L’Idée de culpabilité

L’Idée de culpabilité
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 849-877).
L’IDÉE DE CULPABILITE


I.

Tous les trois mois devant nos cours d’assises, et tous les jours dans la conscience des médecins-experts, des magistrats, des philosophes, se pose le problème de la responsabilité morale des malfaiteurs. Il n’a jamais été plus ardu ni plus hardiment discuté. Y a-t-il vraiment des coupables ou ne faut-il voir dans nos condamnés que des malheureux ou des malades, des damnés par prédestination héréditaire et anatomique, sinon des hypnotisés parfois? L’hypnotisme, il est vrai, dans une affaire récente, est intervenu sans succès; mais il est loin d’avoir dit son dernier mot. D’ailleurs, si la suggestion criminelle est tout au plus une simple possibilité difficilement réalisable en pratique, l’hérédité des aptitudes, bonnes ou mauvaises, n’est pas un vain mot ; le lien étroit du physique et du moral, toujours serré de plus près par nos physiologistes et nos psychologues, n’est pas une chimère. Il s’agit de savoir si, à la lumière de ces vérités, la notion de culpabilité doit disparaître, ainsi que le veulent de savans criminalistes d’Italie et d’ailleurs, et comment elle pourrait être remplacée, ou bien si elle peut être renouvelée et conciliée avec des idées en apparence hostiles, ou enfin si, par un volontaire aveuglement, elle doit être maintenue de force, imposée comme un dogme socialement nécessaire, quoique scientifiquement insoutenable?

Qu’on ne s’étonne pas trop de me voir accueillir cette troisième et dernière solution, à la vérité révoltante, celle de la loi sans bonne foi, parmi les hypothèses qui méritent examen. De tout temps les peuples ont couru non-seulement à la « servitude volontaire, » mais à l’erreur volontaire et à demi consciente, quand servitude ou erreur ont paru salutaires. Si l’on comptait tous les illustres et parfois généreux imposteurs, hommes d’État, oracles, thaumaturges, historiens, penseurs même, si l’on passait en revue toutes les générations ou toutes les classes qui ont plus ou moins menti paternellement, afin que les générations suivantes ou les classes inférieures fussent sincèrement abusées, on serait effrayé de la grandeur du rôle social dévolu au mensonge, père de l’illusion. Y a-t-il un seul gouvernement qui soit parvenu à s’établir sans légendes accréditées par des impostures historiques sur ses origines? Même de nos jours, nos bulletins de guerre mentent, nos programmes électoraux mentent, nos journaux mentent, le tout dans un intérêt patriotique ou politique, après tout, secondaire. Comment se ferait-on scrupule de mentir dans un intérêt humain de premier ordre, s’il était démontré que cela fût indispensable, c’est-à-dire que, sans la croyance au libre arbitre, affirmée en dépit de tout argument, la société ne saurait subsister? N’en doutons pas, pour un professeur qui crierait tout haut : périssent les colonies plutôt qu’un principe! il se trouverait mille gens raisonnables qui se diraient tout bas : périssent tous les principes plutôt qu’une colonie! Ce serait le cas, pour les cœurs les plus droits, de se demander si, en somme, vérité signifiant accord possible ou actuel des esprits, société par suite, et non pas seulement accord d’un esprit avec lui-même, une notion antisociale peut être vraie, à proprement parler. Quelque doute de ce genre n’explique-t-il pas peut-être la propagation des doctrines de M. Renouvier sur la liberté personnelle dans le monde pensant de notre époque contemporaine?

Il importe donc au plus haut point de décider si nous allons être acculés à cette nécessité déplorable : nous aveugler, nous tromper nous-mêmes ; s’il n’y a pas d’autre issue pour nous que cette impasse. Suivant M. Fouillée, déterministe pourtant, le sentiment trompeur de notre liberté est une illusion de naissance, comme les catégories de l’espace et du temps, et elle nous est donnée pour notre bien, fantôme idéal qui nous mène, dit-il, à sa propre réalisation dans l’infini. Mais, à la différence des deux autres grandes formes de notre sensibilité, auxquelles il la compare, celle-là n’est pas invincible : ils sont rares, extrêmement rares, les sceptiques qui parviennent à se réveiller « du sommeil dogmatique, » en ce qui concerne l’étendue et la durée, et à se persuader que nous attribuons faussement aux objets ces qualités illusoires, comme nos sensations de lumière et de couleur. Nombreux, au contraire, et en nombre toujours croissant, sont les esprits désabusés du libre arbitre ; nombreuses sont les volontés qui, en agissant, prennent conscience des mobiles et des motifs, des majeures et des mineures de ces syllogismes intimes dont leur décision est la conclusion. Or, autrefois, les réveils de ce genre étaient clairsemés, un ou deux par siècle; à présent, dans certains milieux, précisément les plus savans et les plus influens sur l’esprit public, ils s’opèrent en masse. Est-ce là un danger social?

Non. Le danger social, c’est de perpétuer une équivoque, une association d’idées qui a fait son temps. Si l’on s’obstine à définir la culpabilité de telle manière qu’elle implique la liberté d’indifférence, le miracle psychologique, il est clair que, le libre arbitre ôté, la culpabilité s’évanouit, et il ne reste plus qu’à asseoir la pénalité sur l’utilité générale. L’égoïsme collectif de la société, car c’est là le vrai nom de l’utilitarisme, a beau n’être pas plus respectable aux yeux de l’individu que ne l’est l’égoïsme privé, c’est-à-dire l’utilitarisme individuel, au regard de la société, n’importe, il faut en venir là et travailler à reconstruire le droit pénal, ou plutôt la thérapeutique criminelle, sur cet unique fondement. Il faut concéder à M. Enrico Ferri, le brillant champion de l’école positiviste au parlement italien, qu’il est logique en niant absolument l’imputabilité morale, en refusant de voir dans le délit autre chose qu’un préjudice et une alarme. Les spiritualistes se récrient quand de telles propositions sont énoncées, et d’autres semblables; mais ils oublient que leurs anathèmes retombent en partie sur eux, qu’ils ont leur bonne part dans ces erreurs, que c’est leur faute si leurs adversaires se sont vus ou crus conduits à ces extrémités par le préjugé spiritualiste, écho d’un principe théologique, relatif aux liens indissolubles des notions de liberté et de responsabilité. Plus on accréditera ce faux dogme, et plus, sans le vouloir, on favorisera les progrès de l’école qu’on croit combattre, et qui s’offrira inévitablement comme le seul refuge ouvert aux défenseurs éclairés de l’ordre social. On a assis la morale tout entière sur le libre arbitre : droit et devoir, justice et injustice, bien et mal, tout est censé reposer là-dessus ; on nous l’a dit et redit cent fois. Aussi, qu’arrive-t-il? Dès qu’un jeune homme, au sortir du collège, s’avise de raisonner sur le principe de causalité, sur l’axiome, — assez mal compris, — de la conservation de l’énergie, et sur la doctrine de l’évolution, il se reconnaît déterministe; et aussitôt, avec une horreur sacrée, avec une épouvante d’abord douloureuse, il croit voir s’écrouler en son cœur toute la dignité de la vie humaine, il se croit forcé de tomber dans le nihilisme moral. Plus d’un pourrait décrire cette angoisse mentale, si le philosophe avait, comme le poète, le droit de dire je; mais il ne l’a pas, car le moi des poètes est un nous, non le sien. Plus tard seulement, habitué au séjour de son abîme imaginaire, et pareil au Jacques le fataliste de Diderot, « qui ne connaissait ni le nom de vice, ni celui de vertu, » il « haussera les épaules » avec une certaine gaîté « quand il entendra prononcer les mots récompense ou châtiment. » Il en est des femmes comme des jeunes gens. Discutez devant elles le libre arbitre ; il y a fort à parier que la plus intelligente vous objectera : « Mais alors, si je suis née vicieuse, pourquoi me blâmer? Est-ce moi qui me suis faite ainsi? » Elle n’en prétend pas moins, du reste, avoir droit à de l’admiration pour sa beauté, qui n’est pas non plus son œuvre, aux artifices près. Avec la même précipitation outrancière de jugement, familière à l’esprit juvénile et à l’esprit féminin, l’esprit italien, — qui joue effectivement, dans le grand salon de l’Europe, le rôle de la « femme supérieure, » enthousiaste, agitatrice, très radicale d’allures, très diplomate au fond, un peu prompte à exagérer la nouveauté à la mode pour se l’approprier, — se jette, à peine éveillé au darwinisme, dans la négation de toute notion éthique. Combien faut-il que cette influence du génie national, j’allais dire du sexe national, soit puissante pour avoir entraîné M. Ferri lui-même, esprit d’ailleurs des plus virils, aussi pondéré et compréhensif que brillant; sans compter M. Garofalo, l’éminent magistrat! Mais en France, pareillement, et partout où le déterminisme, sous sa dernière forme, l’évolutionisme, a pénétré, il a fait les mêmes ravages moraux, malgré de moindres écarts de langage. Or, encore une fois, je comprends le scandale soulevé par les hardiesses que je signale. Mais à qui la faute? A ceux qui ont donné pour tout soutien au temple de l’éthique une colonne vermoulue.

