysticisme est toujours près de se tourner en naturalisme, et les Allemands ont passé de l’un à l’autre ; mais ils ont trouvé d’abord un intermédiaire dans ce symbolisme qui fait des choses visibles l’expression de la puissance invisible. Ici se découvre à nous un trait nouveau et curieux de la physionomie germanique : le goût des symboles, qui produira dans l’ordre des questions sociales des conséquences inattendues. La lecture de la Bible habitue l’Allemand dès l’enfance à voir partout des figures. Pour les mystiques, en dehors de la réalité absolue, rien ne peut être qu’emblème. Jacob Boehm aperçoit des images de la trinité, de l’incarnation, de la rédemption, dans tous les êtres et dans tous les phénomènes de la nature. Chacun des objets sensibles est le symbole des autres, et tous les objets sensibles pris ensemble sont le symbole de l’éternel mystère.

Transporté dans l’art, l’amour des symboles produit ce romantisme qui caractérise les œuvres du génie allemand ; dans l’étude des langues, il explique ce respect des signes et des mots, emblèmes de la pensée, qui engendre la passion philologique et en quelque sorte l’enthousiasme de l’érudition ; dans la métaphysique, il donne naissance à ces systèmes de Kant, de Schelling, de Hegel, de Schopenhauer, où se retrouvent sans cesse deux faces des choses : l’absolu mystique, « noumène » ou idée, et ses manifestations visibles dans la nature, phénomènes ou faits. C’est un symbolisme que cet « art caché en notre âme » par lequel notre pensée, d’après Kant, se représente toutes choses sous les formes de l’espace et du temps, — symbolisme, cet art déployé dans la nature par lequel l’absolu, selon Schelling, s’efforce de se révéler à sa propre conscience, « odyssée de l’esprit, qui, livré à une merveilleuse illusion, se cherchant lui-même, se fuit sans cesse lui-même, » — symbolisme, cette évolution des choses que décrit Hegel et où chaque moment est, dit-il, la manifestation incomplète de l’idée, — symbolisme enfin, ce vaste système de « représentations » par lequel la volonté, selon Schopenhauer, se donne à elle-même le spectacle décevant des formes qu’elle produit et détruit tour à tour. Pour les nouveaux Hindous des bords de la Sprée comme pour les vieux Allemands des bords du Gange, le monde entier pourrait s’appeler l’immense magie ou l’immense illusion : Maya. « La nature, dit en propres termes Schelling, est le miroir magique de l’intelligence ; » « la nature, dit Schopenhauer, est l’illusion infinie de la volonté. »

L’histoire sacrée avait toujours été représentée comme une figuration dans le temps de la puissance divine : les Allemands étendent cette conception à l’histoire qu’on nomme profane, et on peut dire que pour eux l’histoire entière est sacrée. Le développement de l’humanité comme de la nature est une expression de la nécessité suprême : les œuvres de chaque homme sont, selon Kant, des symboles de son caractère individuel ; ce caractère individuel est un symbole de l’humanité ; l’humanité est un symbole de la Divinité. Tout s’enchaîne comme les signes et les équations d’une algèbre expressive, ou comme ces accords des grandes symphonies allemandes liés si indissolublement par une science cachée, que chacun d’eux, résumant tout ce qui précède, annonce tout ce qui va suivre, et que le premier retentit encore dans le dernier.

La passion de l’histoire produit chez les Allemands une sorte d’adoration des faits accomplis et en même temps un penchant à traiter les faits de haut ; c’est que le symbole, saint par ce qu’il représente, est indifférent en soi : on le vénère, et on le dédaigne. Même esprit dans la religion. Comme les Allemands la respectent, et comme ils la façonnent au gré de leurs systèmes ! L’habitude de tout interpréter par allégories permet de demeurer fidèle à la lettre en abandonnant l’esprit. Chaque dogme religieux, pour les théologiens allemands, renferme une infinité de traductions possibles, et chaque homme y met le sens qui est le mieux en harmonie avec sa propre conscience : c’est une perspective sur l’infini où l’œil plonge plus ou moins loin selon sa portée ; tandis que l’un s’arrête aux points les plus rapprochés, l’autre voit jusqu’au fond, ou reconnaît qu’il n’y a point de fond. En Allemagne, on peut nier tout le christianisme, comme le docteur Strauss, et en enseigner les formules ou en pratiquer les rites. Il y a des degrés dans la vérité comme dans l’échelle de Jacob, et chacun occupe celui où il est capable de parvenir. On doit donc, selon Strauss, « avoir une pensée de derrière et juger par là de tout en parlant cependant comme le peuple. » Sorte de direction mystique d’intention, qui finit par s’accommoder de toutes les paroles et de tous les actes, pourvu qu’on y voie les emblèmes du divin. La morale elle-même, comme la religion, n’est qu’un ensemble de symboles relatifs par lesquels la foi se traduit en œuvres : « crois, et fais ce que tu voudras ; » — bien plus : « crois, et pense ce que tu voudras ; » — bien plus encore : « crois, et crois ce que tu voudras. »

On devine ce que produira cette manière de voir dans la vie sociale et combien elle répugne à l’idée d’un droit fixe ou inviolable. Traditions, coutumes, lois, puissances établies, — autant de symboles ; à ce titre, ils sont sacrés. On les respectera dans ses œuvres, on les dépassera dans sa foi, car il est écrit : « Tu respecteras les puissances ; » mais, pendant que le corps sera incliné devant elles, la pensée les dominera de toute la distance qui sépare l’idée du signe. Ainsi se concilieront la plus grande soumission à César et la plus grande indépendance intérieure ; on dira même en raffinant que cette soumission est précisément la marque de l’indépendance. Se mettre au-dessous de la puissance visible, c’est se mettre au-dessus. Enfin, on ira jusqu’à faire en faveur d’une institution positive un argument mystique de son absurdité même. Selon Strauss, la république est rationnellement supérieure à la monarchie, et c’est précisément pour cela, dit-il, qu’il faut préférer la monarchie. « Sans doute, il y a dans la monarchie quelque chose d’énigmatique, d’absurde même en apparence ; c’est en cela que consiste le secret de sa supériorité : tout mystère parait absurde, et pourtant sans mystère rien de profond, ni la vie, ni l’art, ni l’état. » Tel est le droit, divin de l’incompréhensible, emblème mystérieux de l’idée. Charles Vogt, dans ses lettres sur la guerre franco-allemande, constate avec étonnement « la soumission en face de la Herrschaft, de l’autorité, », qui caractérise les érudits les plus audacieux de l’Allemagne. Déjà Mme de Staël, sans en bien comprendre le motif, faisait une observation, analogue : « les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, mais ils abandonnent assez volontiers aux puissans de la terre tout le réel de la vie ; l’esprit des Allemands et leur caractère paraissent n’avoir aucune communication ensemble, l’un ne peut souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs. » N’est-ce point l’idée du symbolisme universel qui établit la communication cherchée par Mme de Staël entre l’audace mystique ou métaphysique et le traditionalisme politique ?

Les mots trop précis de la langue française sont impuissans à bien caractériser cette synthèse merveilleuse des contraires. Ce qu’on nommerait chez nous hypocrisie, mensonge, servilité dans l’obéissance, brutalité dans le commandement, devient outre-Rhin un symbole de la vérité, un degré de la vérité, un moment de la vérité. La force par exemple sera appelée le symbole du droit. Si la contradiction semble par trop choquante entre la chose et son signe, la subtilité germanique invoquera, pour la justifier, une forme originale de symbolisme très goûtée des Allemands et qu’ils appellent la forme ironique, Frédéric Schlegel et Solger ont élevé l’ironie à la hauteur d’un principe universel ; la nature, ironie divine, cache le risible sous le sérieux, et le sérieux sous le risible ou l’absurde. Il y a, dit aussi Hegel, un principe de dissimulation et de ruse dans la nature ; la sagesse prenant l’apparence de la folie, c’est la ruse de l’absolu, c’est « la ruse absolue. » Transportez cette théorie dans l’ordre social, vous donnerez de la force brutale une définition dans le goût germanique en l’appelant la ruse du droit, l’ironie du droit, la dissimulation par laquelle le droit, en se cachant, assure son triomphe. L’absolu étant ainsi rusé, dissimulé, ironique, on devine ce que pourra être la nation qui se croit en possession de l’absolu, et chez laquelle le comique et le sérieux tendent également à prendre la forme d’une ironie parfois tragique.

Il était difficile, même aux Germains, de s’en tenir à des idéalités ou à des symboles et d’abandonner à jamais le « réel de la vie. » Ils ont commencé, comme dit Jean-Paul Richter, par se contenter de l’empire de l’air, « laissant aux Français celui de la terre et aux Anglais celui de l’océan ; » mais nous savons qu’aujourd’hui la devise des Hohenzollern est devenue la leur : l’aigle noir aux ailes déployées, « du rocher à la mer. » — « Les Allemands, a dit aussi Schopenhauer, sont des hommes qui cherchent dans les nuages ce qu’ils ont à leurs pieds ; » aujourd’hui ils savent fort bien chercher à leurs pieds et terre à terre, seulement ils ont encore soin de s’envelopper de nuages métaphysiques pour faire croire qu’ils planent dans les airs.

Cependant les plus hardis ou les plus sincères ont rejeté l’élément idéaliste pour ne conserver que le positif : le principe absolu était tellement inintelligible qu’on devait finir par le nier. De là, comme dernier terme de cette évolution, un matérialisme qui est à la fois le culte théorique et le souci très pratique des choses de ce monde. A la fin se touchent les deux extrêmes : mysticité et brutalité, l’ange et la bête. On sait ce que disait il y a vingt ans Henri Heine : « cette forte race, douée d’un grand appétit, de muscles solides et d’une complexion non éthérée,… s’est réconciliée avec la nature et soupire après des mets plus solides que la chair et le sang mystiques. » Un même mot allemand n’exprime-t-il pas, selon la remarque de Fichte, l’enthousiasme de l’imagination et le débordement des mœurs : Schwärmerei ?

