L’Horreur allemande/Texte entier

Calmann-Lévy.

I

AUX ENFANTS DE NOS ÉCOLES
À L’OCCASION
DE LEURS DISTRIBUTIONS DE PRIX[1]

On a bien voulu me demander de parler ici aux petits enfants de France, et de leur parler de notre patrie. Or, voici que soudain je me sens effrayé devant une si belle mission : en effet, jadis n’ai-je pas été plutôt un errant qui a trop éperdument vibré partout, sous le charme de tous les pays de la terre… Il est vrai, au soir de ma vie, je viens de connaître que rien n’est adorable comme notre patrie française et qu’il faut tout sacrifier sans mesure, nos biens, nos existences, celles de nos frères et celles de nos fils, pour la défendre ; non seulement à cause de nous-mêmes, qui ne pourrions que mourir de sa mort, mais aussi parce qu’elle est une lumière qui ne saurait s’éteindre sans obscurcir un peu le monde.

Laissez-moi en commençant relever une triste phrase, qui peut-être a déjà été prononcée devant vous, chers petits enfants de France, car il semble qu’elle ait une tendance à se propager dans certains milieux. « Nous faisons la guerre pour les riches », ai-je entendu dire, hélas ! de différents côtés, par de pauvres aveuglés, non pas, Dieu merci, dans les tranchées, mais à l’arrière, où des énergumènes sinistres ont eu le loisir de travailler les esprits. D’où peut bien sortir cette petite formule reptilienne, qui est l’absurdité même et qui sent le Boche ? Oh ! quel blasphème éhonté ! N’est-il donc plus de toute évidence que nous faisons la guerre pour nous défendre, les uns aussi bien que les autres, contre la plus abominable agression qu’aient connue les temps modernes et qui dépasse en horreur ce qu’avaient osé jadis les tyrans Barbares. Les « riches », comme on les appelle souvent sans bienveillance dans les classes plus humbles, les « riches », mais ce sont précisément ceux-là au contraire qui auraient eu le moins à souffrir des tyrannies et rapacités du Monstre de Berlin, les travailleurs pauvres se seraient affaissés plus vite encore sous les terribles saignées allemandes.

Chers petits enfants de France, prenez le temps de la lire, cette brochure, bien qu’elle soit infiniment moins attrayante que les jolis livres qui vous seront donnés en même temps le jour de vos distributions de prix. Lisez-la, car elle n’est pas une œuvre de haine, mais de vérité et de justice. Que ceux d’entre vous qui ont eu le bonheur de ne pas naître dans nos provinces envahies, que ceux qui ont même été préservés de voir nos effroyables dévastations, en trouvent ici le compte rendu, que je viens d’écrire d’après nature, aux Armées, avec un grand effort d’exactitude.

Chers petits enfants de France, je ne vous demande pas, quand le sort des armes aura tout à fait tourné, d’aller vous venger, de l’autre côté du Rhin, et de faire là-bas ce que je vous raconte qu’ils ont fait chez nous. Non, laissez cela aux officiers et aux soldats d’un kaiser, — et du reste, n’est-ce pas, vous n’en seriez heureusement point capables. Mais cependant n’oubliez jamais. Ces gens d’Allemagne, je vous assure, ne sont pas des hommes dignes de fraterniser avec vous. Plus tard, quand ils tenteront de revenir encore s’insinuer cauteleusement à notre foyer, fermez-leur bien vos portes. Gardez-vous d’eux toujours, comme des loups et des vampires. Et tâchez que désormais notre bien-aimée patrie, instruite enfin par l’excès de ses malheurs, reste uniquement et plus que jamais française.


Juillet 1917.

II

UN LÂCHER DE GORILLES

« Nous n’avons à nous excuser de rien. Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous, hors de pair. Nous ferons cette fois-ci table rase. »
(Lasson, professeur boche.)


Mai 1917.

Pendant des lieues, pendant des heures, traverser des dévastations que naguère encore aucune imagination française n’aurait su concevoir, et se dire qu’il ne reste que cela de nos belles provinces, sur lesquelles leur maître les avait lâchés !…

Faut-il qu’ils aient travaillé, les gorilles, travaillé avec une rage inlassable et un stupéfiant génie de la malfaisance pour avoir si vite obtenu ces vastes dévastations qui, à mesure qu’on avance, se déroulent toujours ! C’est tout un grand lambeau de notre pays qui a cessé d’exister. On voudrait s’évader de ce cauchemar ; à chaque minute, à chaque tournant des routes, on se dit, on espère : mais cela va finir ! Et non, cela ne finit pas, les ruines succèdent aux ruines ; villes, ponts sur les rivières, villages, humbles fermes isolées, tout est saccagé, émietté, pulvérisé ; les gorilles ont trouvé le temps de n’épargner rien… !

Or, il aurait suffi, pour s’y attendre un peu, de sonder l’âme de la Germanie, de jeter seulement les yeux sur son histoire. Avant cette guerre, si irréfutablement révélatrice, beaucoup de bonnes âmes chez nous entendaient par « industrie allemande » ces milliers d’usines, cette inondation de camelote et de « simili » qui, depuis quelques années, se déverse sur le monde. Mais il y avait une industrie bien plus allemande encore, bien plus foncièrement nationale : l’espionnage, la rapine, le viol et le meurtre. Lisons leurs penseurs, leurs grands (?) hommes : à chaque page, c’est l’apologie de cette industrie-là. Interrogeons leurs annales, depuis le début de notre ère : c’est de cette industrie-là qu’ils ont surtout vécu.

Quelques mois avant l’agression actuelle, si patiemment et diaboliquement préparée, un nommé von Bernhardi, à l’instigation du kaiser, entreprit d’avance de plaider les circonstances atténuantes des crimes prémédités par son maître : « C’est une question d’humanité, osa-t-il écrire, de faire la guerre atroce, pour qu’elle finisse plus vite. » Et dire qu’il s’est trouvé chez nous des gens pour prendre cela au sérieux et faire à ce Jocrisse l’honneur de le discuter !

Peu après, le Monstre de Berlin, croyant l’heure propice, ouvrit enfin les cages de sa ménagerie, et ce fut, sur la noble Belgique comme sur notre chère France, cette ruée de bêtes féroces que l’on sait. Cependant — stupeur — les Neutres ne bougeaient pas, et — stupeur plus grande — il s’en trouva même, à force de mensonges et d’argent, il s’en trouva de germanophiles !

Mais c’est aujourd’hui, au cours de leur brillante retraite[2], que l’horreur atteint vraiment son comble, c’est aujourd’hui le véritable démasquage de la Germanie, osant enfin tout à fait dévoiler au monde son visage de goule. Depuis Attila, l’Europe n’avait plus l’idée de mœurs pareilles : les populations civiles emmenées en esclavage ; la destruction, le vol, la tuerie, et jusqu’aux violations des sépultures de nos soldats, officiellement et minutieusement organisés par ordre des chefs.

Et cela, comment pourraient-ils le nier, puisqu’ils ont eux-mêmes conté en détails dans leurs propres journaux, se complaisant à glorifier toute la peine que leurs troupes avaient dû prendre, par ordre, au moment d’évacuer nos villes déjà martyres, afin de ne plus nous laisser derrière eux qu’un désert ? N’ont-ils pas eu la naïveté d’ajouter aussi que certains de leurs soldats — des simples évidemment, accessibles à quelque pitié — répugnaient trop à la basse besogne, et qu’il avait fallu de nobles exhortations de leurs supérieurs pour les y contraindre ! (Sic.)



« Faut-il que notre civilisation élève ses temples sur des montagnes de cadavres, sur des océans de larmes, sur des râles de mourants ? — Oui. »
(Feld-maréchal von Hæseler.)


Maintenant que le printemps, impassible ou ironique, a ramené ici ses manteaux de verdure avec ses chants d’oiseaux, rien ne s’égaie dans nos ruines toutes fraîches qui, pour ainsi dire, saignent encore ; au contraire, l’abomination de l’œuvre allemande n’en est que plus révoltante, et je crois qu’elles sont plus lugubres qu’en hiver, ces campagnes mortes d’où l’on vient tout juste de chasser les Barbares, mais où les habitants ne sont pas revenus et où le grondement lointain du canon se mêle seul aux petits trilles éperdus des rossignols. Un ciel de mai, immobile et doux, d’un gris rose de tourterelle, est tendu comme un voile d’une seule pièce au-dessus de mon long voyage de ce jour ; il fait paraître plus éclatant le vert des feuilles neuves et des interminables tapis d’herbe. Elle est trop touffue, cette herbe, receleuse de loques et de débris sinistres ; il semble qu’elle recouvre plus que de raison ce sol des plaines, qui est partout profondément labouré en boyaux et en tranchées, qui est partout semé de fascines et de grandes ferrailles, avec çà et là des trous d’obus ou de monstrueux entonnoirs de marmites. De temps à autre, surgit un village qui n’a plus forme de rien ; les maisonnettes et l’église se sont effondrées les unes sur les autres, comme un château de cartes contre lequel on a soufflé. Il y a aussi des bois, ne nous montrant que des moignons d’arbres, tordus et fracassés, où des branchettes, épargnées par hasard, essaient tout de même de reverdir, de se mettre en fête, comme aux tranquilles printemps de jadis. À mesure que l’on approche de la région que les Barbares tiennent toujours, bien entendu l’horreur augmente, et le canon tonne plus fort, mais sans empêcher les oiseaux de chanter. Une des étrangetés de ces déserts, improvisés en pleine France, c’est cette profusion de réseaux en fils de fer barbelés qui serpentent partout ; leurs inextricables lignes, larges d’au moins dix mètres, hérissées de piquants comme les chenilles de poils, se croisent, s’enlacent, pendant des kilomètres, à perte de vue, parmi les trop luxuriants herbages, et attestent le prodigieux travail de légions d’araignées humaines… Pour enlever tout cela, pour combler toutes ces déchirures de la terre, combien d’années faudra-t-il ? Sans même parler de rebâtir villes et villages, combien en faudra-t-il, d’années, pour ramasser tant de fer, pour emporter tant d’obus tombés comme grêle, et dont plusieurs, non encore éclatés, constitueront pendant longtemps une menace aux laboureurs ?

J’ai souvenir d’une rencontre, faite dans les ruines silencieuses d’un hameau, où beaucoup de giroflées jaunes avaient fleuri, imitant des dorures sur des pans de murailles, et où des lilas faisaient de magnifiques gerbes violettes, dans de vagues enclos qui avaient été des jardinets. Deux vieilles femmes demeuraient là encore, deux vieilles aux cheveux blancs, aux joues creuses, aux yeux hagards, qui semblaient devenues folles. Parce qu’elles n’étaient plus bonnes à rien, les Boches les avaient laissées, — et qui dira ce qu’ont bien pu devenir leurs fils ou leurs filles, qui dira quelles tortures d’attente, d’angoisse morale, de terreur physique elles ont endurées, grelottant au fond de quelque cave, pendant deux ou trois hivers, jusqu’au retour des Français ? C’est au bord d’un puits qu’elles m’apparurent, un puits qui sans doute avait, pendant des générations, fourni à leur famille la bonne eau claire. Péniblement, avec une pauvre corde toute raboutie, elles venaient d’en tirer un seau, et elles le flairaient avec méfiance : « Ça pue encore », disait l’une. « Oui, oui, répondait l’autre, ça pue. Jette, va, jette vite. » Ces petites phrases triviales, prononcées avec une morne hébétude, étaient aussi poignantes à entendre que n’importe quelles plaintes… On sait qu’en partant ils avaient eu aussi la délicatesse d’empoisonner les eaux ; dans les poches de leurs prisonniers ou de leurs morts on a trouvé du reste, à ce sujet, les instructions précises de leurs officiers : « Le soldat un tel, aidé de son équipe, sera chargé des puits ; il y jettera en quantité suffisante du poison, de la créosote, ou, à défaut, des pourritures. »



Je cours depuis environ deux heures au milieu des régions saccagées, quand là-bas, tout là-bas, commencent de se dessiner des milliers de pyramides rougeâtres, irrégulières, qui couvrent une très vaste étendue.

De plus près, cela se révèle les ruines pantelantes d’une ville, une ville ouverte, une grande et belle ville française qui, il y a deux mois, vivait encore. L’œuvre des anthropoïdes civilisateurs a été là tout à fait hors de pair. « Le soldat un tel, aidé de son équipe, portera le matériel incendiaire dans telles maisons… ou bien ira placer les explosifs dans telles caves, ou sous telle église, etc., etc. », disaient les irrécusables papiers de service saisis dans leurs poches, — et l’exécution méthodique du crime a été, en son ensemble, vraiment merveilleuse.

Entrer pour la première fois dans cette ville cause une poignante et inoubliable impression d’angoisse, de révolte et de stupeur. On a envie de crier et de maudire… Quel chef-d’œuvre de destruction enragée ! Nulle part certes, et à aucune époque de l’histoire, le monde n’avait connu rien d’approchant. Même l’une de nos malheureuses villes de l’Est, qui jusqu’à ce jour détenait le record du genre, n’offrait comme horreur rien de comparable. Et puis cela s’est fait d’un seul coup, cela s’est fait hier, pendant leur brillante retraite ; c’est, pour ainsi dire, une immense blessure où les chairs palpitent encore.

Les rues de la grande ville succèdent aux rues, les places succèdent aux places, et le massacre est partout pareil. Pas une maison, petite ou grande, qui n’ait été crevée du haut en bas ; elles montrent toutes leur intérieur, leurs entrailles déjà aux trois quarts épandues ; on dirait qu’elles ont toutes la tête coupée et le ventre ouvert. Les plus élevées et luxueuses, celles de quatre ou cinq étages, sont les plus invraisemblables ; leurs pans de murs déchiquetés, qui dans le lointain simulaient de capricieuses pyramides, sont par places restés debout jusqu’au faîte, en gardant leurs tentures à l’éclat tout neuf, quelquefois même leurs tableaux, leurs glaces. En l’air, il y a des fauteuils, des canapés encore frais, des lits qui pendent, qui surplombent, accrochés par un pied, et des vêtements de toutes sortes, vomis par les armoires ; des enseignes dorées dansent la sarabande de la mort, parmi ces monceaux de briques rouges qui représentent, l’émiettement des façades. Quelques charpentes, quelques toits d’ardoises n’ont pas fini de tomber, et des murs qui ne tiennent plus en sont coiffés tout de travers, en casseurs ; pour provoquer des éboulements, il suffit d’un peu de vent qui se lève, ou des vibrations d’un fourgon trop lourd qui vient à passer.

Cependant il y a du monde, dans ces longues rues, dans tout ce grand décor d’enfer, du monde malgré les obus qui ne cessent encore de tomber. D’abord il y a des détachements de nos soldats couleur d’horizon, et il y a aussi quelques vieilles femmes, — toujours ces vieilles femmes des ruines, laissées là par les Boches comme choses de rebut, vieilles pauvresses ou vieilles bourgeoises, hâves, égarées, avec des regards de saintes ou de martyres. Et nos chers soldats bleus, qui étaient entrés ici il y a quelques jours avec de tels sursauts de fureur indignée, de tels élans de vengeance, se promènent à présent bien calmés, déjà prêts au pardon ; en voici même qui conduisent un groupe de prisonniers boches, et leur parlent presque en camarades… Dans notre France, nous sommes trop débonnaires !…

Je crois que c’est dans les quartiers modestes de la ville que le cœur se serre encore davantage : humbles petites installations soignées et proprettes, réalisées sans doute à force d’économies, et détruites en un jour, par l’ordre féroce du Monstre de Berlin !… Oh ! pauvres, pauvres gens !… Entre tant de milliers de détails, le long de ces rues, il en est, je ne sais pourquoi, qui plus que d’autres vous poursuivent. Ainsi je me rappelle, au premier étage d’une maison, au-dessus de cassons informes, une image de première communion sous verre, qui tient encore, intacte, à son clou, et regarde les passants par l’ouverture béante de la façade. Ailleurs, dans ce qui reste d’une chambre tapissée de papier bleu, une toute petite robe blanche à dentelles s’est accrochée à une poutre, les manches pendantes, comme la tête en bas : la belle robe de quelque gentille fillette d’ouvriers, pour ses promenades du dimanche… Et toujours, et toujours, on a beau s’éloigner, retourner, changer de direction, on ne change pas d’ambiance ; la destruction farouche n’a rien oublié. À leur retour, ceux des exilés qui ne seront pas morts en esclavage ne doivent plus espérer trouver chez eux rien de ce qu’ils chérissaient ; c’est ce chaos qui les attend, et il faut plutôt leur souhaiter de ne jamais revenir, de ne jamais revoir. Tout est irréparable ; avant même de songer à réédifier, il y aura urgence d’achever d’abattre.

Est-ce possible, tant de travail humain, qui représentait l’apport de quelques siècles, stupidement anéanti en deux ou trois jours ! Car c’est à peu près le temps qu’il a fallu pour parachever le crime, préparé à si grand renfort d’explosifs. Et les Alliés, qui arrivaient pour la délivrance, les Alliés ; ici comme aux abords des autres villes dont nous avons chassé les Barbares, les Alliés obligés de regarder l’éhonté sacrilège, de voir tout flamber, d’entendre tout sauter et crouler, mais de trop loin encore pour intervenir !

Avoir fait cela, est-ce assez misérable ! Et puis, est-ce bête !  ! Outre que c’est immonde, est-ce assez marqué au sceau de cette lourde bêtise teutonne, qui déjà, au temps du grand (?) Frédéric, amusait tant Voltaire ! Car enfin, à quoi bon, en vue de quel profit ? Uniquement pour satisfaire un dépit rageur du kaiser, avoir affiché, gravé, d’une façon indélébile, pour le monde entier, une si incurable sauvagerie !

« Hors de pair », oui, professor von Lasson, oh ! oui, en effet, les Boches sont hors de pair ; heureusement pour l’humanité, ils n’ont point leurs pareils !

Des Neutres, mon Dieu, dire qu’il y a encore des Neutres !… Mais c’est parce qu’ils n’y croient pas, parce qu’ils ne savent pas, c’est parce qu’ils n’ont pas vu !… Ah ! combien je voudrais amener ici quelques-uns de mes amis espagnols ! Certes les écailles tomberaient enfin de devant leurs yeux !

Si je songe particulièrement à l’Espagne, à l’Espagne cependant si chevaleresque, c’est que je l’avais tant aimée, depuis vingt-cinq ans que j’habite à sa frontière… Nous nous passerons de son aide et, quand nous en aurons fini, je ne serai pas jaloux qu’elle ait sa part de délivrance. Mais j’aurais tant souhaité l’avoir aussi vue à nos côtés, à la peine et à l’honneur !



Après que j’ai longuement traversé la ville angoissante et ses faubourgs aussi infernalement saccagés que ses quartiers de quasi-opulence, j’arrive à une région où m’attendait, pour tableau final, le désastre des arbres. « Tel soldat, — disaient leurs instructions abominables, — tel soldat, avec son équipe, sera chargé de scier les arbres fruitiers. » Donc, méthodiquement comme toujours, chacun s’en est acquitté. Dans une zone de plusieurs lieues, les grands poiriers, les magnifiques pommiers centenaires qui représentaient la richesse des paysans, s’arrangeaient en bordure de chaque côté des routes, ou bien en quinconces dans les vergers, — et les gorilles (sans négliger pour cela de faire sauter le moindre hameau), les gorilles ont trouvé le temps de les scier tous à un mètre du sol. Dès que la ramure de l’un chancelait et s’abattait, ils passaient à un autre, sans perdre leurs précieuses minutes à donner le coup de grâce, dans leur hâte de les atteindre tous ; c’est pourquoi beaucoup de ces belles cimes d’arbres, ainsi couchées, se rattachent encore au tronc par quelques lambeaux d’écorce qui leur ont fourni la sève pour refleurir une dernière fois, à leur dernier printemps. On dirait ainsi d’énormes bouquets blancs ou roses, déposés sur la terre. Cette sève évidemment va manquer bientôt ; les fleurs vont se faner sans donner leurs fruits ; mais c’est presque touchant, dans sa mélancolie, toutes ces pauvres floraisons suprêmes d’arbres vénérables qui vont mourir.

III

UNE DES VILLES
ACCOMMODÉES PAR EUX

« Notre gracieux kaiser… »
(Maréchal Hindenburg.)


20 juin 1917.

Après un si radieux printemps, c’est un été presque méridional qui, dans tout le Nord de la France, inonde de belle lumière les désolations de nos provinces libérées. Les froids d’un hiver beaucoup plus glacé que de coutume avaient longuement arrêté toutes les sèves, qui s’étaient amassées avant de jaillir et qui tout à coup ont donné aux arbres, aux herbages, aux fleurs, une exubérance exceptionnelle. Le long des routes où mon auto devra courir aujourd’hui pendant plusieurs heures, les bois que les obus n’ont pas trop saccagés, les prairies, qui étaient autrefois des champs et sont redevenues des pampas, étalent un luxe de verdure pour ainsi dire paradisiaque ; les ruines solitaires des villages sont tout enguirlandées de chèvrefeuilles et de roses. Et les oiseaux, bien entendu, font des concerts délirants, dans l’épaisseur de ces beaux feuillages de juin.

Sur mon chemin je rencontre des équipes de prisonniers boches, qui réparent nonchalamment les trous de « marmite » et les ornières ; ayant chacun un gros numéro peint au milieu du dos, ils portent des pantalons vert chou, et des vestes aux basques ridicules. Les uns sont vieux et voûtes, avec des lunettes et d’affreuses barbes en filasse décolorée. Les autres sont très jeunes, garçons dégingandés, qui ont dû grandir depuis la guerre et dont les énormes mains d’assassin dépassent trop les manches étriquées ; plusieurs doivent être des fils de bourgeois et, pour faire les cantonniers, ils ont gardé leur lorgnon et leur casquette d’étudiant. Presque tous ont du reste cette laideur agressive que l’on connaît et qui est celle de la « race suprême » Leur salut militaire, malgré ma répulsion, il me faut cependant le leur rendre, mais cela me coûte un pénible effort.

Après des plaines incultes, à l’abandon depuis trois ans, j’arrive dans une région ou des blés magnifiques, égayés de bleuets et de coquelicots, mûrissent à ce soleil d’été : c’est eux qui les avaient semés, eux les Barbares, dans l’espoir de s’en faire du pain ; mais ils sont partis, et c’est nous qui les récolterons. À part ces moissons, à eux destinées, qu’ils n’ont pas eu le temps de détruire, ils ont naturellement tout saccagé, même quand il n’y avait aucune excuse militaire ; plus un village, plus une église, plus un hameau qui ne soit soigneusement et odieusement détruit.

Ah ! fini tout à coup de voir les mauvaises figures des Boches en culotte verte ! C’est que me voici tout près du front, et leurs précieuses existences ne pourraient être risquées ici, à portée des obus de leurs congénères. Ce sont maintenant nos bons territoriaux, aux regards tellement plus honnêtes, qui sont là, courbés sous le brûlant soleil et travaillant avec courage à rendre praticables ces routes, si nécessaires pour nos convois de soldats et de ravitaillement.

À mesure que j’avance, les dévastations s’aggravent autour de moi, et j’entends en crescendo, comme un orage qui se rapprocherait, la musique de la mort, le bruit caverneux de la grosse artillerie, qui par ici, ne cessant ni nuit ni jour, est devenu pour ainsi dire une forme spéciale du silence.


Pendant des lieues, mon auto avait couru à l’ombre ; mais, dans la zone où je viens d’entrer, les arbres séculaires, qui bordaient les routes avec tant de magnificence, ont été sciés par les Barbares à un mètre du sol, et leurs troncs semblent à présent de massives tables rondes, alignées le long de la route. Les canaux que je rencontre, les rivières sont de vrais cimetières de bateaux ; ces péniches innombrables, dont les flottilles assuraient les communications et le commerce, ont été anéanties à la dynamite ; les unes ont piqué au fond de l’eau et ne montrent plus qu’un reste de leur poupe, les autres au contraire dressent leur avant comme si elles s’étaient cabrées avant de mourir. Je franchis ces rivières sur des passerelles, hâtivement improvisées par le Génie, car les Barbares, bien entendu, ont fait sauter tous les ponts, et les berges qui les soutenaient sont bouleversées comme par un cataclysme.

De temps à autre, se profilent en avant de moi sur le ciel des amas de grandes formes étranges, qui de loin feraient songer à des cadavres de monstres entassés pêle-mêle, mais d’où pointent en tous sens des bouts de tuyaux, des pistons, des cornues ; de près, on reconnaît que c’étaient des usines — nos riches sucreries du Nord — pour lesquelles le travail de destruction a été particulièrement soigné ; les murailles de briques gisent en miettes par terre, mais la machinerie, les chaudières, les cylindres, n’ayant pu être pulvérisés, on s’est contenté de les rendre inutilisables et de les brouiller en un stupéfiant chaos, qui tient du macabre et du grotesque.

Une église isolée passe à son tour ; il n’en reste plus debout que le mur du fond avec le tabernacle et, à côté d’une vierge qui n’a plus de tête, un vase doré conserve encore son bouquet de lys artificiels.

Un orage, un vrai, pas celui de l’artillerie, commence de gronder lui aussi dans l’air, et le ciel se couvre de nuages tragiques… Vite, toujours vite, j’arrive en vue de la ville où j’ai affaire, et qui vraiment ne ressemble plus à rien de connu. À l’entrée, s’élèvent d’étonnants dépôts de ferraille, résultat d’un premier déblayage opéré par nos soldats, et il y a de tout dans ces petites montagnes de débris ; on y reconnaît des poêles, des ustensiles de ménage, des pièces de fonte tombées des charpentes et quantité de lits en fer, tout tordus, il va sans dire, parmi lesquels beaucoup de lits d’enfants… Où donc sont-ils, les pauvres petits qui dormaient là ?…

Dans la ville même, les travailleurs du « gracieux kaiser » ont vraiment atteint l’idéal de la destruction. Ce n’est pas exagéré, c’est la stricte vérité de dire qu’il ne reste plus un monument, plus une maison, rien qui n’ait été rasé à un mètre de terre ; l’ensemble n’est qu’un immense et informe tumulus de briques rouges, par-dessus lequel les arbres fruitiers, les arbustes au tronc scié, gisent et se dessèchent.

Un officier, auprès duquel je m’arrête un instant ; me parle d’un tout petit détail, oh ! bien négligeable certes, mais presque touchant quand même : il me conte le retour des hirondelles. On sait leur fidélité aux demeures qu’elles avaient choisies, et, quand elles sont revenues cette fois, les pauvres petites, ne plus rien retrouver, ne plus rien reconnaître, les a affolées ; elles tourbillonnaient toutes, en jetant ce cri spécial qui est leur cri d’alarme, après quoi, en déroute, elles sont reparties.

Nos soldats, dans les rues enfouies sous les décombres, travaillent à déblayer, pour le passage de nos troupes et de nos camions. Rien n’a plus forme de rien, nulle part ; cependant, sur tel monceau qui était, paraît-il, la principale église, les Barbares, pour que nul n’en ignorât, ont eu la délicatesse de planter la croix en fer qui surmontait le clocher !… Il n’y a pas de mots pour rendre l’horreur de tout cela, qui est d’une invraisemblance et d’une insanité de cauchemar, pas de mots pour dire l’indignation furieuse qui vous monte au cœur, le dégoût, la rage et le besoin de vengeance !… De propos délibéré, sans provocation aucune, toute cette basse humanité prussienne est venue faire ça chez nous ! Et ces ruines encore ne sont rien ; non, le plus irréparable de son œuvre, c’est, dans la terre de tant et tant de cimetières nouveaux, ces amas de cadavres qui débordent. Oh ! bien basse et hors la loi, cette humanité-là, qui, sur un signe de son maître, est arrivée avec sa mitraille trop savante, ses ignobles liquides enflammés et ses immondes gaz de mort, pour faucher en masse nos fils, nos frères, toute notre belle jeunesse de France ! Or, si on la laisse reprendre le souffle prêt à lui manquer, cette humanité allemande, on sait qu’elle recommencera demain, qu’elle fera même pire, car elle a la tuerie dans l’âme, comme d’autres y ont l’honneur… Et songer qu’il y a des Français, ou des soi-disant tels, pour vouloir que l’on tende à ces Boches une main amicale, et qu’on en finisse, en les laissant garder ce qu’ils ont de pris et s’en aller, impunis de tant d’insultes et de tant de crimes ! Songer qu’il y a des journaux à Paris où depuis quelque temps on ose écrire : « C’est regrettable certes, mais c’est la guerre. La guerre est toujours comme ça, vous savez, et chacun en ferait autant. » Oh ! monstrueux blasphème ! Nous a-t-on jamais vus, nous, malgré les excès inséparables, hélas ! des batailles, nous a-t-on, jamais vus faire rien d’approchant ! Pour juger les différences profondes de nos races, il aurait suffi d’aller à Pékin, il y a une quinzaine d’années, quand toute l’Europe avait prétendu y promener — bien lamentablement, je le reconnais — le « flambeau de la civilisation ». En conquérants, nous avions divisé la Ville Céleste et les provinces alentour en secteurs dévolus chacun à l’une des nations alliées. Or, dans le secteur français, la paix régnait, les Chinois menaient tranquillement leur vie normale ; nos soldats les aidaient même à leurs travaux de culture et recueillaient leurs petits orphelins abandonnés. Dans le secteur allemand, au contraire, c’était toujours, même après la bataille, la destruction, l’incendie et le meurtre. Du reste, la brutalité du ministre d’Allemagne avait été la cause première de tout. Et lui, toujours lui, lui qui mène aujourd’hui la boucherie mondiale, leur « gracieux kaiser » avait dit officiellement à ses soldats : « Faites comme les Huns ; je veux que, dans cinquante ans, on se rappelle encore avec terreur votre passage. »


Pour changer mes idées, au milieu des dévastations de cette ville, le plus imprévu m’attendait, dans des quartiers où de hauts et frêles décors de théâtre venaient d’être partout montés ; ce serait à croire que des fous préparent là une pièce à grand spectacle pour être jouée devant un public d’autres fous, car tout est incohérent et de la dernière extravagance. Une quantité de perches, comme des mâtures de navires, consolidées par des haubans d’acier, soutiennent des portants en toiles légères, presque transparentes, où sont figurés des rochers ou bien des verdures ; à quelques mètres au-dessus des ruines, se balancent aussi au vent des séries de bandes d’air (comme on dit au théâtre) où l’on a peint des arbres ; des pierres, de vertes prairies, des choses qui, si haut perchées, font l’effet d’un défi au sens commun. Et les souffles d’orage qui se lèvent commencent d’ailleurs de tourmenter plus qu’il ne faudrait ces espèces de grandes mousselines peinturlurées… Enfantillage, dirait-on à première vue, ou bien démence ? Eh ! bien, pas du tout ; ces décors ont été brossés avec science par des professionnels de nos théâtres, gens habiles à produire des illusions, à troubler des perspectives, gens qui depuis la guerre sont devenus des camoufleurs. Et c’est une très utile et ingénieuse mesure de prudence, pour protéger autant que possible nos chers soldats ; c’est combiné contre les Boches qui regardent ça avec leurs longues-vues, et qui alors n’y comprennent plus rien, ne savent plus où tirer ; c’est surtout à l’intention de ces trois ou quatre vilaines choses noirâtres qui se trémoussent dans le ciel là-bas[3], pour nous moucharder d’en haut par télégraphie sans fil. Cela détourne de nous beaucoup d’obus, qui le plus souvent s’en vont tomber où nous ne sommes pas.