La liaison étroite des deux idées de culpabilité et de liberté a sa raison d’être chez les théologiens ; sous la plume d’un moraliste et d’un sociologue, elle ne se comprend pas. Tâchons de nous représenter l’émotion attachée à l’idée du péché dans l’âme d’un puritain écossais, d’un janséniste et même d’un de ces grands stoïciens, si religieux, qui étaient les casuistes de l’antiquité; tous, cependant, plus ou moins teintés de nécessitarisme, soit dit en passant. Ce sont eux qui auraient eu le droit d’invoquer le postulat du libre arbitre, et s’ils ne l’ont pas fait, je m’explique bien que d’autres, pénétrés de la même impression profonde en face du crime, aient requis ce principe. Quand, par ce mot coupable, on entend infiniment haïssable, damnable éternellement, il va de soi que la culpabilité absolue ainsi entendue suppose une causalité absolue elle-même, c’est-à-dire l’action d’une cause première, d’une spontanéité créatrice, née ex abrupto et ex nihilo : ou le libre arbitre ne veut rien dire, ou il signifie cela. J’admets encore que, pour motiver les atroces pénalités de nos aïeux, réalisation terrestre de l’enfer dantesque, où se révélait une horreur du crime, une profondeur de vertueuse haine contre le criminel, étrangère aux honnêtes gens d’aujourd’hui, l’hypothèse du libre arbitre était indispensable. Le problème de la culpabilité, en effet, se lie à celui de la causalité ; l’une doit se proportionner à l’autre et se modeler sur l’autre. Pour satisfaire donc aux exigences d’une conscience qui affirme la possibilité d’une criminalité infinie, d’une faute non pas relative aux temps et aux lieux, à telle ou telle fraction de l’humanité, voire à l’humanité tout entière, mais d’une faute en soi pour ainsi dire, éternelle et ineffaçable, noircissant l’âme à fond et à jamais, il a bien fallu doter l’âme d’un pouvoir à la hauteur d’une telle chute. Au surplus, expliquer comment ce pouvoir d’option vraie, de « premier commencement, » comme dit excellemment M. Renouvier, c’est-à-dire de création, en désobéissant au Dieu créateur, peut ne lui pas faire échec, ce n’est pas là mon affaire. Quoi qu’il en soit, est-ce bien une culpabilité pareille que nous avons à justifier maintenant? Non, la transformation profonde des peines et leur extrême adoucissement expriment assez le changement qui s’est opéré dans les consciences et qui tend même, en s’accentuant, à un singulier excès. Si le champ de nos indignations, pour ainsi parler, s’est fort étendu, embrassant à présent, grâce à la presse, les crimes et les criminels du monde entier, au lieu de se cantonner dans ceux d’une petite région, l’intensité de nos indignations, en revanche, a prodigieusement décru, à part le cas de mutuelle surexcitation dans les foules exaspérées et en train de lyncher. Aussi, de nos jours, être coupable, être responsable moralement, c’est simplement être blâmable jusqu’à un certain point et, comme tel, punissable, par un groupe plus ou moins étendu de personnes, par toute l’humanité, si l’on veut, mais à des degrés divers; c’est être propre à susciter dans ce groupe une certaine indignation, du mépris, ou tout au moins une pitié toujours à un certain degré flétrissante, et, par choc en retour, à ressentir parfois dans son propre cœur le sentiment du remords avec une force variable. Est-il donc nécessaire, pour trouver juste l’idée d’une culpabilité limitée et relative ainsi définie, d’attribuer à la volonté de l’homme autre chose qu’une efficacité elle-même limitée et relative? En deux mots, pour juger quelqu’un coupable, en ce sens très clair et très usité, avons-nous besoin d’imaginer qu’il a exercé une causalité libre, et ne nous suffit-il pas qu’il ait mis en jeu sa causalité propre? Son acte ne lui est-il pas suffisamment imputable dès qu’il apparaît que son acte est sien?

Dût-il être maintenu pour les usages de la vie courante, de la petite morale habituelle, je crois que le libre arbitre, tel qu’il est conçu de nos jours dans les écoles, devrait être tenu à l’écart de la question pénale. Ce n’est plus là le libre arbitre vigoureux et tout-puissant de nos pères, réputé capable de résister aux plus forts ouragans du cœur. De capitulation en capitulation, délogé d’un peu partout, il s’est vu réduit à s’atténuer, à se raffiner tellement pour se faire accepter encore, que de tout son ancien domaine il ne lui reste presque rien. Il n’apparaît plus, nous dit-on, que dans le moment de la délibération intérieure. Pour M. Delbœuf, l’un de ses plus ingénieux défenseurs, il n’est qu’une faculté dilatoire, un veto suspensif. Presque personne n’ose plus tirer argument en sa faveur du sentiment énigmatique et illusoire qu’on dit en avoir. Qu’on lise Liberté et Déterminisme de M. Fouillée, un livre qui épuise son sujet, et l’on verra le libre arbitre se retrancher dans le cas d’une alternative réfléchie et paisible, d’une indécision de la volonté ou même du jugement, et se présenter là comme un poids additionnel jeté on ne sait d’où dans la balance des mobiles et des motifs[1]. Ces mobiles et ces motifs étant toujours supposés ou très faibles ou très peu inégaux, le poids additionnel n’a besoin que d’être très léger pour être prépondérant.

Mais est-ce bien là l’hypothèse où nous place l’âme criminelle dans le moment immédiatement antérieur au crime ou à sa résolution? Ici les plus tragiques passions entrent en scène, lors même que le malfaiteur a fait preuve d’une cruauté froide au service d’une âpre cupidité. Quand une fièvre de jalousie exalte un amant, quand le ressentiment poignant d’une injure fait prendre à un Corse son fusil, quand l’ambition politique arme des conspirateurs, ou même, à l’autre extrémité de l’échelle des délits, quand une femme est tentée de voler dans un grand magasin un objet de toilette dont elle s’éprend, je vois bien là des combats intérieurs qui s’engagent, lutte très inégale toujours, entre des appétits violens et des scrupules débiles ; mais des délibérations, une chambre du conseil intime où l’on discuterait poliment, posément, où l’on s’ajournerait pour délibérer de nouveau plus tard, en vérité je n’en vois pas l’ombre ; et le veto suspensif ni le poids additionnel n’ont rien à faire là. Nous sommes à mille lieues des conditions exigées pour le fonctionnement du libre arbitre nouveau, simple instrument de laboratoire, pour ainsi dire. Si donc on veut faire, bon gré mal gré, reposer sur lui la responsabilité morale, on doit, quelque partisan qu’on soit de cette idée scolastique, acquitter la plupart des malfaiteurs, — à moins qu’on ne leur applique les idées de MM. Lombroso, Ferri et autres, qu’on est mal venu dès lors à critiquer.


II.

Voilà pourquoi je me suis permis de chercher si la responsabilité morale, définie comme il a été dit plus haut, n’avait pas quelque autre appui possible que son fondement traditionnel ou conventionnel, assez peu antique à vrai dire. Et je suis heureux d’avoir été approuvé dans cette recherche par M. Brunetière, notamment, dont les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié l’avis autorisé à cet égard[2]. La condition essentielle et suffisante, selon nous, de la culpabilité, c’est que l’acte reproché émane de la personne même, volontaire et consciente, non malade, non aliénée, cause causée, soit, mais cause pourtant, saillante et irréductible, et que cette personne soit restée, jusqu’à un certain point, la même depuis le délit. Il faut, en outre, que l’auteur de l’acte soit et se reconnaisse plus ou moins le compatriote social de sa victime et de ceux qui l’accusent. Ainsi, il y a en réalité deux conditions : à savoir, un certain degré d’identité personnelle persistante chez le malfaiteur dans l’intervalle de l’acte à l’accusation, et un certain degré de similitude sociale sentie ou reconnue entre sa victime et lui, entre lui et ses accusateurs. — Faisons remarquer que ces conditions de la culpabilité de l’agent ne doivent pas être confondues avec celles de la criminalité de l’acte. Bien entendu, il est nécessaire, avant tout, que celles-ci se rencontrent dans le fait incriminé, c’est-à-dire qu’il soit qualifié et réputé délictueux. Quant à l’explication de ce dernier caractère, nous n’avons pas à la donner ici. Mais on se tromperait en pensant qu’elle est exclusivement ou même toujours principalement utilitaire. On en aura la preuve en parcourant la liste des actions regardées et punies comme les plus criminelles dans la suite des temps et la diversité des nations. Ce ne sont presque jamais les plus nuisibles à l’intérêt général, mais bien les plus contraires à la volonté générale, expression complexe non des intérêts seulement ni surtout, mais aussi, et en premier lieu, des croyances religieuses ou philosophiques. Si le grand crime, chez les anciens Persans, était d’ensevelir les morts, et, chez les Grecs, de ne pas les ensevelir, ce n’est pas que le plus grand intérêt pratique de ces peuples fût relatif aux usages funèbres; mais leur religion attachait le plus grand déshonneur des vivans à l’inobservation des coutumes concernant les morts. Le plus grand crime, au moyen âge, était la sodomie ; le brigandage n’était rien auprès de cet acte honteux, à coup sûr moins préjudiciable à autrui, mais des plus opposés à l’esprit chrétien et à son apothéose de la chasteté. La criminalité d’un acte ne se proportionne donc pas, dans un lieu et un temps donnés, au préjudice social qui s’ensuit, pas même au préjudice supposé et imaginaire, comme dans le cas de la sorcellerie; car les sociétés, comme les individus, se font honneur de s’interdire des actes qu’elles jugent déshonorans, tout en reconnaissant leur innocuité. Cette importance des considérations esthétiques, appliquées à la conduite humaine, est-elle destinée à s’amoindrir de plus en plus, et celle des considérations utilitaires à grandir? Il n’y a nulle raison historique ni philosophique de le penser. Avec le progrès de la civilisation, ce n’est pas l’intérêt collectif seulement, c’est l’idéal collectif, politique ou religieux, national ou social, qui s’accentue et prend conscience de lui-même. Et la chaîne des utilités, en fin de compte, est suspendue à l’attrait du but final, du beau spécial, qui détermine son déroulement.


Mais revenons aux conditions de la culpabilité. Occupons-nous de l’identité personnelle d’abord. Cette exigence en suppose deux : que l’acte ait pour cause saisissable une personne, c’est-à-dire qu’il ait été voulu, et que cette personne n’ait point subi d’altération trop profonde, au point de vue de ses rapports avec ses semblables, pour être demeurée la même dans le sens social du mot.