Nous entrevoyons maintenant, par cette esquisse du caractère germanique, comment la force matérielle, après avoir paru à l’idéalisme des Allemands un simple instrument et une œuvre tout extérieure du droit, a pu sembler ensuite à leur fatalisme religieux ou philosophique une réalisation nécessaire du droit, à leur goût du symbolisme une image visible du droit, et enfin comment le naturalisme contemporain, se dégageant de la vieille enveloppe mystique, devait aboutir à l’identité pure et simple de la force et du droit, ou plutôt à la primauté de la force réelle sur le « droit abstrait. »

Essayons de suivre les Allemands dans ce progrès ou, si ce terme semble peu juste, dans ce prozess de leurs conceptions du droit, longue série d’efforts pour construire la société tout entière sans autres élémens que des forces et sans autre loi que la nécessité. Nous passerons d’abord rapidement en revue les nombreuses doctrines qui se sont produites en Allemagne sur la philosophie du droit ; mais, tout en montrant le développement historique des idées, nous nous attacherons surtout, selon la méthode des Allemands eux-mêmes, à en découvrir le développement logique. Malgré la complexité des hommes et des théories, un mouvement commun anime les divers systèmes, les oblige à se transformer l’un dans l’autre, et les entraîne vers un idéal qu’ils ne semblent pas pouvoir atteindre.


II

« Hume, Rousseau et Spinoza, dit Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, sont les trois points de départ de la philosophie allemande moderne… Rousseau proclama la volonté libre l’essence de l’homme. Ce principe est la transition à la doctrine de Kant, dont il est le fondement[3]. » Dans la philosophie du droit en effet, c’est d’abord l’influence française qui, avec Rousseau, domina chez Kant et chez Fichte. La doctrine si libérale exposée par Kant dans ses Élémens métaphysiques du droit, dont M. J. Barni nous a donné récemment une traduction nouvelle, est un développement des principes de Rousseau. Cependant on y remarque déjà la tendance allemande à traiter les questions sociales comme un problème de mécanique. En définissant le droit « l’ensemble des conditions qui limitent les libertés pour rendre possible leur accord, » Kant paraît s’en tenir à la forme extérieure et négative du droit sans nous en faire pénétrer le fond. Le droit demeure alors tout entier dans les rapports des actions, dans les œuvres ; aussi finit-il par s’identifier avec la faculté de contrainte réciproque, c’est-à-dire avec un système mécanique de forces défensives qui se font équilibre : Kant paraît moins se préoccuper des personnages que de leurs armures.

Remplir cette idée trop vide du droit et animer ce mécanisme, telle fut la pensée des successeurs de Kant. Deux voies opposées se présentaient. On pouvait, avec Fichte et avec G. de Humboldt, suivre plus ou moins librement Rousseau et les théoriciens de la révolution française, qui placent le principe intérieur du droit dans la volonté, — ou revenir à Spinoza et aux théories fatalistes, selon lesquelles le droit n’est que la nécessité réglant la nature et l’histoire. « Chacun, dit Spinoza avec Hobbes, a autant de droit qu’il a de puissance. »

Les tendances fatalistes de l’esprit germanique ne tardèrent pas à dominer l’influence française et à produire une admiration croissante pour « le grand et saint Baruch, » auquel le théologien Schleiermacher voulait qu’on immolât une boucle de cheveux. Seulement, tandis que Spinoza, épris de l’immuable géométrie, avait tout vu sous l’idée de l’éternité, sub specie œteni, les écoles allemandes, éprises de l’histoire, voient toutes choses sous l’idée du temps.

On sait comment, le jurisconsulte Thibaut ayant publié en 1814 son livre sur la Nécessité d’un code civil général pour l’Allemagne, Savigny répondit par son écrit célèbre : Vocation de notre temps pour la législation. Ainsi commença le grand débat de l’école philosophique et de l’école historique. Celle-ci est encore aujourd’hui plus vivace que jamais en Allemagne, où elle a eu ces dernières années pour principaux représentans MM. Mommsen, Strauss et M. Bluntschli, si libéral dans ses premiers et savans ouvrages sur le Droit public universel, si admirateur de l’autorité prussienne dans ses discours à l’université de Heidelberg[4]. Selon l’école historique, le droit n’est pas une création réfléchie et libre de la volonté humaine, c’est un développement spontané et fatal des tendances d’un peuple. Les constitutions et les législations ne se créent pas, elles poussent ; il n’y a pas de droit naturel imprescriptible et inaliénable : tout droit naît de la coutume et en conséquence du temps. Le génie français, semblable à Descartes, qui prétendait reconstruire la philosophie entière par sa seule pensée, voudrait refaire la société par sa seule volonté ; il croit qu’il suffit de vouloir pour pouvoir et de décréter pour fonder : il a foi dans la puissance de l’homme. L’école historique allemande dresse devant lui, comme un obstacle, la puissance des choses. La volonté ne connaît point le temps ou espère s’en affranchir ; l’histoire la ramène sous l’empire de cette force suprême : à l’idée de révolution subite, elle oppose celle d’évolution lente ; à la liberté personnelle qui s’efforce de rompre avec le passé, elle oppose la loi de continuité et le déterminisme universel. Le droit apparaît alors comme n’étant que la puissance supérieure ; mais cette puissance ne réside ni dans la volonté morale ni dans la force physique de l’individu, choses également passagères qui ne peuvent rien fonder de durable : le droit est la force organisée par le temps, la puissance accumulée des générations. Des milliers d’animalcules, en s’unissant et en se serrant les uns contre les autres, préparent pendant des siècles au fond des eaux les continens qu’on verra surgir à la lumière. Ainsi dans la barbarie même se forme la civilisation future ; le temps est le vrai génie créateur, parce qu’il est la patience.

Quelque sagesse que renfermassent ces objections de l’école historique à la raison impatiente du mieux, elles ne pouvaient entièrement convaincre l’école philosophique. On opposait la force du temps à l’élan de la pensée ; mais le temps renferme lui-même une contradiction qui devait obliger la pensée à s’élever plus haut. Si l’infinité des siècles passés est une force avec laquelle il faut compter, l’infinité des siècles à venir n’est-elle pas une force au moins égale, sinon supérieure ? S’il ne s’agit que de durer pour avoir raison, le meilleur moyen de durer dans l’avenir ne peut-il pas être de rompre avec le passé ? L’histoire nous montre que les institutions qui ont vécu, le plus longtemps ont été souvent les plus odieuses, comme le despotisme oriental ; elle montre aussi que les grands mouvemens de rénovation subite ont su conquérir la durée, que toutes les traditions ont commencé par être des nouveautés, et que toutes les nouveautés heureuses sont devenues des traditions. Il en est des grands faits historiques comme des dynasties : la légitimité dynastique n’est qu’une usurpation qui se prolonge, et l’usurpation se flatte toujours d’être une légitimité qui commence. Le temps sera donc invoqué aussi bien par les novateurs que par les conservateurs : la seule différence est que les uns, comme dit Platon, « chantent le passé, » tandis que les autres « chantent l’avenir. »

Aussi vit-on de nouveau l’école philosophique opposer la force de l’avenir, objet de la pensée, à cette force du passé que soutenait l’école historique. Hegel, dont le système n’est plus guère enseigné nulle part, mais dont l’influence se fait partout sentir en Allemagne, crut concilier les deux écoles en identifiant le développement de l’histoire avec le développement de la pensée même, le réel avec le rationnel, le triomphe de la force supérieure avec celui de l’idée supérieure. Restait toujours à savoir quelle est cette force supérieure1 où l’idée se réalise. Hegel, la cherchant au-dessus de l’individu et des générations particulières, reconnaît tout d’abord dans la nation une puissance générale à laquelle doivent se subordonner les individus et en qui réside vraiment la force de l’avenir. La nation, par rapport aux citoyens, représente le droit. Hegel revient ainsi à cette antique conception qu’on pourrait appeler le panthéisme politique ; il rompt avec Kant, qui avait considéré l’individu comme fin en lui-même et par conséquent comme portant en lui-même ce caractère d’inviolabilité morale qu’on nomme le droit. « L’homme, dit Hegel, est sans doute fin en soi et doit être respecté comme tel ; mais l’homme individuel n’est à respecter comme tel que par l’individu et non quant à l’état, parce que l’état ou la nation est sa substance. » Telle est la nouvelle forme de la raison d’état encore en faveur dans les universités allemandes. Il y a deux morales, pour l’individu et pour la nation : une fois dans l’état, l’homme n’a plus d’autres droits que ceux qui lui sont conférés par l’état lui-même. Les actions justes deviennent celles où « l’esprit individuel » s’identifie à « l’esprit de la nation. » On pourrait dire, pour traduire en termes moins métaphysiques la pensée de Hegel : — Les actions justes sont les forces qui agissent dans le même sens que la force nationale, les actions injustes celles qui agissent dans un sens opposé : les premières réussissent, les secondes échouent. La puissance individuelle et passagère qui prétend s’exercer contre la puissance nationale, seule durable, ressemble à un homme qui, lançant une pierre dans une direction opposée au mouvement de la terre, espérerait lui faire poursuivre indéfiniment sa route : ne la verrait-il pas bientôt, après une courbe plus ou moins allongée, retomber vaincue vers le centre commun d’attraction pour être emportée avec tout le reste ? Cet homme aurait mal compris les lois de la mécanique ; il en est d’autres qui comprennent mal les lois et le sens du mouvement national : leur erreur de direction est une erreur de droit.

