Calmann-Lévy (p. 229-237).

XIII

C’EST LE SEIGNEUR JÉSUS QUI LUI
MONTRE LE CHEMIN

« L’Allemand est né cruel. La civilisation le rendra féroce. »
(Gœthe.)


On peut trouver des perles partout, là même où on s’y attendait le moins, comme par exemple dans un journal de Sofia, et en voici une de l’été dernier, dans l’Écho de Bulgarie :

« Un tel monarque (Guillaume II) semble fait exprès pour s’entendre avec notre tsar Ferdinand. » (Sic.)

C’est une vérité si cinglante que l’on est tenté de croire à la plus ironique des insolences. Mais non, c’est sérieux — et la suite de l’article raconte, avec une plate et bête courtisanerie, l’entrevue de ces scélérats abominables, Guillaume et le Cobourg. Les deux complices, naturellement, se jettent à la face l’un de l’autre les rengaines sempiternelles ; la civilisation, la culture, la liberté, la paix du monde, autant de mots qui, dans leurs bouches horrifiques, sont d’une bouffonnerie macabre. Et ils terminent en implorant — c’était fatal — les bénédictions de Dieu le père sur le monceau inimaginable de leurs crimes. Est-ce vraiment possible qu’après leurs trois années de forfaits, ils puissent rencontrer encore des auditeurs pour les écouter sans rire ? Et eux-mêmes, les deux têtes de Gorgone, les deux meneurs des tueries, eux qui savent pourtant mieux que personne ce qu’ils avaient longuement prémédité et ce qu’ils ont férocement accompli, sont-ils vraiment assez niais pour s’imaginer ainsi donner le change avec ces pieuses formules, quand le monde entier maintenant a flairé leur odeur de fauves ?

Lorsque mon esprit s’arrête sur ces deux monstres, je me demande, comme beaucoup d’autres sans doute, ce qu’il peut bien se passer dans les ténèbres de leurs âmes.

Pour nous, qui sommes des êtres humains, quelle énigme que les pensées d’un kaiser, dans le silence de ses nuits ! Le remords, qui suppose une conscience, évidemment lui est inconnu ; mais l’effroi le plus noir ne doit-il pas sans merci le faire claquer des dents ? Car enfin, être celui qui a ensanglanté le monde, qui a fait couler tant de larmes, qui a couvert l’Europe de tant de morts dont la terre à présent regorge ! Se dire que les traces de tant de crimes sont partout inscrites, innombrables et indélébiles, se dire qu’il est trop tard, et qu’il y en a trop pour qu’elles puissent jamais être lavées ; être celui qui a détruit Reims, Ypres, Arras, tous les chefs-d’œuvre des maîtres du temps passé, et qui s’acharne à cette heure contre Venise, cette « Perle Morte », comme on l’a si joliment appelée ; en un mot, être Guillaume II, et songer que, plus les années passeront, plus les témoignages deviendront accablants, plus la vérité se fera jour sur les basses cruautés, les perfidies et les machinations immondes ; plus les générations nouvelles, libérées de « l’esprit allemand », deviendront implacables pour juger et maudire — oh ! suprême misère, terreur sans nom ! Cet homme n’est-il pas déjà entré vivant, dans la Géhenne !

Oui, savoir que l’on a réellement fait tout cela, que ce n’est pas un cauchemar que chassera le réveil, que c’est écrit partout en grosses lettres avec du sang et de la moelle, et que les hommes futurs vomiront de dégoût au seul prononcé de votre nom — oh ! le malheureux dont on aurait presque pitié !… N’y a-t-il pas là de quoi se briser le front contre les murs, en jetant des cris comme ceux d’un chien qui hurle à la mort !…

Il est vrai, si par impossible la Barbarie triomphait pour un temps en sa personne, on verrait s’élever dans Berlin de lourdes et outrageantes statues à son image, et peut-être même son peuple viendrait y planter des clous imbéciles. Mais quelque chose de plus gigantesque que toutes les effigies, de plus terrible surtout et de plus durable, se dresse déjà pour lui : ce pilori éternel d’où on ne le déclouera jamais.

— Et, à l’horreur attachée à son nom, s’ajoutera l’ironie avec le sourire ; devant son masque de mysticisme et son jargon biblique, les plus naïfs n’ont-ils pas déjà haussé les épaules : « Le Seigneur Jésus, osait-il dire l’autre jour, le Seigneur, dont je n’ai peut-être pas su d’abord assez bien comprendre les indications, m’a cette fois nettement montré le chemin. » Et quant à Dieu le Père, dont il n’a cessé de blasphémer le nom en le traînant toujours dans son sillage atroce, il le remerciait hier de lui avoir « visiblement prêté son aide », pour parfaire le « coup » de la Russie !