La personne, le moi, est. Si « je suis libre » est contestable et contesté, « je suis » est indiscutable et à peu près indiscuté. Quelques nihilistes de la philosophie peuvent bien nier de bouche leur propre existence, leur propre différence individuelle, mais ils se contredisent en parlant, ils témoignent contre eux-mêmes par l’étrangeté même de leur prétention. En tout cas, c’est leur matérialisme ici, ou l’espèce très singulière de leur matérialisme, qu’il faut accuser, ce n’est point leur déterminisme. Il y a un déterminisme des faits de conscience, comme il y a un déterminisme des mouvemens extérieurs auxquels ils sont liés ; la discussion qui porte sur la nature de ce lien et sur la valeur relative de ses deux termes est étrangère au débat sur l’universelle détermination. On peut, sans cesser d’être déterministe, préférer la doctrine des idées-forces à celle des idées-reflets[3], refuser de voir, dans une conscience qui s’allume un jour parmi des mouvemens nerveux, un simple épiphénomène inutile et inefficace, autant qu’inexplicable, dont l’absence n’eût rien changé au cours de l’évolution phénoménale[4]. On peut, sans croire le moins du monde au libre arbitre, et en se pénétrant au contraire de l’idée d’une nécessité universelle, d’une nécessité vivante et finale jointe à une nécessité physique et causale, repousser une conception qui supprime à la conscience toute raison d’être et fait de la réalité par excellence une vaine superfluité. Or, si l’on n’envisage l’agent d’un crime que comme un petit tourbillon de mouvemens cérébraux, compris et noyé dans le grand tourbillon cosmique, je comprends qu’on refuse à cet être, qui n’en est pas un, à ce point d’intersection de facteurs physiques, non-seulement toute liberté, mais toute individualité. Dès lors, quelle absurdité de le juger coupable, de le vouer à la réprobation? On ne blâme ni n’approuve, on n’aime ni ne hait, un mécanisme simplement physique. Il n’en est pas de même des mécanismes « à ressort mental, » pour employer l’expression de M. Fouillée. Est-ce que des mécanismes animés, dans leurs relations mentales et sociales, ne peuvent pas, ou plutôt peuvent ne pas se haïr ou s’aimer, se blâmer ou s’approuver, puisque la haine ou l’amour, l’approbation ou le blâme, sont l’expression spéciale de leurs accords ou de leurs conflits de volontés, comme la joie et la douleur expriment leurs accords ou leurs conflits avec les choses? Ni la nécessité, ni la continuité même des phénomènes solidaires de l’univers, ne signifient la confusion universelle. Tout enchaîner, ce n’est pas tout brouiller.

Au demeurant, nous n’oublions pas que nécessité et liberté, — Ce dernier terme pris dans une acception toute métaphysique, étrangère au sens des moralistes, — sont deux idées corrélatives. Ces lois, en effet, auxquelles on dit que tout obéit, sont-elles donc des ordres? Si elles ne sont pas des ordres d’un législateur divin, que peuvent-elles être, sinon des habitudes que se sont formées à la longue les réalités, les originalités élémentaires? Dans cette dernière hypothèse, elles impliqueraient donc des initiatives cachées dont elles seraient les moyens d’action plutôt que la raison d’être ; et, sous la nécessité des phénomènes, il y aurait nécessairement les libertés primitives des élémens, dissimulées par leur multitude même. Qui sait, en outre, si le moi, en ce qu’il a de singulier, de sui generis, ne serait pas le reflet et l’expression supérieure de ce fond des choses? Qui sait si, en vertu de cette similitude symétrique des extrêmes, mystérieux besoin de la nature, ce qu’il y a de plus élevé et de plus lumineux dans les phénomènes ne nous révélerait pas ce qu’il y a en eux de plus obscur et de plus profond? C’est possible, mais c’est là une simple conjecture métaphysique, et, sur une base si fragile, bâtir la morale, quand nous avons à côté un terrain si solide, ne serait-ce pas courir le plus inutile et le plus redoutable des dangers?

Même à supposer que le moi n’implique absolument rien de simple et d’élémentaire, qu’il soit en entier un composé, le moi est, donc il agit; l’un implique l’autre. Je comprends qu’on le nie, je ne comprends pas que, l’affirmant, on le dise inerte. Sa force, cependant, me demandera-t-on, d’où lui vient-elle? Elle lui vient de mouvemens qui lui sont liés, qui sont peut-être lui-même sous une autre face, qui ne seraient pas s’il n’était pas, de mouvemens où s’enregistrent et se conservent toutes les forces extérieures qu’il s’est appropriées, qu’il a faites siennes[5], le soleil, les alimens, les aptitudes héréditaires, les influences sociales de tout genre, religieuses, professionnelles, domestiques, politiques, courans innombrables de traditions ou de modes entre lesquels il s’est décidé conformément à son caractère peu à peu déformé ou réformé. Ce domaine, en partie son œuvre, comment l’a-t-il acquis? Pourquoi le grand Tout est-il morcelé, pulvérisé en atomes ou en monades, et comment se peut-il faire que, du simple contact de ces termes, un terme supérieur ait pu jaillir, plus réel qu’eux-mêmes, unité née d’une somme, petit monde croissant et grandissant dans le grand monde? Peu importe, après tout. Ce morcellement et ces accroissemens, cette existence d’êtres composés, qui existent puisqu’ils acquièrent, sont un fait, au même titre que le rapport de cause à effet, beaucoup plus mystérieux.

« J’ai, donc je suis, » aurait dû dire Descartes. Il y a trois verbes fondamentaux et irréductibles, être, avoir et faire. Le malheur des philosophes est d’avoir trop spéculé sur le premier et sur le troisième, sur la substance et sur la causalité, pas assez ou point du tout sur le second[6]. La fécondité des sciences proprement dites tient à ce qu’elles ont mis au premier rang de leurs préoccupations les propriétés des choses. Rien de plus clair que ces mots, avoir ou ne pas avoir, acquérir ou perdre. Rien de plus obscur que ces autres mots, cause et effet, actif et passif; et rien de plus ambigu. On peut, avec une égale apparence de raison, dire « que le déterminisme universel abaisse tous les êtres au rang d’effet[7],» et dire qu’il élève tous les êtres au rang de cause. Mais ce qui est certain, c’est que le mien et le non mien font deux. Or, fondée sur l’identité personnelle, la responsabilité soulève simplement la question de savoir où s’arrête le domaine du moi ; fondée sur la liberté, celle de savoir où finit son pouvoir, chose infiniment plus obscure.

Que puis-je? que ne puis-je pas? Je l’ignore. Pourrais-je, ne pourrais-je pas résister à des tortures comme celles qu’ont subies les templiers; et, si j’avais été à la place de Jacques de Molay, aurais-je ou n’aurais-je pas pu m’empêcher d’avouer des crimes imaginaires, de dénoncer d’imaginaires complices? Je n’en sais rien, le témoignage de ma conscience ne peut m’éclairer en rien à ce sujet. Je peux bien savoir, d’après l’expérience des limites de mon courage, ce que j’aurais pu si j’avais voulu; j’ignore si j’aurais voulu et pu vouloir. Mais je sais bien que la contrainte exercée sur ma volonté par ces atroces souffrances aurait eu une origine étrangère, extérieure à mon être. Je sais, au contraire, que mes désirs d’habitude sont bien à moi, d’autant plus à moi qu’ils sont plus enracinés, plus habituels, plus irrésistibles; et, quand je cède à l’une de ces contraintes intérieures, non moins puissantes parfois que la précédente, je sens que ma décision forcée est tout à fait mienne, d’autant plus mienne qu’elle a été plus forcée. C’est le cas du criminel de race et de profession. Si la responsabilité est fondée sur le libre arbitre, il n’y a plus lieu de faire cette distinction ; interne ou externe, la force déterminante a entraîné irrésistiblement la volonté; il n’en faut pas davantage pour disculper moralement les plus dangereux et les plus féroces malfaiteurs. On voit déjà, par ce contraste des deux solutions, que la substitution de l’identité à la liberté comme fondement de la morale n’est pas une simple question de mot, une transposition insignifiante. On gagne à ce changement un accroissement de clarté, de précision, de solidité, de justice.

Le plus haut point de la responsabilité-liberté semble attaché à l’état d’une personne qui n’est pas faite encore, mais qui se fait, dont tous les élémens, désirs et croyances, en voie de formation et d’agrégation, en état d’équilibre instable, non rattachés entre eux, non enchaînés dans un système de coopération et de mutuelle assistance, laissent à l’hypothèse du fiat créateur un champ d’opération apparente d’autant plus vaste. Les criminels les plus coupables, ce seraient les adolescens ; les moins coupables, ce seraient les récidivistes, les grognards du crime ou du délit. Mais le zénith, l’apogée de la responsabilité-identité, c’est au contraire l’âge où se réalise la perfection du système intérieur, la stabilité de son équilibre par la prépondérance définitive d’une idée ou d’une passion autour de laquelle tout gravite dans l’âme et qui trouve, hors de l’âme, dans un milieu social conforme ou conformé à ses fins, une occasion de se déployer. On est d’autant plus coupable, à ce point de vue, qu’on est plus adapté à soi-même et à son milieu (ce second côté de la question sera examiné tout à l’heure), c’est-à-dire qu’on est plus mûr et plus vraiment soi. On l’est d’autant moins qu’on est moins formé à raison de sa jeunesse, ou plus déformé et plus déséquilibré à raison de son aliénation mentale. Entre les deux extrêmes de l’équilibre complet et de la complète déséquilibration, s’interpose une échelle immense de degrés traversés par chacun de nous dans sa longue période de croissance et de décroissance. Notre personne, en effet, est une harmonie qui se fait ou se défait sans cesse par une suite continuelle de duels intérieurs entre des opinions contradictoires ou des penchans incompatibles. Elle se fait par ces conflits, quand ils se terminent par la victoire de l’opinion ou de la tendance la plus propre à fortifier notre accord avec nous-mêmes et avec notre milieu ; elle se défait par ces mêmes luttes, quand l’issue en est inverse. Mais, dans les deux cas, si les deux adversaires à la fois sont nôtres, quoique inégalement nôtres, il y a lieu de porter sur notre décision, — fatale, n’importe, — un jugement de réprobation ou d’approbation morale. Un jeune voleur, surpris la nuit en flagrant délit par un témoin, hésite à le tuer, combattu entre le désir d’éviter le châtiment, d’emporter son butin, et sa répugnance à verser le sang. Quel que soit son choix, sa détermination sera bien à lui, et, comme telle, très coupable dans un cas, quelque peu méritoire dans l’autre.