Le mouvement national a lui-même sa justification dans l’évolution universelle, cette providence du panthéisme si souvent invoquée de nos jours. Si la puissance nationale est réelle, c’est qu’au fond elle est rationnelle. Selon Hegel, une nation ne s’élève sur les autres que soutenue par une idée. Tant qu’elle sert l’évolution du monde, « mouvement d’un tout qui se connaît, » les autres nations, en perdant leur force, « perdent leur droit. » Le peuple allemand en particulier est le peuple élu de la philosophie. « Nous avons reçu, disait Hegel en 1816, la mission d’être les gardiens de ce feu sacré, comme aux Eumolpides d’Athènes fut confiée la conservation des mystères d’Eleusis et aux habitans de Samothrace celle d’un culte plus pur, ainsi que l’esprit universel avait donné au peuple d’Israël la conscience que de son sein il sortirait renouvelé. »

Ce qui fait la force des individus et des générations, c’est, avons-nous vu, l’esprit national qu’ils portent en eux ; l’esprit national à son tour ne peut devenir la force suprême qu’en s’identifiant avec l’esprit des autres peuples : par une expansion nécessaire, il tend à les absorber en lui. Chaque individu voudrait être la nation, chaque nation voudrait être le monde. Nouvelle manifestation du droit de la force : ce droit s’exerce de peuple à peuple, et le destin, par la guerre, tranche les questions ; car le destin est une justice, et, dans les rapports des nations entre elles comme dans les rapports de la nation à l’individu, ce qui est réel est rationnel. « La guerre, forme absolue du duel, vient se placer entre le meurtre et la vengeance : c’est le besoin de la destruction et un affranchissement nécessaire. » La destruction en effet, selon Hegel, affranchit l’être de ses formes ou déterminations présentes, et rétablit « l’absence de détermination » d’où sortiront des formes nouvelles. « Cette destruction s’est montrée dans toute sa sauvage beauté en Orient, où elle avait pour représentans Tamerlan et Gengiskan, qui, comme des balayeurs envoyés de Dieu, nettoyèrent des contrées entières. » La guerre est une dialectique en action. Hegel, faisant d’avance la théorie de cette brutalité même que ses compatriotes devaient plus tard montrer à l’Europe étonnée, aboutit à ces formules bizarres : « le fanatisme de la destruction, puisqu’il est l’élément absolu et qu’il prend la forme naturelle, est invincible par le dehors, la différence et la détermination étant soumises à l’indifférence et à l’indétermination. » Heureusement Hegel nous apprend que le génie destructeur s’anéantit lui-même par son excès : « comme toute négation en général, il contient en soi sa négation ; la marche de la destruction naturelle vers la destruction absolue constitue la rage, qui a sa négation en soi. »

Telle est la métaphysique de la guerre ; de nos jours, où l’on vit encore en Allemagne sur le fonds de Hegel, on fera l’esthétique de la guerre. En 1873, dans une leçon sur la guerre et les arts, M. Frédéric Vischer célébrait la beauté du terrible, et allait jusqu’à présenter la guerre comme un remède aux ennuis de l’existence commune. « Je ne sais quelle inquiétude et quelle angoisse pèsent sur la vie ; il n’est pas besoin d’être lâche pour être par momens opprimé de lugubres appréhensions, pour démêler sous les êtres qui nous entourent comme autant de menaces et de fantômes. » Voilà une angoisse toute romantique et germanique, née du symbolisme universel. Il y a plus d’une manière, selon M. Vischer, de secouer cette angoisse ; « l’une des plus efficaces, c’est de se mêler aux mouvemens fougueux de la guerre. Celui qui ne compte plus avec la vie éprouve, au milieu des images de mort qui l’assaillent de toutes parts, un réconfort intime ; les nuages qui l’obsédaient se dissipent, et il jouit de la vie elle-même avec plus de plénitude et d’intensité. »

De leur côté, les théologiens, lecteurs assidus de l’Ancien-Testament et adorateurs du Dieu des armées, s’accordent avec les philosophes pour ériger la guerre en œuvre sainte et pour donner raison au plus fort. Les hétérodoxes, comme Strauss, ne le cèdent en rien aux autres. « Une intelligence plus profonde de l’histoire nous a appris que c’est l’instinct d’expansion des peuples qui éclate dans l’ambition des conquérans, et qu’ils ne sont que les représentans d’aspirations générales. La suppression de la guerre n’est pas moins chimérique que la suppression des orages, et ne serait pas moins dangereuse. L’ultima ratio des peuples sera, dans l’avenir comme par le passé, le canon. »

La théorie hégélienne de la guerre, par un progrès nouveau, ne pouvait manquer de se combiner avec la théorie germanique des races et avec le système de Darwin. A la puissance des individus, à celle du temps, à celle des peuples, succède la force des races, et par conséquent le droit des races que la lutte des nations fait surgir. Sous cette nouvelle forme, le droit de la force essaie de se justifier absolument en se révélant comme la loi de la nature entière. Pour faire le triage des espèces qui méritent la vie et de celles qui doivent périr, la nature n’a eu qu’à laisser agir à travers les longues périodes des anciens âges les lois mécaniques de la force ; cette apparente brutalité est sagesse, et cette force est droit. Les plus forts en effet ne sont-ils pas ceux qui, grâce à une supériorité naturelle ou acquise, se trouvent le mieux en harmonie avec les conditions nouvelles de l’existence, et qui, dans le mécanisme de leurs organes, ont devancé l’avenir ? Les grands arbres étouffent les petits et leur enlèvent la lumière du soleil avec la sève de la terre ; mais c’est en se nourrissant des débris de ces arbustes inférieurs qu’ils dressent de plus en plus haut leur tête, signe d’une race perfectionnée. La même loi de guerre et de sélection mécanique régit l’humanité. « Dans le monde de l’homme comme dans le monde animal, ce qui règne, dit Schopenhauer, c’est la force et non le droit… Le droit n’est que la mesure de la puissance de chacun. » M. Alexandre Ecker aboutit aux mêmes conclusions dans son étude sur la sélection naturelle appliquée aux peuples. « La dernière guerre, dit-il, nous fournit la preuve que l’histoire des nations repose également sur des lois naturelles, et se compose d’une série de nécessités absolues, série dans laquelle la balance penche toujours du côté du progrès. »

Avons-nous atteint, avec la puissance supérieure des races, le terme des évolutions accomplies par cette mouvante philosophie du « droit historique ? » — Les admirateurs des triomphes de la Prusse voudraient bien s’en tenir au point où nous sommes parvenus, et fixer à jamais la pensée dans l’idée de la race germanique, représentée par la Prusse, représentée elle-même par son empereur ; mais le mouvement irrésistible de la logique entraîne l’esprit plus loin et plus haut. Ne faut-il pas convenir qu’il existe une force supérieure à celle de la race même, celle de l’humanité ? Hommes, générations, peuples et races n’ont qu’une puissance passagère ; l’humanité est la puissance durable ; tandis que les individus, disparaissent, le type de l’espèce demeure. Ainsi, dit Schopenhauer, on voit les gouttelettes d’une cascade s’élever et retomber en poussière, tandis que I’arc-en-ciel qu’elles forment plane au-dessus d’elles immobile.

S’il en est ainsi, le droit ne saurait être simplement la direction latine, germaine ou slave ; il doit être la direction humaine. Hegel l’avait du reste reconnu, et ses disciples de la gauche, Feuerbach, Bruno Bauer, Arnold Ruge, puis, plus récemment, Lassalle et les socialistes contemporains ont poussé jusqu’au bout la pensée du maître. Dieu n’existe que dans l’humanité, et l’humanité n’a d’autre vie que la vie présente. « Que la volonté de l’homme soit faite, » voilà, comme disait Feuerbach, la loi unique ; le culte de l’humanité est le seul culte, et la force de l’humanité est le seul droit.

Dans la pratique, la force de l’humanité devient la force du plus grand nombre, et c’est au nombre, selon les démocrates de la gauche hégélienne, que l’avenir appartient. Le suffrage universel, à en croire cette école, n’est point, comme on l’admet en France, l’expression d’un droit inhérent à chaque individu par cela seul qu’il est libre et participe au contrat social : c’est un simple moyen de compter les forces avant d’en venir à la lutte. En déterminant ainsi d’avance le résultat probable du conflit, on prévient le conflit lui-même, et le traité de paix précède la guerre au lieu de la suivre.

Cependant les majorités ne sont elles-mêmes que des forces variables, qui se déplacent sans cesse. La majorité d’aujourd’hui peut être renversée non-seulement par la majorité de demain, mais par une minorité et même par un seul homme. De là encore pour le pouvoir une lutte incessante, ou les vieilles classes sociales s’efforceront de retarder l’avènement des nouvelles, où les nouvelles se diviseront à leur tour contre elles-mêmes. Le suffrage n’étant présenté que comme un substitut de la force, on en reviendra à la force toutes les fois qu’il sera nécessaire. Cette guerre des classes et non plus des races, ou le césarisme et la démocratie sont en présence, parfois alliés, finalement ennemis, a pour but de faire régner enfin un « égoïsme » sans autre droit que la force. « Que m’importe le droite disait M. Max Stirner, je n’en ai pas besoin. Ce que je puis acquérir par la force, je le possède et j’en jouis. Ce dont je ne puis m’emparer, j’y renonce, et je ne vais pas, en manière de consolation, me pavaner avec mon prétendu droit, avec mon droit imprescriptible. »

La société réduite à un système de forces où le triomphe appartient, en fait et en droit, au plus puissant ou au plus intelligent, telle est la perspective finale devant laquelle nous laissent les écoles de l’Allemagne. Le droit n’est que la force transformée, comme tous les phénomènes de la nature ne sont que du mouvement transformé. La force prime le droit, ou plutôt il n’y a pas de droit, il n’y a que des compromis ou des conflits entre les forces[5]. Le travail du jurisconsulte et du politique ne diffère pas, au fond, du travail de l’ingénieur : organisation d’une armée et organisation d’un pays, opérations militaires et lois civiles, tout est affaire de mécanique ; la mécanique, à laquelle viennent se réduire les autres sciences, est la vraie logique de la force où s’accomplit l’identité cherchée entre « le rationnel et le réel ; » elle est pour l’humanité, comme pour la nature, cette justice armée d’une balance où le poids le plus fort entraîne le plateau.