Cependant ils sont très nombreux, nos soldats bleus, dans cette ville qui est un cantonnement d’importance et qui est le lieu où ils viennent au repos, pour se remettre tout de même un peu de la vie plus dure des tranchées proches. À la grâce de Dieu, ils vont et viennent, s’empressent à mille travaux, sous la protection parfois illusoire des quelques camouflages qui les dissimulent. Bien plus malheureux, les pauvres, que ceux qui cantonnent dans des villes incomplètement saccagées, où restent encore des semblants de maisons, où des habitants ont eu l’héroïsme de vouloir demeurer malgré les averses d’obus ; dans ces villes-là au moins, ils verraient encore quelques visages de femmes, et des visages de petits enfants, très doux à regarder pour ceux qui sont pères de famille. Tandis qu’ici, rien ; ils se regardent entre eux et regardent les caves obscures où il leur faut trop souvent descendre s’abriter contre la mort.

Venez donc un peu leur faire visite, et contempler leur sérénité sublime, vous Parisiennes et Parisiens trop élégants et trop futiles, qui vous plaignez que la guerre s’éternise. Oh ! vous êtes patriotes, je le sais bien, mais, si vos sentiments risquaient un jour de se lasser ou de s’émousser, venez donc un peu vous retremper ici ! Ou tout au moins, quand ces soldats du front viennent en permission dans votre Paris, défiez-vous, comme d’une faute infiniment grave, de les révolter par des airs de joie et de bien-être. La patrie est en danger, vous savez, et la mort est à vos portes… Si les Allemands ont commis une de leurs lourdes bêtises en envoyant sur Londres des avions pour assassiner des petits enfants, au moins ont-ils été plus habiles en n’envoyant à Paris que des agents de corruption, de sinistres discoureurs[4]

Et vous, les Neutres, qui ne rougissez pas de laisser commettre tant d’abominations, destinées d’ailleurs à retomber sur vous plus tard, venez donc vous promener par ici, au milieu de nos ruines, — que vous ne vous représentez pas aussi effroyables, je veux le croire, car c’est là votre meilleure excuse.

Aux Américains, je n’ai plus besoin de dire : venez, — car voici, ils sont magnifiquement en route, ils arrivent avec de l’or, des soldats, des explosifs, au secours de la civilisation et de la liberté. Ils sont beaucoup plus admirables que ne l’auraient été les derniers Neutres de l’Europe qui se seraient enfin décidés à marcher avec nous, car eux n’étaient encore que presque lointainement menacés, l’Océan les préservait, sans doute au moins pour un temps, contre les tentacules de la grande pieuvre allemande, et, s’ils se sont levés, c’est dans un élan superbe d’indignation, dans un pur sentiment de solidarité et de justice. Quand j’étais allé dans leur pays dernièrement, mon âme d’Oriental s’était un peu effarée de leur modernisme, de leur fièvre de spéculation et de progrès ; peut-être n’avais-je pas su voir, ni dire, qu’ils étaient capables d’un tel idéalisme et d’un tel désintéressement. Qu’ils veuillent bien me pardonner et qu’ils m’accordent la joie d’être ici un humble interprète de nos plus profondes et sympathiques admirations.

IV

COURT INTERMÈDE DE CHARME
AU MILIEU DE L’HORREUR

Dimanche 1er juin.

Depuis trois ou quatre jours, je suis en service sur la côte de la mer du Nord, pour des questions de défenses antiaériennes, circulant de Boulogne à Calais et Dunkerque, en ce moment très bombardés. Il fait un temps exquis et rare ; sur les plages de cette mer froide, les jours se suivent, tièdes et lumineux, comme si l’on était au bord de la Méditerranée ; tout est éclairé en splendeur, et jamais mois de juin n’a commencé dans un rayonnement plus pur.

J’ai dormi cette fois à Dunkerque, — bien entendu, dormi sur le qui-vive, — à l’hôtel des Arcades ; mes fenêtres aux vitres cassées donnent sur la grande place où trône la statue de Jean Bart, et toute la nuit, au-dessus de ma tête, ces grosses phalènes bourdonnantes que sont nos avions de veille ont dansé leurs rondes dans le ciel plein d’étoiles. À présent une fraîche lueur un peu rose envahit lentement ma chambre ; l’heure de la mort est donc vraisemblablement passée ; l’ennemi nous aura sans doute épargnés au moins jusqu’à demain. Il doit être quelque chose comme quatre heures ; l’aube d’un dimanche de juin sans nuages se lève en silence sur la ville, qui va enfin reposer quelques instants dans une délicieuse paix, et les grandes phalènes nocturnes, leur garde finie, s’éloignent, redescendent vers leurs dortoirs ; dans l’air léger qui s’éclaire, on ne les entend plus qu’à peine.

Mais tout à coup voici les sonorités toutes neuves de la pointe du jour affreusement déchirées par le plus sinistre des cris que le monde ait jamais connus ; aucune bête, ni le lion, ni l’éléphant même n’approchent de la puissance de cette voix-là ; en gémissements chromatiques, cela monte, cela redescend et cela remonte ; on dirait la fureur ou l’agonie de quelque monstre géant… Avant d’avoir compris, rien que d’avoir entendu, on est glacé et les cheveux se dressent… Ah ! oui, on sait ce que signifie l’aubade ; c’est la grande sirène d’alarme qui nous la chante, et cela veut dire : « La mort, la mort, voici la mort qui arrive là-haut dans l’air ! La mort, la mort, qui va passer sur vos têtes ! » Et aussitôt, de tous les côtés à la fois, éclate le tonnerre tout proche de l’artillerie. Ils n’ont pas fait traîner la riposte, nos canonniers veilleurs. Maintenant donc c’est devenu soudain une bacchanale d’enfer, mais dominée toujours par ce même gémissement initial qui avait tout déclenché, et on a envie de crier à la sirène : « Non, assez ! on a compris, faites-nous grâce, on aime mieux mourir que de subir tout le temps ce cri-là ! » J’ai entendu beaucoup de sirènes dans ma vie, et aujourd’hui, hélas ! tous les Parisiens ont dû s’y habituer, mais le cri le plus horrible qui reste dans ma mémoire est toujours celui de Dunkerque.

L’alerte a été courte. Les gentils oiseaux boches ont pris la fuite. Tout est redevenu calme et silencieux, comme pour fêter le beau soleil qui se lève. Il y a seulement çà et là, sous les décombres encore pantelants, des gens qui sont morts, d’autres qui râlent, des femmes, des vieillards, de Pauvres tout petits dans des berceaux, — et c’est là une de ces nouvelles formes de guerre inaugurées par la haute culture allemande.


Je comptais passer mon dimanche à visiter les D. C. A. d’alentour, (En français, D. C. A., cela se dit défenses contre avions.) Mais un cycliste arrive de Belgique m’apportant une enveloppe timbrée aux armes des souverains martyrs : l’audience que j’avais demandée, par ordre de mon général, à S. M. le roi Albert et que je n’attendais que pour demain, m’est accordée aujourd’hui même.

Quand j’avais fait, en 1915, par la nuit noire et la neige, ce chemin de Dunkerque à la villa du roi, qui m’eût dit que, plus de deux ans après, je le referais encore en pleine guerre !…

Aujourd’hui, tout respire la joie, malgré la mitraille et l’horreur qui sont là si proches. Il fait beau, radieusement beau, invraisemblablement beau, et il n’est guère d’angoisse qui résiste à la gaieté rayonnante du soleil de juin. Et puis, c’est dimanche, et ce jour qui, dans les villes, est si fastidieux, prend dans les villages un petit attrait quand même, au milieu des bonnes gens dans tous leurs atours. À travers des paysages de dunes, à travers d’immenses plaines sablonneuses, la route s’en va, bordée de petits arbres aux verdures neuves et claires ; des jeunes filles naïvement endimanchées, un brin de giroflée au corsage, s’y promènent en compagnie de soldats très mélangés, des Français, des Belges, des Anglais, des Hindous ; on entend toujours au loin la canonnade barbare, mais elle arrive à peine à évoquer l’idée de la mort, en cette journée rare où l’on ne pense qu’à la vie ; on sent que tout cet humble monde, rencontré en chemin, a voulu faire trêve à ses anxiétés, à ses terreurs, et souhaiterait s’amuser un peu sous le ciel du printemps. De frontière, il n’y en a plus ; depuis que l’intimité s’est faite entre nos deux pays, on passe, sans s’en apercevoir, de l’un à l’autre ; si l’on ne voyait çà et là, sur les auberges, des enseignes en langue flamande, on se croirait encore en France.

Après trois quarts d’heure d’auto, j’arrive au village où les souverains se sont réfugiés, sur un dernier lambeau de leur Belgique saccagée, et voici les villas royales sur les dunes, tout au bord de cette mer qui sommeille.

Dans le salon modeste où l’on me fait entrer d’abord, j’entends venir d’une pièce voisine le plus imprévu et le plus drôle de tous les tapages ; on dirait la récréation d’une école très nombreuse, des rires et des cris d’enfants, des sauts, des chansons ; je crois même que l’on danse des rondes, sur un vieil air flamand chanté en chœur par une quantité de petites voix cocasses.

Très modeste aussi, le salon où S. M. le roi Albert me reçoit, avec sa cordiale bienveillance et sa parfaite bonne grâce. Quand je me suis acquitté de la mission dont j’étais chargé par mon général, Sa Majesté me dit, pour charmante formule de congé :

— Vous aviez aussi demandé à voir la Reine. Venez, je vais vous conduire auprès d’elle.

Nous sortons alors dans l’enclos, moitié jardin très pauvre en fleurs, moitié petit parc où les pas s’étouffent dans le sable des plages et que surchauffe aujourd’hui l’étonnant soleil. La Reine, tout de suite je l’aperçois là-bas, entourée, submergée dirai-je presque, par une centaine de très jeunes enfants. Il y a seulement quatre grandes personnes, au milieu de cette foule de tout petits : elle, la Reine, qui est la svelte silhouette bleue, toujours ne ressemblant à aucune autre ; sa dame d’honneur vêtue de jaune-pensée, et deux bonnes sœurs aux aspects archaïques. Sa Majesté daigne faire quelques pas à ma rencontre, comme vers quelqu’un de déjà connu, et rien ne pouvait me toucher davantage. J’avais presque une appréhension de cette entrevue, comme chaque fois qu’il s’agit de retrouver des êtres, ou des lieux ou des choses dont on a été particulièrement charmé jadis. Mais non, Sa Majesté me réapparaît aussi exquise et jeune, dans son costume simple en mailles de soie bleue, les cheveux emprisonnés dans une sorte de petit turban, en gaze également bleue qu’attache une épingle à tête de saphir. Mais le bleu qui éclipse tous les bleus, c’est toujours celui de ses yeux limpides.

Les petits enfants vont s’en aller, paraît-il ; c’est eux, bien entendu, qui menaient ce beau tapage quand je suis arrivé : cinquante petites filles aux costumes tous pareils, cinquante petits garçons en uniforme de soldat formant une armée lilliputienne. Orphelins de la guerre, tous, échappés par miracle aux tueries boches, ils font partie de cette légion de petits abandonnés que la Reine a recueillis pour filleuls et pour qui Elle a fondé des pensionnats, dans des lieux abrités, — ou à peu près, autant que possible enfin, — abrités des obus barbares. Tous les dimanches, des voitures lui en apportent une centaine, qui à tour de rôle viennent passer ici une journée de grande liesse, à manger des gâteaux, boire du chocolat, danser, chanter, se rouler sur les dunes et faire des pâtés de sable. Donc, c’est l’heure pour eux de repartir, et les deux religieuses les mettent en rang ; elles sont plutôt vilaines et vulgaires, les pauvres, surtout auprès du fin visage de Sa Majesté, mais quand même sympathiques avec leur air joyeux et leurs braves yeux candides ; je les soupçonne fort du reste d’avoir chanté les rondes, elles aussi, et peut-être même de les avoir dansées. Les petites filles, avec une révérence, disent à la Reine : « Bonsoir, Majesté ! » Les petits soldats lilliputiens font au Roi le salut militaire en lui disant : « Bonsoir, Sire ! » Et ils partent, entonnant une chanson de route, que l’on continue d’entendre en decrescendo, à mesure que s’éloignent les voitures qui les emportent.

— Maintenant, me dit la Reine, je vais vous recevoir dans ma maisonnette de bois.

Et je la suis, avec la dame d’honneur, dans une de ces cabanes démontables en planches de sapin qui, en moins de deux heures, peuvent être transportées d’un lieu à un autre comme les tentes des nomades. Entre des bosquets rabougris, que d’habitude le vent de la mer tourmente, c’est sur le sable qu’elle est posée cette fois, la cabane royale, et il y a tout autour une plate-bande de fleurs de printemps, maigres giroflées surtout, que l’on a réussi à faire pousser là à force de bonne volonté.

En dedans de la maisonnette, c’est un enchantement de simplicité distinguée, de coloris discret et raffiné ; elle est entièrement tendue de soies persanes bleues très légères, dont les grands dessins, rehaussés d’un peu de rose, représentent des portiques de mosquée. Comme meubles, rien qu’une table à écrire et des divans avec des coussins de nuances très claires aux dessins étranges, très simples aussi, mais jamais vus. J’étais sûr que le bleu dominerait dans le réduit intime de cette Reine, que, trop irrévérencieusement peut-être, quand je pense à elle, je désigne ainsi en moi-même : la Reine bleue. Et combien cela lui ressemble aussi, maintenant, hélas ! qu’elle n’a plus de palais, de se complaire dans cette cabane délicieuse, mais si modeste, plutôt que dans ces villas de hasard, meublées au goût de n’importe qui.

La porte est restée grande ouverte sur le jardin sablonneux, sur les arbustes d’essences marines, et là, quand je suis assis en face de Sa Majesté, l’honneur m’est accordé d’une longue causerie tranquille, dans le grand silence des entours, à l’ombre du toit frêle, avec le sentiment du chaud soleil de juin qui resplendit dehors. Comme par un accord tacite, nous ne disons rien des angoisses de l’heure, pas plus que si les Barbares n’étaient pas là tout près, saccageant nos patries. Aujourd’hui, non, il fait trop beau, trêve à la souffrance pour une fois, évadons-nous un peu de l’horreur, parlons de choses passées, ou de choses lointaines…

À un moment donné, la Reine avait ramené la conversation sur Bénarès et les religions hindoues, quand tout à coup, devant la porte ouverte, un chat passe comme une flèche, un gros chat noir qui détale ventre à terre et semble au comble de la terreur. Ah ! il y avait de quoi, le malheureux : la maréchaussée est à ses trousses ! Un gendarme, qui lui court après, passe aussitôt derrière lui, à toutes jambes, en se frappant dans les mains pour faire le plus de bruit possible… Alors la Reine ne peut s’empêcher de rire, — c’était si imprévu ce bruyant épisode chatique au milieu de nos songeries profondes sur le brahmanisme, — et, se rappelant sans doute que je suis un chevalier servant des chats :

— Rassurez-vous, me dit-elle, en riant toujours, on ne leur fait jamais de mal ; non, peur seulement. C’est qu’ils viennent ici, tous ceux du village, pour dénicher nos rossignols. Aussi me suis-je vue obligée de prier le bon gendarme de service de ne pas manquer de leur donner la chasse.

Pauvre charmante Reine, qui entend la nuit, sans broncher, d’infernales musiques de mort, comme on la comprend de défendre au moins les rossignols qui lui font des sérénades ou des aubades avec leurs petites voix de cristal. Et combien sont touchantes et jolies les fantaisies presque enfantines de cette souveraine au courage si viril, qui n’a pas une minute déserté son poste terrible, qui jamais ne faillit à son devoir écrasant et qui, dans les tranchées de première ligne, au milieu de ses soldats, affronte le fer et le feu, avec la plus tranquille audace !

— Je vais vous montrer notre petit bois aux rossignols, me dit Sa Majesté quand l’audience est finie. Je vais vous faire passer par là pour vous en aller.

Nous nous engageons donc dans les gentils sentiers étroits, où l’on ne peut marcher que deux de front ; la dame d’honneur m’a gracieusement cédé la place aux côtés de Sa Majesté et se contente de marcher à deux ou trois pas derrière nous. On sent que cette reine dépossédée, qui avait pourtant des parcs aux arbres de haute futaie, s’est prise d’affection pour ces petits chemins d’exil, qui sont presque sa seule promenade depuis trois années. Les arbres grêles, qui jaillissent par touffes du sol de sable, n’ont guère qu’une taille d’arbuste, trois mètres de haut, et ils nous donnent à peine de l’ombre. Mais il est quand même adorable, ce bois, adorable d’être enclos et d’avoir gardé son air sauvage, adorable précisément d’être si petit, si rabougri, tourmenté par les rafales marines, d’être une rareté sur ces plages, d’avoir poussé là si exceptionnellement et comme exprès pour les promenades d’une reine martyre.

— Vous faites très bon effet, avec vos deux bleus qui s’harmonisent, nous dit en riant la comtesse de C., la dame d’honneur.

(Pourtant je n’ai, moi, que le banal bleu horizon du drap militaire.)

— Vous, madame, lui dis-je, vous devez être éminemment coloriste, car je suis bien sûr que ce costume d’un si joli jaune-pensée, vous l’avez choisi pour faire valoir le bleu de Sa Majesté.

Puisque tout me charme ou m’amuse aujourd’hui, je suis content de savoir que je ne fais pas tache dans ces sentiers, avec mon bleu « qui s’harmonise ». J’ai même plaisir à entendre le petit cliquetis métallique de mon sabre, dont je m’étais déshabitué et qui me rappelle des années plus jeunes… (Depuis la guerre, nous ne portons plus cet objet de parade, mais on sait que, devant des souverains, il est incorrect de paraître sans arme.)

Avec quelle simplicité et quelle grâce juvénile la Reine en passant écarte tout doucement les branches pour me montrer des nids de rossignols :

— Voyez, dit-elle, comme ils sont confiants, nichés si bas !

» Le mois prochain, dit encore la Reine, le bois sera plein de grandes fleurs jaunes que j’aime beaucoup… Ah ! justement en voici une tige.

Elle se baisse pour la cueillir et me la montrer :

— Tenez, connaissez-vous cela ?

Ah ! si je connais cela ! mais c’est une fleur de mon enfance, qui abonde sur les plages de mon île d’Oléron, espèce de large mauve en satin jaune pâle, qui embaume discrètement. Je suis ému de la retrouver ici, cette fleur de mon pays, entre les mains de la Reine.

Cette promenade si courte, si éphémère et si impossible à renouveler jamais, a pris pour moi quelque chose d’enchanté ! Elle va finir d’ailleurs, hélas ! Il ne nous reste peut-être plus qu’une trentaine de mètres de sentier à parcourir, entre les arbres grêles et gracieux. Après, tout de suite après, il y aura les sables, et la grille, et la porte par où je m’en irai.

À l’orée du bois, la Reine bleue prend congé, se dirige vers la villa, et la dame d’honneur jaune-pensée a la bonté de faire quelques pas de plus pour venir jusqu’à cette grille où mon auto m’attend. Cependant nous nous retournons d’instinct, l’un et l’autre, pour suivre des yeux, avec un même sentiment d’admiration religieuse, la svelte silhouette royale qui s’éloigne à pas lents sur le sable ; elle s’en va la tête penchée, comme reprise tout à coup par les réalités effroyables, sans doute parce que le soleil décline et qu’elle subit comme nous la décourageante mélancolie de cette décroissance de la lumière : la nuit va venir, pleine de surprises et de dangers pour elle, malgré les trilles éperdus de joie que lui feront bientôt, par-dessus le grondement de l’artillerie, ses petits protégés chanteurs. Et moi, je m’en retourne à Dunkerque, où je suis sûr de réentendre tout à l’heure l’horrible voix de la grande sirène d’alarme.

V

LEUR « GRACIEUX » KAISER

Une telle épithète, pour qualifier le Monstre, est une trouvaille dont l’univers est redevable, si je ne me trompe, à l’imagination poétique d’Hindenburg. « Notre gracieux kaiser », c’est lui, Hindenburg, qui a proféré cela ! Si tout autre qu’un Allemand eût osé accoler ces deux mots, on se serait dit : « C’est de la plus amusante ironie. » Mais non, l’Allemagne n’ayant jamais eu le sens du ridicule, c’est sérieux, et, outre-Rhin, cela passe sans faire bondir personne.

À l’heure qu’il est, que pense-t-il, ce gracieux personnage, en présence de la colossale partie qu’il a perdue ? Après tant d’années de préparatifs infernaux, avoir osé enfin la jouer, cette partie dont il attendait une apothéose, et n’aboutir qu’à une chute dans un cloaque sans nom, fait de sang, de boue et de cervelle humaine écrasée ! Qui dira les sursauts de dépit, les tourmentes de rage qui doivent agiter les ténèbres abominables de son âme ? Lui reste-t-il tout de même quelques sentiments un peu humains, quelques sentiments de remords ? Dans la solitude de ses nuits, quand il songe à tout le sang et à toutes les larmes dont il a arrosé la terre, entend-il monter vers lui l’universelle clameur de vengeance, avec la triste hurle exaspérée des mères sans fils, des femmes sans époux, des sœurs qui n’ont plus de frères ? Est-ce que parfois il ne s’épouvante pas de ce Dieu, dont il ne cesse pourtant de profaner le nom dans ses prières sacrilèges ? Avec cette sorte de mysticisme — qui chez lui semble avoir persisté quand même, sous on ne sait quelle forme morbide — avec son vieux fond de grossier mysticisme allemand, lui arrive-t-il encore de se rappeler les menaces bibliques, et d’avoir peur de la Grande Géhenne ?…

Il a fallu toute une lignée de hobereaux carnassiers, dégénérés dans le despotisme sans frein, endurcis dans l’impunité absolue, pour arriver à donner, comme suprême aboutissement, cet être de fourberie, d’impudence et de crime, qui déconcerte nos psychologies. Il est aussi incompréhensible pour nos âmes françaises que son peuple prussien, qui excelle d’une manière presque merveilleuse aux applications pratiques des sciences les plus néfastes, mais qui est demeuré ce qu’il y a sur terre de plus incurablement brutal et sauvage, tout en se figurant de bonne foi, et en se vantant, avec une puérile jactance, d’être le peuple suprême appelé à guider l’humanité dans les voies du progrès !

Leur gracieux Guillaume, au début de sa carrière, il a mérité, d’intention sinon de fait, de porter le voile noir des parricides, et toute sa race est tarée comme lui. On sait que son fils, bien que de beaucoup moindre envergure, est presque son pastiche, poussé encore à l’horrible ; quant à l’exécrable princesse sa sœur, il lui a suffi de passer trois ou quatre ans sur le trône d’Athènes, pour déshonorer momentanément la Grèce, en la conduisant à la traîtrise et à l’assassinat.

Il y a de lui un portrait plus écrasant peut-être que tous les autres, parce qu’il a été écrit avec un calme terrible et n’est pour ainsi dire qu’une série d’irrécusables documents recueillis au jour le jour ; on y voit se révéler peu à peu ses rapacités, sa morgue, ses fourberies, ses mensonges ; c’est comme un dépeçage lent. et progressif de sa vilaine âme de bête de nuit. Ce portrait, je viens de le relire avec admiration dans le volume de madame Edmond Adam, intitulé : Guillaume II. Elle a été la première à si bien flairer le monstre et à dévoiler les longues préméditations allemandes. Cette œuvre est en outre d’une belle clairvoyance prophétique, car la partie la plus récente avait paru il y a dix années, et cependant nos désastres y sont déjà pressentis, comme dans une sorte de livre fatidique de nos destinées. Oh ! si nous l’avions un peu écoutée, cette vraie Française, au lieu de nous illusionner, comme il était de mode hier encore, et d’égarer sur l’Allemagne nos trop naïves admirations !



Leur kaiser, il lui a manqué, pour le retenir de risquer la partie qui entraîne aujourd’hui son pays à sa suite vers l’abîme, il lui a manqué un semblant de sens moral ; s’il avait eu un atome de conscience, il aurait tremblé devant ce grand soulèvement de la conscience universelle, que l’excès de ses crimes ne pouvait manquer d’amener et qui nous sauvera demain. Habitué à tromper et fouailler son peuple moutonnier qui s’incline sous les coups, il s’est figuré, avec une aveugle suffisance, que le monde entier allait se coucher de même sous sa botte. Et maintenant sa lourde erreur n’est plus réparable ; il est jugé, démasqué, perdu. Sa chute, quoi qu’il advienne de la guerre, sa chute est aujourd’hui irrévocablement décrétée. N’importe ce qu’il fasse ou ce qu’il essaye de faire ; quand même, par impossible, il s’en tirerait pour un temps, au moyen de quelque nouvelle découverte diabolique des chimistes de l’Allemagne, de quelque plus horrible gaz pour brûler nos poumons, de quelque microbe nouveau pour empoisonner notre sang, non, c’est fini, le voici déboulonné de dessus son trône lugubre, il penche, il tombe, et plus tard sa chute ira même s’accélérant dans les annales de l’Histoire, car il a écœuré le monde, il a reculé les limites du dégoût. Et c’est lui qui aura stupidement sonné le glas, non seulement pour soi-même, mais pour les despotes de sa trempe, massacreurs d’hommes en troupeaux ; partout les yeux s’ouvrent, et on n’en veut plus de ces vampires-là ; non, personne n’en veut plus !…

Il aurait pu au moins tomber avec quelque tragique grandeur ; mais non, même pas ça ; il est lamentable, il est peureux, il est petit ; il se cramponne, il ne sait plus ; d’une main il cède et de l’autre il continue de menacer avec toujours sa même arrogance. Il persiste effrontément à écouler en tous pays son habituelle pacotille — par des voies dont tout autre aurait honte, par les malles de ses ambassadeurs — sa petite pacotille macabre, ses explosifs et ses cultures de microbes, en bouteilles, avec la manière de s’en servir. Dans toutes les mains malpropres qui se tendent vers lui du fond des pays neutres, il verse de l’or qu’il a volé partout. Et dignement il se venge sur des cathédrales, sur des villes ou des villages qu’il fait piller et réduire en miettes, même sur des arbres : tout lui est bon pour assouvir son dépit sénile. Sentant approcher son impuissance à faire plus de mal, il se complaît à ces gigantesques et stupéfiantes hécatombes de choses, devant quoi reculeraient d’indignation les derniers cannibales.



Nous donc, avec une haute sérénité maintenant, malgré nos deuils immenses, chassant même un sentiment de colère qui lui ferait trop d’honneur, regardons-le s’enliser dans l’immonde, disparaître comme la presque dernière incarnation des vieilles barbaries, des vieilles férocités humaines. Il aura été un instrument providentiel pour hâter l’heure de la liberté. Et, en le voyant ainsi se débattre, achevons notre tâche, encore si difficile et si dure, mais tellement magnifique ! En somme, nous lui devons d’être une France toute saignante et meurtrie, mais plus que jamais admirable ; son agression et son ignominie ont réveillé nos énergies qui sommeillaient, nos fraternités qu’il avait tenté de détruire ; il nous a conduits à tous les dévouements sublimes, et, malgré les défaillances de quelques pauvres tout petits politiciens de l’arrière, jamais dans notre ensemble, nous n’avions été si grands. Oh ! oui, continuons l’œuvre qui est près de finir, car voici les Barbares aux abois. De grâce, ne perdons pas de vue qu’ils ne sont pas des êtres de la même espèce que nous, à qui nous devions un jour tendre une main fraternelle ; on sait qu’ils ne sont même pas des hommes avec qui l’on puisse signer des traités de paix, puisqu’ils n’ont le respect d’aucune parole et que rien ne saurait venir d’eux qui ne soit piège et mensonge ; les écraser, c’est tout ce qu’il reste à en faire, les écraser et délivrer le monde. Et puis ne cessons jamais de penser à ceux qui, de leurs yeux éteints, doivent nous suivre avec tant de confiance, — eux, nos chers morts, couchés le long du front de bataille, un peu partout dans les vergers, sous les blés, sous les luzernes ; du fond de leurs petites tombes religieusement fleuries, ou du fond des grands trous effroyables où il a fallu les jeter pêle-mêle, tous, grands seigneurs, bourgeois ou ouvriers, alignés là comme ils sont tombés, dans une fraternité nouvelle mais profonde, tous, ils nous crient de persévérer jusqu’à la fin victorieuse, non pour les venger, mais pour qu’au moins leurs fils ne connaissent jamais l’horreur de ces servitudes et de ces misères matérielles que l’Allemagne leur avait si laborieusement préparées.



