L’Idée d’objet


L’IDÉE D’OBJET[1]



Une étude spéciale du goût, de l’odorat, de l’ouïe et de la vue, analogue à celle que nous avons faite déjà du toucher, retiendrait inutilement l’attention du lecteur, car nous le supposons instruit de la structure de nos organes et des variétés de sensations qui y correspondent. Une telle étude serait plutôt de nature à nous faire oublier ce qui est essentiel, c’est à savoir que les perceptions d’un sens supposé seul, fût-ce même le toucher, méritent à peine le nom de perceptions, et ne ressemblent pas du tout aux connaissances que nos différents sens, s’exerçant ensemble, nous permettent de former au sujet des choses qui nous entourent. Il est nécessaire de méditer un long temps là-dessus, si l’on veut comprendre ce que l’illustre Kant a expliqué, semble-t-il, trop sommairement, c’est à savoir que notre perception dépend bien plutôt des lois de notre esprit que des propriétés de nos sens.

Sans doute il est commode, et il est peut-être nécessaire lorsque l’on enseigne les premières notions de la science de l’esprit, de séparer les unes des autres les cinq images d’un objet, et de s’efforcer de décrire exactement chacune d’elles en n’y mettant rien de plus que ce que la structure et la fonction d’un sens isolé permettent d’expliquer. Il sera ensuite facile de montrer que la structure et les fonctions des sens ne suffisent pas à expliquer la liaison ou plutôt la réunion de ces cinq images en un seul objet. Platon sera ici un bon guide. Chacun de nos sens ne connaissant jamais ce que connaissent les autres sens, jamais ce qui est commun à tous les sens, comme l’égal ou l’inégal, l’un et le plusieurs, et, en bref, le monde unique que nous croyons connaître par leur moyen, jamais rien de tout cela ne sera connu par un des sens, ni par aucune autre partie du corps, aucune partie ne pouvant être ce que sont les autres. Par ce moyen le disciple viendra à comprendre qu’il faut quelque principe qui unisse réellement toutes ces parties distinctes et fasse des cinq images un objet. Pour mieux expliquer ce point, il serait à propos aussi de développer le beau problème de Molineux, de façon à bien faire comprendre qu’aucune analogie naturelle n’existe entre les images tactile et visuelle, qui puisse conduire un aveugle-né à reconnaître dans le cube qu’il voit l’image du cube qu’il a touché. Et en un mot on pourra montrer que l’unité de l’objet n’est pas un fait ; que ce qui est un fait c’est tout au plus la liaison des images les unes aux autres, et que liaison n’est pas identité. Que, par suite, l’unité de l’objet ne peut être que supposée ou posée en vertu de quelque exigence théorique, analogue à celles qui nous guident dans la construction des sciences ; car pour les besoins de la pratique, ou de l’action, une liaison empirique suffirait. Et ce sera un nouvel épisode de la discussion interminable entre les disciples de Platon et ceux de Protagoras.

Mais nous devons ici nous contenter moins aisément, et ne pas oublier qu’une philosophie de l’esprit est autre chose qu’une réfutation de l’empirisme. Il nous faut critiquer ces abstractions commodes que nous appelons l’image tactile et l’image visuelle ; montrer qu’il n’y a point du tout de fait donné avant l’idée, et spécialement qu’il n’y a pas eu d’abord l’étendue tactile et l’étendue visuelle, puis enfin l’étendue, mais qu’au contraire il n’y a maintenant l’étendue tactile ou l’étendue visuelle que parce qu’il y a eu d’abord l’étendue.