III

Nous avons suivi, avec les écoles de l’Allemagne, une voie qui aboutit soit à la lutte plus ou moins brutale des individus entre eux, soit à l’absorption de l’individu dans la nation, dans la race, dans l’humanité et finalement dans le nombre : c’est le fatalisme tour à tour anarchiste et absolutiste. Il semble alors que les objections se pressent contre cette philosophie de la force. — Ériger la force en droit, dira-t-on aux partisans des écoles allemandes, c’est l’ériger en règle ; mais une règle doit précéder et dominer les choses auxquelles on l’applique : vous au contraire, vous donnez pour règle de l’action les résultats de l’action même et le succès qu’elle attend de l’avenir. La série de ces résultats n’est jamais épuisée, et ce succès est toujours provisoire. La force est variable, et il n’y a point dans l’histoire de puissance définitivement supérieure ; dans ce mouvement sans fin, on ne sait sur quoi se fixer. — En outre le mot de droit n’a aucun sens en votre bouche, s’il n’ajoute pas à la force une idée nouvelle. De ce que vous êtes le plus fort, vous pouvez simplement conclure que vous êtes le plus fort : c’est là, comme dirait Kant, une proposition purement analytique, qui n’avance à rien ; mais vous ajoutez qu’en définitive le plus fort a raison. Cette synthèse du réel et du rationnel est-elle suffisamment justifiée ? Ne dépassons-nous pas la réalité de deux manières, par la pensée et par la volonté, en concevant et en voulant quelque chose de mieux que ce qui est ? Hegel, qui paraissait d’abord suspendre la réalité à l’idée et subordonner ainsi l’école historique à l’école philosophique, finit par soumettre l’idée à la réalité et par diviniser l’histoire. « Donner l’intelligence de ce qui est, nous dit-il, tel est le problème de toute philosophie, car ce qui est est la raison réalisée. Pour dire ce que le monde doit être, la philosophie vient toujours trop tard, car, en tant qu’elle ne fait que réfléchir le monde par la pensée, elle ne peut venir qu’après que le monde est déjà formé et tout achevé. » — Il n’y a donc pas plus lieu de critiquer ou de corriger l’histoire que de corriger la nature ; c’est l’absolution implicite de toute injustice et de tout despotisme, c’est un universel optimisme comme dans Spinoza. Combien Schopenhauer et M. de Hartmann sont plus près du vrai quand ils appellent l’histoire « le rêve confus et pénible de l’humanité ! » On veut que nous nous inclinions devant le fait accompli et que nous adorions le « droit historique, » c’est-à-dire le succès ; mais l’idée, loin d’adorer le fait, le juge, et, loin de le subir, le domine. Autre chose est d’expliquer, autre chose de justifier ; de ce que toute réalité est rationnelle en ce sens qu’elle a sa raison dans des causes suffisantes, il n’en résulte pas qu’elle soit rationnelle en ce sens qu’elle aurait sa raison dans une fin suffisante : les métaphysiciens allemands ne devraient pas confondre si facilement dans leurs formules la « causalité » et la « finalité. » Sous ce dernier rapport, la réalité n’est jamais entièrement rationnelle, et c’est ce qui l’oblige à un travail sans fin ; le rationnel, d’autre part, n’est jamais entièrement réel, et c’est ce qui produit la révolte incessante de la pensée contre les choses. L’histoire des idées, l’histoire intellectuelle avance toujours ; l’histoire physique et politique est toujours en retard. A quoi servirait l’intelligence, sinon à devancer les choses et à les entraîner avec elle ? Le droit n’est pas le fait, c’est l’idée en avant sur le fait et lui montrant la direction qu’il doit suivre.

Selon la remarque d’un hégélien, M. Arnold Ruge, « tout en continuant avec Kant et Fichte de proclamer la liberté la fin de l’histoire, la philosophie de Hegel vivait en paix avec tout le monde, même avec la servitude, la plus absolue ; elle se montra satisfaite de toute situation, de tout résultat actuel, le considérant comme arrivé avec nécessité. » L’exemple donné par Hegel n’a été que trop suivi en Allemagne : le fatalisme a fini par y étouffer le libéralisme.

Destruction de toute règle fixe au profit des forces variables, absorption de l’idée dans le fait et de la liberté, dans le despotisme, est-ce là pourtant le dernier mot des doctrines de l’Allemagne contemporaine ? La théorie de la force n’a-t-elle point, elle aussi, son idéal qu’elle peut opposer au fait, et où elle peut trouver, une règle de direction ? Cet idéal ne consisterait-il pas dans une certaine liberté sociale qui n’est point incompatible avec le fatalisme ? Il n’est pas sans importance pour la cause libérale, menacée aujourd’hui par l’Allemagne, de savoir si la liberté ne se recommanderait pas au point de vue même de la force, et si elle n’est point la plus grande des forces.

En ce cas, la doctrine fataliste ne serait pas encore arrivée en Allemagne à la forme définitive qu’elle revêtira dans un temps plus ou moins rapproché. Pour prévoir le développement historique d’une doctrine, il suffit d’en développer soi-même les conséquences logiques, et de hâter ainsi par la pensée l’œuvre du temps. Avant de réfuter la doctrine allemande, il faudrait d’abord la compléter, comme elle se complétera un jour elle-même ; car, si on s’arrêtait à moitié chemin dans les déductions, le jugement ne pourrait être définitif, et il suffirait d’un nouveau progrès de la doctrine pour remettre tout en question. Essayons donc, afin de rendre l’appréciation moins difficile, d’aller plus loin que ne sont allés encore les Allemands. Cherchons si le fatalisme dans ses dernières déductions ne tendrait pas à sortir du despotisme ou de l’anarchie pour s’élever jusqu’au libéralisme, et si la doctrine germanique de la force n’aspirerait pas ainsi à se rapprocher de la doctrine française du droit. En un mot, ne pourrait-on construire d’avance, quelque étranges que les expressions paraissent, une sorte de fatalisme libéral, et montrer que c’est là l’idéal dont les écoles allemandes seront forcées elles-mêmes de poursuivre la réalisation ? — Il restera d’ailleurs à chercher si la réalisation de ce libéralisme idéal est possible pour les écoles qui nient le droit, et si elles sont capables d’atteindre réellement ce qu’elles sont logiquement obligées de poursuivre.

L’idéal de la doctrine de la force, c’est naturellement de réaliser la plus grande puissance dans la société par une heureuse application des lois de la mécanique. Puisque la mécanique gouverne aujourd’hui le monde, demandons-lui quels sont les mécanismes les plus parfaits et les plus riches en force vive. Ne sont-ce pas ceux qui, une fois abandonnés à eux-mêmes, marchent par eux-mêmes le plus longtemps possible, et se rapprochent ainsi de l’irréalisable idéal : le mouvement perpétuel ? Pour arriver à cette perfection, il faut laisser chaque force se développer dans sa direction naturelle et propre, et n’exercer que la contrainte strictement nécessaire pour tourner le mouvement des parties au profit de l’ensemble. On obtiendra ainsi une plus grande intensité de force. Un mécanicien habile fait servir les obstacles mêmes à son but : il les respecte dans une certaine mesure, les laisse agir, puis, s’emparant de leur travail, par une combinaison ingénieuse il change en secours ce qui était une entrave, en puissance ce qui semblait une résistance. Ainsi doivent faire le jurisconsulte et le politique. L’idéal de la « mécanique sociale » nous apparaît déjà comme laissant aux individus la plus grande liberté possible ; nous prenons d’ailleurs ce mot de liberté en un sens physique, comme on dit que le mouvement d’un corps est libre lorsque ce corps peut se déplacer en toute direction.

Cette latitude laissée aux forces individuelles aurait pour résultat dans l’ordre social non-seulement une plus grande intensité, mais encore une plus grande variété d’effets, ou, comme disent les savans, une multiplication d’effets. Un rayon de lumière qui traverse un milieu de densité uniforme conserve lui-même une teinte uniforme ; mais, s’il se meut, se réfracte, se réfléchit à travers une variété de milieux, il s’épanouit et étale la diversité de ses nuances : le simple rayon est devenu un riche tableau, le point lumineux est devenu un monde. De même dans la société les rayons de lumière intellectuelle ont besoin d’un milieu varié : l’uniformité produit un état neutre et mort, la diversité et l’originalité engendrent les découvertes nouvelles, les applications nouvelles, et en un mot semblent multiplier les forces en multipliant leurs effets. Les Chinois, depuis une haute antiquité, ont fait des découvertes scientifiques dont les résultats auraient dû être innombrables, et pourtant, malgré l’invention du papier, de l’imprimerie et de la poudre, ils sont restés presqu’au même point : c’est que la lumière de la pensée a rencontré chez eux un milieu uniforme où elle n’a pu déployer le faisceau de ses conséquences et produire des changemens à l’infini. Quand l’Allemagne aura réussi à trouver son unité dans le despotisme militaire, on verra s’arrêter chez elle les effets variés de la science et de l’industrie : déjà ce résultat s’y fait sentir, et c’est là une loi de mécanique sociale trop oubliée par les nations éprises d’unité. Qu’est devenu cet individualisme dont les Germains se sont longtemps enorgueillis ? Il s’absorbe de plus en plus dans leur panthéisme politique. G. de Humboldt comprenait mieux le véritable idéal lorsqu’il disait : « La seule condition désirable pour l’homme est un état où chacun jouisse de la liberté illimitée de se développer lui-même selon son caractère individuel. »

La liberté physique des forces, outre l’intensité et la variété, produit encore la stabilité. Nous nous retrouvons ici en face d’une erreur sociale qui est en même temps une erreur de mécanique. On croit généralement que l’uniformité et l’unité résistent mieux aux obstacles ; au contraire, — Goethe et le physiologiste Baer l’ont montré, — rien de plus fragile et de plus instable qu’un tout uniforme : comme il se trouve au milieu d’influences variées et qu’il n’a point en lui-même une variété capable de se mettre en harmonie avec ces influences ou de se plier aux obstacles, il est bientôt désagrégé, divisé, détruit. Les espèces d’animaux qui n’ont pas su se modifier selon les circonstances, qui s’en sont tenues à un type inflexible, ont fatalement disparu de la surface du globe. Tels sont les peuples qui se proposent un idéal de fausse unité et qui ne veulent pas se modifier avec le progrès des siècles. Il est bon de résister, il faut aussi savoir céder, avoir réponse à tout dans ses organes. Encore une leçon de la mécanique qui a sa valeur dans l’ordre social, et que la philosophie allemande ne devrait pas négliger. La société la plus forte sous tous les rapports est la société la plus libre.

La liberté physique, qui donne aux forces sociales intensité, variété et durée, entraîne une égalité progressive qui s’impose aussi aux Allemands par des raisons toutes mécaniques. Pour assurer à un système de forces ce qu’on appelle un mouvement libre, il faut que ces forces se pressent également de toutes parts, et qu’en chacune l’action exercée contre les autres soit égale à la réaction des autres contre elle. De même, dans la sphère des forces sociales, pour obtenir le plus haut degré de puissance, il faut que la contrainte soit non-seulement aussi minime que possible, mais aussi réciproque, aussi égale que possible ; vous ne devez me contraindre, — et Kant l’a bien fait voir, — qu’aux actes auxquels je puis également vous contraindre, par exemple à ne pas m’enlever ma vie ou mes biens. Avec ce minimum de contrainte réparti également dans toute la masse du corps social, nous obtiendrons le maximum de force. Voilà l’égalité fondée à son tour sur des raisons de mécanique sociale qui sont valables à la fois pour les partisans des doctrines adverses.