Les neutres, les quelques neutres restés germanophiles, ah ! ce sont ceux-là, hélas ! qui jettent une ombre sur le grand tableau clair de nos prochaines délivrances ! Il en est certains qui, par l’affinité de nos races et par nos intérêts communs, semblaient les plus désignés pour marcher à nos côtés et dont la défection nous cause une stupeur plus douloureuse ; quelques-uns des leurs s’égarent même jusqu’à favoriser sournoisement la plus sournoise des formes de la guerre qui nous est faite… Disons-nous, pour leur pardonner, qu’ils sont poussés dans la voie criminelle par une minorité salariée, et qu’ils nous reviendront repentants. Et puis détournons d’eux nos regards, pour les reporter vers la jeune Amérique, venue à nous dans un élan d’une beauté si pure, et tenons les yeux levés sur elle comme sur une lumineuse étoile !…

VI

PETITS CISEAUX D’OR ET D’ARGENT

 « Petits ciseaux d’or et d’argent,
On vous appelle au bout du champ… »


Ainsi commençait une série de courtes phrases, incohérentes mais rythmées, que tous les petits enfants de mon époque et de mon pays savaient par cœur. Cela se chantait très vite, sur une seule note, et cela servait à compter pour savoir qui y serait, avant de jouer à cache-cache, ou à l’oiseau perché, ou bien aux quatre coins.

Dès ce temps-là, ces petits ciseaux d’or ou d’argent me faisaient toujours penser aux minuscules tiroirs des chiffonnières d’aïeules, où j’en avais vu, de ces vieux petits ciseaux, démodés, cassés quelquefois, mais conservés comme souvenirs, en compagnie de vieux dés, de vieux poinçons, de mille choses menues, ayant servi aux patientes broderies d’autrefois. Et dans nos paisibles maisons de province, transmises de père en fils, ils sont innombrables, les tiroirs de chiffonnières ou de bonheurs-du-jour, remplis de pauvres objets pareils, que l’on hésite à détruire. Sans parler des coffrets surannés où dorment, tant de vieilles bagues ayant perdu leurs pierres, tant d’alliances de mariage demi-usées, et des bouts de chaînettes d’or, des montures de faces-à-main, des broches trop vieillottes pour être portées mais pas assez pour jamais redevenir jolies…

Eh ! bien, un comité de Françaises a eu l’idée de se spécialiser dans la récolte de ces débris, qui semblaient d’humbles riens, mais qui, accumulés, puis fondus en lingots à la Banque de France, ont déjà permis de faire de larges aumônes. Donc, on en demande d’autres, d’autres encore, et je suis heureux d’être le porte-parole de ces femmes si ingénieusement charitables ; elles ont trouvé un filon auquel personne n’avait pensé, elles ont comme fait sortir de la poussière nombre de beaux billets de mille francs, que çà et là elles distribuent, soit à l’Œuvre des aveugles de la guerre, soit aux Asiles de grands blessés, soit aux orphelins de nos soldats.

Oh ! je sais bien que parfois on y tient beaucoup, à ces débris que je réclame, peut-être surtout aux vieux dés d’argent ou d’or, à cause des doigts des chères aïeules mortes qui les ont portés. Mais il faut songer que nous traversons des jours inouïs, et qu’elles seraient les premières, ces aïeules, à dire : « Mais oui ! Mais je crois bien ! Vous ne sauriez nous faire plus de plaisir ! Sans perdre une minute, pour nos soldats, donnez, donnez tout ! »


« Vieux petits dés d’or et d’argent,
On vous appelle au bout du champ… »


Oui, on vous appelle ; accourez, bonnes et gentilles reliques. Au fond des vénérables tiroirs vous deviez souffrir de votre inutilité, quand la France entière s’est dressée pour la défense suprême. Accourez vite, car, dans les creusets où tout s’anéantit et puis se transforme, vous trouverez une occasion, qui sans doute ne se renouvellera jamais plus, de très noblement mourir, en soulageant la misère de nos chers soldats mutilés.



(Les dons sont reçus chez Mme B. Roullet, présidente de l’Œuvre, 43, quai des Chartrons, Bordeaux, et partent de là pour la Banque de France.)

VII

IMPRESSIONS D’ITALIE

I

L’ENFER DU CARSO

14 août 1917.

Un lourd et brillant crépuscule descend sur la vieille ville très italienne où je viens d’arriver et d’où je dois repartir demain pour le Carso. Je n’ai pas le droit d’en dire le nom, bien que tout le monde le sache. Naguère elle devait vivre dans la tranquillité et le silence ; mais, depuis qu’elle est devenue une sorte de vestibule des batailles, elle s’est tout à coup encombrée d’officiers, de soldats et d’automobiles militaires qui y mènent grand tapage. Elle a de vieux palais dont quelques-uns sont adorables, des places avec statues et fontaines, des rues plutôt tortueuses bordées de porches aux antiques piliers ; à chaque pas, elle fait tableau. Pour comble, ces soldats, qui la peuplent jusqu’à l’encombrement, sont des Alpins ou des canonniers de montagnes, hommes grimpeurs, exercés à l’escalade des cimes d’alentour, et portant tous le chapeau de feutre que relève d’un côté une agrafe à longue plume d’aigle.

On est ici près du front et sous la menace des obus ; aussi, dès que la nuit commence d’embrouiller toutes choses, le silence se fait et les maisons s’éteignent. La lumière bleue, invisible d’un peu haut, est la seule tolérée, et, quand s’allument à tous les carrefours les petites lampes de guerre d’un bleu si intense, éclairant comme en rêve les palais, les fontaines, les statues et les silhouettes de ces hommes coiffés du feutre à plume pointue, on dirait du théâtre conventionnel, une mise en scène du vieux temps qui serait même presque exagérée, mais charmante.


15 août.

Départ en auto, de la vieille ville romantique, pour le Carso sinistre et glorieux. Le Carso, c’est cette montagne qui ferme là-bas la vaste plaine et qui de loin est encore bleue comme toute montagne a le devoir d’être ; mais plus on s’en approche, dans des tourbillons de chaude poussière blanche, plus elle se révèle aride et nue, par places teintée de sanguine, ailleurs teintée de cendre ; elle est une zone géologique toute différente de celle d’en bas si magnifiquement verte, elle est une région maudite dont le seul aspect, même en temps de paix, serait inhospitalier et rébarbatif. Or, il faut se dire qu’au début des hostilités cette région de la pierre sèche, qui surplombe ici les plaines d’Italie, était bondée d’ennemis qui vous regardaient d’en haut, garnie de canons qui vous dominaient, et que nos Alliés ont été obligés d’attaquer cela d’en bas, sans un abri.

Napoléon Ier, — qui était plutôt connaisseur en choses de guerre, on me l’accordera bien, — a constaté dans ses Mémoires qu’il n’y a rien à faire de ce côté-ci contre l’Autriche, si l’on n’est maître du Carso[5]. Et je soumets cette constatation si autorisée à certains stratèges de l’arrière, qui chez nous s’impatientent de ne pas voir les Italiens avancer plus vite : tout d’abord il leur fallait s’assurer de ce Carso qui était une formidable barrière naturelle. Et Dieu sait ce qu’ils y ont mis, ce qu’ils y mettent encore de sublime opiniâtreté et d’ingénieuse stratégie !

Après avoir dépassé l’ancienne frontière d’Autriche et pénétré dans la zone reconquise, nous arrivons au fleuve qui nous sépare de ce haut champ de mort que le Carso représente aujourd’hui. C’est l’Isonzo, un de ces fleuves traîtres des pays de montagnes, qui l’été ressemblent à de larges coulées de cailloux blancs, mais qui, dès les pluies d’automne, ou dès qu’un grand orage éclate, deviennent en quelques minutes des torrents dangereux, capables d’emporter des hommes, des chevaux, des attelages.

Ce fleuve une fois franchi, notre ascension commence.

Une des difficultés, — au premier aspect, insurmontables pour les Italiens, — c’est que, dans la terrible montagne à conquérir, il n’y avait pour ainsi dire pas de routes : les Autrichiens n’en voulaient pas, par crainte de la poussée libératrice qui fatalement devait un jour ou l’autre se produire. Ces routes, qui étaient indispensables pour faire tout monter, les soldats, l’artillerie, les munitions et même l’eau, ces belles routes d’aujourd’hui les assaillants ont donc été forcés de les tailler eux-mêmes, en plein roc, sous le feu de l’ennemi.

Et ils sont parvenus très promptement à résoudre ce premier problème ; aujourd’hui elles existent, ces routes en lacets qui se croisent dans toutes les directions essentielles, et, quand on songe au peu de temps qu’il a fallu pour les construire, c’est à croire quelles ont surgi par miracle.

La désolation désertique du Carso ne commence pas tout de suite, du moins du côté par où je l’aborde aujourd’hui ; aux premiers contreforts, il y a encore un peu de végétation, de l’eau et des habitations humaines. Aussitôt l’Isonzo traversé, un grand village se présente ; il est depuis longtemps libéré, celui-là, et les lignes autrichiennes en ont été repoussées assez loin pour que l’on ait commencé à boucher les grands trous des murs ; on y jouit d’une sécurité relative ; il n’est plus à portée que des obus de gros calibre, qui n’y viennent que de temps à autre, démolir au hasard quelque chose pour ne pas se faire oublier. C’est un lieu où les combattants, à tour de rôle, sont envoyés au repos, et les petites rues fourmillent de leurs uniformes d’un vert gris ; il y a des ambulances, des bains, tout un modeste confort pour eux, exactement comme chez nous, un peu à l’arrière de notre front.

Dans notre course rapide, nous avions déjà quitté ce village depuis quelques minutes, montant par des lacets vers des régions toujours plus dénudées, quand en me retournant j’aperçois, en contre-bas de nous, un millier de soldats peut-être, tassés et immobiles devant une sorte de grand cartonnage extravagant ; tous leurs casques verdâtres, vus par en dessus, brillent au soleil comme des cailloux de marbre. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire, dans cette immobilité si attentive ?

— Mais, ils sont au théâtre ! m’explique en riant l’officier italien, qui m’accompagne.

En effet, les plus grands artistes viennent jouer là pour eux, en plein vent, et la Duse en personne est, paraît-il, arrivée hier au soir à leur intention, — dans cette ville que je ne dois pas nommer et où l’on ne tolère la nuit que des lampes bleues.

Village et théâtre s’enfoncent, disparaissent sous nos pieds. Nous montons par une de ces belles routes toutes neuves, dont la présence et la perfection me confondent. Passent quelques derniers hameaux, qui ne sont plus que d’informes amas de ruines ; il n’y a plus d’arbres, à peine de maigres broussailles ; nous sommes arrivés à la zone uniquement rocheuse, inhospitalière pour les hommes et maintenant criblée de trous, égratignée de toutes parts par la mitraille. On se représente du reste ce que doit être ici la malfaisance particulière des obus, ne rencontrant, au lieu de la terre où ils s’enfonceraient, que de la pierre qui rejaillit en mille éclats pour faire de plus horribles blessures. Dans toutes les parties ou des pans de rochers ne les dissimulent pas, ces routes improvisées sont maintenant couvertes de camouflages, car les longues-vues des Autrichiens, qui tiennent encore là-bas la plupart des hauteurs, les dominent et les surveillent ; mais les branches vertes étant rares, et d’ailleurs invraisemblables sur le Carso, on a employé, pour camoufler, des séries de paillassons légers, un peu couleur du sol, soutenus en l’air par des fils d’acier.

Et quelle activité règne aujourd’hui, à l’abri de ces paravents fragiles ! Nous dépassons des attelages et des machines de toutes sortes, qui se hâtent de se rendre là-haut pour continuer la bataille : camions surchargés de soldats, d’artillerie, de munitions, de vivres, et des caisses, des caisses remplies d’eau pour boire, car plus haut, dans ce désert de la soif, les assaillants ne trouveraient pas la moindre source. Tous ces cortèges ascendants cheminent à vive allure, sous la seule protection de ces nattes suspendues, et un soleil desséchant, tout à fait torride, les accompagne aujourd’hui, surchauffe sans merci ce pays des pierres, que son altitude ne rafraîchira que ce soir, — mais rafraîchira trop soudainement du reste, dès que tombera la nuit.

Voici même des canons qui grimpent à travers champs, — si l’on peut dire ainsi dans une contrée où les champs n’existent pas ; ils sont attelés à d’énormes tracteurs, de toute récente invention italienne, pour lesquels il n’y a plus d’obstacles. Je m’imaginais jusqu’à ce jour que les roues, pour bien rouler, devaient être rondes ; eh bien, c’était une erreur surannée ; les roues de ces machines nouvelles sont absolument biscornues, mais, par un puissant mécanisme que je ne dois qu’indiquer, elles n’en roulent que mieux ; elles sont grimpeuses, agrippantes et ne dérapent jamais. En tête de l’attelage, marche naturellement le tracteur, qui porte tous les servants de la pièce ; l’affût est attaché derrière, avec les munitions, et derrière encore vient le canon lui-même, qui fait allègrement son escalade, la gueule en bas, se dandinant et sautillant, camouflé en innocente broussaille sous un amas de branchettes. Tout cela, avec un bruit d’ouragan, se lance sur les pentes les plus raides, écrasant les pierres ou les arbrisseaux. Et il en passe ainsi plusieurs, qui coupent au plus court vers les sommets, en narguant ces jolies routes planes, encore nécessaires à nos autos démodées.

Nous dépassons des tranchées, que l’on a dû l’une après l’autre abandonner pour en creuser de nouvelles, à mesure que se développait l’offensive italienne, refoulant plus loin l’ennemi. Non seulement elles ont été plus dures à creuser qu’ailleurs, ces tranchées toujours dans le roc vif, mais combien dures aussi à habiter pour les braves Alpins de l’Italie ! L’été, elles sont comme aujourd’hui presque intenables à force d’être brûlantes. Et l’hiver, ah ! l’hiver, quand les nuages aux obscurités lugubres enveloppaient la montagne dans leurs suaires, elles formaient des espèces de compartiments étanches d’où l’eau ne s’écoulait plus ; les continuelles pluies glacées, qui dans ce pays succèdent presque sans transition aux chaleurs de septembre, s’y amassaient comme dans des réservoirs ; on y vivait à moitié noyé dans un liquide ou dans une boue ferrugineuse de couleur inquiétante, et ceux qui en sortaient, même les non blessés, étaient, de la tête aux pieds, rougeâtres, méconnaissables, pareils à de pauvres êtres tout sanguinolents.

Non, jamais partie plus difficile n’a été jouée ; aucun champ de bataille n’aura été plus infernal. Le moindre coup de main exigeait ici, et exige encore, de longues et opiniâtres préparations ; dans notre France, on ne le sait pas assez. Il a fallu avancer pas à pas, arracher le terrain morceau par morceau, bondir comme des chats pour enlever la moindre croupe de montagne. Au début des offensives, quand les assaillants n’avaient absolument rien pour se couvrir, ils montaient, ils montaient avec une merveilleuse audace, emportant chacun son petit sac de terre pour se protéger un peu contre les balles, et tant de fois, quand ils avaient péniblement gagné quelques mètres d’altitude, une rafale d’artillerie, venue de quelque sommet, les décrochait en masse, et tout roulait pêle-mêle dans l’abîme, les soldats grimpeurs, avec les pauvres petits sacs qui les avaient un instant préservés.

Cinquante mille Italiens sont tombés pour la possession de ces premières assises, où je circule aujourd’hui si aisément par les plus soignées et les plus étonnantes des routes. Si on y additionne un nombre égal d’Autrichiens, on voit quelle couche de poussière humaine est venue s’abattre sur ces pierres, et s’y mêler pour l’éternité…

Hélas ! quels immenses cimetières de soldats nous rencontrons ! Voici le plus grand que j’aie peut-être jamais vu ; il est abrité un peu des obus par un long repli de terrain, dans lequel sont creusées, tournant le dos à l’ennemi, les cavernes des soldats vivants, — et ainsi, dès qu’ils sortent de leurs trous, ces épargnés, ils ont sous les yeux les innombrables tombes de leurs camarades héroïquement morts. Sur plusieurs rangs, en files sans fin, s’alignent les petites croix blanches, ou bien les petits tableaux noirs des fosses communes, donnant les noms de ceux qui y sont couchés ensemble. Il y a même encore, dans une autre région de ce vaste enfer, la tranchée des squelettes, une tranchée qui, pendant des mois, fut tellement arrosée d’obus que l’on ne put songer à venir enlever les cadavres de ceux qui avaient été surpris là et fauchés sur place ; jusqu’à des jours plus calmes, on les a donc laissés dans leur glorieuse tombe provisoire où le soleil les a presque momifiés, et où d’ailleurs autant de respect les entoure que s’ils dormaient dans des caveaux somptueux.

Nous montons toujours par des routes aussi impeccables, de plus en plus en vue, mais de mieux en mieux camouflées. L’ennemi, il va sans dire, sait parfaitement ce qu’est ce camouflage qu’il emploie lui-même, et se doute bien que, sous ces tendelets de branches ou de roseaux, les convois militaires ne se font pas faute de circuler ; mais, comme il ne les voit pas, il préfère ne pas gaspiller ses obus, à des instants où peut-être ils ne tueraient personne.

Sur le parcours ascendant, on me fait visiter des cavernes, qui viennent d’être creusées et dans chacune desquelles un canon, que les ennemis ne soupçonnent pas encore, a été juché, sans doute avec l’aide des Génies ; par des trous presque invisibles, ces batteries comme suspendues menacent de près, par-dessus des gouffres, la montagne d’en face, restée autrichienne.

En passant, il me faut saluer, aussi, sur notre gauche, le Monte Santo, maintes fois pris et repris, occupé aujourd’hui par l’ennemi, mais que la prochaine offensive va certainement rendre pour toujours à l’Italie[6]. Le vieux couvent qui le couronne, en nid d’aigle, semble bien n’être plus qu’un amas de ruines ; mais il constitue un point stratégique important, et de plus il représente pour les Italiens une relique très vénérable de leur passé.

Le but de ma course de ce jour est un observatoire avancé, sur une cime. Un général, cantonné tout auprès dans une caverne d’ermite, veut bien m’y conduire. C’est un poste un peu à la grâce de Dieu, dissimulé seulement par quelques broussailles. On est là comme sur la crête d’une énorme vague marine qui se serait figée et transmuée en une roche éternelle ; on y respire l’air pur des altitudes, exquis après l’étouffement d’en bas ; on y contemple le déploiement d’un panorama très profond et magnifiquement sinistre, qui rappelle déjà les colossales tourmentes de pierre du Monténégro voisin. Dans le ciel de l’Ouest, montent d’autres vagues plus hautes, une monstrueuse houle immobilisée : c’est la fin des Alpes Carniques, et le commencement des Alpes Juliennes. Et le soir vient peu à peu jeter sa majesté sur ces choses infinies.

Bien qu’on sache que toutes ces montagnes, à peu près désertes pendant des siècles, sont remplies à présent de soldats aux aguets et de canons prêts à faire feu, on n’aperçoit rien d’humain nulle part. Nous sommes du reste tombés sur un jour de calme, sans le vouloir, et on n’entend que de temps à autre le bruit caverneux de l’artillerie, soit sur des cimes alentour, soit dans l’abîme des vallées d’en dessous ; ce sont nos amis italiens qui règlent des tirs, en prévision d’événements attendus, ou bien des Autrichiens un peu nerveux, flairant que quelque chose de formidable se prépare, et frappant au hasard.

De là-haut, quand on se rend compte des différents épisodes de la conquête progressive et remontante de ce Carso dressé comme un rempart, on croit rêver.

— Tenez, cette cime là-bas, me disent mes aimables guides, elle a donné lieu à l’une des opérations les plus élégantes de notre guerre ; c’est par surprise qu’elle a été enlevée la nuit ; un détachement de nos Alpins étant monté à l’assaut dans l’obscurité, par la paroi la plus abrupte, celle de gauche, du côté par conséquent où on les attendait le moins, les Autrichiens stupéfaits se sont rendus en masse.

Or, cette paroi qu’ils m’indiquent, mais, sur une hauteur de cent mètres pour le moins, elle est verticale comme un mur ! Oh ! ils ont bien raison de le dire, l’action fut d’une rare élégance ! Et, de tous côtés, d’autres coups de main d’un aussi haut style ont été exécutés par ces grimpeurs à plume d’aigle que sont les Alpins de l’Italie…

Quel dommage que l’on ne puisse amener ici ceux des Français qui n’ont pas vu, qui ne savent pas, qui ne se sont même jamais doutés que, dans un tel pays, la guerre de haut en bas devait avoir fatalement des débuts lents et terribles ! Au lieu de s’étonner que nos Alliés n’aillent pas plus vite, certes ils n’hésiteraient plus à leur offrir, et de tout cœur, le tribut d’une complète admiration.

II

AQUILEIA

16 août 1917.

L’encombrement des routes, ce matin, rappelle celui de notre front français à la veille des grandes attaques, — à part que tous ces soldats, casqués d’acier, sont verdâtres, un peu couleur de prairie poudreuse, au lieu d’être, comme chez nous, d’un bleu horizon. Même activité dévorante et même tapage. Sous un soleil aussi torride que celui d’hier et dans des tourbillons de poussière blanche, les lourds camions, bondés de combattants et de projectiles, se poursuivent en furieux cortèges. Avec eux nous traversons, comme un même ouragan et dans un même nuage, des vignes, des maïs, des jardinets pleins de lauriers-roses, et de gais villages, avec toujours leurs places, leurs fontaines décoratives et leurs statues. Au lieu des calvaires, qui sont encore de tradition chez nous aux carrefours des campagnes, ici, ce sont partout des fresques sur des pans de murs, des fresques en couleurs vives qui donnent bien la note italienne, des « Saintes familles » en vêtements roses sous un ciel bien bleu.

D’abord nous suivions comme hier le chemin du Carso, mais le calme relatif revient nous entourer dès que nous bifurquons sur la droite pour aller vers l’Adriatique, vers les lagunes ou beaucoup de préparatifs viennent d’être faits dans un grand mystère. Bientôt nous franchissons l’ancienne frontière et nous voici dans ce qui était l’Autriche, — zone aujourd’hui reconquise et libérée après tant d’années de servage, — le but de la présente guerre, comme on sait, n’étant point de faire des conquêtes nouvelles, mais de rendre à l’Italie ce qui jadis lui avait été arraché.

À gauche de notre route va passer la très vénérable basilique d’Aquileia, à laquelle, malgré notre hâte, il faudra bien nous arrêter, car elle est un des plus vieux sanctuaires chrétiens d’Occident, et les Italiens, même ceux du peuple, attachent une haute importance à l’avoir recouvrée. Sous ardent soleil de ce matin d’août, elle est la silencieuse, l’air délaissé, entourée à peine d’un hameau de quelques foyers. Dès l’abord son archaïsme se révèle et le respect s’impose. Le seuil franchi, on est surpris de voir que sa nef est immense : c’est qu’elle fut jadis la cathédrale d’une ville de cinq cent mille habitants, dont rien ne reste plus. On sait qu’au début de l’ère chrétienne des tourmentes de toute sorte bouleversèrent cette région de la Vénétie actuelle, où bouillonnait une vie intense, où toute une population aventureuse, en avance de quelques siècles sur le reste du monde, était seule à connaître les lointaines contrées de l’Afrique et de l’Asie, et en rapportait des richesses qui la mettaient en butte aux continuelles agressions des hommes plus barbares de l’Est.

La merveille du lieu est le pavage de la vaste nef, la plus grande mosaïque romaine venue jusqu’à nos jours. En tons couleur de chair, les portraits de tous les fondateurs sont là, dans des médaillons entourés de rinceaux polychromes ; mais le patient et prodigieux travail des mosaïstes sur le sol est resté gondolé et bossué, depuis qu’un jour la basilique primitive s’est effondrée sur ses myriades de parcelles de marbre. En effet, un nommé Attila — qui jouait les Guillaume II de son époque — était passé par ici et avait éprouvé le besoin de tout détruire ; certes, il travaillait moins en grand, ce dernier, que le démoniaque de Berlin, n’ayant pas eu comme lui la chance de vivre à notre époque de progrès et de pouvoir mettre les bienfaits de la science au service de sa rage ; c’était cependant déjà bien, ce qu’il faisait, et il s’inspirait des mêmes principes, — à cette différence toutefois qu’il s’épargnait le ridicule d’implorer sans cesse la bénédiction de « Dieu le père ». Les races futures ; qui confondront dans la même horreur ces deux êtres abominables, ne souriront jamais d’Attila, tandis que Guillaume, avec sa bondieuserie pour imbéciles agrémentée de prêches et de prières, recueillera l’ironie en même temps que le dégoût.

Après le passage du « fléau de Dieu », — le premier en date, — l’église avait été reconstruite à l’époque romane ; ruinée une seconde fois, elle fut rebâtie telle qu’on la voit de nos jours en style ogival, avec des débris des plus anciennes sculptures ; mais ces mosaïques par terre, qui ont résisté à toutes les tourmentes, la rattachent directement aux origines du christianisme et la sanctifient.

Avant la libération si récente d’Aquileia, la cathédrale millénaire ne voyait plus venir, le dimanche, qu’un tout petit groupe de paysans, pour lesquels suffisait l’étroite allée centrale, pavée de simples pierres ; il y avait défense de marcher sur les immenses mosaïques encore brillantes, que protégeaient des barrières en cordes, et c’était, bien entendu, un prêtre autrichien qui officiait devant l’humble troupeau. Cet étranger a dû céder aujourd’hui la place à un prêtre italien, patriote ardent, aux élans d’apôtre, qui revient d’accomplir, dans le Nord de notre France, un pèlerinage indigné à nos églises détruites ; il en a rapporté du reste des récits et des images qu’il a fait répandre par milliers d’exemplaires et qui ont profondément remué la population italienne. Sous son apostolat, le sanctuaire si longtemps à l’abandon a retrouvé ses foules de l’ancien temps : ce sont les soldats de tous les cantonnements d’alentour qui y viennent le dimanche par milliers, et, pour eux, on laisse tomber les barrières de cordes ; par exceptionnelle faveur, on leur permet de promener leurs rudes souliers de montagnards alpins sur les mosaïques sans prix de leurs grands ancêtres, car la nef dans son entier est à peine assez grande pour les contenir tous. Après la messe, le prêtre les harangue pour la victoire en paroles enflammées, et la vieille basilique reconquise se trouve ainsi redevenue un vivant et jeune foyer de patriotisme.

III

LES PRÉPARATIFS DE LA LAGUNE

Après une demi-heure encore de course, à travers une région de plus en plus basse et coupée de marécages, le cercle tout bleu de l’Adriatique se dessine à l’horizon, nous arrivons à une petite ville des lagunes, sorte de Venise en miniature, bâtie presque dans l’eau. Elle était naguère, pour les Hongrois surtout, une ville de bains, où venaient résider pendant l’été au moins trente mille étrangers. Au premier abord, elle a conservé à peu près son aspect d’accueillante gaieté, avec ses jardins de pays tiède, où des dracénas se balancent au bout de leurs longues tiges, ou des lauriers-roses, tout roses de fleurs, sont grands comme des arbres. Mais ce n’est plus guère qu’un simulacre de ville, des façades de maisons criblées de toutes parts, laissant voir à l’intérieur des amas de décombres. Les obus ne cessent d’y pleuvoir comme grêle, surtout pendant les belles nuits de cette saison ; çà et là des cadavres d’avions autrichiens gisent une aile cassée, ou bien les deux, et le corps tout déchiqueté ; on croirait d’énormes phalènes mortes, comme celles que l’on voit par terre à l’automne, le corps déjà mangé par les fourmis. Et puis, un peu partout, des cassons d’obus, des morceaux de mitraille, et des grands trous, environnés comme d’éclaboussures… Cependant il y est resté des habitants, du moins des enfants et des femmes, car les hommes, hélas ! sont encore obligés de servir sur les vaisseaux de guerre de l’Autriche ; toute une vigoureuse petite population de pécheurs, au type parfaitement italien, malgré la longue occupation de l’ennemi héréditaire, des bébés très jolis à peau ambrée, que l’on fait rentrer la nuit dans les caves, mais qui le jour reparaissent pour gambader comme si de rien n’était. Tel quel, ce semblant de ville est charmant encore, avec sa flore si méridionale, et ce si beau bleu de l’Adriatique alentour, et à l’horizon cette chaîne des Alpes Juliennes qui a trempé ses plus hautes pointes dans la neige.

Après avoir déjeuné là avec mes camarades de la Marine d’Italie, dans un ex-hôtel élégant pour baigneurs hongrois, je continue mon voyage en mouche-à-vapeur, pour aller voir les préparatifs guerriers de la lagune. D’innombrables canaux, naturels ou non, les uns navigables ou les autres pas, serpentent au milieu de broussailles ou de roseaux verts, et c’est aujourd’hui sous un soleil de plomb qui rappelle celui des « arroyo » de Cochinchine.

De ce côté comme sur le Carso, les Italiens ont fait un prodigieux effort.

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(Coupé par la censure italienne.)

Plus au Nord ensuite, c’est-à-dire plus près et plus directement en face de Trieste, la région toujours basse à laquelle nous arrivons devient très boisée ; de loin, elle doit avoir l’air inoffensif d’une forêt, mais elle est pleine de canonniers et de canons amenés en secret, qui s’y tiennent embusqués sous la verdure.