Supposons donc faite l’étude de nos différents sens, supposons que nous nous soyons efforcés de décrire leurs organes, et de déduire de cette structure les perceptions propres de chacun d’eux. Il reste à comprendre que cette méthode est tout à fait artificielle, même lorsqu’on l’applique au toucher, comme nous avons fait, quoique pourtant le toucher semble être de tous les sens, le plus riche en perceptions naturelles, et, comme on l’a dit souvent, l’éducateur de tous les autres. Les perceptions qu’aurait un être supposé réduit au seul toucher ne sont pas du tout concevables, et ce que l’on attribue au toucher seul est en réalité toujours dû à des sensations tactiles complétées par quelque représentation qui suppose la vue, l’ouïe ou l’odorat.

Dire par exemple que, par le toucher seul, nous percevons la solidité des corps, cela n’a pas beaucoup de sens. Que peut être en effet notre notion de la solidité si, en même temps que nous constatons qu’un mouvement de notre main est arrêté et remplacé par une douleur croissante, nous ne nous représentons pas quelque autre manière actuellement possible de pénétrer jusqu’à d’autres corps, ou jusqu’à d’autres parties de ce corps, inaccessibles maintenant au toucher. Lorsque je touche un corps solide, il faut bien, pour que j’aie l’idée du solide, que je me représente de ce corps autre chose que ce que j’en connais maintenant par le toucher, c’est-à-dire un intérieur de ce corps, comprenant des positions que mon toucher ne peut atteindre, et que pourtant je me représente. Cet intérieur du corps solide, je ne puis le connaître par le toucher qu’en brisant le corps et en le reconstituant ensuite avec ses morceaux, ou tout au moins en imaginant, d’après des expériences antérieures, que je le brise et que je palpe quelques-unes de ses parties intérieures. Encore ne comprend-on pas bien comment il serait possible de se représenter intuitivement un même corps comme résistant et brisé ; de sorte qu’un être pensant, supposé réduit au sens du toucher, ne pourra, semble-t-il, que raisonner sur la solidité, et ne pourra point du tout la percevoir. Pour les clairvoyants dont la vue est suffisamment éduquée, une telle intuition du solide n’est autre que celle d’un corps transparent et dur dont les parties intérieures, inaccessibles au toucher, sont imaginées au moyen de la vue comme formant ensemble un système déterminé. Si nous n’avions que le toucher, nous pourrions peut-être concevoir et définir à l’aide du langage, et par suite aussi prévoir ce qu’il y a à l’intérieur d’un corps qui nous résiste, mais nous n’en aurions pas cette intuition qu’on appelle perception. C’est donc visuellement que je me représente les parties d’un corps solide qui sont inaccessibles à mon toucher. Toucher un solide, c’est à la fois être arrêté par lui et n’être pas arrêté par lui ; c’est toucher et en même temps connaître par la vue un autre acte de toucher comme possible. Toucher c’est en même temps voir.

Aussi dire, par exemple, que le toucher seul peut nous faire connaître le relief ou la profondeur, ou, comme on le dit d’une manière assez obscure, la troisième dimension de l’espace, tandis que la vue ne nous ferait connaître qu’un espace à deux dimensions, cela ne présente pas un sens très net. Car, pour un homme réduit au seul toucher, toutes les dimensions possibles expriment un relief ou une profondeur, c’est-à-dire représentent un mouvement possible de notre corps, et la troisième dimension, ou plutôt l’autre dimension, se réduirait à l’imagination d’un mouvement qui diviserait les corps résistants, c’est-à-dire à l’imagination d’un mouvement actuellement impossible. Or, si l’on est supposé réduit au toucher, une telle imagination est impossible ou tout au moins vague et confuse, si elle n’est complétée par des mots. Au contraire, par la vue j’éprouve des sensations qui me permettent de me représenter des choses qui pourraient être touchées, mais qui pourtant ne peuvent pas l’être présentement, et c’est ainsi par la vue que la profondeur, ou l’autre dimension tactile, peut être objet d’intuition. Par le toucher seul, nous ne pouvons que nous heurter aux corps solides ; grâce à la vue, ou à quelque sens analogue à la vue, nous pouvons nous représenter des solides.