Allons plus loin. Si les forces libres et soumises à l’égalité par leur équilibre réciproque arrivent ensuite à se confondre dans un mouvement commun vers un but commun, cette concorde des forces deviendra pour les Allemands la manifestation mécanique de ce que les Français nomment en langage moral la fraternité. Tel est l’idéal de libéralisme auquel tendra, en se perfectionnant, l’antique doctrine du fatalisme et de la force qui séduit l’Allemagne contemporaine. Sans doute la réalisation de cet idéal ne serait encore qu’un libéralisme tout extérieur : liberté apparente, égalité apparente et surtout fraternité apparente. Au fond, ce serait toujours un équilibre fatal de forces, mais ces forces auraient du moins trouvé la meilleure manière de se mettre en harmonie et la plus parfaite imitation d’un régime de vraie liberté. Il nous reste à chercher si la réalisation de cet idéal est possible par le seul jeu physique des forces, et sans que la société ait besoin de ce principe moral qu’on nomme proprement le droit. L’examen détaillé de cette question demanderait des développemens trop longs, qui ne seraient guère ici à leur place ; nous nous contenterons d’appeler l’attention sur les principales difficultés auxquelles la doctrine de la force aboutit.


IV

Les législateurs et les politiques de la force, s’ils s’oublient eux-mêmes et n’ont en vue que le développement de la puissance commune, s’efforceront de réaliser, dans les lois civiles et dans les constitutions politiques, l’idéal de libéralisme que nous avons tracé tout à l’heure. De son côté, chaque citoyen, quand il se placera au point de vue général et non à son point de vue particulier, quand il pensera et agira pour ainsi dire en législateur, poursuivra le même idéal de liberté pour tous. Par malheur, le point de vue impersonnel et le point de vue personnel, le bien général et le bien particulier, peuvent se trouver en opposition ; nous savons assez que l’opposition est la loi même des forces. Quelle sera alors l’attitude de l’individu en face de la société, lorsque, bien convaincu du système fataliste, il se dira que toute idée d’un droit supérieur est une chimère ? — Là se trouve la difficulté véritable. Pour réaliser l’idéal de la société la plus forte, il faut que les individus y prêtent leur concours et y conforment leurs actions. Or, pour nous concilier le concours de l’individu, nous n’avons que trois moyens : l’obligation morale, la persuasion logique, la force physique.

Les partisans du fatalisme germanique ont renoncé à l’obligation morale en supprimant l’idée morale du droit. Le vrai sens de leur philosophie du droit, c’est qu’au fond il n’y a pas de droit, comme le vrai sens de leur morale c’est qu’au fond il n’y a pas de devoir. Ils ne pourront donc présenter l’idéal de la société la plus forte comme une fin dont la poursuite serait moralement obligatoire pour l’individu.

Est-ce par la logique qu’ils persuaderont à l’individu de se sacrifier au besoin pour cet idéal de la société ? Laisser aux autres hommes leur liberté physique, les traiter en égaux et s’unir même à eux par une fraternité apparente, c’est assurément chose logique de la part d’un individu tant qu’il se considère par abstraction comme simple partie du corps social ; mais si à un moment donné le bien général et le bien particulier se trouvent en flagrante opposition, si par exemple je suis placé entre la faim et un vol à main armée, que faudra-t-il faire ? — En général, je l’accorde, le plus sûr et le plus logique est de se régler sur le mouvement de l’ensemble ; mais actuellement je puis détourner à mon usage la force dont je dispose, et, si je ne le fais pas, je serai victime du mécanisme général. Faut-il donc, si je ne suis qu’un rouage, que je me laisse écraser entre les roues de votre grande machine plutôt que de me conserver aux dépens d’un autre rouage ? S’il n’existe que ce mécanisme matériel avec la fatalité de ses lois, pourquoi le respecter ? Selon M. Kirchmann, le respect n’est que « le sentiment d’une puissance démesurément supérieure à la nôtre : » c’est dire qu’il se réduit à la crainte ; mais, si c’est présentement ma puissance, à moi, qui peut être supérieure à la puissance d’un autre homme ou à celle de la société tout entière, que m’importe votre idéal de liberté mécanique, d’égalité mécanique, de fraternité mécanique ? Que m’importe l’avenir, où je ne serai plus, en face du présent, où je suis et où je souffre ? Dût votre machine se briser tout entière, je conserve mon mécanisme aux dépens du vôtre, et j’agis fatalement comme vous agissez fatalement. Qu’avez-vous à dire ?

Ne pouvant ni obliger moralement l’individu à respecter le droit de tous, ni le convaincre logiquement, les partisans du fatalisme germanique n’auront plus d’autre ressource, pour réaliser leur idéal social, que de contraindre physiquement l’individu à subir la force de tous. — C’est l’affaire de la société, diront-ils, que de s’assurer à elle-même le triomphe, et elle a pour cela deux moyens : d’abord établir le plus d’harmonie possible entre la force collective et la force individuelle, puis, dans les cas de collision inévitables, mettre de son côté la force dernière par une bonne police et par une bonne armée.

Sans vouloir entrer dans le détail de ces questions pratiques, on se demande quelle organisation sociale serait assez parfaite pour mettre fin à l’antagonisme des individus et de leurs intérêts. En outre comment la société demeurera-t-elle la plus forte, si chaque individu tire tout à soi, oppose une résistance sourde à ce qui exige un sacrifice quelconque de son intérêt et s’efforce de se faire seul centre du système social ? Quel mécanisme résisterait à cette force de dissolution qui travaillerait à la fois tous ses rouages ? Dans l’hypothèse allemande, la société, qui n’a jamais de droit, réel à l’égard de l’individu, n’a pas toujours la force : ne l’aura-t-elle pas de moins en moins à mesure que les individus seront plus convaincus de l’inanité même des droits et de l’unique réalité des forces ? La civilisation future, fondée exclusivement sur le jeu fatal de ces forces, ne peut être au fond que la lutte universelle devenue consciente de sa nécessité, que la barbarie universelle devenue consciente de soi. Dès que cette conscience existera dans sa pleine clarté, toute illusion de justice et de droit ayant disparu, la barbarie intérieure ne fera que s’accroître par le progrès même de la civilisation extérieure : les hommes vus du dehors fussent-ils l’un pour l’autre des agneaux, ils n’en seront pas moins au dedans, comme le croyait Hobbes, des loups, et ils redeviendront loups ouvertement toutes les fois qu’il le faudra. Chaque cité ressemblera à cette ville où, dit Montaigne, « le roi Philippus fit un amas des plus méchans hommes et incorrigibles qu’il put trouver et les logea tous. » Elle s’appela de leur nom la cité des méchans, Ponéropolis. « J’estime, ajoute Montaigne, qu’ils dressèrent des vices mêmes une contexture politique entre eux. » C’est une contexture analogue que réalisera la civilisation conçue à la manière allemande ; sous les dehors mêmes de la paix subsistera la guerre des égoïsmes, et l’avantage restera à celui qui aura le mieux calculé.

Ce qui se passera d’individu à individu se passera de nation à nation ; nous voilà revenus à ce que nous voulions faire cesser : il faudra se résigner, avec M. Strauss, à un état de guerre perpétuelle, sans autre justice que celle de la mécanique et des mathématiques appliquée par les ingénieurs et les tacticiens. Même conflit entre les races et entre les classes. Chaque race européenne se prétendra supérieure ; chacune s’attribuera, avec la force, le droit d’absorber les autres comme des parties dans le grand tout. La Prusse parle aujourd’hui de sa mission pangermanique ; la Russie lui répond déjà en invoquant un droit non moins sacré, le droit des races slaves et la mission panslaviste. La France, séduite à son tour par ces spéculations sur les races, et ne se doutant pas qu’on retournerait un jour contre elle la théorie, n’a-t-elle pas voulu aussi invoquer un droit particulier pour justifier des essais de conquête lointaine ? N’a-t-on pas voulu nous persuader de notre mission latine ? Par un respect plus grand de la langue que du droit, on n’a pas osé appeler cette mission de son nom véritable, un panlatinisme. De toutes ces missions, quelle est la vraie ? Le monde sera-t-il germain, latin, saxon ou slave ? Vainqueurs hier, les Latins sont aujourd’hui vaincus ; mais les Germains à leur tour peuvent être vaincus par les Slaves. Nous voilà entraînés encore dans un mouvement perpétuel, image sensible de la contradiction intérieure qui rend si instable le système de la force. Toujours à la recherche d’une puissance définitivement supérieure et d’un dernier succès, nous ne pouvons l’atteindre ni par la pensée ni par l’action, car l’histoire n’est jamais finie, et il n’y a point de dernier triomphe. Des armemens croissans, un militarisme universel, un perpétuel retour à l’état de guerre primitif, une paix non moins inquiète que la guerre même, un système formidable de force armée, l’absorption de toute la richesse publique dans des moyens de défense que la science remplacerait par d’autres à mesure qu’elle les aurait inventés, — voilà l’idéal prussien dont on veut faire l’idéal humain. Est-ce l’avenir ou le passé ?

Rien de surprenant que ces sombres perspectives inspirent à la philosophie allemande la plus récente un pessimisme absolu. Le pessimisme est la conclusion naturelle du système de la force, et peut-être aussi son principe caché ; car ce système commence par nier la valeur morale de l’homme, ce qui est la misanthropie par excellence. S’il faut en croire Schopenhauer et M. de Hartmann, l’humanité a marché d’illusion en illusion, et la dernière de ses illusions est déjà réfutée : c’est l’espoir du progrès. Nous allons sans doute, dit M. de Hartmann, à la république universelle, à l’organisation du travail, à la diffusion des lumières, au règne de la science ; mais que nous sommes loin d’aller au bonheur ! L’accroissement de la population trouvera toujours sa limite dans l’accroissement des subsistances, et la misère durera toujours. La science acquerra une conscience croissante de ses limites, et l’ignorance durera toujours. L’immoralité, ou ce qu’on appelle de ce nom et qui n’est que l’inévitable égoïsme, se disséminera en se transformant, mais elle durera toujours. A notre époque, ajoute M. de Hartmann, les chemins sont plus sûrs qu’autrefois, mais l’expérience nous oblige « à tenir notre frère allemand pour un fripon jusqu’à ce qu’il ait établi son honorabilité par les preuves les plus rigoureuses, » Enfin, quand même les souffrances diminueraient matériellement, le progrès des lumières ne ferait que rendre ces souffrances plus sensibles. Tel est en effet le seul progrès qui ne soit pas illusoire : il consiste dans la conscience croissante que l’existence est un mal ; c’est le progrès du pessimisme même. Quand l’humanité entière aura enfin acquis cette claire conscience, alors, par un acte de volonté unanime, elle s’anéantira elle-même ; du même coup, elle anéantira le monde, elle anéantira Dieu. Tel sera, selon M. de Hartmann, le dénoûment de la tragédie universelle.