L’embouchure de l’Isonzo forme par là une étroite langue de terre très ombragée, qui pointe vers Trieste, s’allonge comme une menace, sur cette mer si tranquille et de plus en plus bleue a l’approche du soir. Du haut d’un grand arbre, où l’on m’invite à monter, on aperçoit entre les branches la ville ennemie comme si on y était : d’un blanc doré, très riante au pied des Alpes Juliennes, elle est comme ouverte en demi-cercle et se baigne à demi dans l’Adriatique avec un air de sécurité parfaite.

— Vous la tenez en plein sous le feu de vos canons, dis-je aux officiers qui m’accompagnent.

— Oh ! mais, répondent-ils, nous veillerons soigneusement à ne pas l’atteindre, du moins la ville proprement dite, située au centre comme vous voyez, car la population en est tout à fait italienne ; nous ne tirerons que sur les côtés, où sont les établissements militaires et les usines.

Hélas ! Pourquoi les Boches, chez nous, les Boches du kaiser, ignorent-ils absolument de telles délicatesses…

C’est égal, il est singulier et invraisemblable de causer ainsi de guerre, par un si beau soir, au milieu de ce silence, de ce grand calme confiant, et en haut d’un arbre, d’où l’on n’aperçoit ces choses lointaines, aujourd’hui resplendissantes de soleil, qu’à travers des ramures et des rideaux de fraîches feuilles vertes.

IV

La DUSE

Quand le chaud crépuscule est près de tomber et que je rentre dans la vieille ville où j’habite pour quelques jours, je suis informé que « la Duse », à qui j’avais fait demander l’honneur d’un entretien, veut bien m’attendre, et que je suis même en retard. Donc je me précipite, encore tout poudreux des longues courses du jour, vers le petit hôtel provincial où elle est descendue. Et c’est là, dans une cour très banale où sont attablés quelques voyageurs, qu’elle m’apparaît et vient à moi. Je ne l’avais jamais rencontrée nulle part, même pas aperçue à la scène, mais des amis m’en avaient parlé, et avec quelle admiration émue ! Elle est drapée de très légères soies noires, qui l’enveloppent comme pour la dissimuler, mais sous lesquelles elle marche avec une grâce souveraine, et elle me tend une toute petite main de princesse, gantée de peau de Suède blanche. Il semble qu’elle se soit rigoureusement soumise à ce précepte : « Habillez-vous de telle manière que, après votre sortie d’un salon, personne ne se souvienne plus de votre toilette. » Ce qui frappe dès l’abord en elle, c’est quelque chose de hautement respectable en même temps que de suprêmement élégant dans la simplicité absolue. Ses cheveux, déjà très gris, sont discrètement attachés sous un petit chapeau noir que personne ne remarquerait. Tout l’ensemble de sa personne semble dire : « Vous savez, il ne faut pas faire attention à moi, je suis déjà une vieille femme. » Mais cela est démenti malgré elle par ses admirables yeux qui rayonnent, qui ont l’air d’éclairer. Il y a des êtres qui naissent vieux, d’autres qui, malgré la neige des ans, restent éternellement jeunes. On se représente que, sur la scène, si elle voulait « s’arranger », elle « donnerait » facilement vingt-cinq ans, — pour parler en langage de théâtre. Quand nous sommes assis en face l’un de l’autre, dans ce lieu de hasard qui est la banalité même, mes yeux ne peuvent plus se détacher des siens. Sa voix est une musique douce et grave ; son sourire découvre ses dents de jeune fille, enchâssées dans le corail de ses gencives d’enfant. On est comme bercé par ses moindres paroles. Oh ! l’exquise créature !

— Il aurait mieux valu ne pas me voir, dit-elle avec une modestie que l’on sent absolument sincère, — parce que j’avais ma petite légende qui m’auréolait un peu et à présent je l’aurai perdue.

J’ai la joie et la fierté d’entendre qu’elle m’a lu, et c’est pour cela sans doute que ses larges prunelles d’un brun roux, qui ne me quittent pas, me regardent jusqu’au fond de l’âme. Et les miennes ont l’intention de lui répondre : « Mais oui, c’est ainsi qu’il faut me regarder, car j’ai, moi aussi, mes légendes qui, au rebours des vôtres, ne m’auréolent pas du tout ; alors regardez au delà, cherchez-moi bien profondément, pour me trouver tel que je suis. »

Celle que, dès qu’on l’a rencontrée, on n’ose plus appeler familièrement par son nom de célébrité « la Duse », a quitté le théâtre depuis quelques années, comme on sait ; mais elle est venue ici pour ses chers soldats, ses héros du Carso. Elle est magnifiquement patriote. Cela m’enchante d’entendre vibrer, dans les inflexions, pourtant très correctement atténuées de sa voix, son ardent amour pour l’Italie, son admiration pour la France, sa révolte contre l’horreur germanique et contre toute cette barbarie qui a tenté de subjuguer le monde…

Par discrétion, je n’ose pas prolonger, car l’heure approche où les petites lampes bleues vont s’allumer dans la vile qui s’assombrit. Je prends congé de madame Éléonora Duse, avec le regret de me dire que l’entretien sera unique dans ma vie, — car demain je vais reprendre mes tournées sur le front et puis je repartirai pour la France, tandis qu’elle-même va s’occuper de ses théâtres au soleil, où les cours des combattants s’enflammeront pour la victoire. La presque certitude que je ne la reverrai jamais plus, jette comme une ombre de petite mort sur ma fin de journée.

V

APPARITION DES DOLOMITES

17 août 1917.

Environ cinq ou six heures d’automobile aujourd’hui, pour aller, de la vieille petite ville aux lampes bleues que je quitte pour toujours, à la partie du front italien où l’on se bat dans la neige. C’est à travers un pays admirable de verdure, de forêts, de vergers, de moissons, d’eaux vives, mais qui n’est qu’un continuel chaos de montagnes abruptes et de précipices profonds. Une magnifique route, tout le temps bordée de bornes que relient des garde-fous en fer, permet d’aller avec la plus folle vitesse que l’on veut, sans perdre jamais illusion d’une glissade facile et douce. Toujours vite, vite, on se sent monter par des lacets, aux flancs de montagnes verticales. Ou bien on surplombe des vallées qui sont des gouffres inquiétants à sonder, et que tout à coup on franchit, comme emporté en rêve, sur des ponts hardiment jetés au-dessus de torrents. Jamais un heurt, jamais une secousse ; cela n’a pas l’air d’un voyage réel, on croirait plutôt que l’on vole. Nos pauvres routes de France, hélas ! ne sont plus ainsi, surtout aux approches du front où les obus et les camions trop lourds les ont tant labourées. Parfois de hautes cimes presque verticales, où des nuages sont accrochés, vous enténèbrent de leur ombre, mais aussitôt on rejaillit au beau soleil d’été, dans l’échancrure de quelque vallée où dégringolent des cascades étincelantes de lumière. On glisse, on vole, et cependant on aurait presque envie d’aller plus vite encore, pour s’évader de l’oppression de toutes ces montagnes qui se succèdent sans fin, qui vous tiennent comme emprisonné, et que l’on croit sentir peser de trop haut sur sa tête.

Vite toujours, nous traversons des villages, enguirlandés de vignes et pleins de fleurs, qui sont comme collés, en équilibre passager, sur des pentes terribles, et que l’on croirait prêts à tomber dans les abîmes où bouillonne furieusement l’eau des cascades. On se rend très bien compte que la course ne cesse d’être ascendante, car l’air, qui était accablant de lourdeur au départ, s’allège et se rafraîchit d’une façon délicieuse, et puis, de plus en plus la végétation change, voici les sapins, les mélèzes, toute la flore des altitudes ; même, dans un ravin, une énorme masse blanche, qui de loin ne s’expliquait pas, vous jette au passage un froid qui fait frissonner pendant quelques secondes : c’est de la neige, le reste d’une avalanche tombée au printemps et que le clair soleil d’août n’a pas encore toute fondue. Ces villages, que de temps à autre on traverse, nous présentent déjà des aspects moins italiens, bien qu’ils aient encore leurs « saintes familles », peintes en belles couleurs sur des pans de murailles. Ils sont du reste tous en fête, car c’est le jour de l’Assomption et il y a des guirlandes vertes aux portes des églises ; la population est dehors, des vieillards, des femmes, des enfants, des jeunes filles presque toutes jolies, ayant jeté sur leur chevelure le petit châle traditionnel, — mais point d’hommes, car ils sont tous partis au loin pour se battre.

Vers le soir, après environ quatre ou cinq heures de route, nous franchissons l’ancienne frontière de l’Italie pour pénétrer dans la zone reconquise, dans ce qui naguère encore était le Tyrol autrichien. Nous avons beaucoup monté, plus de mille mètres, il fait presque trop frais ; nous voici au milieu des Alpes Cadorines, la région se fait plus solitaire, le site plus tragique. Et tout à coup, à un détour des montagnes, nous découvrons une immense fantasmagorie là-bas en avant de nous, des choses de cauchemar qui se découpent trop haut sur le ciel ; les nouvelles cimes qui viennent de nous apparaître sont couronnées par une espèce de ville excédant toutes les proportions connues, absolument titanesque, et qui se prolonge dans le lointain à n’en plus finir ; elle a des basiliques, des citadelles, des pagodes de la fantaisie la plus extravagante ; elle a des tours de six à huit cents mètres, les unes qui s’érigent droites et pointues, les autres qui se penchent comme pour crouler dans les abîmes ; elle est bâtie en une même pierre grise, çà et là marbrée de rougeâtre ; des nuages, que le vent tourmente, ont l’air de se promener comme chez eux dans ses rues colossales, et des tapis très blancs — des neiges — y ont jeté çà et là comme des suaires…

C’est cette tourmente géologique, figée à de presque inaccessibles hauteurs, que l’on appelle les Dolomites, — et c’est là que les Italiens ont été obligés de porter la guerre ; il a fallu grimper là dedans, attaquer là dedans, s’y battre et s’y débattre ; on a peine à y croire.

Quelques nuages dévalent de la cité cyclopéenne, nous jettent de courtes ondées froides avec un peu de neige, et le soleil a disparu derrière les montagnes de l’Ouest, quand nous arrivons à la petite ville très moderne de Cortina, qui est surplombée de partout par le monde menaçant des pierres, et qui est imprévue, au milieu d’un tel décor, avec ses hôtels genre Palace, — un peu démolis, un peu traversés par les obus, mais portant encore leurs dorures et leurs grands écriteaux raccrocheurs.

La nuit va tomber, avec des averses glacées. Nous dormirons là, dans un hôtel confortable et propret, qui est encore ouvert. On y sent le mauvais goût allemand, mais nous y sommes accueillis par de gentilles hôtesses blondes, qui sont déguisées en Tyroliennes comme au temps où il fallait exploiter la bêtise des touristes, et qui ont l’air de se préparer à chanter un opéra-comique de 1830.

VI

LA GUERRE FANTASTIQUE

19 août.

Aujourd’hui, montée aux Dolomites. Il a neigé cette nuit et il fait ce matin un froid qui vous saisit, après que l’on a quitté, depuis une vingtaine d’heures à peine, l’été brûlant des terres basses. Bien que de gros nuages demeurent encore dans les cités chimériques d’en haut, le fond de l’air est pur, et on y verra de loin.

Nous commençons l’ascension en automobile et, quittant bientôt la route qui était pour les touristes d’antan, nous en prenons une toute neuve qui est aussi belle, une de ces routes militaires que les Italiens ont été obligés partout de tailler et de remblayer, avant de commencer les batailles ; il est d’ailleurs invraisemblable que, sous le feu de l’ennemi, ils aient pu faire cela si vite et si bien ; par exemple, on n’a pas eu le temps de soigner les garde-fous, et, dans les tournants brusques des lacets, comme il faut conserver la vitesse, sans quoi la machine ne monterait pas, il est bon de recommander son âme à Dieu.

Par une illusion commune en montagne, les autres sommets — les autres que celui au flanc duquel nous courons en ce moment. — nous font l’effet de s’élever avec nous, de nous accompagner dans notre montée en l’air. Nous sommes encore parmi les sapins et les mélèzes, mais tout à l’heure nous atteindrons la région plus à pic, ou les pierres seront seules. De temps à autre, gronde un obus ; au milieu de tant de rochers, les sonorités et les échos continuent le bruit qu’il a fait, et c’est comme un coup de tonnerre qui se prolongerait trop longtemps. Voici, dans un repli, beaucoup de tombes, parmi des arbres arrachés et fracassés : c’est qu’une énorme avalanche s’est abattue là en avril ; en même temps qu’elle a tout saccagé sur son parcours, elle a englouti une centaine de soldats, que l’on n’a pu retrouver qu’à la fonte des neiges, et qui dorment à présent, sous ces petites croix, au milieu d’un grand désordre d’arbres chavirés et de pierres bouleversées. (Dans les Dolomites, les Italiens, en plus de tant d’autres dangers, ont aussi à compter avec le caprice des avalanches.)

Çà et là on voit passer en l’air des espèces de tout petits chariots qui courent sur de minces câbles d’acier ; ils traversent d’effroyables abîmes, pour aller comme à vol d’oiseau d’une cime à une autre, et on dirait, de loin, des perles noires enfilées, qui glisseraient sur leur fil. Ce sont les « téléfériques », un mot qui ne peut se rendre en français que par une périphrase. Les Italiens, dans une pareille région, ont été obligés de développer à outrance ces frêles communications aériennes, et on se représente quelles difficultés pour les établir ! Des compagnies de cent, cent cinquante hommes grimpeurs, portant à la file sur leurs épaules des centaines de mètres de câble d’acier, ont mis des heures, des jours, à faire d’impossibles ascensions dans les Dolomites, s’accrochant avec leurs bâtons ferrés, perdant pied quelquefois pour les plus terribles chutes d’ensemble ; arrivés enfin au but, agrippés là on ne sait comment, ils ont scellé dans le roc vif les énormes anneaux dans lesquels les câbles courent si aisément aujourd’hui, pour un continuel va-et-vient. Tout s’achemine maintenant par ces voies-là, des vivres, des projectiles, de l’eau, même des hommes et des canons ; en quelques minutes arrivent ainsi sur les crêtes les plus escarpées des petits chargements qui jadis auraient mis des jours à faire la vertigineuse escalade, et la vie sur les cimes en a été tout à fait changée. On se figure ce qu’elle devait être, au début de la guerre, la vie de ces soldats ermites qui, dans les cavernes des extrêmes hauteurs, ont dû rester parfois, en hiver, jusqu’à trois mois sans communications avec le reste du monde, dans une atmosphère glacée, se nourrissant de conserves et buvant de la neige fondue !

À mesure que nous montons, par les courts lacets, l’air se fait de plus en plus léger, frais et vivifiant ; on se grise à le respirer. Les autres Dolomites, les gigantesques voisines, continuent de pousser, pourrait-on dire, de s’étirer vers le ciel comme pour nous y suivre ; la plupart de leurs donjons, émergeant de leurs suaires de neige, nous dominent encore, et vraiment on comprend que les Autrichiens, qui y sont retranchés dans des trous, aient été en droit de s’y croire inexpugnables. La guerre victorieuse, que nos Alliés leur font ici, est le comble de l’invraisemblance. — Et le canon continue à tonner de temps à autre, éveillant des sonorités infinies dans ce lieu qui était jusqu’à nos jours le haut royaume du silence.

La route à présent est presque constamment en vue de l’ennemi, perché sur les pics d’en face, aussi l’a-t-on camouflée avec grand soin ; nous roulons entre de véritables haies et sous de véritables voûtes de branches vertes de sapin, attachées par des fils de fer. Tout cela exige du reste beaucoup d’entretien et, de distance en distance, des soldats, bien plus exposés que nous car ils sont immobiles, travaillent à réparer, avec des branches fraîches qu’ils ont apportées, les dégâts qu’a pu faire le vent, dans ces charmilles artificielles.

Notre auto enfin s’arrête, au point terminus de l’étonnante route, et c’est dans un grand repli de la montagne aux flancs gris, dans un retrait absolument abrité des longues-vues autrichiennes. Il y a là presque une ville militaire, improvisée, que je n’attendais pas, des baraquements très vastes en bois de sapin, des ateliers, une ambulance, et, au milieu de ces bâtisses neuves, des soldats coiffés du petit feutre à plume d’aigle s’empressent à mille travaux de terrassement et d’installation, comme pour faire face à une guerre appelée à durer longtemps encore. On va aussi prolonger la route, mais la partie commencée, où les terrassiers travaillent, est très en vue, et il faut la camoufler à mesure… C’est étrange de trouver tout ce monde et toute cette bruyante activité dans un recoin de montagne où naguère les aigles étaient seuls à habiter, au milieu d’un calme éternel ! Nous sommes à environ deux mille mètres de haut, dans un décor extravagant et formidable. Devant nous, séparés par des gouffres où courent des nuages, se dressent deux autres amas de Dolomites qui encombrent le ciel ; ils montent verticalement depuis les abîmes d’en dessous et sont couronnés de dentelures comme des clochers ; ce sont du reste ceux qui ressemblent le plus à des cathédrales, mais des cathédrales qui dépasseraient plus de cent fois les habituelles proportions des monuments humains.

— C’est le second de ces deux pics qu’il nous faut conquérir à présent, et que nous allons attaquer un de ces prochains jours, me disent les officiers qui se sont groupés autour de moi.

Attaquer cela, conquérir cela par assaut, on croit rêver en entendant des propos pareils. Et ils continuent leurs explications :

— Là-bas, vous voyez cette grande cassure toute fraîche ? C’était la place d’une des cornes de la montagne, que nous avons fait sauter l’autre jour. Bien entendu, le poste autrichien, qui s’y était établi dans des cavernes, a sauté du même coup, et roulé jusqu’en bas, avec un déluge de pierres…

Si l’on n’avait pas les preuves que tout cela est réel, on se figurerait entendre débiter quelque conte à la Jules Verne, composé pour émerveiller les enfants.

— Si vous désirez monter plus haut, me dit ensuite le commandant de cette cité des grimpeurs, nous avons un téléférique qui vous élèvera encore de huit cents mètres (à peu près trois fois la tour Eiffel). Et c’est l’affaire de dix minutes.

Soit ! Mais le wagonnet de téléférie, ici, n’est guère engageant. Tous ceux que j’avais vus ailleurs étaient des espèces de petites corbeilles, très acceptables en somme pour un trajet dans les airs. Celui-ci est une simple planche, comme un dessus de table sans le moindre rebord ; on y a sa largeur et sa longueur, à peine plus ; on s’y assied, ou on s’y couche, au choix ; comme c’est une planche qui doit cheminer un peu inclinée, il y a tout de même, du côté des pieds, une barre de bois où l’on peut s’arc-bouter des talons, afin de ne pas glisser. Pour des gens affligés de vertige, ce genre de wagonnet-là serait infiniment plus à redouter qu’un avion, dans lequel au moins on est assis sur un fauteuil et maintenu jusqu’à mi-corps par quelque chose de solide qui, en cas d’étourdissement, vous empêcherait toujours d’aller vous écraser sur le sol. Tandis qu’ici, rien. On m’avertit du reste qu’une fois lancé je n’aurai plus la possibilité de m’arrêter, car la planche inverse, qui me fera contrepoids, aura commencé de redescendre de là-haut ; elle ramène cette fois, paraît-il, un malade, évacué des postes extrêmes vers l’ambulance, et nous nous croiserons à mi-chemin. Tout cela semble très naturel à ces hommes qui vivent ici, qui à toute heure du jour ou de la nuit circulent dans le vide comme chez eux, et pour aller se battre, pour courir à leurs aventures au-dessus des nuages. Désirant me faire plus d’honneur, ils apportent une couverture de soldat qu’ils étendent sur la planche aérienne, et le départ a lieu, sans la moindre secousse, — à part une trépidation légère, — même sans le moindre bruit, — à peine le crissement discret du frêle câble qui m’entraîne dans l’espace. Aussitôt les groupes d’Alpins fuient rapidement au-dessous de moi. Ensuite ce sont les pics, les rochers en aiguilles, par-dessus lesquels je file comme un oiseau qui plane, ils ont l’air de s’enfoncer les uns après les autres, de se dissoudre dans les entrailles de la terre…

Au bout de cinq minutes environ, je croise de tout près la planche inverse, qui redescend avec son triste fardeau. Il passe, il plonge, le pauvre malade, étendu les pieds en avant, les yeux fermés, sur la planchette inclinée. Un autre soldat, pour le garder, s’y est assis avec lui, du côté de la tête, le surveille et le maintient entre ses genoux. Une vision furtive : à peine ai-je eu le temps de les entrevoir, ils ont disparu…

Il y aura quand même une petite satisfaction à arriver au but, surtout pour une première fois, et on ne peut s’empêcher du reste de songer que la descente aura lieu sur la même planche sans rebord et par la même ficelle ; seulement les aiguilles des rochers, au lieu de rentrer dans la terre, auront l’air de surgir de partout, de pousser comme des asperges géantes dans une prairie au printemps…

À la petite gare terminus, qui est un trou dans le roc, d’autres Alpins m’accueillent, et c’est là que m’attendait la capitale surprise du voyage : une galerie dans la pierre vive, une galerie qu’ils ont creusée et qui a plusieurs centaines de mètres de long, avec des meurtrières par où des canons — comment les ont-ils juchés là ? — passent la tête et regardent l’ennemi ! Il y a aussi des machines foreuses, sans cesse au travail et qui gagnent chaque jour trois ou quatre mètres en profondeur, perçant la montagne de part en part. Vraiment on peut dire que nos amis italiens, à force d’audacieuse patience, ont tenu et gagné là une série de gageures contre l’équilibre et contre le sens commun.

VII

LE ROI

18 août 1917.

Ce titre est bien ambitieux pour la toute légère et vague esquisse que je me permettrai de faire de ce souverain.

La modeste villa dont Il se contente comme habitation de guerre, afin d’être toujours près de ses troupes et de la bataille, m’a rappelé, par son manque d’apparat, celle où j’ai eu l’honneur de rencontrer le roi de la Belgique martyre, — avec cette seule différence que là-bas, au bord de la mer du Nord, la demeure royale n’a pour jardins que de mélancoliques bosquets d’arbres agrestes, sans cesse tourmentés par le vent du large et souvent visités par les obus, tandis qu’ici la villa de cet autre roi-soldat est délicieusement entourée de palmiers et de lauriers-roses. C’est là que Sa Majesté a daigné m’accorder audience, dans un petit cabinet de travail intime, où il n’y avait, si je me rappelle bien, d’autres chaises que la sienne et la mienne, d’autre meuble qu’une table surchargée de cartes d’état-major et de papiers militaires. Ce serait presque tomber dans un lieu commun que de parler de la simplicité exquise de son accueil, car, à notre époque, c’est une élégance que s’accordent presque tous les souverains, d’être simples ainsi. (Exception faite, bien entendu, pour le Monstre de Berlin qui le plus souvent, dit-on, joint à ses autres grâces une insoutenable morgue.)

Sa Majesté parle notre langue avec la même aisance que n’importe quel homme du monde chez nous. La vivacité de sa parole est en harmonie avec la vivacité de ses yeux qui étincellent d’intelligence. L’expression de son visage qui, paraît-il, était devenue anxieuse et tourmentée lorsqu’il lui avait fallu prendre la décision infiniment grave de jeter son royaume dans la noble lutte contre la barbarie, est aujourd’hui rassérénée, confiante et ouverte. Nous parlons de choses militaires, surtout des choses si spéciales à cette guerre de montagne trop haute, qu’il faut faire à l’Autriche, et qui n’a pour ainsi dire jamais eu de précédent. Et bientôt, tant il y met de bienveillance, je ne crois plus causer avec un roi vainqueur, mais avec un officier de mon grade, qui serait, il est vrai, un officier distingué parmi les plus distingués. C’est bien ainsi que je me représentais ce roi, adoré de son entourage, qui se mêle si volontiers aux plus humbles soldats, partage leurs dangers et se tient continuellement près d’eux sur le front. Il ne fait pas cela comme un kaiser, avec la pompe la plus théâtrale et les plus craintives précautions, mais comme un général sans peur, dédaigneux de toute mise en scène. Chaque matin de bonne heure il part, avec trois ou quatre officiers de sa maison, dans une auto ouverte qui emporte en même temps un déjeuner d’anachorète ; il passe sa journée dans les tranchées de première ligne ou dans les observatoires les plus dangereux ; souvent il est repéré, bombardé, contraint d’attendre la fin d’une averse de fer, au fond de quelque fosse à peine protégée ; et il rentre le soir, son devoir accompli, aussi naturellement que s’il n’avait pas dix fois risqué la mort.

VIII

VENISE EN TENUE DE GUERRE

19 août 1917.

C’est par les lagunes cette fois et dans une mouche de la Marine militaire italienne, que j’aborde cette Venise merveilleuse, pour moi pleine de souvenirs.

La journée est lourdement brûlante et ces lagunes, où nous glissons comme sur de l’huile, ont l’air d’être pâmées de chaleur. Quand Venise se dessine au loin, rougeâtre sur tout ce bleu, qui est aujourd’hui luisant et comme fané, Venise baignée et pour ainsi dire noyée dans l’eau tiède, elle me paraît moins belle que jadis. C’est que, devant les dômes et les campaniles, montent une quantité de tuyaux d’usine, qui n’y étaient pas, ou dont je ne me souvenais plus. Et puis, partout aux abords, d’innombrables petites tours Eiffel surgissent des eaux mornes, réductions de celle qui afflige Paris, mais dans le même style, et elles sont reliées par d’affreux réseaux de fils de fer, sur quoi les mouettes méfiantes dédaignent même de se poser. Or, cela, c’est le modernisme, le progrès, la vitesse, l’affolement, la laideur ; bientôt aucun pays du monde n’y échappera plus.

Nous entrons en ville par des canaux bordés de maisons caduques où habitent des pauvres. Mais enfin voici tout de même le Grand Canal, avec les vieux palais vénitiens, en façade tout le long de cette large artère d’eau trouble et dormante. Ils sont toujours beaux, ces palais, mais ils semblent s’être bien délabrés, depuis tant d’années que je n’étais venu, et un soleil trop cruel les détaille à cette heure. Moins de gondoles aussi, beaucoup plus de barques à vapeur et à fumée ; moins de ces pieux, grands comme des mâts, très peinturlurés et très dorés, qui servent à amarrer les barques devant les portes, et qui faisaient partie essentielle du classique décor.

Mon logis a été retenu à l’hôtel Danieli, le seul resté ouvert depuis que la guerre a fait fuir la multitude des étrangers, un hôtel qui est en même temps un monument historique classé, l’un des plus beaux palais de l’ancienne Venise, — et c’est là précisément que j’avais vécu des jours lumineux jadis, auprès de la chère reine Élisabeth de Roumanie, il y a déjà une petite éternité de presque trente années…

Pauvre Reine, dont la vie ne fut qu’une longue et pompeuse douleur ! C’est son souvenir qui donne pour moi aux choses d’ici leur attachante mélancolie. Dernièrement, on l’a honnie chez nous, d’une façon injuste et inélégante, parce que, au moment de sa mort, elle s’est trop rappelé qu’elle était d’origine allemande. Tout à fait à son déclin, presque cloitrée, entourée d’habiles mensonges, trompée sur les responsabilités de la guerre, n’était-elle pas excusable de prendre le parti de son pays d’origine, à l’heure de si terribles crises. Oh ! elle aimait pourtant bien notre France et rêvait de rapprocher nos deux patries, je puis m’en porter garant, en lui rendant ici mon dernier hommage. Elle était loyale, bonne, inépuisablement compatissante à toutes les détresses matérielles ou morales, toujours disposée à réchauffer contre son cœur les plus humbles et les plus dédaignés ; pour s’en convaincre, il aurait suffi de croiser une seule fois ses yeux clairs et doux. Pauvre Reine, qui dort maintenant dans un tombeau profané par la présence de l’implacable envahisseur, elle est morte à temps pour échapper à la suprême déception de voir la Germanie démasquer pour l’univers entier son visage de monstre. Devant tant de crimes, de férocités, de traîtrises, de mensonges, sa belle âme si nette se serait cabrée ; certes elle n’aurait pas manqué de suivre la même route que Celle qui lui a succédé sur le trône de son pays martyr, cette admirable Reine Marie, qui est devenue une sœur de charité et qui, hier, remerciait les Français par une sublime lettre.

Après l’accablant soleil qui surchauffait encore le Grand Canal, nous naviguions depuis un instant dans l’ombre et les sonorités tristes d’une étroite rue d’eau, entre de solennelles murailles du temps passé, très hautes, noirâtres et moroses, — quand soudain notre barque s’arrête à un tout petit quai désert, devant une vieille porte basse, comme une entrée clandestine… Comment, le palais Danieli ! Est-ce possible ? Cependant oui, à mieux regarder, je reconnais bien cette sortie quasi mystérieuse, la seule qui donne dans l’eau ; c’est par là que, les nuits étoilées d’un été d’autrefois, je sortais avec la Reine et ses dames d’honneur, pour prendre place, aux lanternes, dans une belle gondole, et commencer une promenade lente qui se prolongeait tard, dans le dédale des canaux, sous les arches des ponts, et puis au large des lagunes ; tout de suite, au départ, on entendait préluder un quatuor de cordes et un quatuor de jolies voix, qui éveillaient ici des sonorités infiniment moins tristes que celles de ce soir, et cela partait d’une autre gondole qui toujours suivait la nôtre pour nous enchanter avec cette musique italienne qui, entendue la nuit et dans son cadre, peut devenir adorable. Au fond de quel lointain des années achèvent de s’évanouir pour moi ces nuits-là, qui comptent parmi les mille féeries de ma jeunesse…

On me donne un appartement où la tradition veut qu’aient habité George Sand et Alfred de Musset. Il y fait presque noir, à mon entrée, je vois à peine briller l’excès de ses dorures ; j’ai hâte d’en ouvrir les fenêtres, sachant d’avance les choses uniques au monde sur quoi elles ont vue, — et en effet voici tout à coup devant mes yeux la beauté de cette ville, au soleil du soir. Ce palais Danieli dresse sa façade très vénitienne sur un quai grandiose, près du palais des Doges, au bord d’une large étendue de lagune que peuplent des voiliers aux voiles rouges et des gondoles noires aux poupes en cou de cygne ; un peu partout, des palais, des dômes, et, juste en face, l’îlot de Saint-Georges Majeur, avec son église et son campanile couleur de sanguine.