C’est une erreur de regarder la personne comme simplement spectatrice des combats qui se livrent en elle et qui sont elle ; le déterminisme ne dit point cela, on le lui fait dire à tort; il permet de penser, on vient de le voir, qu’elle est actrice dans ses guerres civiles ou ses discussions intestines, animant les deux parties ensemble à poursuivre le rétablissement et la consolidation de son équilibre rompu. Mais, quand un despote ou un bourreau violente ma volonté, c’est alors une guerre extérieure qui s’engage entre lui et moi ; si je lui résiste, ma décision est mienne ; elle ne l’est pas si je lui cède de force, elle appartient à ce tortionnaire comme l’acte de la somnambule à son hypnotiseur. Ici, s’élève, à la vérité, la question de savoir si j’ai pu résister, mais cela ne veut pas dire si j’ai été libre. Cela veut dire si mon énergie disponible de volonté, au cas où il m’aurait plu de faire donner pour ainsi dire ma vieille garde de courage, était ou non à la hauteur des circonstances. C’est là une question de fait, difficile d’ailleurs à trancher; mais, s’il est prouvé que j’étais plus courageux par nature qu’il n’eût fallu l’être pour faire front à la coercition du dehors, je dois être jugé coupable d’avoir cédé, car je donne lieu de penser que j’ai pactisé avec mon ennemi, que j’ai été bien aise d’être contraint, pareil à ces dames du temps de Brantôme qui, dans une ville prise d’assaut, se réjouissaient intérieurement d’être violées. Jusqu’à quel point étaient-elles coupables d’être « victimes » de pareils viols? Elles l’étaient, évidemment, d’autant plus que la violence était moindre et leur courage naturel plus grand. Leur degré de liberté supposée n’entre pour rien dans cette appréciation.

À ce point de vue, s’évanouissent mille difficultés qui ont paru presque insolubles aux théoriciens du libre arbitre, celles que présente, par exemple, la responsabilité des hypnotisés. L’âme de ces rêveurs est comme un champ de bataille où la lutte a brusquement cessé par le sommeil de tous les combattans, à l’exception d’un seul, au gré de l’hypnotiseur qui dispose ainsi de la victoire. L’âme mutilée à ce point, dépouillée de son domaine presque tout entier, n’est plus elle-même, et ses actes, si libre qu’elle se sente — Car elle se sent libre, exactement comme nous, — sont les actes de l’hypnotiseur. Encore faut-il remarquer que, même dans l’assoupissement le plus profond de nos autres facultés, notre caractère moral, ce que nous avons de plus intime en nous, veille encore d’ordinaire; et il est fort rare qu’un acte immoral, commandé à une somnambule honnête, soit accompli. Si cependant, par exception, — chose admissible en théorie, non encore démontrée en fait d’une manière indiscutable, — un crime était commis par suite d’une suggestion hypnotique, il y aurait lieu à l’acquittement de l’agent, à la condamnation de l’inspirateur. m’objectera-t-on que, s’il en est ainsi, et si, au fond, tous les mobiles auxquels nous cédons dans notre vie normale sont le résumé d’influences multiples reçues de divers côtés dans notre passé, et condensées en nous, sortes de suggestions enchevêtrées, nous ne sommes dès lors jamais responsables? Mais ce serait oublier la capitale distinction du mien et du non mien. Dans l’âme passive et crédule de l’enfant, de l’adolescent un peu moins, du jeune homme moins encore, toute parole paternelle ou magistrale, tout exemple du dehors, a quelque chose de suggestif, je le veux; mais si, à sa première apparition, chaque besoin nouvellement importé y a eu l’air exotique et dépaysé parmi les autres, il acquérait, à mesure qu’il s’y acclimatait avec les autres et s’y naturalisait, des droits à en être réputé partie intégrante. Suggéré d’abord, puis identifié de mieux en mieux au moi, il est entré ainsi dans le cercle ou plutôt dans les cercles concentriques de la personne, et a, par suite, de plus en plus engagé la responsabilité de celle-ci.

On peut me faire d’autres objections. On peut me dire ; si nous devons être jugés coupables de certains de nos désirs, traduits en actes, par cela seul qu’ils nous sont propres, et d’autant plus coupables que ces désirs nous sont plus profondément, plus anciennement inhérens, pourquoi ne serions-nous pas jugés coupables aussi de nos croyances personnelles, traduites en discours, et d’autant plus qu’il s’agirait de convictions plus anciennes et plus fortes ? L’objection n’est pas seulement spécieuse, elle est sérieuse à quelques égards. Mais, avant toute réponse, les doctrinaires du libre arbitre devront se garder d’en triompher, s’ils veulent bien se souvenir que les délits et les crimes d’opinion sont vieux comme le monde, que la ciguë chez les Grecs, les bûchers au moyen âge, les massacres en masse au XVIe siècle, les septembrisades ou l’échafaud il y a cent ans, en tout temps les spoliations, les destitutions et les calomnies, ont été les pénalités réservées à ce forfait inexpiable d’avoir un credo à soi, contraire au credo général. Une telle unanimité séculaire à proclamer coupables tous ces hérétiques politiques ou religieux, qu’on avouait pourtant n’avoir pas été libres d’ordinaire d’adopter d’autres croyances, n’est-elle pas la preuve manifeste que l’idée de la responsabilité-liberté est une notion d’école, étrangère au sentiment instinctif du genre humain? En revanche, nous avons le droit d’invoquer ici à notre point de vue ce fait certain que, lorsque l’hétérodoxie dont il s’agit a paru être l’effet momentané d’un accès d’ivresse ou de folie, d’un démon tentateur, en un mot, d’une cause extérieure à la personne, jamais elle n’a été sérieusement incriminée. — Il n’en est pas moins vrai que l’incrimination de croyances sincères et de leur expression précise est une aberration; mais pourquoi? Pourquoi est-il seulement permis tout au plus à une société de bannir parfois, à raison du trouble qu’ils lui causent, les apôtres de certaines idées dissolvantes ou dissonantes, mais jamais de les flétrir, ni même de les blâmer? Pourquoi serait-ce une criante injustice de réprimer par les mêmes procédés l’expression d’une foi dangereuse et la réalisation d’un désir mauvais, alors même que l’une serait aussi préjudiciable que l’autre à l’intérêt général? Ce n’est pas à la doctrine du libre arbitre qu’il faut demander de répondre, car elle convient que les désirs ne sont pas moins nécessités que les croyances. Ce n’est pas à la doctrine utilitaire non plus ; car des actes également nuisibles sont pareillement répressibles à ses yeux. Mais, à nos yeux, cette distinction se justifie par plusieurs motifs. D’abord, nos opinions sont la surface mouvante, nos passions le fond stable de notre être; celles-ci nous caractérisent bien plus essentiellement que celles-là; aussi l’ensemble de nos penchans a-t-il été fort bien nommé « notre caractère. » On appelle erreur, dans un milieu donné, le non-conformisme des opinions ; perversité, le non-conformisme des passions. Or, l’erreur et la perversité ont beau être nécessitées l’une et l’autre, il y a cette différence entre les deux, que la seconde, corruption de la volonté, nous est inhérente à fond, et que la première, viciation de l’intelligence, tient surtout à des influences extérieures.

Mais, en second lieu, il est bon de se souvenir que la responsabilité morale, dans notre manière de voir, suppose, avec la personne identique à soi-même, la personne semblable à son milieu, dans une mesure plus ou moins large. C’est une condition secondaire, mais nécessaire et dont nous parlerons bientôt. Le concours des deux est exigé ; ainsi nous replaçons le problème dans la complexité du réel, et, au lieu d’envisager scolastiquement l’acte en lui-même, abstrait de l’agent et du milieu, nous nous efforçons de rattacher intimement l’acte à l’agent, l’agent à son milieu, inséparables dans une théorie vraie, puisqu’ils le sont en fait. Eh bien, à cet égard, il faut remarquer que l’assimilation imitative, contagieuse d’homme à homme, dans une société, envahit souvent l’esprit avant d’avoir pénétré au cœur. Le malfaiteur et l’homme vicieux ont opposé une résistance invincible à la contagion de l’honnêteté relative qui les entoure, mais ils n’en partagent pas moins les idées régnantes, et, en particulier, les jugemens ambians sur la moralité ou l’immoralité des actions. En faisant le mal, donc, ils sont forcés de se condamner eux-mêmes, ou bien ils ont commencé par là avant qu’une longue accoutumance du crime ou du vice ait étouffé en eux tout sens moral. Rien de semblable chez les dissidens intellectuels ; ceux-ci jugent vrai ce qu’ils croient, tandis que les autres jugent mauvais ce qu’ils font. Il n’y a donc pas à les confondre. Je conviens qu’il est irrationnel de s’indigner contre un sectaire, contre un délinquant politique, qui commet de bonne foi, en croyant faire une action louable, un acte qualifié crime par la loi, comme il est irrationnel de s’irriter contre quelqu’un qui se trompe de bonne foi. Mais il est rationnel de s’indigner contre un malfaiteur comme de s’irriter contre un menteur, soit qu’il mente à autrui ou qu’il se mente à lui-même en se faisant suggérer par son propre cœur des croyances de complaisance adaptées à sa justification. Dans une certaine mesure, en effet, — comme les théologiens n’ont pas manqué d’en faire la remarque, — on croit parce qu’on veut croire; et, dans cette même mesure, on peut être réputé blâmable de ses erreurs intéressées.