C’est en effet l’unique dénoûment qui conviendrait à une société convaincue que la force est tout et que le droit n’est rien. Ce qu’un monde sans droit aurait de mieux à faire, ce serait de tourner sa force contre lui-même et de s’anéantir. Au moins en cet instant qui séparerait l’universelle vie de l’universelle mort, la justice aurait existé.

Ainsi, après ces diverses évolutions, montant et retombant sans cesse, la doctrine qui fait de la force son unique objet propose finalement comme but à la civilisation la barbarie, à la conscience l’inconscient, à toute existence le néant. Pour se résigner à ces conclusions, au moins faudrait-il être sûr du point de départ ; or quel est le principe de toute cette théorie ? Est-il évident, est-il démontré ? — Ce principe, c’est que l’idée du droit est sans objet parce que tout se réduit à des forces nécessaires et que la liberté morale, seule chose inviolable et absolument respectable, n’existe nulle part. Or, comme l’a dit Kant, en admettant qu’on n’ait jamais démontré logiquement que nous sommes libres, il est encore plus vrai qu’on n’a jamais démontré que nous ne le sommes pas. Le système tout entier n’est donc en son ensemble qu’une vaste hypothèse ; nous l’avons vue se dérouler dans la série de ses conséquences et nous la voyons maintenant se rattacher à deux principes essentiellement problématiques : négation de la liberté morale, négation du droit inhérent à cette liberté. Ajoutons une troisième hypothèse inséparable des précédentes : négation de toute moralité proprement dite. Sans doute nos voisins d’outre-Rhin parlent beaucoup de l’immoralité française : ils ont même voulu nous persuader qu’ils nous conquéraient pour nous moraliser ; mais ceux qui ont plus de clarté dans la pensée ou de sincérité dans la parole disent avec Schopenhauer et M. de Hartmann que le devoir, l’obligation et même « l’impératif catégorique » du Vater Kant sont des contes théologiques bons pour les enfans et pour les nourrices. Cette franchise vaut mieux que l’hypocrisie des soi-disant mystiques, et à ceux-ci on pourrait dire : Avant de prétendre nous moraliser, commencez par admettre l’existence de la moralité même, ou, si la destruction de toute moralité est le fond de votre pensée, n’essayez pas de cacher « sous le pieux manteau de Tartufe votre armure de fer. »

La négation de la moralité n’est pas seulement une conséquence du système fataliste : elle en est le principe même, et elle fait tout ensemble sa force et sa faiblesse, — sa force, car quelle réfutation logique peut atteindre celui qui se retranche dans un scepticisme moral absolu, qui reconnaît d’avance qu’un crime heureux n’est plus un crime, que la distinction du bien et du mal se réduit à la distinction du succès et de l’échec, en un mot qu’il suffit d’être le plus fort pour avoir raison, et de bien calculer pour être le plus fort ? La logique pure, en présence d’un tel système, est aussi impuissante à démontrer la moralité qu’à démontrer en face d’autres systèmes l’existence du monde extérieur. Prouvez que la nature existe, vous ne le pourrez pas : vous pouvez seulement agir comme si elle existait ; prouvez que la moralité existe, vous ne le pourrez pas davantage : vous pouvez seulement agir comme si elle existait. Les partisans du fatalisme sont inexpugnables dans leur domaine ; seulement ce qui fait leur force fait aussi leur faiblesse ; y a-t-il un principe moins évident, une hypothèse plus problématique que celle-ci : — tout se réduit à des lois physiques, et la loi morale n’existe pas ? — Au moins existe-t-elle à l’état d’idée ; au moins avons-nous la notion du devoir et du droit : on peut même dire que l’humanité a jusqu’ici vécu de cette idée. Maintenant on nous affirme que c’est une chimère : à qui incombe la preuve d’une assertion aussi énorme ? N’est-ce pas à ceux qui la font ? Or on peut défier tous les métaphysiciens de l’Allemagne réunis de donner cette preuve. Ils ne nous empêcheront donc jamais de dépasser leur système naturaliste par l’idée d’un ordre supérieur et moral, et ils ne démontreront jamais qu’une telle notion est sans objet.

Cette idée du droit est si peu celle de la force qu’elle n’éclate nulle part avec plus d’énergie qu’en présence de la faiblesse. Si le droit est une puissance, il est la puissance des faibles comme des forts. Sans doute, par cela même qu’il est le droit, il doit être au besoin la force ; mais, fût-il seul, pour notre pensée il serait encore le droit, il serait encore tout entier. Le respect du droit est si peu la crainte d’une puissance « démesurément supérieure, » qu’il est le sentiment produit par l’idée même de l’égalité ; c’est la liberté s’arrêtant devant une liberté semblable à elle et annulant l’inégalité des forces par l’égalité des droits.

Il est fâcheux pour un système d’avoir toujours au-dessus de lui une idée qui le dépasse ; or, nous venons de le voir, quelque transformation qu’on fasse subir à la force fatale, la pensée humaine concevra toujours quelque chose qui serait, non plus fatalité, mais liberté ; non plus inégalité, mais égalité ; non plus force, mais droit. Ne doit-on pas déclarer incomplet un système qui ne peut jamais fournir autant que l’esprit peut concevoir ? — Il y a plus : ce système, par une sorte de contradiction intérieure, semble travailler sans cesse contre lui-même, et les conséquences dernières de l’hypothèse allemande se retournent contre elle. Le principe de toute cette théorie a été la négation de la liberté ; la négation de l’existence en est la conclusion. Cet immense univers voué à la douleur, qui ne s’agite et ne se développe que pour se convaincre lui-même de sa radicale absurdité, et qui cherche son salut dans son propre suicide, ne satisfait pas plus la raison que la volonté et la sensibilité ; il n’est pas plus rationnel qu’il n’est moral, et, s’il n’y a de réel que ce qui est rationnel, on se demande quelle réalité peut avoir un monde que M. de Hartmann déclare produit par « la bêtise absolue. »

Ainsi la liberté morale, qui, dans l’ordre social, fonde seule le droit, est seule capable, dans l’ordre métaphysique, de donner un sens à l’existence. Entre l’hypothèse de la liberté et celle de la nécessité, entre la possibilité d’un règne du droit et la domination universelle de la force, entre l’espérance du progrès et le pessimisme absolu, entre l’intelligibilité de l’existence et sa « bêtise absolue, » c’est à chacun de choisir. Dans ce choix réside la moralité même. Chacun résout pour son propre compte ce dilemme auquel tous les autres viennent se réduire : agir comme si la justice n’était qu’un mot, ou comme si elle était la seule réalité.


V

Le droit du plus fort a pour corollaire naturel le droit du plus habile et du plus intelligent. Qu’est-ce qu’une intelligence supérieure quand on fait systématiquement abstraction de la moralité ? Ce n’est plus qu’une manifestation supérieure de la force. Il y a dans le cerveau d’un homme de génie de quoi mettre en mouvement des millions d’hommes, et aucune puissance matérielle n’est comparable à cette puissance intellectuelle. Les difficultés inhérentes au droit de la force ne feront que se résumer, sous une forme plus frappante, dans la théorie allemande des droits du génie. Les nations et les races, avec les idées qu’elles représentent, se personnifient chez les grands hommes qui, par une loi providentielle selon les uns, par une sélection naturelle selon les autres, s’élèvent au-dessus de l’humanité. Dans cette application particulière de la doctrine fataliste, ne retrouverons-nous pas le même mysticisme au début, le même matérialisme à la fin ?

Que des politiques habiles s’autorisent publiquement de leur prétendue « mission providentielle » pour cacher des projets tout humains, il n’y a rien là d’étonnant ; c’est un argument toujours ancien, toujours nouveau, auquel les peuples se laissent encore prendre, auquel l’ambition ne semble pas près de renoncer. Notre société se voit menacée de périr par l’abondance des « sauveurs, » comme cet empereur romain qui disait : « Je meurs par l’abondance des médecins. » Malheureusement il s’est trouvé des philosophes pour faire l’apothéose des ambitieux qui réussissent[6]. Cette théorie, passant et repassant d’Allemagne en France, de France en Allemagne, a déjà eu d’étranges destinées. Il suffit presque, pour l’apprécier, d’en faire l’histoire et de la suivre en ses voyages : nous la verrons se contredire elle-même dans la pratique.

Selon Hegel, le grand homme, étant le symbole de l’idée, « le droit avec la force : « il peut donc considérer tout l’être humain comme une matière qu’il s’approprie, et de laquelle il crée son individualité, son corps. » Sa vie à lui-même est un fragment du « cœur immortel de la nature. » Le signe authentique du droit des génies est le succès, qui se reconnaît à la puissance, à la gloire, à la victoire. « La puissance du grand homme, dit encore Hegel, est légitime en tant qu’elle crée ou conserve les états… » — « Jamais, ajoute-t-il en donnant du Contrat social une interprétation dont Kant et Fichte avaient cependant montré la fausseté, jamais les états ne se sont constitués par contrat : c’est la sublime puissance du grand homme qui les a créés. » Les autres hommes obéissent au génie sans le vouloir : leur « volonté spontanée » est la sienne, bien qu’il en soit autrement de leur « volonté réfléchie. » — « La supériorité du grand homme est de connaître la volonté absolue et de l’exprimer. » prononce le mot, et tous le répètent ; il fait le premier pas, et le monde le suit. Pourtant cette initiative du génie n’est qu’une apparence : sa force individuelle n’est que la force générale dont il est l’instrument et le symbole. « L’individu est fils de son temps, et nul individu ne peut réellement devancer son siècle. »

Dans sa Phénoménologie, cette « psychologie des peuples » (Völker-psychologie), Hegel annonçait une transformation du monde, hâtée par la venue d’un grand homme encore inconnu, mais qui aurait été « élevé dans l’école philosophique. » — « C’est ainsi que, pour l’exemple de l’humanité et pour lui donner une liberté nouvelle, Alexandre le Macédonien sortit de l’école d’Aristote afin de conquérir le monde. »

Le fondateur de l’éclectisme en France, à son retour d’Allemagne, reproduisit dans des leçons célèbres la doctrine de Hegel sur le droit des génies, à laquelle les saint-simoniens avaient déjà fait quelques emprunts. M. Cousin se contenta de substituer à l’esprit universel et à l’évolution universelle ce qu’un hégélien français a appelé les « bons vieux mots de Dieu et de la Providence. » Selon M. Cousin, dont il importe de rappeler ici les paroles, tous les grands hommes ont été plus ou moins fatalistes ; l’erreur est dans la forme et non dans le fond de leur pensée : ils sentent qu’en effet ils ne sont pas là pour leur compte. Le génie est au service d’une puissance qui n’est pas la sienne, car toute puissance individuelle est misérable, et nul homme ne se rend à un autre homme ; le peuple sert qui le sert. Le grand homme n’est que « l’instrument de ceux auxquels il commande, de ceux-là mêmes qu’il a l’air d’opprimer. » De là sa puissance et son droit, qui se reconnaissent à deux signes : le succès pendant la vie, la gloire après la mort. « Quiconque ne réussit pas n’est d’aucune utilité au monde et passe comme s’il n’avait jamais été. » — « Qu’est-ce que la gloire ? Le jugement de l’humanité sur un de ses membres ; or l’humanité a toujours raison. On peut en appeler des coteries et des partis à l’humanité ; mais de l’humanité à qui en appeler ? » M. Cousin oublie la conscience.