Dans mon salon lourdement luxueux, les murs sont tendus de brocart jaune, et le moindre meuble est doré jusqu’aux pieds ; mais tout cela est ancien et historique, et puis tout cela est à Venise, et, pour rappeler le prodigieux passé de cette ville de magnificence, qui fut reine de l’Adriatique et reine des mers orientales, ces somptuosités surannées y sont à leur place ; de plus, elles se rattachent à ce petit passé d’hier qui est le mien, et je les retrouve avec émotion ; je reconnais tout ici, même ce vieux doge en robe de drap d’or, qui, du fond de son cadre étincelant, m’observe avec ses yeux sombres.

J’ai hâte d’errer seul dans Venise. Mais quels aspects imprévus elle me réservait, aujourd’hui où je la revois en tenue de guerre !

D’abord ce palais des Doges, tout proche du mien, le voici submergé à la base, à moitié englouti, pourrait-on dire, par des piles de briques cimentées ensemble, qui ont l’air d’être venues s’y coller comme de grosses vagues de boue rose ; les angles surtout de l’immense édifice sont les plus envahis par cette sorte de marée montante, qui semble s’être pétrifiée là et qui affecte d’étranges formes arrondies. Quant à la svelte et exquise colonnade de marbre qui longe le quai, elle est méconnaissable ; toutes les délicates ogives de ses arceaux posent par leur milieu sur d’énormes piliers également roses, supports en briques soudées, qui ont des aspects de choses molles. En haut, toutes les élégantes fenêtres aux dentelures sarrasines ont été « trésillonnées », et on en voit sortir des madriers par centaines, une vaste et puissante charpente de soutien, singulièrement. massive, combinée pour localiser toutes ces chutes, qu’il faut, hélas ! prévoir…

Et la basilique de Saint-Marc, merveille des merveilles, oh ! elle est vraiment emballée, on dirait un gigantesque colis prêt à être porté au chemin de fer ; ce serait presque ridicule, d’un fantastique à faire sourire, si le danger qui a motivé cela n’était au contraire attristant à serrer le cœur. Chez nous, pour protéger quelque peu nos cathédrales contre l’outrage des Barbares, on s’est contenté de les entourer avec des amas de sacs à terre. Ici, on a fait mieux, on a mis d’abord un premier rembourrage de matelas qui enveloppe les murailles, et puis viennent alentour de véritables remparts de briques, et enfin une caisse en bois, — colossale bien entendu, — pour enfermer le tout. Est-il donc possible qu’à notre époque, au xxe siècle, on soit obligé d’imaginer et d’inaugurer de telles précautions, pour essayer de préserver les patients chefs-d’œuvre du passé contre l’imbécillité de ces modernes ferrailles, capables de les anéantir en une seconde !

Au-dessus de la caisse où Saint-Marc a été si pieusement emmaillotée, on voit pointer ses clochetons ajourés, ses gerbes de ferronneries dorées qui la révèlent encore, — car, hélas ! rien n’a pu être tenté pour protéger cela, non plus que pour sauver les voûtes sans prix, aux mosaïques d’agate, de lapis et d’or ; il eût fallu construire au-dessus une seconde voûte beaucoup plus étendue et imperméable aux nouvelles pluies de fer, et cela eût été une œuvre au-dessus des capacités humaines. Donc, s’ils viennent, les obus plus bêtes que la bêtise même, ils passeront au travers de ces splendeurs ; mais au moins, grâce à tant de précautions, la basilique ne croulera pas tout entière.

Jadis, il restait l’air, qui était libre, l’air qui était un domaine privilégié, inaccessible, où les palais et les cathédrales pouvaient en toute sécurité élever leurs plus délicates structures. Mais aujourd’hui, non, c’est fini même de cette assurance-là, et, si Saint-Marc échappe pour une fois à l’attentat des ferrailles, vienne une autre guerre après celle-ci, ce qui est inévitable, il y aura eu « progrès » dans les moyens aériens de destruction, et Saint-Marc y passera, de même qu’à leur tour y passeront tous les vestiges de l’ancienne beauté… plus tard, dans cet effroyable avenir de folie et de ténèbres où nos descendants vont fatalement sombrer. « Quand nous aurons détruit leurs cathédrales caduques, écrivait l’an dernier je ne sais plus quelle brute de professeur allemand, nous édifierons à leur place nos temples cent fois plus beaux, pour célébrer notre victoire et notre force. » (Sic.) Nous les voyons d’ici, n’est-ce pas, leurs temples cent fois plus beaux !… Et dire qu’il se trouve de pauvres esprits à visées courtes, pour vanter les bienfaits de la science. Dire que l’humanité n’a pas su édicter à temps les lois qu’il aurait fallu pour étrangler tant d’inventeurs sinistres, comme ceux par exemple de la guerre sous-marine et de l’aviation !


21 août 1917.

La nuit a passé, très calme ; de même les heures de l’extrême matin que choisissent d’ordinaire les grands oiseaux de mort. Aucun avion, dans l’air tiède, n’est venu bourdonner au-dessus de Venise. Et une fois encore le soleil, en se levant, a retrouvé debout et intactes ces deux merveilles du monde, qui sont la basilique de Saint-Marc et le Palais des Doges. Mais le soleil de demain les reverra-t-il ? Et celui d’après-demain ? Qui le dira ? Leurs jours semblent n’être plus que des jours de grâce. Dans combien de temps doit venir le premier matin qui n’éclairera plus que leurs ruines ?…

Pour me montrer les précédents désastres, tes profanations déjà accomplies, on vient me prendre dans une embarcation de guerre, qui, au milieu de toutes ces rues d’eau, me mènera beaucoup plus vite que n’eût fait une gondole.

— Ces pauvres Autrichiens n’ont pas eu de chance à Venise, me dit, au départ, un des grands chefs de la Marine, avec une commisération qui ne semble même pas teintée d’ironie ; jusqu’à présent ils n’ont guère réussi à atteindre que des églises ou des hôpitaux !

— Il est visible d’ailleurs qu’en Italie comme en France on n’a pas pour les Autrichiens cette haine et ce dégoût que les vrais Allemands d’Allemagne inspirent aujourd’hui à tout ce qui, dans le monde, a encore un cœur ou seulement une conscience. On plaint ce petit empereur Charles, obligé d’endosser la succession et les crimes du vieillard cruel qui, sur la fin de sa vie, a courbé l’Autriche aux pieds du Monstre de Berlin. Comme chez nous aussi, on a quelque sympathie pour cette jeune impératrice Zita qui s’efforce, avec un peu d’inexpérience peut-être, mais de tout cœur, d’amener la paix.

« Ils n’ont réussi à atteindre que des églises et des hôpitaux. » En effet. Voici d’abord cette belle église des Déchaussés, par où mon pèlerinage commence. La foule continue de venir s’y agenouiller en prière, mais une charpente de bois grossier remplace la voûte qui tomba pulvérisée, cette voûte où, comme on sait, le Tiepolo avait peint une des plus immenses fresques connues. L’église, il est vrai, était tout près de la gare, que l’ennemi cherchait peut-être à atteindre, et ce serait à la rigueur son excuse.

Mais comment l’excuser pour avoir criblé d’obus certain îlot où il n’y avait que des hôpitaux, un asile de vieillards, un refuge pour les femmes, et cette autre belle église de Santa-Maria-Formosa, que je retrouve cette fois crevée de part en part ? Un matin au petit jour, la mitraille de l’air s’est acharnée contre ce lieu de tranquille souffrance et, dans le grand hôpital, une vingtaine de malades ont été mis en pièces sur leurs lits. C’est dans un ancien palais, datant de la splendeur de Venise, que cet hôpital avait été installé, et la salle du massacre était précisément la grande salle d’honneur. Le plafond, tout en ciselures dorées, — de patientes et délicates ciselures sur bois plein, non pas de ces moulages en carton-plâtre, par quoi nous essayons de remplacer la vraie magnificence, l’âge du toc où nous vivons, — le plafond s’est abattu par morceaux, comme une lourde grêle, en même temps que la ferraille des obus, sur les humbles lits de fer, qui gisent encore là aujourd’hui, tout tordus ou cassés en deux, à côté de véritables petites montagnes de débris tombés d’en haut ; on dirait même qu’un triage a déjà été fait de ces cassons précieux : ici les encadrements, ici les rinceaux, ici les feuillages, — et, quand je demande pourquoi, on me répond que c’est en vue d’une restauration ! — Restaurer cela, vraiment ? Alors je songe à cette princesse de contes de fées que de méchants Génies condamnèrent jadis à trier par espèces des monceaux de petites plumes : ensemble celles des chardonnerets, ensemble celles des pinsons ou des linottes, etc…, et à les recoller sur des corps d’oiseaux…

Et cette bombe incendiaire, tombée tout près de Saint-Marc, — heureusement sans éclater, — quelle excuse lui trouvera-t-on ?


Par faveur, on m’ouvre le Palais des Doges, ou l’on n’admet plus les visiteurs, depuis qu’il est en tenue de guerre. L’imagerie a vulgarisé ce lieu, qui est un monde de grands escaliers de marbre et d’immenses salles aux décorations prodigieuses. Mais en ce moment, ce qui est nouveau et imprévu, c’est cette sorte d’impression de la fin des temps, que l’on éprouve à se promener au milieu du silence et du désarroi de ce désert splendide. Toutes les célèbres peintures des murailles et des plafonds, signées des maîtres merveilleux de la Renaissance italienne, ont quitté leurs cadres épais aux profondes ciselures, laissant voir partout la nudité des vieilles maçonneries, des vieux madriers décrépits ; toutes ont été patiemment déclouées, puis roulées sur d’énormes bobines de bois, dont quelques-unes gisent encore sur les planchers ; toutes, même le Jugement dernier qui a dix mètres de large, sont parties pour de lointains voyages, et on les a cachées, dans le Sud de l’Italie, au fond d’inaccessibles caves. Cependant, pour attester encore que ce palais fut le plus beau de la terre, il suffit de l’étincellement de tous les cadres vides, sculptés en plein bois, dorés d’or épais, fouillis de rinceaux, de feuillages et de fleurs. Quand il s’agira de tendre à nouveau, de reclouer tant et tant de chefs-d’œuvre, sans abîmer les délicates frondaisons d’or qui les enchâssaient, quel travail ce sera, qui durera des années, qui ne semble même plus réalisable, à notre époque fiévreuse !

J’ai longtemps erré, au milieu du silence d’aujourd’hui, dans le dédale aux somptueuses tristesses ; j’ai revu même ces salles d’en haut, plafonnées toutes de fines et inextricables rosaces d’or, et ornées d’immenses cartes murales peintes en fresques ; là sont figurées les Indes, la Chine, l’Afrique extrême, les contrées presque fabuleuses en ce temps-là, d’où la République vénitienne tirait ses richesses inouïes, alors que le reste de l’Europe ne les soupçonnait pas encore.

Tout ce palais avait tranquillement duré des siècles, à peine effleuré par l’incursion légèrement dévastatrice de Napoléon Ier, et le voici menacé d’un subit anéantissement par ces pluies de fer qui de nos jours tombent des nuages ! Partout d’ailleurs, le long des majestueuses salles, veillent des tas de cendre, dans chacun desquels une pelle est plantée toute prête, et c’est en prévision des incendies, hélas ! très probables, pour plus vite les éteindre… Ô civilisation ! Ô progrès !…

La basilique de Saint-Marc, malgré sa stupéfiante caisse d’emballage, est toujours ouverte au culte, et on n’y a peut-être jamais autant prié. La vaste et magnifique place aux façades de marbre, qui lui sert comme de parvis extérieur, n’a plus ses foules cosmopolites, et on a fermé ses magasins jadis remplis de joailleries ; il n’y reste guère que ces traditionnels pigeons de Saint-Marc, qui de temps à autre prennent leur vol comme un tourbillon, ou le plus souvent se promènent en cortège par terre et pour qui les passants se dérangent ; les bombardements ne les ont pas incommodés, eux. — N’ai-je pas entendu aussi, dans les forêts du Nord de la France, les oiseaux, aujourd’hui habitués, chanter dans le fracas des obus !

Intérieurement, la basilique est presque dans l’obscurité, car la plupart des vitraux ont été mis en lieu plus sir, et remplacés par des panneaux de bois. Dès l’entrée, on distingue qu’elle est pleine de gens agenouillés et de cierges qui brûlent, mais on y voit mal, tout juste assez pour se conduire sur ce pavage de marbres rares, qui est de plus en plus dénivelé par l’inquiétant travail séculaire de l’eau des lagunes, sans cesse sournoisement remuante en dessous. Jadis, quand on pénétrait ici, dans une transparente pénombre, les yeux percevaient d’abord de tous côtés des éclats de choses précieuses, tout scintillait, même les murs d’albâtre ou d’agate, on était ébloui par les gemmes, les mosaïques et les ors. Aujourd’hui, quelle surprise en entrant de voir que rien ne brille plus, qu’il, n’y a plus que des grisailles, des formes indécises, des formes molles et comme estompées ! — Ah ! c’est que tout est revêtu d’épais matelas gris, — tout, les statues qui étincelaient, les orfèvreries d’or ou d’argent, les colonnes sans prix en marbre améthyste ou en marbre « vert antique » ; toute cette écrasante magnificence a pris la tenue de guerre, et sous les épaisseurs protectrices, non seulement elle ne garde plus qu’une teinte neutre, mais elle s’est étrangement gonflée, boursouflée ; les piliers sont devenus trop énormes et trapus ; les saints, que l’on devine encore, ressemblent à des poussahs qui n’auraient plus de tête. Sur les mosaïques aussi, les mosaïques au coloris éternel, pour fixer le plus possible leurs myriades de parcelles que la mitraille éparpillerait, on a collé de solides toiles grises. Oh ! l’étonnant et triste sanctuaire, trop capitonné, trop renfermé, où rien n’a plus de couleur, où les bruits mêmes sont feutrés et où l’air manque !…

Le conservateur de la cathédrale veut bien me guider lui-même dans son domaine rendu méconnaissable ; il porte de lourdes clefs que cà et là il fait tourner dans des serrures ; des grilles s’ouvrent, que je franchis à sa suite pour pénétrer dans des bas côtés, des dépendances où règne la nuit noire. En tenant d’une main une de ces toutes petites bougies qu’on appelle « rat de cave », il soulève çà et là quelques-uns des pesants matelas gris, pour me montrer des bas-reliefs, des mosaïques, des orfèvreries, et jamais ne m’avaient tant frappé la fabuleuse richesse et la beauté archaïque de tout cela. Il y a des recoins plus sombres, ou vraiment l’on étouffe et où l’on a presque l’illusion d’aller à la découverte dans les détours de quelque caverne d’Ali-Baba pleine de merveilles cachées… Mais non, toutes ces choses, hier encore, loin d’être clandestines, restaient accessibles aux plus humbles, et, ici, il faisait clair ; tout simplement elles étaient le trésor d’un peuple, le trésor d’art de son passé que tant, d’yeux venaient admirer chaque jour et qui semblait destiné à une quasi-éternité ! Or, ces mêmes choses, hélas ! il a fallu, au xxe siècle, les camoufler, à moitié les ensevelir, pour tâcher qu’elles survivent, du moins cette fois encore, aux conséquences des grands « progrès » humains.

Un seul autel de la basilique est resté visible comme jadis ; c’est dans une aile de gauche, celui de la Notre-Dame des Victoires ; celui-là, quand on a voulu l’enfouir sous les matelas gris, toute la population s’y est opposée, disant que cela attirerait le malheur. Elle continue donc de se laisser regarder ; la statue de la Notre-Dame ; toute petite, archaïque, en or fin, elle continue de paraître et de luire, au milieu d’ex-voto en pierreries qui jettent leurs feux à la lueur des cierges ou des pieuses lampes. Et beaucoup de femmes en voiles de deuil sont prosternées devant elle, des mères, des épouses, des sœurs ; elles prient pour qu’au moins la victoire vienne venger leurs bien-aimés qui sont morts… On ose à peine s’approcher, même sur la pointe des pieds, de peur de troubler leurs extases…


C’est ma seconde et dernière soirée à Venise, que je ne reverrai sans doute jamais plus. Je repars demain matin pour la France, pour l’armée du Nord, où je conterai à mes compagnons l’effort magnifique de nos camarades d’Italie. Cette soirée d’adieu, je la passerai seul avec mes souvenirs, dans mon salon suranné aux dorures excessives ; j’ouvrirai en grand mes fenêtres délicieusement festonnées et là, appuyé sur l’accoudoir que soutiennent de vieux balustres de marbre, je regarderai le soleil mourir lentement sur la ville, et ensuite finir le crépuscule.

Tout est beau ce soir et tout est féerique, dans cette grande mise en scène, un peu trop théâtrale peut-être, mais qui ne ressemble à aucune autre. Il y a cependant là-bas, dans le lointain sur la gauche, une laideur qui surgit, et qui déconcerte au milieu de tant de resplendissement et de grâce : d’affreuses fumées qui se déroulent, comme si on étirait sur l’horizon des ouates noires ; tant elles sont épaisses, elles ne montent même pas dans l’air qu’aucune brise n’agite… En effet, j’avais oublié, c’est l’arsenal, le modernisme, la houille, la grande guerre… Et, de ce coin du décor, soudainement charbonné, je vois sortir et s’avancer un cortège de monstres apocalyptiques, traînant avec eux ces lourdes fumées ; en tête, des léviathans grisâtres, à moitié noyés ; à leur suite, d’autres plus petits et plus rapides, qui bientôt prennent les devants : des monitors, des torpilleurs… Oui, je me rappelle, j’étais averti et je sais où ils doivent se rendre, à la faveur de la nuit, pour prendre leur poste assez loin d’ici dans l’Adriatique et pour collaborer à la grande œuvre de libération commencée ; c’est très bien, mais qu’ils se hâtent de disparaître, je voudrais ne plus les voir ; je ne suis pas un homme de leur temps, moi, je suis quelqu’un d’une époque passée, qui s’est attardé sur la terre et qui, en ce moment surtout, ne sait pas les apprécier…

Comme l’heure s’enfuit vite ! Déjà, c’est le moment du grand flamboiement rouge. En face de moi, l’îlot et l’église de Saint-Georges-Majeur, rouges par eux-mêmes, ont l’air d’être en braise ardente. Des barques aux voiles teintes de rouge foncé rentrent indolemment sur une eau immobile et rose, où les toujours noires[7] gondoles, moins lentes, tracent des sillons miroitants, couleur d’arc-en-ciel. Au-dessous de moi, sur ce quai plus large qu’aucun boulevard de grande ville, tout ce qui reste d’êtres humains à Venise s’est assemblé et se promène, pour respirer l’air enfin rafraîchi du soir. Parmi toutes ces femmes, qui vont et viennent, je ne vois plus les touristes excentriques des temps de paix ; ce ne sont guère que des Vénitiennes, la plupart fidèles au costume national, coiffées en cheveux et portant le traditionnel châle noir, aux franges d’une longueur démesurée qui semblent balayer l’air quand elles remuent les bras. Et puis viennent des matelots, des matelots par centaines, tous en toile bien blanche avec le grand col bleu, et il en arrive toujours, car c’est la sortie de l’arsenal, en ce moment rempli de navires de guerre. Ce qui donne à tout ce mouvement de rue un calme si particulier, que l’on ne connaît presque plus ailleurs, c’est l’absence absolue d’automobiles et de voitures ; qu’est-ce que l’on en ferait ici, puisque le reste de la ville est dans l’eau ? Alors, on n’a plus à se garer tout le temps de choses bruyantes qui menacent d’écraser ; c’est la vraie flânerie douce, où il n’est même pas utile d’élever la voix.

De ma fenêtre, je domine tous ces groupes de femmes, mais sans les dominer de trop haut, car je ne suis qu’au premier étage. Elles sont certes moins jolies que celles d’autrefois, plus étiolées, plus exsangues ; — c’est que ce sont déjà, hélas ! les filles de celles que j’avais vues ici jadis, elles appartiennent à une génération suivante, plus usée, même avant de naître, par tous les absurdes surmenages de la vie contemporaine. Heureusement le crépuscule arrive à mon secours, pour jeter un peu d’imprécise illusion sur la gracilité de leurs silhouettes, sur la coquetterie de leurs châles dont les si longues franges, à leurs moindres gestes, ondulent comme des chevelures. Et puis voici que des petits orchestres de cordes préludent dans les cafés du quai, — et des chants dans une gondole qui passe, des voix faciles, entonnant de vieilles romances d’Italie ; même en temps de guerre, les beaux soirs d’été, à Venise, ne vont pas sans « sérénades »…


Maintenant le soleil est couché et tous les rouges du soir ont pâli. Les choses lointaines perdent leurs détails, s’unifient en masses d’ombre violette, plus nettement découpées sur le ciel devenu d’or pâle. Dans la foule plus confuse qui remue sous mes fenêtres, les costumes de toile des matelots font des taches blanches, qui de plus en plus se pressent contre les légers châles noirs ; les promeneurs peu à peu se dispersent, s’éclaircissent, s’en vont en se donnant le bras ; leur bourdonnement cesse, on entend mieux, dans l’eau, les derniers coups d’aviron des gondoliers qui rentrent au port.

Et tout à coup, parce que c’est l’heure et la consigne de guerre, tout à coup, avec une brusquerie un peu saisissante, les musiques se taisent, les cafés tous ensemble se ferment, les quelques lumières déjà allumées s’éteignent. Une impression de tristesse et d’angoisse passe sur la ville, comme un vent froid qui soudain aurait soufflé : la guerre, que l’on avait oubliée, les avions de l’Autriche qui, cette nuit, pourraient encore revenir !… Et tout à l’heure peut-être, très vite, sans bruit, de fantastiques toiles d’araignée en acier s’élèveront jusqu’à trois mille mètres vers les étoiles, pour tâcher d’attraper par les ailes les grands oiseaux meurtriers qui viendraient rôder dans l’air.

Plus un feu nulle part, en cette ville des fêtes aux milles lumières. Et je repense à ces vers de Musset, écrits, dit-on, dans l’appartement même que j’habite ce beau soir :

« Dans Venise la rouge, Pas un bateau qui bouge, Pas un falot. » C’est comme une Venise morte de mort subite ; dômes ou campaniles, en ombres chinoises, renversent leurs images dans tous les miroirs de l’eau, qui luisent encore en jaune pâle. Enveloppée de beaucoup d’obscurité et de silence, Venise va sembler dormir, mais des yeux de guetteurs ne cesseront de sonder le ciel. Et tant de femmes, dans leur maison fermée, réciteront devant la Madone des prières pour ceux qui se battent sur la haute montagne ou pour ceux que le cortège des léviathans vient d’emporter à travers la nuit, dans des directions que l’on ne doit pas dire…

VIII

LES PREMIÈRES
PLUIES DU QUATRIÈME HIVER

19 octobre 1917.

La désolation et l’horreur, on finit par ne plus les voir, depuis trois années, hélas ! que l’on vit là dedans. D’un bout à l’autre du front, à regarder cela sans cesse, il semble que les yeux deviennent plus mornes et presque insensibilisés.

Mais, de temps en temps, on a comme des réveils soudains, des sursauts d’indignation et de juste haine : alors, voilà ce qu’ils ont fait de notre France, les sauvages d’Allemagne ; et ils sont encore impunis ! Et lui, le Monstre des Monstres, qui les a déchaînés sur nous, non seulement il est vivant, il est en liberté, mais il continue même de faire illusion à toute une aveugle lie humaine qui l’entoure !…


La désolation et l’horreur ! Elles oppressaient moins naguère encore, aux derniers beaux jours d’été, quand des fleurs égayaient nos ruines, quand des jasmins, des vignes vierges tapissaient délicieusement les murs des maisons éventrées, les porches croulants des églises ; et puis nos soldats, en mouvement là partout, semblaient plus alertes et joyeux au clair soleil de septembre. Mais, aujourd’hui, l’emprise d’un quatrième automne a commencé, avec une brusquerie que l’on n’attendait pas, tout a changé sous la pluie glaciale et le ciel noir ; je ne les reconnais pour ainsi dire pas, ces mêmes cinquante kilomètres de ma zone actuelle, que j’ai déjà parcourus cent fois, — et qui ne sont du reste qu’une partie quelconque de nos immenses dévastations ; je croirais que ce soir mes yeux s’ouvrent sur un tout nouveau décor, dont l’aspect n’est plus tolérable, — et l’indignation, la haine me remontent au cœur comme un flot… Fermes, vergers, hameaux, villages ou petites villes, c’est bien de fond en comble que tout a été saccagé, saccagé de manière que rien ne puisse servir à rien, et que rebâtir ne soit même plus possible, car tous les murs sont déjetés depuis la base et pas une pierre n’a été laissée en place ; quel acharnement il faut qu’ils y aient mis, et quelle patience infernale ! Le long de ce qui jadis fut des rues, les quelques lambeaux des façades, qui tiennent encore, vous regardent par des trous qui furent des fenêtres, mais n’ont plus ni contrevents, ni croisées et ressemblent à des orbites de morts n’ayant plus leurs yeux. Parfois des toitures, des plafonds arrachés ont fait jaillir, en s’écroulant, des poutres qui se dressent au hasard, comme de longs bras suppliciés qui se tendraient vers le ciel pour le prendre à témoin. Çà et là, les gorilles de Guillaume ont écrit, avant de se sauver, des imprécations qui font hausser les épaules par leur bêtise épaisse. « Dieu punisse l’Angleterre ! » c’est ce qui se lit le plus souvent sur des pans de muraille, en grosses lettres maladroites. — La punir de quoi ? pauvres dupes du kaiser, pauvres esclaves crédules dont la bondieuserie est aussi imbécile que sacrilège, la punir de s’être si vaillamment dressée pour arrêter la rage du Monstre allemand ?

La pluie, la pluie ! Une pluie déjà si froide, sur nos ruines ! C’est bien la fin des journées douces, plus clémentes à nos chers soldats, c’est bien le quatrième hiver qui commence. Depuis ce matin, se forment partout ces cloaques de boue que nous avions oubliés et que de nouveau nous allons subir jusqu’au printemps ; sur ces routes du front, où passe un continuel cortège de camions d’une lourdeur à tout défoncer, les ornières, les trous dangereux se remplissent de cette espèce de bouillie gluante qui rejaillit en gerbes sur les costumes bleus de nos soldats ; bientôt, pauvres petits braves, ils auront repris la teinte grise de l’hiver dernier, ils auront comme des écailles, on les croira habillés avec de la terre. Dans ces camions innombrables, qui les transportent à grand fracas, ou bien aux portes de ces maisons sans toiture dont les caves abritent leur sommeil, on les voit tous, emmitouflés pour la première fois dans leurs manteaux cirés en forme de camail de prêtre, — et cependant la plupart sourient et plaisantent, rien de sombre n’apparaît dans leurs yeux, qui regardent tomber l’averse et gicler la boue. Ce qu’ils doivent se dire, on le devine pourtant bien un peu : « Alors, après ce que nous avons déjà enduré pendant trois hivers, après tout ce que nous avons déjà dépensé de volonté et de courage, il va falloir recommencer pendant un hiver de plus, — et cela à cause d’odieuses défaillances qui nous sont, étrangères, trahisons d’indignes alliés, ou bien, chez des neutres, complicités criminelles ! Sans ces gens de malheur, nous aurions pourtant fini notre tâche, nous qui n’avons point failli !… » Mais, leur tâche, il suffit de les regarder tous pour comprendre qu’ils la continueront quand même, et sans doute plus furieusement, pour que ce quatrième hiver soit le dernier et le bon. On ne se figure pas d’ailleurs ce que les Boches, même les plus bouffis et plastronnants d’entre les Boches, viennent de perdre encore de leur prestige depuis notre dernière grande offensive, où l’on a si bien vu comment on leur passait sur le corps ; vraiment, dès qu’on se remet à y réfléchir un peu, il n’y a pas de pluie, même de pluie glacée comme celle de ce soir, capable d’estomper longtemps le souvenir de notre belle victoire de l’Aisne…

Au cours de l’été qui vient de finir, les écriteaux indicateurs, à tous les angles des chemins ou des rues mortes, se sont multipliés à l’infini, et c’est devenu l’une des caractéristiques de nos régions dévastées, toutes ces inscriptions, partout ; en général ce sont de larges bandes noires sur des murailles, avec d’énormes lettres et d’énormes flèches blanches, cela pour être lu très vite, même la nuit, à l’éclair d’une lampe électrique, très vite, sans perdre une minute en indécision, car on est toujours pressé sur ces routes où souvent la mort galope a vos trousses. « Vers telle ville », vous crient ces grandes lettres sur fond de deuil, ou bien : « Vers tel village ». Mais, hélas ! le plus souvent villes ou villages ainsi désignés n’existent plus, il n’en reste que des tas de pierres éboulées qui en conservent vaguement la silhouette ; aussi tous les noms sont-ils tristes à lire, et presque pourrait-on comparer ces inscriptions aux épitaphes d’un cimetière immense. En outre, pour rendre plus tragiques les carrefours, certain avertissement sinistre s’y répète d’une façon obsédante, et c’est toujours sur de pareils panneaux de bois blanc, que des poteaux soutiennent en l’air, le plus en vue possible : « Défiez-vous des gaz, tenez vos masques prêts. » En effet, il sévit beaucoup, dans ces parages, cet ignoble procédé de destruction qu’ils ont osé introduire dans leur guerre, et, à partir d’ici, tous nos camions bondés de soldats, qui, nuit et jour, courent follement sur ces « voies douloureuses », risquent de pénétrer soudain dans les nuages de ces fumées qui seraient mortelles, s’ils tardaient quelques secondes de trop à s’envelopper le visage.

