L’Horloger (Verhaeren)
L’HORLOGER
Quelques bagues et maints hochets,
On s’arrêtait pour voir,
Le soir,
En sa boutique, l’horloger
Qui remuait, avec des doigts légers
Et des pinces très minces,
Mille ressorts à reflets d’or,
En des soucoupes ;
Et tout à coup, comme un vieux fou,
Face pâle, levait vers nous
La crainte également serrait mon cœur,
Mais néanmoins, je restais là, planté
Quand même, à la vitrine.
L’œil noir de l’horloger
Planait de tous côtés ;
Ses manches de lustrine
Faisaient des gestes, ci et là.
Il sifflotait, avec des rythmes las,
Un air connu qu’on fredonnait en Flandre.
Un jour, j’entrai chez lui, décidément,
Je voulais voir et je voulais l’entendre :
Ornaient d’un lunaire sourire,
La chaux des grands murs blancs.
Mille insectes épileptiques
Semblaient grouiller dans la boutique ;
Je surprenais, en des cloisons,
Mais tels que des justiciers
Les textuels balanciers
J’étais ainsi que toi timide,
Lorsque j’étais petit…
Pour un gnome, lymphe de lune,
Brûlaient jadis, d’amour belle, mais importune ;
Le gnome avait — et c’était sa fortune —
Un cœur précis, exact, clair et vermeil,
Avec lequel il parcourait le monde,
Réglant les horloges profondes
Des églises et des beffrois
Solitaires et droits
Tranquille et régulier comme le pouls du temps,
Les tics-tacs brefs des horloges maîtresses
Battaient sans cesse,
Depuis cent ans,
Avec justesse ;
Or il se fit qu’un beau matin
Resta en panne
Le balancier de Saint-Martin,
Et que soudain se détraquèrent
Là-haut,
Le carillon de Saint-Rombault
Et les aiguilles de Sainte-Anne
Et les marteaux monumentaux
Interrogèrent tous gens en vain ;
On consultait le ciel, les vents et l’étendue.
On s’enquérait ici, plus loin, là-bas,
Et tout à coup, la peur régna.
Enfants joyeux et parents tristes ;
Et les repas pris au hasard et les frissons
Et les affres au cœur des buralistes ;
Et le sonneur ne sonnant plus
Ses ponctuels angélus ;
Et le docteur laissant mourir ses vieux malades ;
Et l’existence entière au flux et au reflux
Mais les brumes régnaient : les prés
De Rupelmonde et de Tamise
Étaient couverts d’étoupes grises
Et les mares fumaient, comme du lait.
Nul ne savait l’heure,
Et chacun en parlait.
L’instant où l’on vivait semblait à tous un leurre.
Enfin, on fit venir de Gand
Un solennel et loquace savant
Qui répara les mécaniques ;
Mais à peine fut-il parti,
Et qu’à nouveau les fantasques aiguilles
S’emmêlèrent, comme un couple d’anguilles.
Depuis vingt ans, patiemment, sans violence,
Les yeux fermés, l’oreille au guet,
Étudiait
Il criaillait, stridait, grinçait comme un ressort
Tordu, alors que tout tapage avait cessé
Qu’il hébergeait, toutes les nuits,
Dans une antique horloge en buis.
L’horloge était ouverte et le fantôme
Sorti.
Bien plus. Là-bas, sur la pelouse humide
Le silence souffrait, ployait et se cassait.
Quant au gnome, vautré au centre
D’un tourbillon de mains, de bras, de seins, de ventres,
Son cœur régulateur des jours
À ne la dépenser que pour lui-même :
D’abord, il fit de son secret sa proie ;
Le beau lutin dans son horloge en buis,
Avec un pavot frêle ;
Puis doucement, au son d’une flûte très douce,
Il enchanta si fort, sur la pelouse,
Les gnomides énigmatiques,
Qu’il amena, sans cri et sans querelle,
Et des corinthes.
Je vous ferai des lits avec de clairs ressorts
Et des maisons à paliers d’or,
Comme à Paris.
Écoutez-moi, restez ici,
J’ai là, pour vous, un petit homme
Doux et léger, comme un fantôme,
Un homme avec une âme aussi jolie
Qu’après l’orage une embellie
Mais dont le cœur aura besoin,
L’offre que fit d’un ton autoritaire,
À leur simplesse, l’horloger ;
Leurs yeux ravis voyaient bouger
Mille reflets, mille lumières
Semant la vie, au long des murs ;
Et chacune déjà cherchait, au fond des boîtes
Et des cases étroites,
Pour ses plaisirs futurs,
En leurs niches de luxe et d’inertie,
Leur maître, l’horloger
S’en vint trouver les échevins et le vicaire
Leur promettant,
En échange d’argent comptant,
De les tirer, au bout d’un temps léger,
D’affaire.
Les échevins hésitèrent quoiqu’à regret :
« Que l’horloger d’abord donnât les preuves
De sa science neuve ;
Ils le paieraient
Sans hâte aucune et sans angoisse,
Marchaient, entre les fers de leurs compas,
Il entraîna trois échevins :
— Puisque mon art vous paraît vain,
Qui exaltait ou qui domptait
Déjà, très sûrement, quoiqu’au jugé,
Avec des filtres et des baumes,
Le cœur
Tour à tour calme ou ravageur
Si fort et l’heure fit de tels faux pas
Que ceux de Hamme et de Termonde
Il apparut, le nez puissant et satisfait,
Et de grosses sommes furent versées
Pendant les jours, pendant les nuits,
Les champs, les bourgs, les villes,
Réglant partout les cœurs serviles
Et son pouvoir et sa fortune
S’arrondissaient comme la lune
Qui tout là-haut clignant de l’œil
Lui souriait, madrée.
Il fut la légende de sa contrée
De son triomphe et de sa gloire,
Je vins plus ardemment encor chez lui
Et m’y fixais jusqu’à la nuit.
Ô ce monde cabalistique !
J’en fus hanté ; mes yeux distraits
S’y attachaient, le pénétraient ;
Sur un léger tictaquement,
Et tout à coup la mort cassa le mouvement
Qui me représentait la vie
Du gnome et des gnomides asservies.
Mais ne me fit aucun reproche.
Innombrables, indéfinis, tentaculaires,
Attirèrent mes yeux déments
En leurs vertiges circulaires,
Si bien que mon esprit,
Avec autant d’ardeur, plus tard, s’éprit
Des tumultes réglés, par les causes profondes