Calmann-Lévy (p. 111-116).

V

APPARITION DES DOLOMITES

17 août 1917.

Environ cinq ou six heures d’automobile aujourd’hui, pour aller, de la vieille petite ville aux lampes bleues que je quitte pour toujours, à la partie du front italien où l’on se bat dans la neige. C’est à travers un pays admirable de verdure, de forêts, de vergers, de moissons, d’eaux vives, mais qui n’est qu’un continuel chaos de montagnes abruptes et de précipices profonds. Une magnifique route, tout le temps bordée de bornes que relient des garde-fous en fer, permet d’aller avec la plus folle vitesse que l’on veut, sans perdre jamais illusion d’une glissade facile et douce. Toujours vite, vite, on se sent monter par des lacets, aux flancs de montagnes verticales. Ou bien on surplombe des vallées qui sont des gouffres inquiétants à sonder, et que tout à coup on franchit, comme emporté en rêve, sur des ponts hardiment jetés au-dessus de torrents. Jamais un heurt, jamais une secousse ; cela n’a pas l’air d’un voyage réel, on croirait plutôt que l’on vole. Nos pauvres routes de France, hélas ! ne sont plus ainsi, surtout aux approches du front où les obus et les camions trop lourds les ont tant labourées. Parfois de hautes cimes presque verticales, où des nuages sont accrochés, vous enténèbrent de leur ombre, mais aussitôt on rejaillit au beau soleil d’été, dans l’échancrure de quelque vallée où dégringolent des cascades étincelantes de lumière. On glisse, on vole, et cependant on aurait presque envie d’aller plus vite encore, pour s’évader de l’oppression de toutes ces montagnes qui se succèdent sans fin, qui vous tiennent comme emprisonné, et que l’on croit sentir peser de trop haut sur sa tête.

Vite toujours, nous traversons des villages, enguirlandés de vignes et pleins de fleurs, qui sont comme collés, en équilibre passager, sur des pentes terribles, et que l’on croirait prêts à tomber dans les abîmes où bouillonne furieusement l’eau des cascades. On se rend très bien compte que la course ne cesse d’être ascendante, car l’air, qui était accablant de lourdeur au départ, s’allège et se rafraîchit d’une façon délicieuse, et puis, de plus en plus la végétation change, voici les sapins, les mélèzes, toute la flore des altitudes ; même, dans un ravin, une énorme masse blanche, qui de loin ne s’expliquait pas, vous jette au passage un froid qui fait frissonner pendant quelques secondes : c’est de la neige, le reste d’une avalanche tombée au printemps et que le clair soleil d’août n’a pas encore toute fondue. Ces villages, que de temps à autre on traverse, nous présentent déjà des aspects moins italiens, bien qu’ils aient encore leurs « saintes familles », peintes en belles couleurs sur des pans de murailles. Ils sont du reste tous en fête, car c’est le jour de l’Assomption et il y a des guirlandes vertes aux portes des églises ; la population est dehors, des vieillards, des femmes, des enfants, des jeunes filles presque toutes jolies, ayant jeté sur leur chevelure le petit châle traditionnel, — mais point d’hommes, car ils sont tous partis au loin pour se battre.

Vers le soir, après environ quatre ou cinq heures de route, nous franchissons l’ancienne frontière de l’Italie pour pénétrer dans la zone reconquise, dans ce qui naguère encore était le Tyrol autrichien. Nous avons beaucoup monté, plus de mille mètres, il fait presque trop frais ; nous voici au milieu des Alpes Cadorines, la région se fait plus solitaire, le site plus tragique. Et tout à coup, à un détour des montagnes, nous découvrons une immense fantasmagorie là-bas en avant de nous, des choses de cauchemar qui se découpent trop haut sur le ciel ; les nouvelles cimes qui viennent de nous apparaître sont couronnées par une espèce de ville excédant toutes les proportions connues, absolument titanesque, et qui se prolonge dans le lointain à n’en plus finir ; elle a des basiliques, des citadelles, des pagodes de la fantaisie la plus extravagante ; elle a des tours de six à huit cents mètres, les unes qui s’érigent droites et pointues, les autres qui se penchent comme pour crouler dans les abîmes ; elle est bâtie en une même pierre grise, çà et là marbrée de rougeâtre ; des nuages, que le vent tourmente, ont l’air de se promener comme chez eux dans ses rues colossales, et des tapis très blancs — des neiges — y ont jeté çà et là comme des suaires…

C’est cette tourmente géologique, figée à de presque inaccessibles hauteurs, que l’on appelle les Dolomites, — et c’est là que les Italiens ont été obligés de porter la guerre ; il a fallu grimper là dedans, attaquer là dedans, s’y battre et s’y débattre ; on a peine à y croire.

Quelques nuages dévalent de la cité cyclopéenne, nous jettent de courtes ondées froides avec un peu de neige, et le soleil a disparu derrière les montagnes de l’Ouest, quand nous arrivons à la petite ville très moderne de Cortina, qui est surplombée de partout par le monde menaçant des pierres, et qui est imprévue, au milieu d’un tel décor, avec ses hôtels genre Palace, — un peu démolis, un peu traversés par les obus, mais portant encore leurs dorures et leurs grands écriteaux raccrocheurs.

La nuit va tomber, avec des averses glacées. Nous dormirons là, dans un hôtel confortable et propret, qui est encore ouvert. On y sent le mauvais goût allemand, mais nous y sommes accueillis par de gentilles hôtesses blondes, qui sont déguisées en Tyroliennes comme au temps où il fallait exploiter la bêtise des touristes, et qui ont l’air de se préparer à chanter un opéra-comique de 1830.