De tant et tant de ruines, celles qui le plus vous serrent le cœur, — plus encore que celles des maisons, des vieilles maisons familiales, des humbles maisonnettes avec jardinets, — ce sont les ruines des églises ; on les sent d’ailleurs plus irrévocablement définitives ; qui donc, en effet, rebâtirait maintenant ces reliques de notre passé, dont s’ornait si joliment notre France ? Dans cette province, il y en avait justement d’adorables, et on sait que les Boches se sont acharnés sur elles à plaisir ; hier encore, les fleurs des champs, les gueules-de-lion, les touffes de coquelicots sur leurs murs écrêtés, masquaient un peu leur détresse ; aujourd’hui, au milieu de la pluie funèbre, il semble qu’elles demandent vengeance en pleurant. Les romanes, plus trapues, ont un peu mieux résisté à l’outrage ; les gothiques, avec leurs hautes ogives, leurs festons délicats qui enchâssaient des verrières, sont brisées en mille morceaux, brisées sans recours.

Ah ! voici par hasard un détail pour faire sourire au milieu de l’horreur. Des ouvriers-soldats, travaillant à replacer les ardoises d’une toiture pas trop démolie, sous laquelle sans doute ils auront à s’abriter quelques jours, ont suspendu une croix de bois au bout d’une ficelle. Dans un lieu où il tombe journellement des obus, cette petite croix de couvreur pour mettre les camarades en défiance contre des retaillons d’ardoise, c’est drôle en même temps que touchant.

Depuis bientôt deux heures je roule en vitesse, et j’entre enfin dans la région de ces toiles d’emballage, grandes et légères, tendues pendant des kilomètres pour empêcher l’ennemi de voir ce qui se passe ou ne se passe pas sur nos routes ; de même que les écriteaux pour les gaz de mort, elles constituent un avertissement grave, ces espèces de mousselines qui se suivent à n’en plus finir ; elles disent : « Attention ! vous brûlez, vous y êtes ! Sans nous, les Boches à présent vous verraient. » Mais j’ai la pluie ce soir, la pluie toujours plus dense, et bientôt le crépuscule, qui me cacheront mieux encore. Cela devient un vrai déluge, et on sent un froid inusité, le premier froid de l’année, vous tomber sur les épaules, en même temps que le jour baisse avant l’heure, sous l’opacité des nuages. Je cours maintenant entre deux jets de boue, qui font des mouchetures sur les ruines, et du même coup éclaboussent les pauvres soldats, groupés dans les embrasures pour se distraire encore à regarder, faute de mieux, les convois en marche ; à cause d’eux, pour les éclabousser moins, je ralentirais bien l’allure, s’il n’était utile que j’arrive, utile même que j’aie commencé à rebrousser chemin avant la nuit close et que, pour éviter les collisions, je sois sorti à temps de la zone dangereuse où il est interdit d’allumer ses feux. À quoi bon d’ailleurs ralentir, quand il y a ces camions, toujours en files bruyantes et empressées, qui soulèvent des gerbes beaucoup plus épaisses et plus hautes. La boue, ça ne compte plus ; c’était l’affaire des premiers moments, parce qu’on s’en était déshabitué pendant toute une saison ; mais, après tout, on vit très bien avec cela ; qu’importe un peu plus ou un peu moins ? « On a même plus chaud là-dessous quand c’est bien collé ! », me dit l’un d’eux avec un bon rire. Et puis ils savent tous que, dans nos tranchées françaises, on est de mieux en mieux installé ; ce ne sont plus les trous d’angoisse des premiers hivers ; il y a moyen de se chauffer là dedans, de s’éclairer, parfois même de faire des enfantillages et d’oublier sa peine… C’est égal, quand on se rappelle, hier encore, ces beaux jours ensoleillés, ces belles nuits douces, il semble que la guerre, telle qu’on la faisait en ce temps-là, n’était qu’un jeu auprès de ce qu’elle va devenir bientôt, dans l’obscurité des nuits interminables, avec le froid et l’onglée. Oh ! pauvres petits braves, dont le courage pourtant ne faiblira pas, comment ceux de l’arrière osent-ils un instant détourner de vous leur pensée, se plaindre pour un manque de feu, pour un manque de luxe ou de confortable !…

Le crépuscule et la pluie, on dirait ce soir qu’ils se hâtent trop de m’envelopper, l’un excitant l’autre. Oui, je crois vraiment que je ne les avais jamais si bien vues, toutes ces désolations que je traverse et qui devraient cependant m’être familières. Indéfiniment elles passent, elles défilent en musique, à grand orchestre même, au son de plus en plus enflé du canon, des deux côtés de ma route. Et toujours c’est pareil, et ce serait pareil encore pendant cent ou deux cents lieues : villes, villages anéantis, ayant semé leurs pierres en chaos sur le sol, arbres sciés jonchant les vergers de leurs branches mourantes ; c’est cela maintenant qu’est devenue notre chère France, accommodée par la rage des Barbares ! Cette vérité effroyable, on voudrait la dire et la redire, à satiété la répéter, la crier, la marteler dans la tête de ceux qui n’ont pas vu, se refusent à croire, ou bien qui tout de suite oublient !…


Et le châtiment tarde encore ! Une race qui a pu se complaire à ces destructions n’a pourtant plus aucun droit de vivre en liberté sous le ciel du xxe siècle ; il lui faudrait au moins des tutelles sans merci, le régime des condamnés de droit commun. Et comment n’est-il pas à la camisole de force, le plus immonde et le plus dangereux des fous, lui, toujours lui, qui les mène tous ! Contre de tels êtres, est-ce possible que la révolte de la conscience humaine ne soit pas déjà tout à fait unanime ? Après ces trois ans de crimes inouïs, de défis jetés à l’honneur le plus rudimentaire, songer qu’il y a encore des germanophiles, — et même tout près de nous, dans un pays naguère ami du nôtre et si chevaleresque, — songer qu’il y en a encore, c’est une chose devant quoi le sens commun reste confondu…

IX

LE CHAMP DE BATAILLE D’HIER

En France, 24 octobre 1917, au lendemain
d’une de nos offensives victorieuses.

Sous un ciel d’équinoxe déchiré et tourmenté, j’ai devant moi une immense étendue de pays, que je regarde du haut d’une sorte de terrasse naturelle, dominant au loin ; une de ces étendues tragiques, telles qu’il faut s’habituer à en voir dans notre France depuis la ruée des Barbares, mais dont rien n’aurait pu donner l’idée jadis, même au moment des plus terribles frénésies meurtrières de notre pauvre humanité. Or c’est simplement, tout chaud et fumant encore, notre glorieux champ de bataille d’hier matin et d’hier au soir… Vraiment on se croirait au lendemain de quelque effroyable cataclysme qui commencerait à peine de s’apaiser et de s’éteindre, laissant après lui des milliers de cratères béants. Et, comme si on était ramené aux périodes primitives de la géologie, on voit là-haut, — au-dessus de ce désarroi des choses terrestres, là-haut dans ce ciel de grande tempête, — des bêtes monstrueuses planer ou follement se poursuivre ; les unes, qui se tiennent en l’air dans une presque immobilité de larves, ressemblent à d’énormes cachalots qui auraient des oreilles d’éléphant[8] ; les autres appartiennent au genre oiseau, mais ce sont des oiseaux gigantesques, dont le vol éperdu fait un bruit de bourrasque. Si des hommes d’il y a seulement une cinquantaine d’années voyaient cela, ils se croiraient dans une autre planète. Si les troupes de Napoléon Ier ressuscitaient pour regarder ce qui se passe à notre époque, et si on leur disait que c’est un simple champ de bataille, ils jugeraient avec raison que tous les combats qu’ils ont livrés n’étaient que jeux d’enfants auprès de ceux qui ont dû se dérouler ici.

La vue plonge profondément de tous côtés, et rien n’apparaît qui ne soit saccagé, comme par des trombes ou d’innombrables petites éruptions volcaniques. Il ne reste plus quoi que ce soit ayant forme de quelque chose. Tout ce qui était village ou métairie n’est plus qu’éboulement de pierres, et les bois, les allées, les beaux arbres qui avaient duré des siècles ont pris l’aspect de moignons de balais fichés dans le sol. L’imagerie d’ailleurs a vulgarisé et fixé à jamais l’horreur de tout cela, pour l’éternelle honte du kaiser allemand… Hier, une vraie mer de fumée couvrait toute cette région de notre pays, et on y entendait, sans aucune trêve, le grondement d’un tonnerre formidable. Aujourd’hui ce vent d’équinoxe a nettoyé l’atmosphère empestée, et le vacarme de fin de monde achève de s’apaiser. Il y a bien encore des obus isolés, voyageant de droite et de gauche, avec leur bruit de vol de perdrix, mais ils ont l’air de ne plus trop savoir ce qu’ils font, et creusent leur trou dans la terre mouillée, çà et là, comme au hasard. Les fumées, on ne les voit plus se lever que de distance en distance. Les unes sont blanches, nacrées et presque jolies quand un rayon de soleil les illumine par une déchirure des nuages. D’autres sont affreuses, épaisses et noires comme du charbon ; elles jaillissent de terre, à ce que l’on dirait, celles-là, affectant la forme d’une végétation soudaine, d’une espèce de thuya géant qui aurait été créé d’un coup de baguette et ne vivrait qu’une minute. Du reste, toutes ces fantasmagories des fumées, le vent a tôt fait de les balayer. C’est bien fini du grand spectacle, de la grande bacchanale, — au moins jusqu’à une très prochaine fois.

En l’air, par exemple, au-dessus des têtes, la bataille ne s’est guère calmée encore ; les oiseaux géants se pourchassent les uns les autres ; il y en a même qui en veulent aux espèces de cachalots somnolents, s’en approchent en catimini, à la faveur de quelque nuage, et puis piquent dessus pour essayer de les crever. Il y a aussi des chasseurs qui tirent de tous les côtés sur les oiseaux de mort ; ceux-ci ne volent qu’au milieu d’éclatements d’obus qui les poursuivent et dont le ciel est tout moucheté, — éclatements bruns de l’ennemi contre nos avions français, éclatements blancs de chez nous contre les avions boches.

Il y a un monde fou, encombrement d’un bout à l’autre sur cette route presque unique au milieu d’une telle dévastation, et on la répare en toute hâte, car elle nous est infiniment précieuse ; des centaines de nos territoriaux sont à l’œuvre, et aussi des équipes de nos soldats soudanais, montrant leurs énigmatiques figures noires encapuchonnées toutes de caoutchoucs jaunes. Au lieu de songer à replanter, à rebâtir, à se fortifier, le plus urgent, le soin auquel il faut fiévreusement s’empresser, ce lendemain de bataille, c’est l’arrangement des voies de communication, pour que notre artillerie, nos troupes puissent y passer à grande allure et continuer de poursuivre les Barbares en débandade. Aussi ils travaillent d’arrache-pied, territoriaux en bleu, Soudanais en jaune, dans le vent, sous les averses, sous les obus, et malgré le défilé de camions, d’automobiles qui sans cesse les dérangent et les éclaboussent. Pour surcroît de méli-mélo, il y a aussi des files piteuses de Boches, prisonniers qui nous sont ramenés sous escorte de cavaliers français et dont le nombre va grossissant d’heure en heure ; je crois qu’ils ont perdu pour tout de bon cette fois leur belle arrogance allemande ; le nez bas, le regard fuyant, figures fadasses et paires de lunettes, sous des petits « bonnets grecs » comme ceux que portent les vieillards chez nous, ils sont certainement moins décoratifs que devaient être les Goths ou les Huns ; mais ils appartiennent à une variété de Barbares beaucoup plus mauvaise encore et plus dangereuse que n’étaient ces lointains précurseurs… Passent aussi quelques civières, que l’on porte au plus prochain poste de secours, bien que nous ayons eu relativement très peu de blessés pour une offensive de si vaste envergure ; il en passe même, hélas ! de ces humbles civières de toile, que l’on salue plus respectueusement que les autres, et où rien ne bouge plus, sous la bâche recouvrant la forme couchée. — Ce sont les heureux, ceux-là, qui sont tombés vaillants et jeunes, et s’en vont dans la gloire !… En plein champ et en terre redevenue française, des petits cimetières non loin d’ici les attendent. Jusqu’à ce que ceux qui les aimaient viennent les chercher, ils auront leur modeste croix de bois blanc, avec la belle cocarde tricolore qui se voit de si loin et l’inscription qui ne s’efface pas, sur une plaque de métal, brillante comme de l’argent bruni…

La route défoncée que je continue de suivre à pied est comme une longue terrasse dominant de près toutes ces cavernes évacuées hier par les Boches, les plus formidables organisations souterraines qu’aient jamais réalisées ces Barbares fouisseurs. La destruction si rapide de tout cela par notre artillerie lourde est stupéfiante. On voit de toutes parts des trous qui figurent de véritables cratères et où mille choses culbutées viennent de s’engloutir pêle-mêle, roches, massives, poutres de fer, carapaces de fer ; des défenses que l’on aurait crues solides à tout défier se sont effondrées là comme châteaux de cartes.

J’arrive enfin au but qui m’était assigné.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Me voici maintenant devant ces fameuses carrières, qui s’enfoncent jusqu’aux entrailles du sol et où les Boches se croyaient inexpugnables ; elles avaient des piliers terriblement trapus, des voûtes ultra-épaisses, faites pour ainsi dire d’une seule masse de pierre ; elles ressemblaient à des constructions cyclopéennes, à des repaires pour colosses. C’est de là que, pendant tant de mois, ils s’étaient figuré nous terroriser à fond, par des tirs féroces qui émiettaient de loin nos villes et nos villages. Et les voici démolies, leurs cavernes ; depuis hier s’entassent en chaos les quartiers de roche qui sont tout déjetés, tout chavirés, ou même projetés de droite et de gauche par blocs monstrueux ; et on se représente ce qui a dû se passer là-dessous, à l’heure de notre grand martelage vengeur, quels formidables écrasis de Barbares ! Et ce qu’il faudra de temps par la suite, pour visiter, expurger ces profondeurs sombres, qu’ils ne nous cèdent qu’après les avoir empoisonnées d’ordures, de vermine et de cadavres !

Nous qui, au moment de l’agression allemande, n’avions pour ainsi dire rien, nous voici donc grandement à leur hauteur, comme machines infernales, puisque nous pouvons, à leur instar, produire des bouleversements gigantesques.

Ces cavernes, qu’on appelle ici des « creutes », toute la région devant moi en est remplie ; j’en aperçois partout qui s’étagent sur les pentes ; mais on croirait, à les voir aujourd’hui, qu’un tremblement de terre est venu les secouer. Elles offraient aux ennemis une série de positions qui rendaient pour nous le pays particulièrement dangereux, et, comme sans doute elles ne leur suffisaient pas encore, ils avaient fouillé, perforé de tous côtés alentour cette terre française, et creusé comme des entrelacs de galeries de taupes, au plus profond desquelles ils s’étaient d’abord tapis au début de notre grand arrosage ; hier matin, quand nos soldats ont fait irruption ici avec la violence d’un raz de marée, les fouisseurs ne s’étaient pas tous décidés encore à sortir de leurs trous ; on les entendait hurler, comme à l’étouffée, dans les sous-sols du champ de bataille et plus d’une fois il a fallu s’arrêter pour nettoyer à la grenade les derniers terriers boches.

En présence de tels résultats obtenus sur ces « creutes », nous devons admirer la justesse presque merveilleuse de nos « tirs de destruction », exécutés de loin, sur des buts presque toujours invisibles, exécutés au jugé, grâce à de minutieux calculs, grâce à des observations aériennes, à des photographies prises en planant à des milliers de mètres de hauteur. Chacun de ces obus écrasants, devant quoi rien ne résiste, est arrivé, par-dessus les vallées et les bois, comme un lourd bolide qui aurait eu des yeux pour se conduire, et il a frappé juste au point qu’il fallait. Dire pourtant qu’il se trouve de pauvres petits parleurs à l’arrière pour contester le rôle des officiers d’état-major ! Qu’ils viennent donc regarder ces immenses cartes couvertes de chiffres, de lignes, de cônes, de cercles au crayon bleu, ou rouge, ou vert, sur lesquelles des intelligences claires et bien averties ont peiné des jours et des nuits pour régler d’avance les moindres détails du combat. Ils n’y comprendraient rien certes, les dits parleurs, mais tout de même cela leur donnerait la notion d’un rude travail acharné. Qu’ils sachent donc que tout ce qui se passe, à grand et terrible orchestre, dans les offensives bien menées, a été longuement et savamment prévu en silence, dans la méditation profonde. Chaque batterie a eu son rôle assigné et n’a tiré qu’à son heure, à telle distance, dans telle direction, contre un ennemi qu’elle ne voit pas, pour l’arrêter de face ou le prendre à revers, le poursuivre ensuite ici ou là, suivant les plus grandes probabilités de ses mouvements d’avance ou de recul, et obtenir finalement un résultat certain, en perdant le moins possible de nos hommes qui ne sont lancés qu’après de terrifiants martelages. Avec les armes de précision que sont nos pièces modernes, la guerre devient plus que jamais une science exacte, ce dont les tout à fait profanes ne se doutent même pas. Évidemment des erreurs peuvent se produire et, durant l’exécution, dans la fièvre du feu, il faut compter avec l’imprévu ; mais en général toute offensive n’atteint ses objectifs que si elle a été préparée avec la plus rigoureuse habileté.

Le crépuscule vient, accompagné d’une pluie glacée et il rend infiniment lugubres ces désolations glorieuses. En l’air, où il fera plus longtemps jour, on entend encore la bataille des bêtes d’Apocalypse, peut-être au-dessus des nuages qui nous jettent leur obscurité triste. Sur terre, la canonnade continue de s’apaiser, et surtout elle se fait plus lointaine, là-bas, sur les talons des Boches en fuite ; tout au plus quelques obus désorientés tombent encore, de-ci de-là. Tous nos travailleurs cantonniers s’en vont, par groupes, la pioche et la pelle sur l’épaule, et leur départ commence à faire de ce lieu une solitude par trop funèbre ; je dois d’ailleurs m’en aller aussi, ma mission terminée.

Comme tableau final, m’arrive encore un long cortège de « poux gris », ainsi que nos soldats les nomment ; prisonniers marchent au pas, maculés de boue jusqu’aux épaules, profilés en grisailles épaisses sur les grisailles transparentes de la pluie et du soir. Je détourne la tête pour n’avoir pas à rendre le salut au petit groupe de leurs officiers, car j’en aperçois deux ou trois là dedans qui me font l’effet de se cambrer en des attitudes de suffisance ; c’est qu’ils appartiennent à la Garde, ceux-là, et ils ont dû se façonner sur leur kaiser, qui détient comme on sait le record de la morgue. Ils n’ont cependant pas lieu de prendre tant que cela des poses : notre victoire d’hier, qui a déblayé ce lieu plein d’embûches, a été en somme l’un des démentis les plus insultants à la légende déjà démodée de l’invincibilité allemande ; car enfin ils s’attendaient depuis plusieurs jours à l’attaque, les Boches, ils avaient relevé le défi, doublé les défenses, accumulé canons et soldats de leur plus belle élite. Les nôtres, en arrivant ici tout juste comme finissait l’ouragan de notre artillerie lourde, ont trouvé devant eux les troupes les plus choisies de l’Allemagne, et les plus bouffies d’orgueil, huit divisions, dont deux de la Garde portant les titres les plus honorifiques. Eux, nos chers soldats, n’appartenaient point à des régiments décorés d’appellations aussi pompeuses ; ils n’en ont pas moins tout bousculé, tout culbuté et passé par-dessus tout comme un grand flot superbe. Il est donc bien démontré une fois de plus que, si l’Allemagne, grâce à ses préparations admirables mais diaboliques de quarante années, peut écraser encore les peuples faibles, — et s’en acquitte du reste avec la férocité que l’on sait, — avec nous, elle peut aujourd’hui en être réduite à crier « kamarades », ou à fuir comme un troupeau devant une inondation.

X

MON HOMMAGE
À « LEURS » INTELLECTUELS

Quand nous serons enfin délivrés, nous et nos fils, du cauchemar des immondes tueries allemandes, quand nous recommencerons de renaître à la liberté et à la vie, je veux espérer que nous aurons renoncé pour toujours à ce snobisme qui, même après 70, poussait la plupart d’entre nous à une si complaisante admiration de l’Allemagne.

Est-il possible qu’un de nos écrivains, dont les yeux se sont cependant ouverts depuis et qui s’est montré ardent patriote, ait pu écrire, peu avant la grande ruée barbare : « J’aime et j’admire la culture allemande sous toutes ses formes » ?

Un autre, et l’un des plus connus du public, n’a-t-il pas osé proférer ceci : « Ce qui représente à mes yeux le summum de la civilisation humaine, c’est le grand état-major allemand. » Ce serait plutôt pour faire pleurer que pour faire rire, et cependant c’est le rire qui s’est imposé à moi, car je venais précisément de feuilleter certain album des généraux de l’Allemagne, — pas des caricatures, notez bien, non, des portraits, qui se prenaient tout à fait au sérieux. Oh ! l’incurable bestialité inscrite sur ces figures sinistres et ridicules ! Oh ! ces bajoues de pachyderme, retombant sur de trop gros cous adipeux ou apoplectiques ! On eût dit un jeu de massacre, sans ces regards de vautour affamé, qui tout de suite glaçaient la drôlerie de leur premier aspect.

Un troisième enfin, — je n’en finirais plus si je les citais tous, — un troisième, qui s’est racheté plus tard en allant faire chez les neutres des conférences antigermanistes, détient le record du paradoxe avec cette phrase sans prix : « L’Allemagne est la conscience morale du monde. » Ce pays éhonté qui, à toutes les époques de son abominable histoire, n’a jamais vécu que de mensonge, de rapine et d’assassinat, élevé ainsi à la dignité de « conscience morale du monde », n’est-ce pas une des plus stupéfiantes trouvailles de la littérature contemporaine ?


Par ailleurs, j’ose prétendre que les Allemands n’ont jamais rien inventé, pas même la poudre dont ils font aujourd’hui un usage si bêtement féroce non seulement contre nos poitrines, mais aussi contre toutes les merveilles de notre art français, contre toute cette beauté de chez nous, patrimoine du monde entier. Sauf en musique, ils n’ont guère été capables d’autre chose que des plus habiles et impudents démarquages. Sur toute découverte due à l’un des nôtres, et le plus souvent inaperçue ou même dédaignée de nous en tant que découverte française, ils se hâtent de fixer leurs yeux de faïence bleu pâle, leurs yeux à lunettes ; ils scrutent avec avidité, paraphrasent, alourdissent, tirent des applications pratiques auxquelles nous n’avions pas eu la patience de nous arrêter, et puis démarquent, battent de la grosse caisse par là-dessus, et le tour est joué. Devant ce que nous avions méprisé d’abord, nous nous pâmons tous[9] !



Depuis longtemps j’avais lu Gœthe et Schopenhauer, et chez eux j’avais trouvé ces deux perles que j’ai déjà citées, mais que l’on ne saurait trop admirer : « En prévision de ma mort, je confesse que je méprise la race allemande pour sa bêtise infinie, et que je rougis de lui appartenir. » (Schopenhauer.) L’Allemand est né cruel, la civilisation le rendra féroce. » (Gœthe.)

Oh ! quel prophète admirable il aura été, celui-là, n’est-ce pas !

Oui, je les avais lus tous deux, et quelques autres aussi. Mais une insurmontable répulsion me retenait toujours d’aborder Nietzsche, une de leurs plus grandes gloires, ce Nietzsche dont ils sont si fiers ; je m’imaginais n’y trouver que la glorification de la force brutale, dans la vraie manière allemande. Ce n’est que tout dernièrement, sur le front, que je me décidai à y jeter les yeux, d’après le conseil d’un de mes amis qui m’avait écrit : « Mais, au contraire, lisez-le donc, il vous amusera tant ! »

Et je l’ai lu !… Oh ! cher petit Allemand de mon cœur, quelle joie il m’a causée ! — (Cher petit Allemand de mon cœur est d’une extrême vulgarité ; je le reconnais et m’en excuse ; mais cette formule d’admiration m’est venue d’elle-même, irrésistible, sans doute parce qu’elle est adéquate au sujet.)

Je l’ai lu, et voici quelques-unes des perles que j’y ai recueillies : « Je ne crois qu’à la civilisation française, et pas à tout le reste de ce que l’on appelle en Europe culture, pour ne rien dire de la civilisation allemande. Les rares cas de : haute culture que j’ai trouvés en Allemagne étaient tous d’origine française. »

Plus loin : « Si je retourne toujours vers les vieux auteurs français (p. 52)[10], si j’aime Pascal, Molière, Corneille, Racine, cela ne m’empêche nullement de trouver aussi un très grand charme dans la compagnie des tout derniers venus d’entre les Français. Je préfère même, entre nous soit dit, cette génération à celle de ses maîtres, qui avaient été corrompus par la philosophie allemande. Partout où atteint l’Allemagne, elle atteint la culture. Ce n’est vraiment que depuis la guerre de 1870 que, par dégoût de l’Allemagne, l’esprit a été libéré en France. »

Ailleurs, il en vient à parler de Wagner, l’incomparable Wagner devant lequel je m’incline très bas, mais à la manière de mon maître et ami Saint-Saëns, avec des restrictions. Si le plus souvent mon admiration pour lui s’élève jusqu’à l’extase, parfois aussi il me cause, comme à Saint-Saëns, un énervement voisin de la colère : c’est quand il ne se comprend plus lui-même, quand son infatuation germanique lui fait prendre pour illuminée et digne de passer à la postérité n’importe quelle suite incohérente de sons que, à des minutes de fatigue, il a cru entendre glapir au fond de son trop énorme cerveau de dégénéré. Quand même, sans méconnaître pour cela tant d’autres inspirés merveilleux, je dois dire qu’il est au nombre de ceux qui m’ont fait le plus profondément frissonner devant l’Inexprimable… Donc, je lui pardonne tout, d’être né Allemand, d’avoir haï la France, d’avoir été un affreux petit gnome, et d’avoir démarqué à son profit nos belles légendes du Rhin qui, avant lui, étaient si incontestablement françaises… Et maintenant, écoutons Nietzsche : « Tel que je suis, étranger dans mes instincts les plus intimes à tout ce qui est allemand, à tel point que le voisinage d’un Allemand suffit à retarder ma digestion, je considérai d’abord Wagner, je le vénérai comme un produit de l’étranger, comme un contraste, comme une protestation vivante contre les vertus allemandes. En tant qu’artiste, un ne saurait avoir en Europe d’autre patrie que Paris ; la délicatesse des cinq sens en art, qui est une des conditions de l’art wagnérien, tout cela ne se rencontre qu’à Paris. Wagner est un de ces romantiques français de la seconde période, comme Berlioz, Delacroix, Baudelaire (p. 18) ; ce que je ne lui ai jamais pardonné, c’est que sur la fin de sa vie il consentit à condescendre à l’Allemagne, qu’il devînt Allemand de l’Empire (p. 107). Le pauvre homme, où s’était-il donc fourvoyé ? Si du moins il était allé parmi les pourceaux ! Mais parmi les Allemands !!… » Celui qui ose parler ainsi de ses compatriotes ne s’aperçoit-il donc pas qu’il se décèle Allemand lui-même, par sa propre goujaterie ?

Ailleurs, le ton du réquisitoire de Nietzsche s’élève et devient plus écrasant (p. 152, 153) : « Les Allemands détiennent l’impudicité en matière historique. Non seulement ils ont complètement perdu le coup d’œil vaste, mais ils sont tous des pantins de la politique ou de l’Église ; l’Allemagne par-dessus tout, c’est chez eux un principe. Il y a une façon d’écrire l’histoire conforme à l’Allemagne de l’Empire, une histoire pour la Cour. » On le voit, il s’en prend surtout à l’impérialisme prussien, cette plaie mondiale, cette sorte de tumeur maligne, qui crève aujourd’hui sur notre malheureuse Europe. Et il continue : « Je considère comme un devoir de dire aux Allemands tout ce qu’ils ont déjà sur la conscience. » Hélas ! que leur dirait-il donc aujourd’hui ? Avait-il seulement soupçonné toute l’horreur qui couvait au fond de leurs vilaines âmes outrageusement infatuées ?… « Ils ont sur la conscience tous les grands crimes commis contre la culture en ces quatre derniers siècles (p. 158). On s’amoindrit par la fréquentation des Allemands ; ils placent tout sur le même niveau (p. 77) ; ils ont fait de l’Allemagne le pays plat de l’Europe (p. 159). Ils n’ont même une idée à quel point ils sont vulgaires, et ceci est le superlatif de la vulgarité. »


Et pour en finir avec ces citations, voici le véritable coup de massue, qui accable plutôt trop, et contre lequel il faut tout de même avoir l’impartialité de protester un peu (p. 156) : « Les Allemands ne sont représentés dans l’histoire de la connaissance que par des noms équivoques, n’ont jamais produit que des faux monnayeurs, tels Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hégel, Schliermacher, même Kant et Leibnitz. Ils n’ont pas eu, jusqu’à présent, de psychologues. Or, la psychologie est presque la mesure pour la propreté ou la malpropreté d’une race. L’esprit allemand est pour mot une malpropreté en matière psychologique, qui est devenue une seconde nature ; une malpropreté que laisse deviner chaque parole, chaque attitude d’un Allemand. »

Il est difficile d’aller plus loin dans le dédain et l’insulte ; auprès de ce jugement de l’un des leurs, tout ce que j’ai pu dire d’eux semble édulcoré. Quant à mon ironie, combien elle m’apparaît puérile et sans mordant, inoffensive auprès de celle de Voltaire, — lequel fut pourtant l’ami de leur grand (?) Frédéric et vécut au milieu d’eux à la seule époque un peu brillante de leur histoire ; c’est Voltaire qu’il faut lire, si l’on veut vraiment s’amuser aux dépens de ce peuple aussi grossier que fourbe et rapace.