Par là il est entraîné à placer la grandeur la plus haute dans les conquêtes. « Quelles sont les plus grandes gloires ? En fait, ce sont celles des guerriers. Quels sont ceux qui ont laissé les plus grands noms parmi les hommes ?… Ceux qui ont gagné le plus de batailles. » Aussi toute victoire a-t-elle raison. « Il faut être du parti du vainqueur, car c’est toujours celui de la meilleure cause, celui de la civilisation et de l’humanité, celui du présent et de l’avenir, tandis que le parti du vaincu est toujours celui du passé. » M. Cousin « aime et honore assurément le dernier des Brutus ; mais Brutus représentait l’esprit ancien, et l’esprit nouveau était du côté de César. » Toute démocratie, à en croire M. Cousin, « veut, pour durer, un maître qui la gouverne ; la démocratie romaine prit le plus magnanime et le plus sage dans la personne de César. » — Telles sont les théories rapportées d’Allemagne qu’applaudissait en 1828 un immense auditoire. Les Allemands célébraient en prose et en vers cette conquête de la France par leur philosophie, et Moriz Veit disait dans un hymne à Hegel : « Lumière, lumière ! le Franc s’extasie quand tu t’approches, toi et tes pensées. Autour de toi se rassemble le meilleur et le plus noble peuple de l’Occident. »

Trente ans plus tard, M. Cousin regrettait les paroles qu’il avait prononcées, et de sa propre main il en avait effacé une partie dans ses livres. Il put les retrouver commentées et appliquées dans une Vie de César écrite par le césar d’alors. Là aussi était soutenue cette doctrine hégélienne du droit des grands hommes, du droit des hommes providentiels. « Mon but, disait l’auteur, est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c’est pour tracer aux peuples la voie qu’ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir en plusieurs années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et qui les suivent ! Malheur à ceux qui les méconnaissent et qui les combattent ! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur messie ; ils sont aveugles et coupables. » Tel fut César selon le disciple français de Mommsen. « La société romaine en dissolution demandait un maître, l’Italie opprimée sous le joug un sauveur. » Une grande cause se dressait derrière César, le poussait en avant, « et l’obligeait à vaincre en dépit de la légalité, des imprécations de ses adversaires, et du jugement incertain de la postérité. » C’est ainsi que la doctrine allemande, professée en France par le philosophe, était adoptée par l’homme d’état.

On sait de quelle manière cette théorie nous est revenue d’Allemagne une seconde fois, non plus seulement comme une spéculation abstraite, mais comme une désastreuse réalité. Après nous avoir enseigné la philosophie du succès et les droits du génie, les Allemands nous en ont enseigné la pratique perfectionnée ; leur césar, lui aussi, invoquant sans cesse la Providence, s’est déclaré un homme providentiel, représentant d’une race providentielle, chargé de châtier cet autre homme providentiel, cet autre sauveur, cet autre messie qui nous avait entraînés à notre perte.

L’expérience nous a ainsi montrer la valeur de la doctrine : nous nous en étions servis pour faire l’apologie de nos conquêtes et justifier nos injustices ; nous avons vu nos sophismes se retourner contre nous. Le droit des génies, sous ses déguisemens mystiques, n’est encore que le fatalisme de la force, qui aboutit historiquement à se contredire lui-même. C’est qu’il repose sur une conception inexacte de la vraie grandeur et de la vraie puissance. Hegel et ses imitateurs partent d’un principe juste dont ils ne déduisent pas les vraies conséquences. Tout génie en effet est une « merveilleuse harmonie de l’individualité et de l’universalité, » et c’est cette double force qui fait sa grandeur. Être grand, c’est être soi-même et c’est être aussi tous les autres ; c’est avoir une personnalité une physionomie originale, et porter cependant en soi quelque chose d’impersonnel où tout le monde se reconnaît ; en un mot, c’est concevoir une pensée propre qui est en même temps la pensée commune à tous. Maintenant où peut se trouver cette universalité qui fait la grandeur du génie, sinon dans l’union de l’esprit individuel avec l’esprit de l’humanité tout entière ? Hegel et ses disciples le reconnaissent d’abord ; ils n’en finissent pas moins par identifier le grand homme avec l’esprit de son temps, avec l’esprit de son pays, avec l’esprit de son peuple, choses bornées, passagères et incomplètement vraies, qu’ils érigent malgré cela en momens nécessaires de l’universelle évolution. Ils conçoivent ainsi le génie comme un homme-peuple, quand il faudrait en faire, s’il est permis de le dire, un homme-humanité. Dès lors la puissance du grand homme n’est plus que la puissance plus ou moins fragile d’une nation et d’une époque, puissance qui agit toujours dans le temps et dans l’espace, puissance qui s’y manifeste trop souvent sous une forme brutale et guerrière. Au lieu des héros du droit, on n’a plus que les héros de la force.

En même temps qu’on enlève ainsi au génie sa vraie universalité, on lui enlève sa vraie individualité. Si les grands hommes ne sont que les instrumens d’une puissance nécessaire et fatale, en quoi sont-ils grands, et de quelle supériorité personnelle peuvent-ils se prévaloir ? L’épée se vante-t-elle de la puissante main qui s’en sert ? Le génie paraissait d’abord devancer son siècle ; Hegel nous dit qu’il se borne à le suivre et à terminer l’œuvre de tous. Les hommes cherchant la vérité ressemblent, selon Hegel, à des ouvriers cherchant une source : le terrain peu à peu se creuse sous les efforts de tous ; l’un d’eux, que le hasard a mis plus près de la source, s’écrie tout à coup : Voici l’eau, et il enlève le dernier obstacle. C’est le grand homme. Le lac entier se précipite sur eux et les noie en les désaltérant. — Ne faudrait-il pas dire plutôt que le grand homme est celui qui devine la source à l’endroit où personne ne l’eût soupçonnée, et qui, frappant le rocher même, l’en fait jaillir ?

Il ne faut pas s’étonner si ce fatalisme historique, qui commence par glorifier les grands hommes, finit par les réduire à un rôle misérable. On les appelle d’abord des hommes nécessaires, puis on découvre qu’ils sont des hommes superflus. Bauer prétend que, a si un Charlemagne, un Grégoire VII, n’eussent pas existé, d’autres eussent pris leur place, et sous d’autres noms, par d’autres voies, accompli finalement la même œuvre, » parce que ce qui est rationnel finit toujours par être réel. Que devient alors le droit fondé sur la nécessité des hommes qui se croient providentiels ? Ils ont beau s’intituler « les pilotes nécessaires, » sans leur secours nous arriverions également au port.

Après avoir dépouillé le grand homme de sa personnalité propre, la même théorie supprime la personnalité des autres hommes et leur enlève tous leurs droits. Pour l’instrument du destin ou de la Providence, nous ne sommes plus nous-mêmes que des instrumens : il se sert de nous selon ses projets, et, au nom de la nécessité dont il est le symbole, il opprime toutes les libertés. Brutal et mystique tout ensemble, cachant le droit du plus fort sous le droit divin, le représentant de la Providence ou de l’idée « trempe, comme disait Henri Heine, son bâton de caporal dans l’eau bénite. »

On pourrait en appeler ici des hégéliens à Hegel, et de Hegel lui-même à Hegel mieux inspiré. Ce penseur en effet, dans les pages de sa Philosophie du droit où il est revenu à la tradition de Fichte, de Kant et de la révolution française, enseigne que « l’histoire universelle est l’histoire de la liberté, » c’est-à-dire « le récit des vicissitudes à travers lesquelles l’esprit acquiert la conscience de la liberté, qui est son essence. » Si cette liberté dont parle Hegel n’est pas un vain mot, si elle est la force supérieure et divine présente à la conscience de chaque homme et par laquelle chaque homme doit être à lui-même sa providence, les hommes vraiment providentiels et les vrais représentans de l’idée ne sont pas ceux qui oppriment cette force divine ; ce sont ceux qui la respectent, ceux qui la défendent, ceux qui par leur désintéressement la font reconnaître chez eux et la suscitent chez les autres. Il eût été digne d’un philosophe de placer la grandeur la plus haute ailleurs que dans la gloire et dans la victoire. Des hommes humbles par leur puissance matérielle ne peuvent-ils pas avoir la vraie grandeur ? Celle-ci doit consister, selon les théories mêmes de la philosophie allemande, dans ce qu’il y a de plus personnel et de plus impersonnel tout ensemble ; or une analyse exacte des conditions philosophiques de la grandeur nous apprend que ce qu’il y a de plus individuel et de plus universel, c’est l’acte de liberté par lequel on respecte la liberté des autres, et qui est le fondement moral du droit. Dans cet acte, en effet, on est vraiment soi-même par l’énergie de la volonté libre, et en même temps on se désintéresse de soi, on se rend impersonnel pour se confondre, je ne dis pas seulement avec son époque ou avec son peuple, mais avec l’humanité tout entière, bien plus, avec le véritable esprit universel, qui est la justice. La grandeur de l’objet voulu passe alors dans la volonté même. Ainsi peut s’obtenir la puissance supérieure et la dernière victoire, que la dialectique allemande cherche en vain dans la succession des forces physiques ; ainsi peut s’introduire dans le monde la seule force destinée à un succès sans revers. C’est un principe cher aux récentes écoles de l’Allemagne comme de l’Angleterre et de la France, que rien ne se perd dans la nature physique, pas même le plus léger mouvement imprimé à un corps et qui va se propageant à l’infini ; mais ne serait-il pas plus vrai encore de dire que rien ne se perd dans le monde de l’esprit, et que le libre mouvement de notre volonté vers la justice est une force impérissable ? Qui sait si cette impulsion qu’on se donne à soi-même ne se perpétue pas dans une sphère tellement supérieure aux alternatives des choses et aux vicissitudes mêmes de l’histoire que nulle force matérielle ne saurait l’anéantir ? Alors seulement on vit dans ce que Hegel nomme la sphère intérieure des choses et le cœur de la nature, « dans le vrai, dans le divin, dans l’éternel. » Alors aussi, au sein de la société humaine, par l’énergie de la volonté personnelle et par le respect du droit commun, on devient virilement son propre sauveur, et on invite les autres hommes à devenir leurs sauveurs eux-mêmes. Toutes les fois qu’un homme résout pour sa part le conflit des forces égoïstes en faveur de la justice, il s’élève philosophiquement et politiquement au rang d’homme providentiel, car il fait surgir en lui et chez les autres la vraie providence du monde, la liberté.