Hélas ! il a réussi à peu près partout, sauf dans les batailles où il ne fallait que du courage — et ce serait même à faire douter de cette justice immanente, à quoi certaines âmes se raccrochent encore ; — mais par quels moyens, qui répugneraient au plus vil ! La valeur de ses soldats, certes, n’est pas contestable ; mais combien les nôtres, qui n’ont ni leur férocité ni leur jactance, les surpassent encore ! Sait-on bien assez chez nous que, chaque fois qu’il n’y a eu ni traîtres ni défaitistes, nous les avons mis en belle déroute : à la Marne, à l’Yser, à Verdun, dans l’Aisne, à ce magnifique combat du 28 octobre dernier, qui a passé trop inaperçu et où cependant nous avons bousculé comme raz de marée leur plus arrogante élite. Alors, maintenant que notre épuration s’achève, comment donc n’aurions-nous pas toute confiance ?

À lui, à leur kaiser, tout a été-bon pour exterminer. En plus des explosifs, les poisons, les virus, le froid et la tuberculose. Pour mettre la griffe sur le bien d’autrui, la brutale impudeur qui est essentiellement allemande et qui jadis fut étalée en ces termes par Frédéric II : « Je commence par prendre ; je trouverai toujours ensuite des érudits pour démontrer que c’était mon droit. » Le mensonge allemand, élevé plus que jamais à la hauteur d’une vertu nationale ; l’espionnage, centuplé ; dans tous les pays de la terre et dans toutes les classes sociales, la recherche infatigable des ignobles consciences à vendre — et, du reste, pour les découvrir, un flair pareil à celui des pores pour les truffes… Mais ce n’est qu’à tout cela qu’il doit de tenir encore et de faire peur !

Ce que je viens de dire devrait être archiconnu de nous tous ; cependant, je crois qu’il serait bon de l’afficher sur nos murs, de le crier sur nos places. Et, si je le répète ici, c’est pour quelques pauvres petits hésitants, des songe-creux ou des timides, à qui l’aplomb du kaiser et sa morgue continuent d’imposer. Car il ne faudrait peut-être pas les prendre tous pour des vendus, nos tristes défaitistes ; non, parfois ce sont simplement des disciples de ce grand philosophe français qui vivait à je ne sais quelle époque imprécise mais dont la logique est restée légendaire : il s’appelait Gribouille et, sous la menace d’une averse, il se jetait à l’eau, de peur de se mouiller.

En effet, une clairvoyance moyenne, ou même rudimentaire, ne devrait-elle pas suffire pour comprendre que les pires abominations de la plus interminable des luttes seraient mille fois préférables encore à une « paix allemande ». « Je veux donner la paix au monde », disait dernièrement le Monstre de Berlin, avec une dose d’outrecuidance qu’il n’avait encore jamais atteinte. Oh ! lui, lui, s’arroger le mérite de nous procurer la paix ! Lui, le massacreur professionnel, le voir dans ce rôle-là !… Bien entendu, cette paix, qu’il signerait avec sa bonne foi de vieux faussaire et son aménité de rhinocéros, ne représenterait jamais qu’un armistice écrasant pour nous, qui lui permettrait de moderniser encore ses machines à tuer et de recommencer demain la boucherie. Il ne s’en cache pas, du reste, de son envie de recommencer, et personne non plus n’en fait mystère, dans ce pays qui n’a jamais vécu que de rapines et de carnage : « La prochaine guerre… », écrit-on sans honte dans les journaux d’Allemagne : « Il nous faudrait telle ou telle chose pour la prochaine fois… » Et nous hésiterions, nous Français ou Alliés, à continuer, même au risque de tout ! Oh ! pendant que la bête allemande halette à grands spasmes et saigne par mille blessures, oh ! de grâce ne lui laissons pas le répit qu’elle souhaite. La bête allemande, mais elle, est perdue si nous le voulons, et perdu surtout son kaiser, qui la grise et la fouaille comme font les picadores à leurs chevaux avant la course de mort ! Sacrifions nos biens, nos santés, nos existences et celles de nos fils les plus chers, et, jusqu’au bout, jouons la partie suprême, pour laisser à nos plus jeunes enfants une Europe couverte de ruines, peut-être, couverte de cimetières s’il le faut, déchiquetée affreusement et dépouillée de toutes les beautés artistiques du passé — mais enfin une Europe où un kaiser ne tuera plus !