S’il est déjà difficile de parler des perceptions naturelles du toucher, que dire de la vue ? Dira-t-on que la perception d’étendue colorée dépend de la vue seule ? Cette notion d’étendue visuelle, assez commode dans l’enseignement élémentaire, mais purement provisoire et abstraite, ne résiste pas non plus à la critique. Si la vue, en effet, est réduite à elle seule, elle nous fera éprouver un grand nombre de sensations qui varient toujours quel que soit le mouvement que fait notre corps, et, en admettant que nous nous représentions quelques-unes de ces sensations comme possibles par certains mouvements du corps, ces mouvements ne seront jamais assujettis à une direction constante, car les corps que je vois n’arrêtent et ne contrarient jamais les mouvements de mes yeux. En réalité la notion de surface exige, pour être formée, l’exercice du toucher ; elle suppose un mouvement de direction constante accompagné d’une impression de résistance constante ; et une telle notion n’est possible que par la solidité de certains corps. Un être qui ferait avec une égale aisance tous les mouvements quelconques dans toutes les directions, ne formerait point l’idée d’une surface, ni d’une surface plane.

Afin de mieux comprendre l’insuffisance de ces notions, que ceux qui traitent de ces questions échangent pourtant comme une monnaie fiduciaire, considérons une affirmation qui satisfait beaucoup de gens : nous voyons, tant que la vue n’est pas éduquée par le toucher, tous les objets sur un plan. Si on leur demande sur quel plan, ils diront, je pense, que c’est sur un plan à peu près vertical situé à une distance mal déterminée, parce que c’est sur un plan de ce genre que les peintres ont l’habitude de nous représenter des hommes, des troupeaux et des arbres, par des couleurs juxtaposées. Mais il est à remarquer que le peintre nous représenterait également bien de telles images sur un plan incliné, par rapport à nous qui regardons, d’une façon quelconque, et aussi sur une sur face sphérique, ou sur n’importe quelle surface tout à fait irrégulière, ou même sur plusieurs surfaces situées les unes derrière les autres, et se cachant les unes les autres en partie. Lors donc que je dis : je vois les objets comme s’ils étaient peints sur un plan, je dis quelque chose de tout à fait arbitraire ; je les vois ainsi, parce qu’il me plaît d’imaginer un plan dressé verticalement à quelque distance de moi, et sur lequel des couleurs seraient distribuées. Mais cette imagination elle-même suppose l’exercice du toucher, car je me représente alors que ce plan limiterait et réglerait, dans certaines conditions, les mouvements de mon corps et de ma main. On voit par là à quel point il est inexact de dire que la représentation d’une étendue plane et colorée est une perception naturelle de la vue.

En réalité, il est impossible de dire ce que c’est que voir, tant que la notion d’une chose unique, qui est en même temps touchée et vue, ou qui est conçue comme pouvant l’être, n’est pas présupposée. Et il n’est même pas permis de dire que les images sont connues primitivement comme étant en contact avec l’œil même ; l’aveugle-né opéré de la cataracte, qui voulait écarter les images visuelles avec sa main, montrait bien par là qu’il les considérait déjà comme des objets tangibles. Et, même s’il s’était borné à éprouver des sensations dans son œil, de telles sensations auraient enfermé déjà la perception d’une région de son corps, d’une chose tangible, de son œil.

Disons donc que, lorsque nous disons que nous voyons un plan, nous voulons dire que nous jugeons, d’après certaines sensations visuelles, que notre toucher serait assujetti, si nous faisions certains mouvements, à une certaine loi. Ce que nous voyons, ce sont des résistances, et la notion visuelle de surface n’est autre chose que la notion d’une relation entre des heurts et des mouvements, figurée d’avance par des juxtapositions de couleurs. Ainsi de même que sans la vue nous n’aurions pas l’intuition de la profondeur, sans le toucher nous n’aurions pas l’intuition de la surface.