La supériorité des grands hommes n’est probablement elle-même qu’une volonté plus libre et une raison plus clairvoyante. Ni aussi haut ni aussi bas que le croit l’école de Hegel, ils ne sont ni les maîtres de l’humanité ni les esclaves de la fatalité : ils sont libres parmi des hommes libres. Ils ne se bornent pas à résumer l’âge qui s’en va, mais ils anticipent l’âge qui doit venir. Le génie n’est pas seulement reflet de ce qui est et patience, mais divination de ce qui doit être et initiative. La théorie de Hegel et de Bauer rappelle celle de lord Macaulay ; selon l’historien anglais, les génies seraient simplement des hommes qui se tiennent sur des lieux plus élevés et qui de là reçoivent les rayons du soleil un peu plus tôt que le reste de la race humaine. « Le soleil illumine les collines quand il est encore au-dessous de l’horizon, et les hauts esprits sont éclairés par la vérité un peu avant qu’elle ne rayonne sur la multitude : telle est la mesure de leur supériorité. Ils sont les premiers à saisir et à refléter une lumière qui, sans leur secours, n’en deviendrait pas moins visible à ceux qui sont placés bien au-dessous d’eux. » La vérité, répond avec raison Stuart Mill aux partisans de ce fatalisme historique, « ne se lève pas, comme le soleil, par son mouvement propre et sans effort humain, et il ne suffit pas de l’attendre pour l’apercevoir. Les hommes éminens ne se contentent point de voir briller la lumière au sommet de la colline, ils montent sur ce sommet et appellent le jour, et si personne n’était monté jusque-là, la lumière, dans bien des cas, aurait pu ne jamais luire sur la plaine. »

Il en est de la justice comme de la vérité : nulle évolution fatale de forces ne peut, sans la volonté humaine, faire apparaître le droit dans le monde, et cependant le monde ne peut se passer du droit. Nous avons vu dans les systèmes allemands la force de la nation succéder à celle de l’individu, la force de la race à celle de la nation, la force du nombre à celle de la race, et à celle-ci enfin la force supérieure des hommes en qui le nombre se personnifie ; mais ces diverses puissances, qui ne s’élèvent tour à tour que pour se détruire elles-mêmes, ne réaliseront point par des moyens extérieurs un idéal de justice que la moralité intérieure est seule capable de réaliser. Ce n’est pas en réduisant le droit à des « conflits de forces » ou à des « compromis entre les forces » que les races qui prétendent représenter l’humanité future la feront dès aujourd’hui reconnaître en elles, ce n’est pas en abaissant l’idée devant le fait accompli que les peuples qui se croient supérieurs se montreront en possession de l’idée ; quant aux hommes qui se disent providentiels et qui, pour aider la Providence, veulent nous entraîner par la force sur le sommet où ils se croient parvenus, ils ont une chose meilleure à faire pour nous persuader. Qu’ils nous montrent de ce sommet leur front illuminé par des clartés nouvelles, et l’humanité ne demandera pas mieux que de monter avec eux dans la lumière ; leur seul droit, c’est de nous révéler librement cette lumière de l’avenir, et de nous inviter à les suivre librement sur les hauteurs où elle brille.


Alfred Fouillée.

  1. Voyez sur ce sujet l’étude de M. Caro dans la Revue du 1er novembre 1871.
  2. Luther, lecteur assidu de Tauler et d’Eckart, reprochait à la Morale d’Aristote, « cette pire ennemie de la grâce, » d’entretenir la « pensée impie que l’homme a une valeur personnelle. » — Voyez l’ouvrage de M. Janet : Histoire de la Science politique dans ses rapports avec la Morale, 1873.
  3. Kant avait pour Rousseau une grande prédilection. Ses biographes rapportent que la lecture de l’Emile l’attacha si fort qu’elle le retint pendant plusieurs jours de sa promenade ordinaire. Le portrait de Rousseau était le seul qui ornât son appartement.
  4. M. Bluntschli a donné l’année dernière une importante Histoire du droit public, qui fait partie de la grande collection d’histoires et de rapports « publiée sous la protection du roi de Bavière Maximilien II, et éditée par la commission historique auprès de l’Académie royale des sciences. » C’est à cette collection qu’appartiennent l’Histoire de la philosophie allemande par M. Zeller et l’Histoire de l’Esthétique par M. Lotze.
  5. C’est là, semble-t-il, la pensée intime de M. de Bismarck, bien qu’il n’ait pas employé expressément la formule qu’on lui attribue : la force prime le droit. Cette témérité de langage eût été du reste peu compatible avec la prudence politique du ministre-président. Dans la séance du 27 janvier 1863, il y eut une discussion entre la chambre et la couronne à propos de l’usage illégal du budget par le gouvernement. M. de Bismarck, après s’être efforcé de représenter la violation des lois constitutionnelles comme une application de ces lois mêmes, laissa entendre que, si le parlement n’accordait pas les subsides, le gouvernement les prendrait. — « Un homme d’état d’une grande expérience en matière de constitution a dit que toute la vie constitutionnelle n’est qu’une suite de compromis. Que l’un des pouvoirs veuille persister dans ses propres vues avec un absolutisme doctrinaire, la série des compromis se trouve interrompue ; à leur place naissent les conflits, et, comme l’existence de l’état ne peut s’arrêter, les conflits dégénèrent en questions de force ; car celui qui a la force en main continue d’avancer dans le sens qui est le sien, parce que la vie de l’état, je le répète, ne peut s’arrêter un instant. » Le comte de Schwerin, dans sa réponse, traduisit cette théorie soi-disant constitutionnelle en ces termes : « la force prime le droit, « Le ministre-président ne pouvait accepter une formule aussi précise. « Je ne me souviens pas, répliqua-t-il, d’avoir réellement employé de pareilles expressions, et malgré les marques d’incrédulité avec lesquelles vous accueillez ma rectification, j’en appelle à votre mémoire ; si elle est aussi sûre que la mienne même, elle vous dira que j’ai simplement exprimé ce qui suit : j’ai conseillé un compromis, parce que sans cela doivent se produire des conflits, que ces conflits sont des questions de puissance, et que, la vie de l’état ne pouvant subir de temps d’arrêt, celui qui se trouve en possession de la puissance serait dans la nécessité d’en user. » On sait comment M. de Bismarck en usa en effet, et de quelle manière le même parlement qui avait refusé les subsides accorda plus tard au gouvernement un bill d’indemnité pour l’illégalité de sa conduite. Le succès justifie tout. M. de Bismarck cependant tenait à se délivrer de la formule devenue populaire dans laquelle on avait résumé sa théorie et sa pratique. « Je me permets, dit-il dans la séance du 12 mars 1869, de rappeler que la fameuse maxime : la force prime le droit, dont je ne me suis jamais servi, est sortie de la bouche de M. le préopinant (le comte de Schwerin). » Ce dernier répondit qu’il n’avait pas voulu mettre dans la bouche du comte de Bismarck la maxime en question ; il s’était borné à dire que les paroles prononcées par le ministre-président « culminaient dans cette idée que la force prime le droit, » et il maintenait encore aujourd’hui une telle interprétation. — Il faut croire que M. de Bismarck avait à cœur de se disculper, car il revint encore sur ce sujet dans la séance du 1er avril 1870. « Ces mots ne sont pas plus sortis de ma bouche que celui de la force prime le droit, et autres inventions semblables. C’est vraiment un tort, suivant moi, que de prendre à l’égard des paroles dites par le représentant du gouvernement fédéral cette liberté de leur faire subir de petites, je ne dirai pas falsifications, mais exagérations, comme on le fait pour les paroles d’autres collègues, lesquelles n’ont pas autant de poids en Allemagne et à l’étranger. » Même rectification dans la séance du 1er avril 1871. — Ce qui nous intéresse ici en définitive, c’est de savoir quelle théorie se dégage des paroles de M. de Bismarck. N’est-ce pas la suivante ? Ce qu’on appelle en France le droit et en Allemagne le droit abstrait n’existe pas, et la force supérieure avance toujours dans sa direction propre sans autre règle qu’elle-même ; si elle peut s’entendre avec les autres forces, il y a compromis ; si elle ne peut s’entendre, il y a conflit ; le gouvernement, représentant la vie de l’état et ayant en main la force, se passe au besoin de l’approbation du parlement. En deux mots : donnez-moi votre concours, et, si vous me le refusez, je passe outre. — Mais, pourra-t-on demander, si le peuple allemand, se trouvant en possession de la force et jugeant que la vie de l’état, — c’est-à-dire la sienne, — ne peut s’arrêter, en usait pour renverser le gouvernement, aurait-il à son tour le droit par cela même qu’il aurait la force ? M. de Bismarck a-t-il songé à cette conséquence nécessaire de sa métaphysique politique, ou trouverait-il dans Hegel une autre thèse pour contredire la précédente ?
  6. Voyez sur ce sujet Fr. Herrenschneider, les Principes, les partis, les Napoléons ; — Foucher de Careil, Hegel et Schopenhauer ; — Ch. Renouvier, quatrième Essai de critique générale, et Année philosophique.