XI

L’HORREUR ALLEMANDE EN SERBIE

Mars 1918.

Chez nous, ceux de l’arrière que contrarient nos petites restrictions encore si anodines, qui se lamentent du manque de pâtisserie ou de la cherté des cigares, se représentent-ils bien ce qui se passe, depuis bientôt quatre ans, sous la botte des Barbares, dans nos régions envahies ? Arrêtent-ils leur pensée, autant qu’il le faudrait, sur cette immense zone des détresses, du froid, de la faim, des larmes, et des pauvres râles sans secours ? Je ne le crois pas, non, — et leurs cœurs seraient encore plus généreux, leurs âmes plus fermes et plus révoltées, si on pouvait les conduire un moment par là, soit au milieu des ruines de nos provinces du Nord, soit en Belgique, n’importe où, dans l’un quelconque des lieux où opère le Monstre de Berlin, grand tortionnaire de tous les nobles vaincus.

Eh bien ! ce qui se passe dans notre France, ou à nos portes, n’est rien encore, rien auprès de ce que subit cette brave petite Serbie, isolée comme une île au milieu des peuples atroces. La Belgique et nos provinces dévastées ont encore en elles-mêmes quelques dernières ressources et sont secourues, dans la mesure du possible, par nos admirables amis américains. La Serbie, elle, encerclée de toutes parts, n’a rien, ne reçoit plus rien de personne ; à peine trouve-t-elle des témoins de son martyre, qui puissent au moins soulever l’indignation du monde contre ses bourreaux. Sait-on que plus du quart de sa population a déjà succombé à la faim, au froid, aux odieux sévices de toutes sortes ? Sait-on que cent quatre-vingt mille prisonniers serbes, dont vingt mille femmes et trois mille enfants, parqués comme un bétail de rebut dans d’immondes camps de concentration, en Autriche, en Allemagne, en Bulgarie, brutalisés du matin au soir, sans pain, pour ainsi dire sars vêtements, meurent chaque jour par centaines, après d’interminables agonies dont personne n’a pitié ? Vraiment on se figure être halluciné par quelque mauvais rêve quand on lit les récits — les récits officiels, signés, contrôlés, nombreux et divers de forme, mais concordant tous — des traitements infligés à ces prisonniers par les nations de proie. Leur arrivée d’abord, le crâne saignant de tous les coups de crosse donnés en route pour les faire marcher plus vite quand ils n’en peuvent plus, et le visage maculé par les crachats de mégères qui les guettent au passage. Et puis leur internement dans les mouroirs qui les attendent. (Je m’excuse d’employer ce mot mouroir, qui n’est dans aucun dictionnaire, mais que j’ai appris de matelots bretons et qui, n’est-ce pas, se comprend mieux que tout autre.) Dans les mouroirs, donc, de longs supplices commencent pour eux : une ignoble nourriture que refuseraient des chiens, juste de quoi ne pas mourir trop vite ; des travaux accablants, que les plus malades même, à force de coups, sont obligés d’essayer d’accomplir ; de misérables loques, qui les couvrent à peine par les plus grands froids ; des châtiments corporels qu’aucune imagination française n’aurait jamais conçus, entre autres la pendaison par les pieds, jusqu’à l’heure où le râle semble commencer. Et enfin, la propagation voulue, systématique de la tuberculose, le couchage sur des litières de fumier souillées par l’expectoration des phtisies… Tous les moyens sont bons aux mains des Barbares pour anéantir, ou tout au moins dégrader physiquement, cette race qui fut saine et vigoureuse.

En 1916, le typhus s’étant déclaré dans l’un de ces lamentables camps de prisonniers, au lieu de leur porter secours, on fit fermer leurs baraquements. Quand on se décida cependant à les rouvrir, on y trouva environ neuf mille cadavres pêle-mêle. Alors, pour essayer tout de même de cacher ce crime, après les avoir jetés par monceaux dans d’immenses fosses communes, on nivela le sol par-dessus et on y fit construire une petite chapelle orthodoxe, avec cette inscription, hypocrite et menteuse impudemment, comme tout ce qui vient d’Allemagne : « Les soldats serbes, morts de leurs blessures reçues dans la guerre austro-hongro-serbe, provoquée (!) par la Serbie. »

Aujourd’hui la détresse là-bas est à son comble, la mortalité par misère devient si effarante qu’il semble que la race soit en voie de s’éteindre, et la Croix-Rouge serbe jette un grand appel déchirant, que je voudrais tant contribuer un peu à faire entendre !

Hélas ! Elle est obligée, la Croix-Rouge, dans ce malheureux pays héroïque, elle est obligée de demander de tout, d’accepter de tout, des vêtements, du linge, des souliers d’homme ou d’enfant, même usagés, des vivres, des conserves, des couvertures. Oh ! donnez, donnez, pour sauver les débris de ce vaillant petit peuple, qui est maintenant devenu frère du nôtre. Donnez, donnez n’importe quoi, mais donnez vite, car les affamés, les transis de froid, les mourants vous attendent. N’auriez-vous même à offrir qu’une très humble chose, un vieux paletot, un vieux gilet de chasse, donnez toujours ; peut-être ainsi préserverez-vous de la pneumonie ou de la tuberculose la précieuse existence de quelque pauvre petit soldat, qui sans doute aura déjà combattu et pourrait combattre encore dans nos rangs, contre le Monstre. Et vous aurez contribué pour votre part à l’œuvre de ce sauvetage, qui est non seulement une œuvre d’urgente charité, mais qui, dans les circonstances actuelles, est une œuvre éminemment patriotique et française.

XII

BONNES FÉES, CHARMANTES FÉES

C’est un genre de fées qui, il y a trois ans à peine, était tout à fait inconnu et même impossible à prévoir, mais que la grande ruée barbare a fait soudainement éclore en Amérique. En l’an de grâce 1917, ce genre est devenu très commun dans tous nos territoires dévastés ; depuis longtemps je le savais, cependant je n’avais encore eu l’occasion d’en approcher aucune, de ces bienfaisantes fées-là. Hier seulement j’ai tenté d’en voir, dans une petite ville fantôme où l’on m’avait dit qu’une quinzaine d’entre elles étaient venues se poser.

Le décor où elles me sont apparues était effroyable, il va sans dire : une ville ignoblement saccagée, au milieu d’une région de vergers où tous les arbres à fruits avaient été sciés par les Barbares à un mètre du sol ; un chaos de ruines, où s’entendait furieusement le tonnerre de la grosse artillerie proche.

— Je vais vous conduire chez elles, m’avait gentiment offert un des officiers cantonnés là.

Et chemin faisant il me disait :

— Ce sont d’adorables créatures ; vous n’imaginez pas le bien qu’elles font, et avec tant de discernement, d’intelligence et de bonne grâce !

Quand nous eûmes franchi quelques lamentables groupes de maisons démolies, nous aperçûmes un baraquement de bois blanc tout neuf :

— C’est ici, me dit-il, qu’elles demeurent.

Il m’ouvrit la porte, en familier, et m’introduisit dans un tout petit salon, meublé avec la plus extrême simplicité distinguée et où flottait un discret parfum. Deux des fées, averties de ma présence, arrivèrent aussitôt par une petite porte du fond ; c’étaient même les cheffesses des autres fées d’alentour : deux femmes, grandes, sveltes, suprêmement élégantes l’une et l’autre dans leurs costumes d’une humilité voulue, couleur bleu horizon comme ceux de nos soldats. Chacune fumait sa cigarette, — une cigarette orientale répandant la plus fine odeur de là-bas.

— Il faut nous excuser, dirent-elles, sans notre cigarette nous ne nous sentons bonnes à rien.

Et elles m’en offrirent, dans leurs petites boîtes d’or, ce qui tout de suite nous mit en sympathie… Je me serais senti gêné tout de même, comme un intrus, avec mon air d’être venu les interviewer, sans leur aisance communicative et leur exquise belle humeur.

— Ce que nous faisons, me répondirent-elles en riant, mais toutes sortes de choses. Nous bâtissons, nous défrichons. Nous vendons aussi, et nous vendons de tout, nous tenons de tout : des conserves, des lits, des poêles, des souliers, des vaches en vie… Nous projetons même d’ouvrir un rayon de poules et de lapins !

Et c’était si amusant, en même temps que si beau, de les entendre, dans cette maisonnette, parler ainsi, ces reines de la richesse et du luxe, dont l’une était la fille d’un célèbre milliardaire ! Depuis six mois déjà elles habitaient ici, confinées au milieu de ces désolations et ardemment occupées à faire les Petites-Sœurs-des-Pauvres, elles qui auraient pu vivre dans le faste et s’offrir les plus sardanapalesques fantaisies ; non seulement elles donnaient l’or à pleines mains, mais, ce qui est mille fois plus noble et plus rare, elles donnaient leur temps, leur intelligence et leur cœur sans compter.

Elles avaient dans la voix quelque chose d’un peu décidé, de brusque et d’autoritaire qui n’était pas de chez nous, mais que tempéraient toujours des inflexions de bonté compatissante dès qu’il s’agissait des pauvres et des humbles. Je vis tout de suite les étonnements que les paysans et paysannes de nos vieilles provinces de France leur causaient, à elles, habituées aux conceptions larges et ultra-modernes ; la maladresse et la presque répugnance de nos campagnards à se servir de ces nouveaux tracteurs de labour, qu’elles avaient introduits dans la région par douzaines, les faisaient légèrement sourire. Elles étaient surprises, aussi, ces grandes cosmopolites dont la patrie d’ailleurs n’a pas encore de passé, elles étaient surprises et touchées de l’affection profonde de ces pauvres gens pour le plus modeste logis héréditaire, pour le plus petit coin du sol natal.

— Il nous en arrive tous les jours, disaient-elles, qui revoient leur pays pour la première fois depuis leur fuite devant les Barbares ; souvent il est à peine reconnaissable, le tas de pierres qui fut leur demeure ; c’est égal, c’est là qu’ils veulent obstinément habiter ; en vain nous leur offrons de leur bâtir ailleurs une maisonnette plus confortable ; non, c’est là même, parmi leurs décombres, à cause parfois d’un vieux puits qui est resté en place, ou d’un vieil escalier de pierres, d’un vieil arbre. Et alors il nous faut céder, pour ne pas leur faire plus de peine.


J’étais curieux de voir ces magasins « où elles vendent de tout ».

— Soit ! Allons ! disent-elles gaiement, et elles se lèvent. Encore une autre cigarette blonde ; pour la route, un bâton, qu’elles tiennent comme sans doute la Grande Mademoiselle devait tenir sa longue canne, et elles me précédent, droites, cambrées, élégantes dans leur marche comme dans leurs poses assises. Nous voilà dehors, au milieu des désolations et piétinant dans la boue. Mais c’est tout près, leurs magasins hâtivement construits, et du reste c’est déjà un véritable quartier, presque un village, en bois blanc flambant neuf, aux abords duquel s’entassent en monceaux des caisses à étiquettes américaines, non encore déballées. En effet, il y a de tout là dedans, sur les larges étagères bien neuves qui sentent bon le sapin ; ici, l’entrepôt des couvertures de laine, la celui des machines à coudre, ou celui des tables, celui des manteaux ou celui des cuvettes…

— Oh ! ne croyez pas que tout est donné chez nous, disent-elles ; sur un ton enjoué : et drôle ; non, nous vendons aussi très souvent. Ce n’est gratis que pour les tout à fait pauvres, les vieux ou les malades. Nous faisons payer les autres, pour ne pas qu’ils perdent l’habitude du travail, ce à quoi ils seraient un peu enclins, après leurs si longues souffrances. Il est vrai, nous vendons à perte, comme par exemple cinq francs ce qui nous en coûte trente ; mais c’est égal, nous sommes des marchandes, vous savez !

— Ce que cela doit vous sembler nouveau !

— Oui, plutôt !

Et elles rient de bon cœur.

— Et puis nous avons beaucoup de comptes à tenir, ajoutent-elles, car nous sommes soutenues par cinq ou six cents comités, échelonnés de New-York à San-Francisco.

Qu’elles soient soutenues par des comités, la plupart de ces bienfaitrices de notre France, j’en suis convaincu en effet ; mais, pour ce qui est, des deux fées ici présentes, je crois bien qu’elles disent cela par humilité, et que c’est surtout leur fortune personnelle qui fait tous les frais.

Elles ont installé un atelier de menuiserie pour les petits garçons, qui, avec tant de caisses d’emballage venues d’Amérique, fabriquent des meubles, et puis les vendent.

Elles ont installé un atelier de couture pour les petites filles.

Oh ! les pauvres petites, de huit à dix ans, que j’ai vues là, pâlies par les séjours dans les caves, au temps où l’on bombardait, abruties par les longues frayeurs, et voûtées par le rude travail précoce que les Allemands leur imposaient, car ils les employaient comme servantes (?) dans leurs tranchées. Pour les redresser, ces dernières, les fées qui songent à tout ont mis dans leur ouvroir des appareils de gymnastique.

Elles ont installé une crèche pour les bébés sans maman, qui à cette heure font la sieste dans leurs berceaux. Elles m’en désignent un qui vient de se réveiller :

— Sur la naissance de celui-ci, disent-elles, il y a un drame. C’est, hélas ! un petit Boche.

Le drame, je le devine. Il n’est sans doute pas bien méchant encore, tout Boche qu’il est, car il les a reconnues et il leur sourit en leur tendant ses petits bras.

Elles ont installé une hôtellerie avec une salle à manger pour les nouvelles revenantes, celles qui, à leur retour, ne trouvent plus de toit à leur maison, ou même plus de maison du tout. Une douzaine de pauvres femmes sont là ce soir, assises dans des attitudes de fatigue et de consternation ; mais, à l’entrée des grandes dames blondes, elles trouvent le moyen de sourire et se lèvent pour faire des belles révérences.


Elles consentent, les dames bleues, à ce que je les accompagne dans leur tournée du soir aux villages ou hameaux d’alentour. On fait donc avancer leur auto, pavoisée aux couleurs d’Amérique, on apporte leurs fourrures, leur provision de cigarettes à bouts dorés, et nous partons en vitesse, par les routes boueuses, au milieu des arbres odieusement sciés et des fermes en ruines. Tout de suite il faut nous garer pour deux chariots énormes, surchargés de monceaux de jeunes arbres fruitiers, qui débordent et qui encombrent le chemin, de vraies pépinières en marche.

— Ah ! les voilà enfin qui arrivent, disent-elles. Nous les avions commandés en Normandie, pour replanter tous ces pauvres vergers.

Ensuite nous atteignons un plateau de plusieurs hectares, fraîchement labouré et ensemencé, où commence de s’étendre une fraîche nuance de velours vert. C’est elles, bien entendu, qui ont envoyé le grain et dirigé les semailles. Et nous apercevons, dans les lointains de cette plaine, plusieurs de ces appareils automobiles de labour, qu’elles ont fait venir ; une vieille femme ou un enfant suffit à les mener, tant ils sont pratiques, et ils défrichent presque tout seuls ces bonnes terres françaises, qui étaient depuis trois ans abandonnées.

Quand il faut ralentir notre course, pour quelque défilé de nos cavaliers qui reviennent, du front, ou même nous arrêter tout à fait, nous recommençons à entendre plus clair la symphonie furieuse de la bataille d’artillerie qui ne cesse pas ; mais ici nous sommes hors de portée des Boches, surtout depuis leur dernière reculade, qui fut, comme on sait, tellement piteuse.

Ces villages que nous visitons ensemble avaient été ignoblement détruits, il va sans dire ; mais aujourd’hui on commence d’y voir beaucoup de toits neufs, de murs tout neufs ou raccommodés de frais, et des contrevents aux fenêtres, même des petits rideaux, — et c’est leur œuvre, à elles. Les exilés, qu’elles ont fait avertir, reviennent petit à petit et se réinstallent. Je vois du reste qu’elles connaissent tout le monde, et qu’elles appellent par leur prénom les enfants qui s’empressent à leur rencontre.

Une quantité de bonnes femmes sont là, dans ces maisonnettes si vite réparées, des mères de famille, assises avec leurs enfants autour des fourneaux que les fées leur ont donnés et où leur dîner est en train de cuire. Dans toutes les chambres, il y a des lits de fer, bien propres, bien neufs, et de gentils meubles de bois blanc.

— Ce qui nous donne le plus de peine à remplacer, me disent-elles, ce sont les vitres ; après ces deux ou trois années de bombardement, on n’en trouve plus à cent lieues à la ronde ; aussi, regardez, nous n’en mettons que deux par fenêtre ; les autres, nous les remplaçons par ces toiles gommées, qui sont transparentes. Et on n’y voit pas trop mal comme ça, n’est-ce pas, ma bonne dame ? demandent-elles à une maman qui raccommode des bas.

Ailleurs, une aïeule toute blanche somnole à moitié dans un fauteuil.

— Ah ! bonsoir, grand’mère. Vous allez mieux de votre jambe, aujourd’hui ?

Et, pour leur parler, elles n’ont plus aucune rudesse.

Dans un autre village, je me souviens d’une grosse, grosse vieille, grognon, qui se plaint très aigrement qu’elles lui ont envoyé un lit trop étroit. Elles me regardent alors, en souriant du coin de l’œil, comme pour me dire :

« Croyez-vous qu’elle en a, un aplomb, celle-là ! »

Mais elles répondent, sans la moindre humeur :

— Ne vous fâchez pas, ma bonne dame. Demain matin nous vous en enverrons un plus large. N’avez-vous pas besoin d’autre chose ?

Peu à peu s’assemblent autour d’elles beaucoup de pauvres femmes qui ont quelque grâce à demander ; bien vilaines pour la plupart (car, les jolies, on se figure ce que les Boches en ont fait), bien vilaines, trop tôt flétries, vieilles et courbées avant l’heure ; toute une triste humanité qui a souffert mille morts et qui s’est ratatinée sous la botte des Barbares. Au milieu de ces humbles, les deux étrangères, qui les dépassent d’une demi-tête, semblent encore plus élégantes, plus alertes et désinvoltes dans leurs longs vêtements bleus ; vraiment elles ont l’air de créatures d’une tout autre espèce, avec leur bâton qui est sans doute leur baguette magicienne, — la baguette qui fait sortir de terre les maisons et le blé, les meubles, la nourriture et le bon chauffage. Et c’est là surtout que s’impose à mon esprit cette appellation de fée, qui, mieux que toute autre, leur convient.

XIII

C’EST LE SEIGNEUR JÉSUS QUI LUI
MONTRE LE CHEMIN

« L’Allemand est né cruel. La civilisation le rendra féroce. »
(Gœthe.)


On peut trouver des perles partout, là même où on s’y attendait le moins, comme par exemple dans un journal de Sofia, et en voici une de l’été dernier, dans l’Écho de Bulgarie :

« Un tel monarque (Guillaume II) semble fait exprès pour s’entendre avec notre tsar Ferdinand. » (Sic.)

C’est une vérité si cinglante que l’on est tenté de croire à la plus ironique des insolences. Mais non, c’est sérieux — et la suite de l’article raconte, avec une plate et bête courtisanerie, l’entrevue de ces scélérats abominables, Guillaume et le Cobourg. Les deux complices, naturellement, se jettent à la face l’un de l’autre les rengaines sempiternelles ; la civilisation, la culture, la liberté, la paix du monde, autant de mots qui, dans leurs bouches horrifiques, sont d’une bouffonnerie macabre. Et ils terminent en implorant — c’était fatal — les bénédictions de Dieu le père sur le monceau inimaginable de leurs crimes. Est-ce vraiment possible qu’après leurs trois années de forfaits, ils puissent rencontrer encore des auditeurs pour les écouter sans rire ? Et eux-mêmes, les deux têtes de Gorgone, les deux meneurs des tueries, eux qui savent pourtant mieux que personne ce qu’ils avaient longuement prémédité et ce qu’ils ont férocement accompli, sont-ils vraiment assez niais pour s’imaginer ainsi donner le change avec ces pieuses formules, quand le monde entier maintenant a flairé leur odeur de fauves ?

Lorsque mon esprit s’arrête sur ces deux monstres, je me demande, comme beaucoup d’autres sans doute, ce qu’il peut bien se passer dans les ténèbres de leurs âmes.

Pour nous, qui sommes des êtres humains, quelle énigme que les pensées d’un kaiser, dans le silence de ses nuits ! Le remords, qui suppose une conscience, évidemment lui est inconnu ; mais l’effroi le plus noir ne doit-il pas sans merci le faire claquer des dents ? Car enfin, être celui qui a ensanglanté le monde, qui a fait couler tant de larmes, qui a couvert l’Europe de tant de morts dont la terre à présent regorge ! Se dire que les traces de tant de crimes sont partout inscrites, innombrables et indélébiles, se dire qu’il est trop tard, et qu’il y en a trop pour qu’elles puissent jamais être lavées ; être celui qui a détruit Reims, Ypres, Arras, tous les chefs-d’œuvre des maîtres du temps passé, et qui s’acharne à cette heure contre Venise, cette « Perle Morte », comme on l’a si joliment appelée ; en un mot, être Guillaume II, et songer que, plus les années passeront, plus les témoignages deviendront accablants, plus la vérité se fera jour sur les basses cruautés, les perfidies et les machinations immondes ; plus les générations nouvelles, libérées de « l’esprit allemand », deviendront implacables pour juger et maudire — oh ! suprême misère, terreur sans nom ! Cet homme n’est-il pas déjà entré vivant, dans la Géhenne !

Oui, savoir que l’on a réellement fait tout cela, que ce n’est pas un cauchemar que chassera le réveil, que c’est écrit partout en grosses lettres avec du sang et de la moelle, et que les hommes futurs vomiront de dégoût au seul prononcé de votre nom — oh ! le malheureux dont on aurait presque pitié !… N’y a-t-il pas là de quoi se briser le front contre les murs, en jetant des cris comme ceux d’un chien qui hurle à la mort !…

Il est vrai, si par impossible la Barbarie triomphait pour un temps en sa personne, on verrait s’élever dans Berlin de lourdes et outrageantes statues à son image, et peut-être même son peuple viendrait y planter des clous imbéciles. Mais quelque chose de plus gigantesque que toutes les effigies, de plus terrible surtout et de plus durable, se dresse déjà pour lui : ce pilori éternel d’où on ne le déclouera jamais.

— Et, à l’horreur attachée à son nom, s’ajoutera l’ironie avec le sourire ; devant son masque de mysticisme et son jargon biblique, les plus naïfs n’ont-ils pas déjà haussé les épaules : « Le Seigneur Jésus, osait-il dire l’autre jour, le Seigneur, dont je n’ai peut-être pas su d’abord assez bien comprendre les indications, m’a cette fois nettement montré le chemin. » Et quant à Dieu le Père, dont il n’a cessé de blasphémer le nom en le traînant toujours dans son sillage atroce, il le remerciait hier de lui avoir « visiblement prêté son aide », pour parfaire le « coup » de la Russie !

Hélas ! il a réussi à peu près partout, sauf dans les batailles où il ne fallait que du courage — et ce serait même à faire douter de cette justice immanente, à quoi certaines âmes se raccrochent encore ; — mais par quels moyens, qui répugneraient au plus vil ! La valeur de ses soldats, certes, n’est pas contestable ; mais combien les nôtres, qui n’ont ni leur férocité ni leur jactance, les surpassent encore ! Sait-on bien assez chez nous que, chaque fois qu’il n’y a eu ni traîtres ni défaitistes, nous les avons mis en belle déroute : à la Marne, à l’Yser, à Verdun, dans l’Aisne, à ce magnifique combat du 28 octobre dernier, qui a passé trop inaperçu et où cependant nous avons bousculé comme raz de marée leur plus arrogante élite. Alors, maintenant que notre épuration s’achève, comment donc n’aurions-nous pas toute confiance ?

À lui, à leur kaiser, tout a été-bon pour exterminer. En plus des explosifs, les poisons, les virus, le froid et la tuberculose. Pour mettre la griffe sur le bien d’autrui, la brutale impudeur qui est essentiellement allemande et qui jadis fut étalée en ces termes par Frédéric II : « Je commence par prendre ; je trouverai toujours ensuite des érudits pour démontrer que c’était mon droit. » Le mensonge allemand, élevé plus que jamais à la hauteur d’une vertu nationale ; l’espionnage, centuplé ; dans tous les pays de la terre et dans toutes les classes sociales, la recherche infatigable des ignobles consciences à vendre — et, du reste, pour les découvrir, un flair pareil à celui des pores pour les truffes… Mais ce n’est qu’à tout cela qu’il doit de tenir encore et de faire peur !

Ce que je viens de dire devrait être archiconnu de nous tous ; cependant, je crois qu’il serait bon de l’afficher sur nos murs, de le crier sur nos places. Et, si je le répète ici, c’est pour quelques pauvres petits hésitants, des songe-creux ou des timides, à qui l’aplomb du kaiser et sa morgue continuent d’imposer. Car il ne faudrait peut-être pas les prendre tous pour des vendus, nos tristes défaitistes ; non, parfois ce sont simplement des disciples de ce grand philosophe français qui vivait à je ne sais quelle époque imprécise mais dont la logique est restée légendaire : il s’appelait Gribouille et, sous la menace d’une averse, il se jetait à l’eau, de peur de se mouiller.

En effet, une clairvoyance moyenne, ou même rudimentaire, ne devrait-elle pas suffire pour comprendre que les pires abominations de la plus interminable des luttes seraient mille fois préférables encore à une « paix allemande ». « Je veux donner la paix au monde », disait dernièrement le Monstre de Berlin, avec une dose d’outrecuidance qu’il n’avait encore jamais atteinte. Oh ! lui, lui, s’arroger le mérite de nous procurer la paix ! Lui, le massacreur professionnel, le voir dans ce rôle-là !… Bien entendu, cette paix, qu’il signerait avec sa bonne foi de vieux faussaire et son aménité de rhinocéros, ne représenterait jamais qu’un armistice écrasant pour nous, qui lui permettrait de moderniser encore ses machines à tuer et de recommencer demain la boucherie. Il ne s’en cache pas, du reste, de son envie de recommencer, et personne non plus n’en fait mystère, dans ce pays qui n’a jamais vécu que de rapines et de carnage : « La prochaine guerre… », écrit-on sans honte dans les journaux d’Allemagne : « Il nous faudrait telle ou telle chose pour la prochaine fois… » Et nous hésiterions, nous Français ou Alliés, à continuer, même au risque de tout ! Oh ! pendant que la bête allemande halette à grands spasmes et saigne par mille blessures, oh ! de grâce ne lui laissons pas le répit qu’elle souhaite. La bête allemande, mais elle, est perdue si nous le voulons, et perdu surtout son kaiser, qui la grise et la fouaille comme font les picadores à leurs chevaux avant la course de mort ! Sacrifions nos biens, nos santés, nos existences et celles de nos fils les plus chers, et, jusqu’au bout, jouons la partie suprême, pour laisser à nos plus jeunes enfants une Europe couverte de ruines, peut-être, couverte de cimetières s’il le faut, déchiquetée affreusement et dépouillée de toutes les beautés artistiques du passé — mais enfin une Europe où un kaiser ne tuera plus !

XIV

« ÇA, CEST REIMS QUI BRÛLE ! »

Avril 1918.

Revenu depuis la veille aux armées, je gravissais une colline que des avions survolaient en bourdonnant, et d’où se découvrait tout l’horizon du Nord, enténébré ce jour-là par de sinistres fumées noires. L’incendie semblait même si vaste qu’il donnait presque une impression de cataclysme ; en plus des fumées immobiles qui enveloppaient tout, à chaque instant s’élevaient des tourbillons nouveaux, d’un noir plus intense, qui se tordaient sur le ciel et puis retombaient pour se fondre dans l’immense nuée stagnante posée sur les lointains comme un crêpe de deuil.

— Ça, c’est Reims qui brûle, mon colonel !… me jeta en passant, sur un ton de morne hébétude, un vieux bûcheron qui redescendait, courbé sous un fagot de branches de mélèze.

Oh ! je le savais bien, naturellement, que c’était Reims qui brûlait là-bas !… Mais quand même, cette façon de le dire tout net, avec tant de résignation tranquille, ajoutait je ne sais quoi de plus à l’horreur de la grande mise en scène funéraire.

Hélas ! Hélas ! Regarder brûler Reims, et n’y rien pouvoir !… Oh ! Reims, quel nom fut jamais plus évocateur que celui-là, de notre merveilleux passé, de nos temps de foi rayonnante et d’art pur ! Et songer qu’à lui seul un vieux démoniaque de Germanie, en délire de rage sénile, a pu décréter et consommer l’anéantissement de ces reliques sacrées ! Vraiment ne faut-il pas qu’il ait perdu même toute pudeur dans le crime, pour oser cette chose aussi imbécile que monstrueuse : brûler Reims !…

Et longuement je regarde, sur horizon du Nord, jouer ces fumées lugubres, dans lesquelles s’exhale, semble-t-il, et achève de s’anéantir l’âme de l’ancienne France…



Trois jours après.