Il ne faut donc point dire que j’arrive à voir, par l’exercice, la chose même que je touche ; il faut dire que je ne vois absolument que des choses, c’est-à-dire des objets que je puis toucher. Et il faut bien comprendre le sens de ces mots, toucher, voir, entendre, goûter, flairer. Car le physiologiste entend par ces mots de pures abstractions. Pour lui, voir c’est éprouver, dans une certaine partie du corps qu’on appelle l’œil, des secousses plus ou moins rythmées qui sont accompagnées de quelque plaisir ou de quelque douleur. En réalité il n’exprime par là qu’une chose, c’est que l’acte de voir est lié à l’intégrité d’un certain corps qui peut être lui aussi touché et même vu. Mais voir, si peu que la vision soit habile, c’est tout autre chose. Voir c’est penser qu’on touchera, qu’on entendra, qu’on goûtera et rien autre chose ; toucher c’est penser qu’on verra, qu’on entendra, qu’on goûtera, etc. Cela revient à dire avec le vulgaire, mais en comprenant bien alors toute la valeur des mots : nous voyons et nous touchons l’univers ; et cela veut dire que nous pensons l’univers, et c’est ainsi qu’il faut entendre que nous pensons l’univers, si nous voulons entendre sous l’expression pensée autre chose que des discours. Voir c’est toujours voir la chose même que l’on touche ; et, comme cela est impossible si l’on prend toucher et voir comme des fonctions du corps, il faut comprendre que voir et toucher c’est toujours penser, que percevoir c’est déjà penser l’univers, comme le savant essaie de le penser, et, pouvons-nous dire d’avance, d’après les mêmes règles. Il n’est qu’un moyen d’expliquer et de prévoir l’accord final entre les déductions mathématiques et l’expérience, c’est de faire voir que la Nature suppose elle-même, si elle est présentée à une conscience, les principes et les déductions que l’on retrouve dans la connaissance réfléchie.

Afin de découvrir dans notre perception les lois mêmes de la pensée, il faut donc que nous nous attachions à bien comprendre ce que c’est que percevoir et ce que c’est qu’objet perçu. Percevoir ce n’est pas être modifié de telle ou telle façon, c’est connaître un objet comme source unique de sensations multiples ; c’est connaître quelque chose que le toucher, l’œil et aucun de nos sens ne peuvent sentir : la loi qui unit ce qu’éprouve l’un de nos sens à ce que l’autre éprouve ou éprouvera. Et il n’y a pas pour nous d’autre objet que cette loi-là. Ce que nous appelons la chose, c’est réellement la représentation d’une relation entre nos sensations et nos mouvements : connaître un objet, c’est connaître une loi. C’est pourquoi les objets que je vois dans le miroir sont identiques pour moi aux objets que je vois directement ; ce que je connais, quand je vois un objet dans un miroir, c’est que si je marchais dans telle direction, en faisant à peu près tel nombre de pas, et si j’étendais la main, j’éprouverais telles impressions tactiles ; et c’est cette anticipation de mes impressions tactiles que j’appelle l’image visuelle. Aussi, quand je dis que les images des objets dans le miroir sont trompeuses, je veux dire qu’en marchant et en étendant la main je ne trouve pas sous mes doigts ce que j’attendais. L’image visuelle, dans le miroir et dans tous les cas, est donc une règle pour toucher tel objet, c’est-à-dire pour éprouver telle impression tactile. Cette règle détermine des mouvements de mes jambes et de mes bras, c’est-à-dire la position de l’objet : connaître la position d’un objet, c’est connaître les mouvements que j’ai à faire pour l’atteindre.