Ainsi entendue, la question de la responsabilité morale, ce nous semble, s’élucide et se complique à la fois. Elle est plus claire, parce que les notions qui lui servent de fondement le sont aussi. Elle est plus complexe, puisqu’elle a trait non à une abstraction, à un acte pris à part, soustrait à toute son atmosphère intérieure ou externe, mais à une réalité concrète et vivante. Il s’agit d’une responsabilité relative et variable qui ne méconnaît pas la solidarité de toute une existence dans le crime d’un instant, ni la demi-complicité de tous dans le crime d’un seul. Étant réelle, elle comporte des degrés sans nombre. La responsabilité fondée sur le libre arbitre, au contraire, si l’on veut être logique, n’en comporte pas. On est bien, il est vrai, plus ou moins fort; mais la force qu’on a ne peut pas être plus ou moins non déterminée en agissant. Elle l’est ou elle ne l’est pas ; il n’y a pas de milieu. Si l’on peut être dit plus ou moins libre en un sens, cela signifie que le champ de manœuvre de l’indétermination, le nombre d’actes où elle peut s’exercer, s’élargit ou se resserre; mais, relativement à un acte donné, elle est tout entière ou elle n’est point. Ce n’est point là le caractère d’une réalité vraie.

Mais revenons à la notion de l’identité personnelle. En résumé, pour que mon acte me soit imputable, la première condition est qu’il appartienne à ma propre personne ; ce n’est pas le cas des actes produits sous le coup de ces « maladies de la volonté et de la personnalité » si bien étudiées par M. Ribot, quand une sorte d’âme parasite, qui traverse et trouble comme une comète mon ciel intérieur, périodique et réglé, vient rompre l’unité de son système[8]. Mais il ne suffit pas que mon acte émane de ma personne même, il faut aussi qu’il émane de ma personne restée la même au fond, depuis l’heure de son accomplissement. Car si ma personne avait changé, soit par le réveil d’un accès d’alcoolisme, soit par la guérison ou l’évolution même de ma folie, aliénation en voie d’altération continuelle, soit enfin par ma conversion morale, souvent possible en dépit de Schopenhauer et de nos naturalistes, je ne pourrais plus être réputé coupable de ce qui aurait cessé de m’appartenir. La persistance du souvenir de l’acte chez son auteur importe, mais importe moins que la persistance du caractère de l’agent. Je puis attribuer à mon passé une faute dont je me souviens, mais non à mon présent, si je ne suis plus capable de la commettre. Inversement, supposons un homme, qui, immédiatement après avoir commis un crime de sang-froid et sans nulle impulsion morbide, en aurait perdu tout souvenir. A supposer que cette amnésie totale fût possible et pût être démontrée, serait-il à bon droit jugé coupable de ce meurtre ou de ce viol dont il semble qu’il se soit dessaisi en quelque sorte par le bénéfice de son oubli? Oui, sans nul doute, et je verrais même dans la profondeur de cet oubli l’indice d’une nature foncièrement criminelle, trop habituée à faire le mal pour y prendre garde.

Il est vrai que, comme la liberté, l’identité personnelle a trouvé des contradicteurs, mais infiniment moins nombreux et moins sérieux. Elle n’en eût jamais compté un seul, si ces deux idées n’avaient paru à plusieurs liées ensemble. Le discrédit de l’une a quelque peu rejailli sur l’autre. Elles n’en sont pas moins absolument distinctes, et leur liaison tient simplement à ce que l’identité est la réalité intime dont le sentiment nous suggère l’illusion de la liberté. Le moi, en effet, est porté à se sentir plus immuable qu’il ne l’est réellement. Identité, après tout, signifie toujours changement, mais changement négligeable, comme repos veut dire, en mécanique, mouvement négligeable, à raison de sa lenteur ou de sa nature étrangère au problème. Le moi ne fait pas assez cette distinction. Il n’a pas conscience d’avoir changé moralement, il ne prévoit pas devoir moralement changer[9], il croit en général avoir toujours été et devoir toujours demeurer, comme caractère, identiquement ce qu’il est ; et comme il s’étonne, malgré cette identité absolue, d’avoir dans de nombreuses occasions agi autrement qu’il n’agirait dans le présent, il en conclut que, à côté de ses décisions passées, seules effectuées, coexistaient ses décisions actuelles à l’état virtuel. La contre-épreuve de cette explication nous est fournie par le contraste de notre conscience intellectuelle avec notre conscience morale, à cet égard. Quand nous nous rappelons nos opinions passées, même contraires à nos opinions présentes, nous n’avons jamais l’illusion de croire que nous aurions pu librement avoir des opinions différentes. Nous ne nous croyons pas assurés non plus d’affirmer toujours ce que nous affirmons aujourd’hui. Pourquoi? Parce que nous avons conscience de nos changemens intellectuels, surface de notre esprit, bien plus que de nos changemens moraux, fond de notre être. Voilà pourquoi nous avons l’idée de notre libre arbitre moral, non de notre libre arbitre intellectuel; étrangeté frappante qui me paraît valoir la peine d’être remarquée. L’un pourtant n’est ni plus ni moins soutenable que l’autre, et, de fait, la logique a conduit M. Renouvier et ses disciples à admettre que le jugement lui-même, « la certitude, » est « un état psychique résultat d’un acte libre. »

Un sentiment qui ne nous trompe pas, qui nous traduit exactement notre permanence à la fois et notre transformation commencée, hâtée par lui, c’est le sentiment de la honte et du remords au souvenir de nos actes mauvais. Et si la honte et le remords, qui sont le blâme et l’indignation dirigés contre soi-même, sont justifiés, le blâme et l’indignation, honte et remords extérieurs exprimés par le châtiment, seront rendus aussi légitimes. La peine alors pourra être considérée comme l’équivalent du repentir. Le repentir est la peine intérieure du coupable qui se condamne lui-même; la peine est le remords imposé du dehors au coupable condamné par autrui. L’un est requis à défaut de l’autre. Quand il se trouve un criminel qui se repent à fond, qui souffre intérieurement et est bien aise de souffrir ainsi à cause de sa faute, on devrait ne pas le punir si l’abus d’un tel précédent n’était à craindre. Or, qu’est-ce que le remords? C’est la douleur sui generis que j’éprouve à reconnaître, en songeant à une faute de mon passé, que mon moi actuel est la continuation de mon moi antérieur, malgré la différence sentie des deux. Cette souffrance m’atteste en même temps que ces deux personnes sont la même personne et qu’elles sont différentes ; ce qui est le mystère habituel et courant des choses. Elle accompagne l’effort par lequel j’expulse ou je tâche d’expulser de mon domaine actuel, de mon mien présent, ce souvenir poignant, pour éviter toute rechute ultérieure. Mais en quoi ce désir d’expulsion, d’épuration personnelle, pourrait-il être supprimé ou même diminué par la croyance au déterminisme intérieur? Loin de là, je rougis d’autant plus de mon acte passé, que je me crois plus sûr, si une tentative pareille se présente, de n’y pas retomber, conviction qui est la négation de ma liberté dans l’avenir. De même, plus nous sommes convaincus qu’un de nos ennemis, à raison de sa haine et de sa méchanceté, n’a pas pu ne pas nous faire volontairement le mal qu’il nous a fait, et plus nous nous sentons justement indignés contre lui. Au surplus, les positivistes italiens qui, sous prétexte qu’ils sont déterministes, nient le devoir et la culpabilité, contestent le droit à l’indignation et à la réprobation, de quel droit admettent-ils la légitimité de la reconnaissance et recommandent-ils la pitié? Si le soulèvement des cœurs contre un assassin est irrationnel, pourquoi l’explosion de la reconnaissance publique envers un grand bienfaiteur, ou de l’admiration générale pour un homme de génie, le serait-elle moins? Qu’est-ce que ce scrupule de flétrir un voleur ou un meurtrier et à plus forte raison de prononcer le mot rebattu de vindicte publique, chez certains publicistes qui, dans leurs polémiques, dans leurs vendettas de plumes acharnées, s’échauffent si fort? Ne serait-il licite de s’indigner que contre les honnêtes gens ?


III.

Une autre condition, ai-je dit plus haut, est exigée pour que l’indignation dont il s’agit soit naturelle et justifie la pénalité où elle s’exprime : il faut que l’auteur de l’acte volontairement nuisible à autrui ait en commun avec sa victime et ses accusateurs des traits de ressemblance sociale assez nombreux et assez frappans pour créer entre eux et lui et leur faire sentir une sorte de consanguinité sociale plus ou moins étroite. Plus elle sera étroite et sentie comme telle (deux choses distinctes, mais équivalentes), et plus, son acte restant le même, sa culpabilité croîtra. Au point d’assimilation fraternelle où les peuples éclairés de la terre sont parvenus de nos jours, grâce à l’héritage d’une même civilisation romano-chrétienne, grâce à l’échange belliqueux ou pacifique des idées, des mœurs, des industries, des arts, à l’agrandissement des états et à leurs relations multipliées, l’horizon moral des meilleurs d’entre nous et des plus cultivés s’est prodigieusement élargi. Nous avons peine à nous persuader qu’il fut des temps où le plus honnête homme regardait le meurtre et le pillage de l’étranger comme un acte de chasse. Nous sommes enclins à juger inné notre cosmopolitisme de conscience parce que nous oublions les étapes séculaires de sa formation, l’un des progrès historiques les plus réguliers et les plus remarquables. Pourtant, même aujourd’hui, un Anglais instruit qui a tué un nègre africain pour se donner le plaisir de photographier une scène de cannibalisme, se sent-il coupable et doit-il être jugé coupable au même degré que s’il avait traité de la sorte un de ses compatriotes? Non, assurément. Les plus honnêtes Chinois croient licites contre un Français, et les plus honnêtes Français contre un Chinois, bien des choses qu’ils se reprocheraient de tenter contre un des leurs. Mais cette inégalité de culpabilité sentie et réelle qui tient à la différence des civilisations diminue à mesure que l’une de ces civilisations emprunte davantage à l’autre, ou, ce qui revient au même, à mesure que ces deux peuples, se connaissant mieux, apprennent à sentir mieux leurs ressemblances préexistantes sous mille rapports. Contre les indigènes d’une île nouvellement découverte[10], il n’est pas de traitement barbare que les voyageurs ne se soient permis sans scrupule et réciproquement; jusqu’au moment où ils se sont reconnus jusqu’à un certain point semblables, socialement semblables, et, comme tels, frères en humanité. Quels sont ceux parmi nous dont la responsabilité morale s’étend à l’humanité tout entière, et embrasse parfois l’animalité dans son large cercle? quels sont ceux qui s’infligent à eux-mêmes ou méritent de la part d’autrui un blâme sévère quand ils font souffrir sans nécessité un animal, domestique ou même sauvage? Ce sont les savans qui ont poussé l’étude des êtres vivans assez loin pour sentir la profondeur de leurs similitudes, et non-seulement de leur parenté, mais de leur solidarité presque sociale dans cette grande fédération qu’on appelle la faune terrestre[11].