On sait que le cardinal archevêque de la ville martyre s’est obstiné à rester au milieu des derniers habitants, près de la basilique mourante, pour aller porter à tous la consolation, le courage, l’espoir, non seulement au fond des caves d’angoisse, mais aussi dans les rues, sur les places où fauchait la mitraille. Et, jusqu’au jour où les obus, qui tombaient en averse, sont tout à coup devenus incendiaires, l’autorité française, respectant son entêtement sublime, l’a laissé là presque dans le feu. Mais l’ordre vient cependant de lui être donné de partir, et il s’est réfugié dans un village proche, tout juste abrité et d’où l’on entend encore le bombardement faire à la cantonade son bruit de continuel tonnerre.

C’est dans cette retraite que je suis allé aujourd’hui lui demander l’honneur d’une audience.

Sur la route de Reims, un village qui est un petit coin du passé : vieilles maisons, vieux château, vieille église. Les abords en sont encombrés de fourgons militaires et de soldats ; l’église antique est elle-même en tenue de bataille, avec des panneaux de bois en guise de vitraux, et, sur toutes les maisonnettes, des écriteaux de mauvais augure rappellent la menace qui pèse sans merci sur la région : « Cave-abri de bombardement pour vingt personnes, — ou pour cinquante, ou pour cent. » Aujourd’hui cependant tout est tranquille ; le printemps tardif de cette année s’indique dans la campagne par des verdures frileuses, encore très pâles sous un ciel tiède et noir où couvent les averses fécondantes. Et les oiseaux chantent, malgré ce sourd grondement d’artillerie, qui est devenu pour eux comme pour nous une sorte de modulation habituelle du silence.

Je demande mon chemin aux bonnes gens :

— L’archevéque de Reims, me répondent-ils, en prenant un ton respectueux pour parler de lui, l’archevêque, oui, il est ici, au château. Continuez de monter, ensuite vous tournerez à gauche, et vous, verrez devant vous la grande grille.

Elle est ouverte, la grille, et je pénètre dans un immense vieux jardin, planté à la mode d’autrefois, où les verdures toutes fraîches se détachent en clair sur les nuages sombres. Une aile du château se présente à moi, portes ouvertes aussi en pleine confiance, sans sonnettes ni frappoirs, et je suis intimidé de ne trouver personne. Enfin paraît un serviteur à cheveux gris que je crois reconnaître ; c’est lui qui jadis m’avait ouvert, avec de très grosses clefs, les portes de la basilique, où tombaient déjà à cette époque les obus et les pierres. Son Éminence, qui a été prévenue de ma visite, me dit-il, me recevra dans sa chambre, au premier étage.

Une chambre très simple, mais d’une simplicité tout de même un peu seigneuriale, avec ses grandes dimensions et ses meubles anciens, que l’on sent avoir toujours été là, à ces mêmes places. Le cardinal-archevêque, qui était assis au fond, à son bureau, se lève, et un rayon vient alors illuminer la blancheur neigeuse de ses cheveux qui s’échappent du rouge éclatant de sa petite calotte en soie. Alors je reconnais ses traits, que l’imagerie a reproduits souvent depuis qu’il est devenu un héros ; avec sa belle expression de bonté et de droiture, en même temps que de mysticisme, il a l’air d’un saint de vitrail, dessiné un peu rudement par des artistes du passé. Il courbe les épaules, comme sous le poids d’une peine trop accablante, et il parle d’abord tout bas, d’une voix assourdie ; peut-être aussi qu’une teinte de méfiance se devine sous la courtoisie de son accueil ; peut-être s’imagine-t-il que je suis chargé auprès de lui de quelque mission, alors que je viens au contraire de mon propre mouvement, dans un élan de respectueuse sympathie.

— Vous savez que l’Académie française m’avait fait l’honneur de songer à moi, me dit-il tout de suite, comme pour couper court à une insistance qui lui déplairait, mais mon devoir est de ne pas accepter le désistement de Monseigneur Baudrillart, qui a rendu beaucoup plus de services à la France, ne fût-ce que par ses missions diplomatiques si fécondes en Espagne, au Canada, etc. La question est définitivement tranchée, je me suis retiré.

Voilà qui est net, et je n’ai, bien entendu, qu’à m’incliner en silence devant cette décision si noblement désintéressée ; cependant je la regrette, hélas !… À Dieu ne plaise que je me permette de porter un jugement sur les deux rivaux, mais la question me semblait plus élevée qu’un débat de générosité entre ces hommes transcendants ; leurs deux personnalités s’effaçaient à mes yeux devant le haut symbole représenté par l’homme qui est là devant moi : lui, c’est l’archevêque de Reims ! Or, ce titre, ce nom primaient tout. Le très petit honneur que l’Académie de France aurait pu lui offrir nous eût surtout honorés nous-mêmes, et de plus il aurait eu une signification grandiose à l’heure précise ou les barbares de Germanie brûlent sauvagement la cathédrale qui vit entrer Jeanne d’Arc. En outre, je suis convaincu que toute la France de l’arrière aurait acclamé notre décision, et j’ai aussi la certitude qu’à l’armée, au front, tous ceux qui passent des jours et des nuits à songer devant la mort, nous auraient compris profondément.


Ces réflexions, je n’ose pas, il va sans dire, les laisser deviner à l’archevêque, et du reste, quand il a bien compris que je ne suis pas venu pour aborder un tel sujet qui ne me regarde pas, une plus cordiale bienveillance éclaire son visage. Nous causons alors de sa cathédrale, dont l’agonie lui déchire le cœur, et, comme je lui exprimais mon étonnement que cette dentelle de pierre, déployée en plein ciel, ait déjà résisté tant de mois à la furie des Barbares, il me répond avec un sourire :

— Une dentelle, une dentelle… Ne vous y trompez pas… C’est au moins une dentelle très solide… Sa légèreté, c’est surtout une illusion qu’elle donne, à force d’être lointaine et en l’air, pour vous qui la regardez en levant la tête. De prés, tout ce qui, vu d’en bas, semblait aérien et presque impondérable, est fait au contraire de pierres énormes et repose sur des bases vraiment cyclopéennes. Ainsi, ces voûtes, qui à vos yeux affectent là-haut la délicatesse d’une sorte de vélum tendu, vous n’imagineriez jamais, n’est-ce pas, qu’en leur point le plus frêle, en leur milieu, elles ont encore plus de soixante centimètres d’épaisseur ; aux heures de bombardement, chaque pierre qui tombe de là-haut est un bloc si lourd que sa chute ébranle toutes les dalles ; on est stupéfait de voir cela grandir vite, vite, en approchant du sol, et d’entendre ce bruit d’écrasement formidable… Ah ! les architectes qui avaient bâti cela étaient des êtres merveilleux, qui travaillaient comme pour l’éternité !…

Il me conte ensuite le soin pieux de ses fidèles qui, même quand il pleuvait des obus, s’employaient sous sa direction à ramasser et transporter au fond de souterrains voûtés les débris des incomparables verrières du xve. Il a fallu que parût sur la terre un démoniaque comme l’empereur allemand pour oser anéantir ces trésors d’art, que les guerres, les invasions avaient respectés au cours de tant de siècles. Tous les vitraux ne sont pas émiettés ; parfois ils tombent par grands morceaux que l’on conserve avec je ne sais quel chimérique espoir de restauration… plus tard, dans les effroyables temps à venir. Quant aux plombs qui sertissaient les verres, ils tombent le plus souvent tout tordus, recoquillés par le feu, si embroussaillés que l’on dirait des buissons d’épines ; alors, avec une patience infinie, a coups de petits marteaux, on les aplatit, on leur fait reprendre leur forme, toujours dans ce même espoir obstiné que des jours viendront où l’on pourra essayer de réparer l’irréparable.


— Et la statue de Jeanne d’Arc, monseigneur, qui était si étrangement intacte, la dernière fois que je l’ai vue ?

— Intacte, oui, du moins elle l’était encore quand je lui ai fait mes adieux… à présent, je ne sais plus…

L’archevêque s’anime à mesure qu’il parle et que la confiance lui vient en l’attention religieuse de celui qui l’écoute. Une sainte indignation est maintenant dans ses yeux, qui ont l’air de s’être agrandis et de rajeunir. Oh ! sa cathédrale, avec quel amour désolé il en évoque l’image !

— J’en ai été le prêtre, dit-il, et j’en resterai le témoin devant l’histoire.

Un peu de soleil, qui a percé les nuages, entre par les fenêtres de la chambre ; maintenant les cheveux de soie blanche, qui s’échappent de l’éclatante calotte rouge, à contre-jour brillent tout à fait, ont l’air lumineux, font comme un nimbe autour de la vénérable figure dans l’ombre. Et la voix devient magnifique ; on sent qu’elle a pu remplir l’immense nef comme le son des orgues ; j’ai bien devant moi l’archevêque de Reims, tel que mon imagination l’aurait conçu.

— Oh ! songer, dit-il, qu’ils ne comprennent même pas, ces pauvres sauvages, à quel point ils soulèvent le dégoût du monde entier… Vous le savez, ils continuent ! Depuis hier les obus incendiaires recommencent d’arriver en rafales, — et Reims brûle toujours !

Le voici debout, redressé, tête haute, et son exaltation s’élève jusqu’à la haine sacrée, jusqu’à l’anathème…

Oh ! misérable kaiser, que poursuivent déjà les malédictions de tant de milliers de mères et d’épouses, misérable petit kaiser, qui avait espéré se grandir un peu par l’énormité de ses tueries, je le plains d’avoir encouru pour surcroît l’anathème de tous les chrétiens, formulé ici par ce prêtre !

XV

SUPERPOSITION D’IMAGES

20 mai 1918.

À notre époque de photographie à outrance, tout le monde a vu de ces clichés où, par suite d’une étourderie de l’opérateur, deux sujets ont été superposés, ou même trois, — ce qui donne des enchevêtrements de choses hétérogènes, des meubles dans des arbres, des maisons dans de l’eau et des bonshommes à six bras ou à plusieurs têtes… Eh bien, depuis la grande guerre, le front de bataille fait penser parfois à ces gâchis d’images entassées au hasard sur une plaque sensible que l’on aurait oublié de changer. Ainsi n’ai-je pas vu des Arabes de la Grande Tente campés dans des plaines de Belgique, parmi des moulins à vent de forme flamande, et des troupes annamites défilant sous des ciels de neige…

Aujourd’hui par exemple, dans un village de Champagne, — un malheureux village situé sur la ligne de feu et tout en vue des lorgnettes boches, — je me serais cru en plein Sénégal. On y dansait une furieuse « bamboula », sous un soleil du reste anormal pour ce pays et lourd comme un soleil d’Afrique. Le village, bien entendu, était « camouflé », c’est-à-dire à demi voilé du côté dangereux par des palissades en branchettes mortes et surtout par des tendelets en grossières mousselines, tellement qu’on l’eût dit pris sous de gigantesques toiles d’araignée. Les Boches, qui emploient les mêmes camouflages, connaissaient aussi bien que nous le plan des humbles petites rues d’ici et savaient parfaitement que, sous ces toiles légères, devaient parfois circuler des soldats, mais au moins ils ne les voyaient point, et cela les empêchait de tirer, aux moments opportuns, sur leurs rassemblements ou leurs patrouilles en marche. Il faisait chaud, chaud, invraisemblablement chaud pour un mois de mai du Nord, et l’air était plein de senteurs africaines apportées par les danseurs. Une centaine de soldats, noirs comme la nuit, prenaient leur récréation du soir, après les manœuvres et les travaux du jour, et ils dansaient avec la plus exubérante gaieté, comme s’ils n’étaient pas des exilés, guettés d’une heure à l’autre par la mitraille. Il y avait là, des spécimens de ces différentes peuplades sénégalaises au milieu desquelles j’ai vécu au temps de ma première jeunesse, des Ouoloffs, des Bambaras, des Kassonkés, reconnaissables les uns des autres pour mon regard jadis habitué, et, sur toutes ces figures aussi noires que du cirage noir, tranchait l’émail blanc des yeux qui pétillaient de vie, d’intelligence, de bonne humeur. Leurs officiers — d’anciens coloniaux qui les avaient connus et appréciés dans leur pays — circulaient amicalement au milieu d’eux et on sentait qu’entre chefs et soldats régnaient la confiance et l’affection réciproques. Des mots de leur langue, même des phrases, me revenaient comme par miracle, évoqués, ressuscités dans ma mémoire par leur présence, et cela les étonnait, les ravissait de m’entendre.

— Ti venu dans notre pays, colonel, disaient-ils. Ti connais parler Sénégal ?

Ils devaient dans quelques instants, à la faveur de la nuit close, quitter pour toujours ce lieu où ils avaient trouvé un peu de repos, et aller prendre leur poste de combat à une soixantaine de kilomètres d’ici, — vers l’Ouest qu’ils appellent le Moghreb ; donc, si les Boches voulaient demain les bombarder, leurs obus ne rencontreraient, sous ces tendelets grisâtres, que des maisonnettes abandonnées. Ce soir, c’était pour ainsi dire la veillée des armes de ces naïfs guerriers noirs, — aux petites mains étrangement nuancées de rose pâle, — et ils la célébraient avec un fol entrain, tellement en haleine, tous, tellement en forme pour aller se battre au service de leur patrie nouvelle !

La seule chose qu’ils regrettaient, à cette heure de liesse, c’était d’avoir crevé le dernier de leurs tamtams rapportés de là-bas, et d’être obligés de se contenter de battements de mains pour rythmer la danse ; ils s’y mettaient du reste tous avec une amusante frénésie, jusqu’à meurtrir leurs petites mains, — qui étaient un peu inquiétantes d’être si noires, avec le dedans si rose… Rangés en cercle, ils menaient un puissant tapage autour des premiers sujets qui exécutaient, au centre, des contorsions prodigieuses en chantant des paroles enfiévrées d’amour ; le pâle printemps du Nord, ils le saluaient ce soir en délire, comme naguère là-bas leur printemps torride.

Et cependant, — oh ! quel contraste, quelle invraisemblance ! — derrière toute cette ardeur de contrées si lointaines, la grande toile de fond, que dissimulaient un peu les claies en branchettes mortes et les filets d’araignée en mousseline grise, la grande toile de fond, que l’on avait sans doute tendue là par erreur, était purement française et douloureusement tragique.

La grande toile de fond, c’étaient les vallonnements de Champagne, avec Reims dans la bacchanale des obus. C’était surtout la majestueuse cathédrale sur quoi s’acharnait la ferraille des Barbares et qui jamais ne m’était apparue si imposante, si dédaigneuse et si éternelle ; à cette distance, on ne se doutait pas qu’elle était criblée, on ne voyait que sa grande silhouette, demeurée intacte ; dans l’éloignement, qui restitue aux choses leurs proportions vraies, elle semblait singulièrement agrandie ; le reste de la ville s’était pour ainsi dire tassé à ses pieds, la haute taille de sa nef et de ses tours dominait tellement toutes choses, qu’elle avait l’air de se dresser seule au milieu d’un éboulis de négligeables pierres, sorte de rocher des siècles, sur quoi les épaisses fumées blanches des obus arrivaient de minute en minute, pour y déferler comme une mer…

Et jamais non plus je n’avais pris tant en pitié l’imbécillité de cette destruction. Oh ! pauvre, pauvre être, ce démoniaque de Berlin qui, depuis quatre ans bientôt, essaie d’assouvir sur cette église son dépit rageur et travaille ainsi, avec une inlassable bêtise, à graver en termes plus indélébiles sa propre ignominie dans l’histoire humaine.

XVI

À PROPOS DE SON PLUS RÉCENT
BAFOUILLAGE

Juin 1918.

Le pitre sanglant, dont les pantalonnades nous ont déjà fait tant de fois sourire au milieu de nos pires angoisses, vient donc de se surpasser lui-même dans un toast ineffable, au banquet anniversaire de la trentième années de son règne. Et il faudrait, pour la joie de nos descendants, pouvoir fixer la bouffonnerie de cela, qui, je le crains, sera trop vite oubliée.

Trente ans de cabotinage et de basse scélératesse ! Trente ans de préméditation acharnée, pour aboutir à battre tous les records du crime ! Trente ans à préparer dans l’ombre, et par les ignobles moyens que chacun sait, l’horreur immense que nous subissons tous… Vraiment se peut-il qu’on ait trouvé, même en Prusse, des gens pour célébrer un tel anniversaire, des êtres humains pour féter ça !

À ce banquet, le toast d’Hindenburg au moins ne manquait pas d’une certaine crânerie barbare : « Eh bien oui, là, osait-il dire ; oui, les brigands du monde, c’est ce que nous sommes et ce que nous avons toujours été. » Et puis, lui, fut un vrai soldat, non pas, comme l’autre, un général pour cinématographe… Mais l’autre, oh ! l’autre, le macabre empereur, quel radotage sénile, que sa réponse ; comme on sent bien qu’il achève de perdre l’équilibre et que la peur détraque ses rouages !… Quelques éclats de rire — mais pas assez, cela en méritait tellement plus — ont fusé en France et même en Allemagne, au milieu de nos deuils, quand nous avons appris de sa bouche candide que son ami le Seigneur Dieu lui avait mis sur les épaules la bien lourde charge d’améliorer le monde ; qu’il était surtout le prince de la paix et qu’il ne se battait que « pour faire triompher la conception prussienne, allemande, germanique du droit, de la liberté, de l’honneur et de la morale » (sic). Quelle insanité, quelle misère ! Oui, c’est bien la peur, la Grand’Peur devant l’abomination de son œuvre, qui déjà le tenaille au ventre ; peur de toutes les nations civilisées que le dégoût soulève contre lui, mais peur aussi de son propre peuple qu’il a si impudemment trompé et qui déjà s’ameute à ses trousses, avec de la haine plein ses millions de gros yeux bleu faïence. — « Si pourtant on le pendait, celui-là, commence-t-on à dire de l’autre côté du Rhin, est-ce que du même coup les boucheries ne finiraient pas ? »



Or, pendant que l’on festoyait le Monstre, la désolation battait son plein partout alentour. À la vaste région anciennement saccagée, sur laquelle trois ou quatre printemps ont déjà passé et où il ne reste plus rien que de méconnaissables ruines dans un silence de mort, une zone nouvelle venait de s’ajouter, empiétant un peu plus sur notre France ; la zone sur quoi s’est abattue la plus récente des ruées barbares, la grande ruée d’hier, avec des moyens de destruction toujours plus perfectionnés ; la zone qui saigne encore, où tout est pantelant, ou les incendies n’ont pas fini d’exhaler leurs fumées noires, ni les cadavres de répandre leur odeur. On sait que, sur les grèves, le flot qui s’est retiré laisse une ligne de détritus ; de même ici le flot germanique, avant son endiguement, a laissé, comme pour marquer la limite de son avance, des séries de petits tertres — qui de loin ne sont pas effroyables, mais de près révèlent des détails devant quoi les cheveux se dressent ; on en voit sortir çà et là des mains crispées, ou bien des figures qui sont blêmes, qui ont des barbes jaunes et qui ouvrent tout grand des mâchoires où s’assemblent les mouches. Or, ce sont les enfants de l’Allemagne, l’élite physique de l’Allemagne, tous ces petits tertres ; c’est la fine fleur de ses guerriers, ce sont les soldats que l’envahisseur, pour les rendre invisibles, avait habillés, les uns de gris verdâtre, les autres de vert feuille ; ils gisent ici, des milliers et des milliers, sacrifiés comme simple troupeau d’abattoir par le « prince de la paix » et par son dégénéré de fils au masque fuyant de singe lémurien…

Après ces monticules, d’une trompeuse couleur de terre et d’herbe, dans un rayon de plusieurs kilomètres encore, en continuant de s’éloigner du Grand Quartier Général ou le Monstre trône en sécurité, tout a été bouleversé, bien entendu, par les tirs « préparatoires » ; en cinq ou six jours, les obus avant-coureurs, toujours plus énormes et plus foudroyants, ont mis la désolation presque au point, comme dans nos autres provinces depuis plus longtemps sous la hotte. Oh ! les atroces dernières nuits qu’ils auront connues ici, nos martyrs français, surpris cette fois comme nous tous par la brutalité sournoise de l’agression, mais obstinés malgré tout à s’accrocher aux vieilles demeures héréditaires. Avant les rafales d’artillerie, ils avaient été attaqués par tous ces horribles procédés de la science moderne dont l’Allemagne n’a pas craint d’inaugurer l’emploi contre nos villes ouvertes, contre nos vieillards, nos femmes et nos enfants. D’abord étaient venus les grands oiseaux d’acier, pour terroriser, pour empoisonner l’air respirable, commencer de tuer et de démolir ; du fond des caves de refuge, on les entendait qui passaient très bas, plus bas que jamais, presque à raser les toits comme par ironie, pour faire davantage frémir avec le bruit infernal de leur vol ; leur ronronnement tout proche servait de basse constante au fracas déchirant de leur mitraille… Oh ! le bruit, rien que le continuel excès de bruit, il faut avoir connu cela pour comprendre que c’est déjà un genre de torture… Enfin, bon gré mal gré, il avait fallu partir, car décidément les Boches arrivaient. Partir, puisque ce serait demain l’orgie, le viol et le massacre ; fuir et en toute hâte, quand les voies ferrées étaient déjà détruites, partir dans les plus impossibles carrioles, ou bien à pied, emportant sur des brouettes ou sur les épaules de pauvres objets choisis très vite, presque au hasard, dans l’affolement suprême.

C’est alors que les routes se sont peuplées de processions à fendre l’âme, — nos routes de France, si jolies et si gaies pourtant à la splendeur de juin, avec leurs bordures de beaux arbres et leurs talus pleins de fleurs. Je n’avais plus vu de ces fuites éperdues depuis l’automne 1914, quand, après la violation éhontée de la Belgique, les premières hordes s’étaient jetées sur nous.

Et, pour quelques-uns, c’était même le second exode : On sait qu’au lendemain de nos victoires de la Marne, beaucoup étaient revenus, rassurés, n’imaginant pas que le Monstre nous préparait le « coup » de la Russie ; ils avaient même rebâti, replanté, ensemencé. — « Que retrouverons-nous, disaient-ils aujourd’hui, la prochaine fois que nous reviendrons ? » — Car, tous, ils comptaient bien revenir, et ils s’en allaient confiants malgré tout dans l’éternité de notre France.

Dieu merci, il faisait des temps merveilleux, des nuits tranquilles et douces, bienveillantes à ceux qui tomberaient d’épuisement pour se coucher en tas, n’importe où, à la belle étoile, au bord du chemin…



Confiants, oui ; mais quand même je revois toujours quelques-uns de ces regards de détresse infinie, que j’aimerais mieux n’avoir jamais croisés. Je revois cette femme encore jeune, qui surgit tout à coup d’un fossé, me présentant un misérable petit être de quelques mois, qu’elle allaitait malgré la faim et qui avait la figure crispée à force de pleurer. Qui sait, peut-être naguère encore avait-elle été heureuse et aimée ? — « Monsieur, dit-elle, vous le voyez, mon petit ; il pleure parce qu’il a tout mouillé ses langes, et je n’ai pas de quoi le changer. Oh ! monsieur, faites-moi donner une couverture, n’importe quel vieux morceau de couverture pour l’envelopper. Autrement, s’il reste dehors comme ça toute la nuit, vous pensez bien qu’il va mourir ! » Je me rappelle aussi cette vieille dame aux yeux d’agonisante, qui avait l’air si comme il faut avec ses boucles blanches et ses longs voiles de crêpe ; elle avait mis un chapeau, un manteau, mais gardé des pantoufles, sans doute pour marcher avec moins de peine : peut-être quelque grand’mère qu’avaient tendrement vénérée des fils tombés au champ d’honneur et qui n’avait plus personne ; elle trottinait à petits pas, toute penchée en avant, d’une allure de machine détraquée, sans savoir où elle allait, mais vite, aussi vite qu’elle pouvait, pour fuir l’horreur qui, derrière elle, arrivait à grande allure…

Plus touchants encore ces pauvres petits de cinq ou six ans, les élèves d’une école maternelle, qui, sous la conduite d’un chef d’une dizaine d’années, marchaient si graves en se donnant la main, allongeant de leur mieux leurs jambes frêles, et qui emportaient pendu au cou leur masque contre les gaz de mort, — ces gaz qui détruisent aussi les plantes et qui sont comme une des formes de la puanteur boche. Oh ! pauvres, pauvres petits, quel enfantillage de leur avoir donné des masques ; est-ce qu’ils seraient jamais capables de garder sur leur figure ces enveloppes étouffantes que les grandes personnes ont à peine le courage de supporter ? Non, et leurs poumons tendres seraient brûlés au premier souffle.

Et puis, aux abords de tous les villages, ces cohues de malheureux qui, par un effort suprême, avaient fini par arriver là, exténués, dans l’espoir d’y trouver au moins l’abri de quelque grange, mais que l’on avait dû laisser dehors parce que tout était plein ; aux entrées des petites rues, ces amas de fuyards, plus lamentables encore par l’entassement, par l’humiliante promiscuité en fouillis des êtres humains, des bêtes et des choses : vieilles charrettes dételées, hardes et matelas déjà souillés par la terre des routes ; aïeules à bout de forces, à moitié ensevelies parmi de la paille sordide, nourrissons qui hurlaient de souffrance et de mouillure ; serins en cage, chats du foyer que l’on avait voulu emmener et qui miaulaient longuement la faim dans leur panier… Pauvre humanité qui hier encore était gaie et prospère, mais qui, de par l’ambition enragée d’un Guillaume II, s’en allait on ne sait où, mourir de mort affreuse, aux carrefours des routes de l’exil.

Quand on a de telles images encore fraîches dans la mémoire et que l’on repense au toast du professionnel imposteur qui a prémédité et accompli tout cela, vraiment on ne sait plus si l’on va pouffer de rire ou grincer les dents de rage !…

Encore un autre groupe dont j’ai gardé la vision, d’un singulier charme : une vingtaine de jeunes filles, assises sur un entassement de matelas et de couvertures, dans une grande vieille charrette qui était tout ornée de bouquets piqués au bout de bâtons, des bouquets d’humbles fleurs cueillies en route dans les champs. Elles semblaient presque élégantes et s’en allaient sans une larme, sans une plainte, sans une parole, l’air fier et résolu, ayant chacune au corsage les mêmes fleurs que celles dont leur charrette était décorée. Qu’est-ce que cela pouvait bien être que ce jeune monde-là ? — Ah ! vraisemblablement les « grandes » de quelque lycée de province. Et mon étonnement presque indigné de les voir si fleuries, fit tout à coup place à une émotion profonde quand j’eus compris ce qu’ils signifiaient, leurs bouquets, tous pareillement composés de trois touffes réunies, l’une de bleuets, l’autre de pâquerettes blanches, la troisième de coquelicots : les trois couleurs, plus que jamais glorieuses, de nos cocardes et de nos drapeaux !

Bleuets, pâquerettes blanches et coquelicots, c’étaient du reste ces trois sortes de fleurs et point d’autres, qui foisonnaient partout ici dans les blés, dans les foins parfumés. Je ne l’aurais pas remarqué sans ces petites filles : on eût dit que les champs avaient voulu d’eux-mêmes prendre nos couleurs de France !…

FIN
  1. Cette lettre servait de préface à une brochure qui fut distribuée par les Affaires étrangères aux enfants de nos écoles, à l’occasion des prix de 1917.
  2. Il s’agit ici de la retraite qui, au début de 1917, nous avait momentanément rendu Noyon, retraite qu’ils avaient eux-mêmes, on s’en souvient, qualifiée de brillante.
  3. Les ballons d’observation boches.
  4. Ceci, est-il besoin de le rappeler, était écrit en 1917.
  5. Cela ressort surtout nettement de sa Huitième Observation, tome XXIX, page 343.
  6. On sait qu’en effet il vient d’être repris le 24 août.
  7. Noires, depuis les lois somptuaires.
  8. Ces ballons d’observation que nos soldats appellent des « saucisses » et qui flottent échelonnés en l’air d’un bout à l’autre de la ligne de feu.
  9. Deux exemples, entre mille, de leur bluff scientifique et de notre belle crédulité :

    1o On se rappelle l’énorme réclame faite naguère autour de l’injection du docteur Koch : c’était la tuberculose vaincue, c’était la science allemande libératrice de l’humanité, etc., etc. Et, comme les Allemands ne perdent jamais de vue le côté pratique, une société se fonda aussitôt pour l’exploitation pratique de la substance merveilleuse. En France, bien entendu, on s’empressa de l’employer, — jusqu’à l’heure où l’on constata que l’injection ne tuait point les bacilles, mais les malades, qui, pour la plupart, en mouraient même sur le coup ;

    2o À la séance solennelle de clôture du Congrès de la tuberculose, à Paris en 1905, on avait gardé pour le bouquet une communication du docteur allemand Behring, qui prétendait avoir trouvé, pour tout de bon cette fois, un vaccin contre la tuberculose, une substance qu’il appelait T. C. Le même jour, un grand journal parisien avait publié un article retentissant sur ce sujet, avec le portrait de l’auteur. À la séance, le succès tourna au délire, et peu s’en fallut que l’Allemand ne fût emporté en triomphe.

    Le T. C. était obtenu en dépouillant successivement les cultures des bacilles par l’eau, l’eau salée, l’alcool et l’éther. Sous action de cette substance, inoculée à un organisme, il se produisait dans ledit organisme une autre substance préservatrice, qu’il appelait T. X. et qui provenait des réactions de l’organisme et notamment des globules blancs.

    Quelques jours plus tard, le docteur Behring envoya du T. C, à notre Institut Pasteur, où il fut expérimenté avec soin et avec science, sur des bovidés sains et sur des cobayes sains, qui devinrent aussitôt tuberculeux et dont les ganglions donnèrent des bacilles vivants !…

    Devant de tels résultats, l’Institut Pasteur arrêta ses expériences naturellement, mais, par excès de courtoisie, on y garda le silence sur cette mystification.

  10. Ces numéros de pages correspondent à la traduction de l’Ecce homo de Nietzsche, édition du Mercure de France.