Mais, dira-t-on, la connaissance d’une telle loi suppose avant elle la connaissance des objets. Non, car l’objet, ainsi qu’il vient d’être expliqué, n’est rien de plus que cette loi même. On retrouve ici, sous une forme peut-être plus claire, le paradoxe de Kant : l’espace est antérieur aux choses. Il m’est impossible de tirer la notion du lieu d’un objet de la connaissance préalable de cet objet, puisque cet objet n’est objet que par quelque connaissance du lieu. Si donc je me demande quelle est, dans une histoire théorique de ma pensée, la première idée d’un objet, je suis obligé de dire que cette première idée c’est l’idée de tout l’Univers, sans aucune notion d’objet déterminé, c’est-à-dire l’idée d’un lieu indéterminé, d’un espace vide et indéfini. Il faut, en d’autres termes, qu’avant toute idée d’un objet, j’aie l’idée d’une loi qui unit toutes mes sensations possibles à tous mes mouvements possibles. C’est dans cette loi, en quelque sorte, que je distinguerai d’autres lois ; c’est dans le tout de l’Univers que j’arriverai à discerner des objets.

Ces remarques ne sont pas d’un petit intérêt si nous voulons comprendre les propriétés de l’Espace des géomètres, comme aussi l’identité de cet espace et de l’espace où sont les choses pour nous. Car le géomètre, lorsqu’il construit et complique peu à peu des figures dans l’espace, ne fait que refaire un travail que toute pensée a nécessairement fait et qui est impliqué dans toute perception. Il faut que j’aie d’abord la notion du lieu vide ; c’est là-dedans que je cherche ensuite des objets, c’est-à-dire des relations déterminées entre telles sensations et d’autres. Et cela permet de comprendre que nous avons dû avoir d’abord l’idée d’un espace homogène, c’est-à-dire d’un espace dans lequel tous les mouvements étaient également possibles. Cette propriété primitive de l’espace est peu visible maintenant dans les régions de l’espace que je connais bien ; mais quant aux régions que je suppose au-delà des étoiles et des nébuleuses, je les conçois et je les construis justement comme, à mon premier éveil supposé, j’ai dû construire le monde entier. L’infinité de l’espace doit s’entendre de même comme exprimant que, l’idée de l’espace vide précédant nécessairement toute expérience possible, je ne puis absolument pas concevoir une expérience quelconque, par exemple celle d’un mouvement en ligne droite, à laquelle l’espace puisse manquer jamais. Et enfin je dis que l’espace est indivisible, parce que la connaissance distincte des parties de l’espace a pour condition la connaissance préalable d’un tout de l’espace, ce qui rend absurde l’idée que l’espace puisse être considéré comme une somme de parties, ou, inversement, puisse être divisé en parties.

Dans le tout de l’Univers, d’abord posé, il faut que je découvre des objets, c’est-à-dire des relations déterminées entre telles et telles sensations. Pour cela, il faut d’abord que je connaisse l’effet de tel mouvement ; il faut donc que je le fasse ; de sorte que la forme ici encore précède la matière, et que le mouvement est nécessairement réalisé avant son contenu. Et cela s’accorde bien avec la méthode des géomètres. Quand je pose d’abord le point, c’est comme si je disais qu’une position a été naturellement position pour moi, avant d’être tel objet, c’est-à-dire que j’ai conçu des lieux ou positions avant de savoir ce qui y était. Le point des géomètres exprime très exactement ce premier terme de notre connaissance d’un objet, déterminé quelconque, la pure position sans aucune qualité.