Que de guerres, de conquêtes, d’annexions violentes et assimilatrices, il a fallu pour en venir là! Mais surtout quelle action lente et ininterrompue de l’imitation internationale ou intra-nationale, sous tous les rapports! Plus haut nous remontons dans le passé et plus nous voyons se rétrécir le champ moral de nos pères, la limite au-delà de laquelle ils ne reconnaissaient en fait ni devoirs ni droits, quelles que fussent leurs maximes verbales. Au moyen âge, cette extrême limite n’excédait guère la chrétienté, immense domaine déjà; sous les empereurs romains, la romanité (romanitas de Tertullien), territoire un peu plus restreint; au siècle d’Alexandre, la Grèce et une faible partie de l’Asie par lui conquise; au temps d’Epaminondas, le petit monde hellénique; avant lui, la petite sphère athénienne pour l’un, Spartiate pour l’autre, béotienne pour un troisième. Et auparavant, en un temps dont parle Thucydide, époque de brigandage réciproque entre cités voisines et entre bourgs voisins, de piraterie réciproque entre îles rapprochées, chacun blottissait pour ainsi dire sa conscience et son cœur dans son petit endroit, limitant toute l’humanité reconnue par lui aux remparts de son nid d’aigle, à la palissade de sa tribu ou de sa famille. En outre, et en même temps que s’accomplissait, de la famille primitive à nous, le développement graduel et extraordinaire de la responsabilité morale en surface, elle se développait en profondeur, supprimant les barrières des classes, des professions, des sexes, ajoutant par exemple, au champ de la conscience grecque, l’esclave ou la femme hellènes après le barbare asiatique. Il est clair, d’ailleurs, que, appliquée à ces groupes d’hommes de plus en plus nombreux et divers, elle devait se compliquer pour s’adapter à des relations humaines plus diversifiées. En s’élargissant donc, la morale s’enrichissait par force comme la législation[12]. C’est pour n’avoir pas eu égard à cette marche envahissante de l’imitation, et à cette extension parallèle du sentiment de la fraternité sociale et morale, que les criminalistes des écoles nouvelles ont trop exclusivement fait dériver la pénalité de la vengeance, La justice pénale se rattache en partie aux vendettas des primitifs, c’est certain, et elle retient certaines traces de cette origine; mais elle a aussi une autre source plus profonde et plus pure, que les considérations précédentes nous font toucher du doigt. Il en résulte, en effet, que, si l’évolution historique a étendu et ne cesse d’étendre le domaine où s’exercent le remords et la réprobation, elle n’a pas créé ces sentimens. Avant qu’elle les eût pour ainsi dire délayés sur le monde entier, ils se concentraient avec intensité dans leur berceau familial; ils se resserraient et se cachaient là, où nos yeux, à une telle distance de nous, ne peuvent plus malheureusement les bien distinguer, si ce n’est par induction, quand un voyageur, par hasard, plus observateur et plus sagace que les autres, après un long séjour dans une tribu de sauvages réputés féroces, s’étonne d’y découvrir, dans les bornes étroites de leurs rapports mutuels, des notions et des émotions morales d’une énergie non soupçonnée. Pourquoi nous étonner, du reste, quand l’observation nous montre que les élémens dont ces idées et ces sentimens sont la combinaison, c’est-à-dire la bonté naturelle, l’attachement affectueux aux siens, le chagrin après leur avoir fait du mal, se montrent même dans les espèces[13] animales tant soit peu sociables? Or, s’il en est ainsi, est-ce que primitivement, lorsqu’on était victime d’une offense ou d’un préjudice volontaire causés par autrui, on a dû et pu réagir de la même manière, soit que l’auteur appartînt, soit qu’il fût étranger à la tribu dont on était membre? Évidemment non. La différence, alors radicale, des deux cas devait être nécessairement marquée dans la nature de la réaction consécutive. Quand on avait à sévir contre un agresseur étranger pour empêcher le retour de son agression, on exerçait une vengeance pure et simple. Il y avait alors colère, irritation, alarmes d’amours-propres et d’intérêts, mais indignation, non. C’est seulement à l’occasion des délits commis dans l’intérieur de la tribu, des fratricides, des querelles intestines, que le sentiment du repentir d’une part, de la réprobation indignée de l’autre, avait lieu d’éclater; et l’autorité du père justicier ou du prêtre sacrificateur intervenait toujours pour arrêter les représailles en leur substituant une peine proprement dite, infamante ou expiatoire, signe public de l’indignation publique ou purification de la souillure spirituelle. Car la distinction du pur et de l’impur appliquée à l’âme est très énergique chez les primitifs autant que la même distinction entendue au sens corporel l’est peu, ce qui serait inexplicable dans l’hypothèse de leur immoralité prétendue ; et l’impureté du cœur, mal comprise je le veux, mais vigoureusement sentie, expression figurée de leur contrition, leur répugne aussi fort que la saleté physique leur est indifférente. L’inverse se remarque chez beaucoup de civilisés. Pour expliquer les trésors du temple de Delphes, on disait en Grèce, dès la plus haute antiquité, que les loups y avaient apporté l’or, « car on comprenait sous ce nom, nous dit Curtius[14], les hommes inquiets, errans, souillés de meurtres, qui, par l’entremise des prêtres, avaient recouvré la paix de l’âme et le droit de vivre avec leurs semblables, » c’est-à-dire avec le groupe étroit de leurs concitoyens. Cette préoccupation pénitentiaire est si grande parmi les populations sauvages que, chez elles, toute souffrance, toute maladie, toute infortune est souvent considérée comme le châtiment d’une faute inconnue commise depuis la naissance ou dans une vie antérieure.

Mais je m’aperçois que je me heurte ici à une erreur des plus accréditées et qui m’oblige à quelques mots d’explication. On lit partout, partout on répète, même en dehors de l’école d’anthropologie criminelle, que la vengeance et le talion sont la source primitive, unique, de la justice pénale, qu’à l’origine, crime signifiait préjudice matériel purement et simplement que châtiment voulait dire coup rendu, et qu’il n’y avait nulle trace d’un sentiment moral en tout cela. A première vue, cette thèse s’appuie sur les documens, les observations, les inductions les plus multiples; un coup d’œil jeté sur l’Évolution juridique de M. Letourneau, par exemple, pourra suffire à s’en rendre compte. Mais, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit de la profonde méprise où l’on est tombé ici, par suite d’un étrange oubli. On n’a pas pris garde que tous les crimes dont s’occupent les législations anciennes ou les coutumes juridiques des barbares sont des crimes commis de tribu à tribu, de clan à clan, de famille à famille, c’est-à-dire contre une personne étrangère au groupe social du malfaiteur. Si les lois primitives ne traitent pas des crimes intérieures de la tribu, du clan, de la famille, c’est que ceux-ci étaient souverainement frappés par le chef de ce petit État, aussi clos alors et impénétrable en soi que les monades de Leibniz. Nous savons cependant, à n’en pas douter, qu’il existait, dans chacun de ces groupes fermés, un tribunal domestique, comme il en existe encore chez les Ossètes du Caucase, cette peuplade où le droit primitif semble s’être perpétué au cœur des montagnes pour le bonheur des juristes archéologues. Des tribunaux pareils, des cours d’assises familiales, existent aussi en Chine, ce pays des séculaires survivances; et on les découvre en tout pays inculte où l’on prend la peine de les rechercher.

