L’Horizon chimérique (recueil)/Confidences

L’Horizon chimériqueSociété littéraire de France (p. 59-66).


V

CONFIDENCES


I


Je suis un être de sang-froid
Obéissant aux convenances,
Pas plus méchant que l’on ne croit
Et pas meilleur que l’on ne pense.

Insouciant bien qu’obstiné,
Je suis doux comme Robespierre
Et je voudrais guillotiner
Ceux dont la tête m’exaspère.

Car, dans ce monde, j’ai souffert,
Plus que la chose n’est permise,
Des gens grossiers, des mots amers,
Et de l’éternelle Bêtise.


Aussi bien, je me sens à bout !
Oh ! s’en aller, le cœur allègre,
Tailler des flûtes de bambou
Dans les pays où sont les nègres !


II


Vois-tu, c’était trop beau, ma pauvre âme, vois-tu !
Pourtant, et tout d’abord, la volonté fut bonne ;
Mais nous n’étions pas faits pour jouer la vertu
Et nous avons laissé tomber notre couronne !

Que dirai-je de plus, ma pauvre âme ? Dirai-je
Qu’on peut toujours recommencer le même effort ?
Les pieds de tant de gens ont sali notre neige,
Qu’il faut s’y résigner, son éclat est bien mort !

Que dirai-je de plus, pauvre âme, que dirai-je ?


PROMENADE


            Eh ! jeune homme distingué,
            Nourrisson des belles-lettres,
            Ne va pas te fatiguer
            À chercher ta raison d’être !
                            C’est assez
                            Ressasser
            Des bêtises dans ta tête !
        Descends plutôt au bord des quais
                Fumer ta cigarette.

            Vois, d’abord, comme il fait noir,
                                Ce soir,
Tout le long, le long des bateaux-lavoirs.
                Vois comme il ferait bon
                Sous les arches des ponts
                Pour un cœur vagabond
                Qui ne veut plus d’histoires !

                            La nuit d’été
                            Sur la cité,

            La Seine sans bateaux-mouches,
                            Le petit
                            Clapotis
        Du courant contre les bains-douches,
        — Le tout sous la clarté stellaire ! —
Pareil spectacle est bien fait pour te plaire.

                        Et puis, voici
                        L’île Saint-Louis,
                        La plus tranquille,
La plus déserte de toutes les îles,
        Sans Robinson, sans Vendredi,
        Vaisseau manqué, jamais parti
                        Vers les Antilles !

        Fais-en le tour, fais-en le tour,
        Et reconnais ton âme-sœur,
        Car elle garde avec amour,
                        Au fond du cœur,
        Le cri d’adieu des remorqueurs.

        Allons, bon jeune homme, va-t’en,
                        Pour un instant,
        Puisque ta journée est finie,
        Donner cours à tes sentiments
        Sous la voûte du firmament.

        Demain, faudra gagner ta vie…


ÉPITAPHE


Un peu plus tôt, un peu plus tard,
Lorsque viendra mon tour, un soir,
Amis, au moment du départ,
En chœur agitez vos mouchoirs !

Un peu plus tard, un peu plus tôt,
Puisqu’il faut en passer par là,
Vous mettrez sur mon écriteau :
« Encore un fou qui s’en alla ! »