De même la ligne droite exprime bien que la pure action est antérieure à toute action. Pour découvrir cette loi qui unit des sensations à des sensations, et qui est tout ce que j’appelle une représentation d’objet, il faut bien que j’achève d’abord un mouvement. Comme ma connaissance du monde va de l’ensemble aux détails, de l’objet en général aux objets particuliers, il faut bien que je détermine quelques positions avant de les déterminer toutes, et ainsi que je me représente le tout d’un mouvement sans me représenter toutes les positions intermédiaires. Il arrive donc nécessairement que je conçois le mouvement comme relation pure et simple entre deux positions avant de connaître des positions intermédiaires ; et je n’aurai pas alors deux manières de passer d’un point à l’autre. Et il faut bien que j’aie ainsi déterminé des positions dans le monde en y traçant des droites ; car je n’ai pas pu connaître du premier coup, et je suis loin de connaître encore aujourd’hui, tout le détail des régions de l’Univers que je connais pourtant le mieux. Mon univers est encore abstrait et simplifié ; il le sera de moins en moins, surtout dans certaines parties. Mais l’Univers a toujours été pour moi tout l’Univers. Le nouveau-né veut saisir tout l’Univers avec ses mains, et trace ses premières actions sur un tableau de couleur uniforme, comme font aujourd’hui ceux qui, revenant méthodiquement à l’enfance afin de comprendre peu à peu ce que c’est qu’être un homme, tracent sur un tableau noir les éléments de la géométrie.

Ce qui nous empêche de bien concevoir cette histoire théorique, ce qui fait même que beaucoup de bons esprits se la représentent d’une toute autre façon, c’est qu’aujourd’hui, alors que nous sommes parvenus à l’âge adulte, nos actions habituelles, en s’entrecroisant, ont tissé autour de nous un univers plein de menaces. Notre action ne peut plus se diriger hardiment vers une fin, car nous connaissons les embûches des choses, et le moindre mouvement éveille tout un cortège de douleurs possibles ; et, comme la variété de nos sensations s’enrichit à mesure que nos sens s’affinent, comme les instruments grossissants nous font voir, dans un petit espace qui nous semblait homogène, encore tout un monde, nous venons à dire, nouveaux Héraclites, que tout est absolument divers et changeant dans la nature. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les nouveaux sceptiques partent de cette conception dernière, que nous ne pouvons d’ailleurs atteindre qu’en paroles, comme si c’était notre première pensée, et tirent de là que l’espace et ses lois, ainsi que toutes les autres formes de la science sont des conventions qui expriment fort imparfaitement la nature des choses. Il est pourtant évident que, si avancés que nous soyons dans la connaissance du détail de l’Univers, nous sommes encore bien loin d’atteindre, soit dans la perception, soit dans la science, la nature d’Héraclite, en sorte que c’est bien cette nature-là qui est, comparée au réel dans lequel nous vivons, une abstraction et un discours bien fait.

Pour le mieux montrer, pour mieux faire voir que la perception procède nécessairement d’après les mêmes principes que la science, considérons la science et la perception d’une forme naturelle quelconque. Le savant observe la marche d’une planète ; il cherche à réunir par une courbe les positions observées, et il cherche dans son magasin de mathématicien des courbes aussi simples que possible. Il les essaie. Il se trouve que l’ellipse réunit assez bien les positions successives de cette planète. Mais tout le monde sait qu’elle est sollicitée à chaque instant par des forces attractives changeantes, qui font que les états de l’univers s’expriment dans la marche de cette planète, par une figure dont le détail parfait exigerait, pour être déterminé, un temps infini. Et le savant a eu raison en traçant d’avance une courbe simple, car c’est seulement par rapport à cette courbe simple qu’il pourra apercevoir ce qu’il appellera les perturbations. Et c’est ainsi qu’en compliquant peu à peu ses formes, le savant arrivera à exprimer de mieux en mieux la nature sans cesser d’être géomètre. Ainsi faisons-nous tous, et tous les jours, depuis que nous sommes nés. J’écris sur une table rectangulaire. Je pense qu’elle est rectangulaire, et tout aussitôt je pense qu’elle n’est pas exactement un rectangle : je perçois d’abord une droite, puis je distingue des détails et des sinuosités ; mais c’est seulement par rapport à une droite tracée que je puis percevoir le non-droit ; car si je commençais par percevoir en quoi le bord de cette table n’est pas droit, je n’aurais pas encore fini de la percevoir, et Zénon rirait avec raison de moi, puisque je voudrais achever, en les parcourant tous, l’énumération des détails de cette table, lesquels ne sont pas en nombre fini. Quelque chose que j’aie à connaître, il faut que j’en connaisse d’abord un schème abstrait et simplifié ; alors seulement je pourrai constater qu’il est insuffisant, le modifier et le compliquer ; et cela sans fin. En d’autres termes, si je n’ai pas le tout d’avance, je ne ferai pas le tout avec ses parties, car il faudrait d’abord faire les parties avec les parties, et je me perdrais dans le rien. Pareillement lorsque je conçois une action, je ne puis la concevoir en ajoutant les unes aux autres toutes ses parties, car je ne finirais jamais. Et cela est vrai aussi de l’action même ; si je faisais ses parties d’abord, et les parties de ses parties, je ne ferais rien. Aussi, en toute chose, je commence par finir. Par suite une distance toute simple, et déterminée uniquement par le point d’arrivée, est nécessairement antérieure aux choses qui la rempliront ; elle est déjà, par cela seul, la droite des géomètres. Platon disait donc bien que c’est par rapport à ce qui est droit et simple que ce qui ne l’est pas peut ne l’être pas. C’est toujours par l’idée et dans l’idée que je saisis la chose ; et je ne puis faire le complexe qu’avec le simple ni connaître deux qu’après un. Le courbe n’a pas d’existence du tout pour personne en dehors d’un réseau de droites.