Or, M. Dareste, dans son magistral ouvrage, récemment paru, sur l’Histoire du Droit, observe avec raison que l’existence de cette justice paternelle a été trop souvent, trop complètement, passée sous silence, et que cette omission a eu des conséquences fâcheuses, par exemple celle de rendre inexplicable la prétendue impunité du parricide au temps de Dracon. Si le sévère législateur athénien n’a rien dit de ce crime, est-ce, comme on l’a naïvement pensé, parce qu’il n’admettait pas sa possibilité? Non, c’est que « le parricide était un crime commis dans l’intérieur de la famille et qui, par conséquent, ne pouvait donner ouverture à la vengeance. La seule peine possible était l’excommunication et l’exil. La plupart des lois barbares gardent le même silence que la loi athénienne, et apparemment par la même raison[15]. » Ainsi, point de vengeance, point de talion en ce qui concerne les délits intra-familiaux; en revanche, une peine flétrissante, déshonorante; caractère que n’a pas le talion vindicatif à la suite des crimes extérieurs. Le meurtrier tué par vendetta de la tribu offensée n’est pas déshonoré par cette exécution; jamais ses fils n’en ont rougi, comme, parmi nous, les fils d’un guillotiné. — Mais je ne veux pas insister sur ces considérations, qui demanderaient à être développées si elles ne nous éloignaient de notre sujet. Un dernier mot cependant. Par un côté essentiel, la criminalité externe, même aux temps les plus primitifs, ressemble à la criminalité interne. Dans l’une comme dans l’autre, le crime est une brouille, soit entre deux familles, soit entre deux parens d’une même famille ; et la peine, vengeance dans un cas, châtiment flétrissant dans l’autre, a toujours pour but d’aboutir à la réconciliation soit des deux familles (ou des deux clans, ou des deux tribus), soit des deux parens. Je vous ai tué un parent, vous m’en avez tué un; je vous ai volé un bœuf, vous m’avez volé une vache ; nous sommes quittes. Cela est si vrai que le couronnement d’une procédure criminelle, chez les Ossètes, c’est un festin de réconciliation, cérémonie pénale très singulière à nos yeux sans doute, mais qui n’en est pas moins pratiqué chez beaucoup d’autres peuples non civilisés. Il s’agit là de deux familles qui se réconcilient. Mais, à plus forte raison, nous devons être certains que, lorsqu’un membre de la famille avait subi la peine infligée par le père, — excommunication temporaire, coups de bambou comme en Chine, etc., — il y avait un festin de réconciliation aussi. La différence était que, dans le premier cas, le repas solennel était une sorte de dîner de gala diplomatique, qui met fin à la rupture de relations officielles entre deux États, tandis que dans le second cas, la Cène devait avoir un tout autre caractère, et bien plus touchant; et, si les documens législatifs ne nous disent rien à cet égard, c’est que, précisément à cause de leur nature intime, de tels spectacles sont interdits au regard de l’observateur étranger. — Le malheur de notre pénalité, à nous, est que jamais il ne vient un moment où le condamné, ayant subi sa peine, est reçu dans les bras de la société qu’il a offensée, et s’entend dire solennellement : Ta faute est effacée, reviens parmi nous! Nous avons bien une procédure de réhabilitation, mais combien froide et paperassière! Il faut avoir été membre d’un Parquet pour le savoir. Quel est parmi nous le pendant du festin de réconciliation usité chez les pauvres montagnards du Caucase? Serions-nous plus barbares que ces barbares? Et nous nous persuaderions, après cela, que c’est nous qui avons inventé le sentiment moral le repentir et le pardon !

Le remords et la réprobation, donc, en ce qui concerne les attentats intérieurs de la tribu ou de la cité, — l’acte de vengeance en ce qui concerne les attaques de tribu à tribu, ont été le point de départ de deux évolutions qui se sont côtoyées assez longtemps et ont influé l’une sur l’autre, mais qui ont fini par diverger complètement. De l’un de ces termes provient notre justice pénale, de l’autre, nos institutions militaires. La guerre, fille de la vengeance, en est l’organisation, vendetta collective, régularisée et systématisée. On parle toujours de revanche ou de représailles militaires, sans que personne se récrie, pas même ceux qui ne peuvent supporter, et avec raison, l’expression démodée et en tout temps inexacte de vindicte publique. Mais la pénalité est pour ainsi dire l’organisation de la pénitence et de l’indignation, devenue peu à peu de la compassion méprisante. Rattachée à ces sentimens plutôt qu’au sentiment de la vengeance, auquel cependant elle a emprunté quelque chose, et même beaucoup trop, aux âges de barbarie, en lui prêtant en retour quelque vague caractère de justice, elle se comprend mieux, ce me semble, et, à coup sûr, tout autrement. La vengeance ne distingue pas entre l’ennemi et son frère, elle tue celui-ci pour la faute de celui-là, ils font partie de la même tribu, de la même horde, de la même armée ; cette identité non pas personnelle, mais familiale ou nationale, suffit à ses yeux pour légitimer ses coups[16]. En tant que vindicative, la justice pénale, elle aussi, a souvent dédaigné de s’attacher à l’identité individuelle et a admis une sorte de culpabilité collective, inhérente aux membres de toute une famille, par exemple à celle des Alcméonides à Athènes pour la faute d’un seul qui avait violé le droit d’asile de Pallas. Après la mort de Crésus, on expliqua son désastre par le crime de son aïeul Gygès qui avait conquis le trône en commettant un meurtre. Mais, à part ces exceptions, bonnes, du reste, à jeter du jour sur l’importance de la notion d’identité, bien ou mal comprise, et à montrer son lien indissoluble avec celle de culpabilité, le justicier a de tout temps cherché à frapper l’auteur individuel d’un crime et l’a déclaré seul coupable, quoiqu’il ait fait ou laissé retomber sur ses parens, par la confiscation notamment, les conséquences déplorables de sa culpabilité. La peine, si elle est le corrélatif et le substitut extérieur du remords intérieur, le remords de ceux qui n’en ont d’autre, est, comme la vengeance, une souffrance infligée, mais une souffrance voulue moins par un calcul d’utilité sociale, que par le besoin d’exprimer la honte d’avoir un frère qui nous déshonore. Si nous nous refusons à concevoir une pénalité autrement que comme douloureuse, tandis que nous admettons très bien la possibilité d’une médication agréable, c’est que le repentir ne saurait être que douloureux. Il me semble que les phases successives de la pénalité s’accordent avec ce point de vue. L’adoucissement et surtout la transformation séculaire des peines qui, toutes physiques et positives au début, se sont spiritualisées à la longue et sont devenues simplement privatives, ne correspondent-ils pas aux changemens opérés dans l’expression du repentir aux divers âges des peuples, depuis le repentir des sauvages et des barbares exprimé par des coups, des mutilations, des blessures volontaires[17], jusqu’au repentir civilisé qui a pour signe unique la tristesse d’une attitude humiliée? Le sauvage contrit se déchire le corps, verse son propre sang; le civilisé repentant peut bien se tuer, car il y a des suicides par remords, mais sans se faire mal ou en se faisant le moins de mal possible. Il n’y a pas de milieu pour ce dernier entre le repentir qui est une souffrance morale, non physique, et le repentir qui le condamne à mourir. De même dans nos pénalités modernes, il n’y a presque plus de châtimens corporels, de flagellations, de bastonnades, de tortures; il n’y a pas de milieu entre la prison assez confortable, seulement déshonorante, et la peine de mort réduite au minimum de douleur.


Telle est, brièvement résumée et incomplètement, une notion de la culpabilité qui, tout étrangère qu’elle est à l’idée du libre arbitre, me paraît donner pleine satisfaction à la conscience, s’accorder avec l’état des sciences et trouver sa confirmation historique dans l’évolution des sentimens moraux aussi bien que des institutions pénales. Pratiquement, elle a, ce me semble, l’immense avantage de rompre un lien factice, mais des plus périlleux, entre une hypothèse métaphysique plus ou moins plausible, mais de plus en plus combattue, et une idée morale nécessaire qui, malheureusement, devient inefficace dès le moment où elle cesse d’être certaine et incontestable. Les deux fondemens que nous avons cru pouvoir lui donner sont à l’abri de toute sérieuse attaque. L’identité personnelle est un fait, la similitude sociale aussi. Avec ce fil conducteur, il est aisé de se retrouver dans le dédale des difficultés offertes par les perturbations mentales de la folie, de l’hypnotisme, de l’alcoolisme, de la sénilité, etc. À première vue, on pourrait croire que les deux conditions indiquées se développent en raison inverse l’une de l’autre, que plus on s’identifie à soi-même par la cohésion croissante de la conduite, et plus on devient dissemblable à son milieu social. Mais il n’en est rien ; l’homme est devenu un animal si essentiellement sociable que sa personnalité se trouble en s’isolant, s’accentue en s’ouvrant largement aux influences, aux sympathies, aux exemples du dehors. Son originalité se nourrit de son impressionnabilité. C’est par l’étude prolongée des modèles, œuvres magistrales ou créatures vivantes, que le peintre se fait son style. Aussi, toutes les causes qui diminuent, resserrent et mutilent, ou paralysent entièrement notre faculté d’assimilation sympathique avec autrui, ont-elles pour effet parallèle d’entraver notre identification avec nous-mêmes. La folie qui nous aliène, nous désassimile aussi bien, et sa plus ordinaire manifestation est un égoïsme extravagant. Peut-être m’objectera-t-on que, s’il en est ainsi, la culpabilité des malfaiteurs doit être en général bien faible, puisque, donnant la preuve de leur insociabilité, de leur défaut de sympathie, de leur dissemblance avec la société honnête, ils doivent être réputés dépourvus d’équilibre mental, de stabilité personnelle. Mais je ne recule pas devant cette conséquence, en ce qui concerne un certain nombre de malfaiteurs, déséquilibrés ou demi-fous plus dignes du cabanon que de la cellule. Quant à la plupart des délinquans, c’est une erreur de se les représenter comme des êtres à part sans nulle similitude avec nous. Sous bien des rapports, très nombreux même, ils nous imitent, ils nous empruntent nos mœurs, nos vices surtout, nos vanités, nos cupidités, nos erreurs, le plus souvent aussi nos jugemens moraux par lesquels ils se voient forcés de se condamner eux-mêmes. Ils sympathisent donc avec nous plus qu’ils ne pensent et que nous ne pensons. Car il y a toujours quelque amour ou quelque respect, conscient ou inconscient, au fond de l’imitation, comme il y a toujours de l’imitation ou une tendance imitative au fond du respect ou de l’amour[18]. Ces êtres dégradés font donc partie, malgré tout, de notre société qu’ils exploitent, et dont l’exploitation est la carrière où ils déploient leur individualité. Il est donc juste et logique de voir dans la majorité des malfaiteurs, non pas des malades ou des infirmes, mais des coupables, et de les punir comme tels, d’après le degré variable, nullement chimérique, de leur culpabilité. — Cela dit à l’adresse des spiritualistes d’une part, des positivistes de l’autre, je ne vois pas en quoi cette solution d’un problème épineux pourrait offenser les premiers ou mériter le reproche d’éclectisme que lui ont adressé çà et là les seconds. Cet effort pour sauver l’idée de culpabilité trahirait-il, comme l’ont insinué ces derniers, un reste de spiritualisme ou de christianisme inconscient et se survivant au cœur, chose grave à leurs yeux? Je croirais plutôt que dans leur obstination à vouloir détruire cette notion vieille comme le monde, antérieure à toutes les philosophies et peut-être à toutes les religions, il y a l’action d’un préjugé inspiré par une conception toute théologique de la coulpe et du péché. Seulement, comme je l’ai montré, les théologiens avaient de puissans motifs pour appuyer la responsabilité morale sur le libre arbitre, et les positivistes n’en ont aucun en supposant comme eux, et d’après eux, que, le libre arbitre supprimé, la responsabilité morale s’évanouit. Revenons au sens humain des choses, à leur sens antique ressaisi et précisé; voyons des coupables là où cette épithète est le mot propre, clair et net ; cela ne peut gêner en rien les anthropologistes dans l’examen anatomique et physiologique des criminels, ni les statisticiens dans l’étude numérique des crimes ; mais cela ôtera tout prétexte aux attaques passionnées ou aux plaisanteries plus ou moins spirituelles dont ils sont parfois l’objet, et cela ouvrira à leurs instructives recherches, fécondes en documens intéressans, l’accès de beaucoup d’esprits distingués dont l’entrée leur est barrée et le sera toujours, non sans quelque apparence de raison, s’ils s’obstinent à nier l’idée morale. Ce dont il y a lieu d’être frappé, c’est que, en dépit de ce paradoxe, les doctrines des nouveaux criminalistes se soient propagées dans le monde entier, en France même[19], avec une rapidité si grande et toujours croissante. Rien ne montre mieux l’opportunité de leur apparition, l’universalité du besoin auquel elles répondent, leur vérité sous certains rapports essentiels, et la vanité des traits légers décochés contre elles par leurs adversaires.


G. TARDE.

  1. J’indique simplement pour mémoire une tentative ingénieuse et désespérée de sauvetage du libre arbitre, imaginée par M. Bergson dans ses Données immédiates de la conscience, livre d’une analyse psychologique très délicate.
  2. Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1890, article intitulé : une Nouvelle théorie de la responsabilité à propos de notre Philosophie pénale.
  3. Voir l’Évolutionnisme des idées-forces, par M. Fouillée (Paris, 1890).
  4. Epiphénomène est un néologisme commode et qui a eu du succès. Tout ce que nos savans ne peuvent expliquer, ils le relèguent dans cette nouvelle catégorie des faits, inventée à leur usage. Je lisais dernièrement ces lignes d’un anthropologiste embarrassé pour donner une explication biologique du crime : « En un mot, le crime est là comme toujours un épiphénomène, un accident dans la vie de certains sujets, »
  5. Autre chose, remarquons-le, est la prédestination des âmes par une volonté divine qui aurait d’avance voulu leur vouloir, autre chose leur prédétermination (ce qui ne veut pas dire leur prévision, ni même leur prévisibilité) par le jeu de lois et de forces qui, sans le vouloir et sans le savoir, les auraient suscitées. Dans le premier cas, on peut prétendre que mes actes, même volontaires, ne m’appartiennent pas, qu’ils appartiennent au premier voulant, à Dieu. Mais, dans le second cas, mon vouloir est mien, car, avant d’être, nouveauté inattendue, il n’avait jamais été. Il est ma création, dans le sens comédien du mot, qui ne manque pas de vérité.
  6. M. Herbert Spencer a fait exception, au moins dans sa magistrale formule, où il réduit toute évolution à des acquisitions de matière compensées par des pertes de mouvement. La clarté d’une telle conception, aussi nette que le doit et l’avoir des compatriotes commerçans de l’illustre sociologue, en explique peut-être en partie le prodigieux succès.
  7. Le mot est de Guyau, déterministe pourtant.
  8. Les naturalistes, trop préoccupés des caractères anatomiques et physiologiques, pas assez des caractères psychologiques, se refusent à croire que la personne puisse changer. Le sujet n’a-t-il pas conservé les mêmes traits, le même corps? Mais les moindres nuances psychologiques, pour peu qu’elles se répètent et se fortifient, ont plus d’importance véritable que les différences les plus saillantes des organismes vivans. Il y a des transformismes moraux plus certains que la transformation des espèces; et il y a plus loin souvent d’une personne à soi-même, après une lésion ou une maladie cérébrale, ou après une conversion, qu’il n’y a loin d’une espèce à une autre espèce vivante.
  9. Nos amis et nos connaissances s’aperçoivent bien mieux que nous de ces changemens, qu’ils reconnaissent à des signes certains. Le déchiffrement de ces signes et leur lecture aisée sont l’art de l’aliéniste. C’est à lui qu’il conviendrait de demander la solution du problème relatif à l’idéalité personnelle de l’accusé et à son degré, au lieu de lui demander si et jusqu’à quel point l’accusé a été libre; car c’est cela qu’on entend à présent encore en lui demandant si et jusqu’à quel point l’accusé est responsable moralement. Chose remarquable, à cette question de responsabilité ainsi posée et comprise, l’expert judiciaire, tout déterministe qu’il est le plus souvent, répond toujours; et comme on ne peut avoir l’irrévérence de penser qu’il parle pour ne rien dire, il faut bien admettre qu’il fait reposer sciemment ou à son insu la responsabilité morale sur une autre considération que celle du libre arbitre auquel il ne croit point. Ne serait-ce point la considération de l’identité? — Je ne me fais pas illusion, d’ailleurs, sur les difficultés inhérentes, dans bien des cas, à l’appréciation de l’identité personnelle. Mais l’identité corporelle même est-elle toujours facile à constater? Était-il aisé d’identifier les restes mutilés de Gouffé, comme est parvenu à le faire le docteur Lacassagne?
  10. Ou d’une portion de l’Afrique tout récemment explorée.
  11. Mais le lama hindou qui tue une fourmi est plus coupable encore, car il croit frapper en elle une âme humaine et indienne transmigrée.
  12. Remarquons que deux transformations inverses, dont l’idée de culpabilité à chaque moment est la résultante, s’opèrent à la fois : pendant que la similitude sociale sentie va s’élargissant sans cesse, au point d’embrasser déjà l’humanité tout entière et même l’animalité domestique et supérieure, l’autre condition de la responsabilité, l’identité personnelle, va se resserrant, grâce aux découvertes de la médecine mentale. Supposez ces deux changemens parallèles poussés à bout : le champ de la culpabilité se sera singulièrement agrandi d’un côté, rétréci de l’autre; nous serons jugés irresponsables (comme plus ou moins aliénés ou déséquilibrés, ou dégénérés héréditaires, etc.) de beaucoup de crimes, parricides même et fratricides, dont nous aurions été jugés coupables jadis; mais nous serons jugés coupables d’une foule de crimes qui, commis au préjudice d’étrangers, nous auraient mérité l’absolution de nos pères ou de nos lointains aïeux. — Est-ce à dire pourtant qu’il viendra un moment où, par le fait même que la similitude sociale sera universellement sentie, la considération de cette seconde condition de la responsabilité cessera de jouer un rôle quelconque dans le jugement moral? Non. car toujours on sera tenu envers son prochain, envers son compatriote le plus rapproché, à des égards et a des devoirs spéciaux. Une théorie complète de la responsabilité morale exige donc et exigera toujours la synthèse des deux conditions indiquées.
  13. Voir Espinas, Sociétés animales, passim. — Voir aussi la Politique positiviste d’Auguste Comte. Darwin, dans sa Descendance de l’homme (t. I, p. 78 et suiv.), cite aussi beaucoup de traits qui prouvent les sentimens affectueux des animaux sociables les uns pour les autres. Mais il fait de vains efforts pour expliquer par la concurrence vitale et la sélection naturelle l’apparition de ces sentimens. La sélection n’a pu fonctionner, en tout cas, qu’à partir du moment où, au milieu d’une espèce composée, par hypothèse, d’individus absolument égoïstes jusque-là, aurait apparu cette bien étrange variation individuelle, un individu prenant plaisir au plaisir d’un autre. Et je me demande en quoi cette étrangeté lui aura servi personnellement. Il me semble plutôt que, par la sélection naturelle, on rend compte des exceptions si nombreuses à l’instinct de sympathie, telles que celles qui sont relatées p. 80 du même volume.
  14. Histoire de la Grèce, t. II.
  15. Il me sera permis d’exprimer le plaisir que j’ai eu à voir une autorité telle que celle de M. Dareste prendre en passant cette idée sous son patronage. Je l’avais indiquée aussi dans les Archives d’anthropologie criminelle de M. Lacassagne, n° du 15 mai 1889. J’y faisais remarquer que, chez les primitifs, il y a deux peines toujours, comme il y a toujours deux prix des mêmes articles, l’un pour le compatriote, l’autre (excessif et arbitraire) pour l’étranger.
  16. Napoléon, en bon Corse qu’il était, sentait ainsi : « Un prince de la maison de Bourbon a été pour quelque chose dans la conspiration de Cadoudal, donc j’ai le droit de faire tuer un prince quelconque de cette famille. » Tel a été son raisonnement en faisant assassiner le duc d’Enghien, et son acte a été si conforme au sentiment corse de la responsabilité familiale, qu’il n’a jamais pu concevoir l’émotion suscitée par cette mort tragique. (Voir les Souvenirs de M. de Barante à ce sujet.)
  17. Les anciens Aztèques se saignaient cruellement eux-mêmes pour les moindres peccadilles.
  18. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours attaché une importance si grande à l’imitation et à la similitude sociale, son effet. Ce n’est pas en tant que les hommes s’utilisent réciproquement, comme les économistes sont trop enclins à le penser, que les hommes font partie de la même société ; pour se rendre les plus grands services, ils sont souvent forcés de se différencier les uns des autres si profondément, par le régime des castes ou par la division du travail poussé à l’excès, qu’ils cessent de se traiter en compatriotes sociaux ; et ils ne se sont jamais peut-être tant entre-servis que lorsqu’ils ont divorcé socialement. Non, c’est en sympathisant réciproquement, et, par suite, en s’imitant les uns les autres, qu’ils sont vraiment cosociétaires.
  19. Il est à remarquer, d’ailleurs, que l’école française, fondée à Lyon par le docteur Lacassagne, se distingue nettement par sa sagesse, par son caractère pratique et solide, de l’école italienne.