C’est par des réflexions de ce genre que l’on sera amené à comprendre que les positions, les formes et les distances que nous connaissons par les sens sont des conceptions identiques à celles que la science réfléchie construira. Une théorie de la perception, si nous la suivons avec patience ; nous conduira à comprendre que nous nous représentons les choses dans l’espace des géomètres. Une telle idée ainsi résumée et mise en formule risque de paraître tout à fait banale à ceux qui l’admettent comme à ceux qui la rejettent. Les grands philosophes, appliquant eux aussi les mêmes principes que l’enfant qui apprend à percevoir, ont jeté audacieusement de telles formules par-dessus les difficultés innombrables, et nous ont ainsi fixé d’avance le terme de nos spéculations. Ainsi font Platon avec ses idées, Descartes avec ses qualités premières, Kant avec ses formes a priori. Mais il nous reste à enrichir ces philosophies, qui ne sont plus que des formules, et à y faire entrer peu à peu toute la nature. Car ce n’est pas la même chose de comprendre par arguments que l’espace est antérieur à toute expérience, et d’avoir retrouvé cette même formule en réfléchissant sur diverses questions et en étudiant le détail de nos perceptions. Disons donc, pour terminer là-dessus, qu’il est bien plus difficile de comprendre les auteurs que de les réfuter, et que les étudiants, au lieu de se plaire à opposer les formules aux formules, devraient faire choix d’un auteur éprouvé, et le lire et le commenter jusqu’à ce qu’ils comprennent en quel sens il a raison. C’est ainsi qu’il faut entendre que, dans les choses philosophiques aussi, la critique est aisée et l’art difficile.

De tout ce qui a été ci-dessus expliqué, on peut conclure de nouveau que toutes ces études de la structure des organes de nos sens, dont on fait aujourd’hui tant de bruit, et dont on voudrait encombrer plus que de raison les études philosophiques, ne nous avancent en rien pour l’analyse des idées. Car on a coutume de dire, par exemple, que nous voyons l’espace comme nous le voyons, parce que nous avons l’œil fait de telle façon ; et c’est l’argument dernier de nos modernes Protagoras, à savoir que l’homme est la mesure de toutes choses, l’homme, c’est-à-dire le corps de l’homme. En réalité la condition de la connaissance de l’objet un, comme aussi de l’espace un, est bien plutôt dans l’esprit que dans le sens, et l’on ne voit pas pourquoi l’insecte, parce qu’il a des yeux à facettes, serait conduit à une autre géométrie que la nôtre. Car, pour expliquer la relation que nous saisissons par exemple entre la vue et le toucher, et que nous appelons le lieu, il n’est pas nécessaire de supposer autre chose que ceci, c’est à savoir que l’objet ne puisse pas changer de lieu par rapport à l’être qui perçoit, sans qu’un changement quelconque se produise selon une règle dans les sensations de cet être. Or cette condition est aussi bien remplie par l’œil multiple de l’insecte que par l’œil humain, et l’on peut supposer d’autres structures de sens, et aussi des lois de transmission autres que celles de la lumière, sans que le problème philosophique de la perception soit modifié. La célèbre comparaison de Descartes, lorsqu’il parle du bâton de l’aveugle, est toujours bonne et résume tous les cas possibles ; le bâton peut avoir n’importe quelle forme, et agir sur nous de telle façon que l’on voudra ; pourvu qu’il y ait une règle en tout cela, la liaison que l’être percevant établira entre ses sensations sera toujours direction, distance et situation, et toujours la nécessité de connaître le tout de la nature avant ses parties déterminera l’étendue des choses d’abord par des droites, et fondera la même géométrie naturelle, pourvu que l’on admette seulement que le deux ne peut être connu avant l’un, ni le courbe avant le droit ; Platon n’en demandait pas plus, et telle est sans doute la loi suprême que nous appelons la Raison.

Ainsi, à mesure que nous examinerons toutes les questions en philosophes, c’est-à-dire quand nous étudierons chaque chose comme pensée en nous demandant comment elle peut être pensée, nous arriverons à comprendre de mieux en mieux que le monde dans lequel nous vivons est pénétré de raison, ou que l’esprit est immanent à la nature, affirmations aussi vieilles que la philosophie elle-même, mais qui ne sont après tout que des mots pour le lecteur, tant qu’il ne les a pas retrouvées lui-même, à grand’peine, dans la nature des choses. C’est ainsi qu’il arrive aux nouveaux sceptiques, et principalement aux plus jeunes d’entre eux, d’opposer au monde abstrait que construit la science, le monde concret, le monde réel où nous devons vivre, nous vivants ; ils nous demandent, au nom des nécessités de l’action, de sacrifier les idées à la nature des choses, et ils prennent pour accordé que la nature des choses est réellement, pour un homme vivant et pensant, l’abstraction d’Héraclite et de Protagoras, c’est-à-dire le changement et la diversité, et rien autre chose. Or un tel monde n’est objet de connaissance en aucun sens, ni objet de science, ni objet de perception, ni objet d’une expérience quelconque, ainsi qu’il a été expliqué. D’un tel monde, supposé comme condition matérielle du progrès de notre connaissance, d’un tel monde réellement extérieur à l’esprit, et qui n’a par suite de réalité que dans le discours, nul ne peut rien penser. Mais aussi ce n’est pas dans ce monde là que nous vivons. Nous vivons dans le monde que nous voyons et que nous touchons, dans le monde que nous pensons ; et ainsi le bien penser et le bien vivre ne sont pas séparables, bien loin qu’on puisse les opposer l’un à l’autre. Et sans doute l’action exige toujours de nous quelque sacrifice, parce que nous ne connaissons pas tout. Mais ce n’est pas le sacrifice de nos idées que nous demande la raison pratique, c’est, tout au contraire, le sacrifice du monde d’Héraclite, de l’imprévu et de l’imprévisible. Dire que l’homme est un être moral, c’est dire que l’homme doit agir avec ses idées comme si ces idées étaient complètes et parfaites, et l’on pourrait dire que la règle morale est celle-ci : agis toujours comme si tes idées les plus claires représentaient exactement l’ordre du monde. C’est ainsi qu’il faut entendre la maxime populaire : fais ce que dois, advienne que pourra.

E. Chartier.
  1. Revue de Métaphysique et de Morale, no de novembre 1900 et de mai 1901.