L’Homme truqué
Je sais toutmars 1921 (p. 350-353).


IX. —

RADIOGRAPHIE



J’étais hargneux et triste. Et j’étais dépité. Ainsi, dès mes débuts dans le rôle d’amoureux, j’avais éprouvé l’aveuglement traditionnel ! Jean aimait Fanny, et moi qui vivais auprès d’eux, je n’avais rien deviné !… Mais, vraiment, était-ce possible ? Après tout, si Fanny se trompait ? Elle avait pu se méprendre à la douceur de Jean. Ce garçon timide était tendre, caressant ; son amitié, ses inclinations les plus platoniques se traduisaient en prévenances qu’une jeune fille pouvait croire inspirées par d’autres sentiments… J’interrogeai mes souvenirs, j’étudiai le passé comme un juge d’instruction ; et alors une multitude de faits se dressèrent…

Pendant quelques jours, j’épiai les façons d’être de l’aveugle et même — honteusement — celles de Fanny…

Elle avait raison. Il fallait attendre. Il fallait se taire.

« Après ma mort » ! Maintenant, la sinistre parole de Jean Lebris avait un double sens. L’échéance du terme funèbre me permettrait à la fois de connaître le secret de Prosope et d’épouser Fanny Grive. Un étrange hasard accumulait d’avance les consolations autour de la mort de mon ami Jean.

On ne doutera point qu’à dater de cette découverte, je mis un acharnement sans pareil à prolonger sa vie jusqu’à l’extrême limite. Dieu merci ! je n’ai rien à me reprocher là-dessus ! Et si aujourd’hui je suis tourmenté de quelque remords, ce n’est pas d’avoir failli à ma tâche la plus sacrée…

C’est seulement de n’avoir pas toujours résisté au besoin de les séparer, elle et lui. Parfois, en effet, une inquiétude intolérable me saisissait. Malgré toutes les preuves de tendresse que Fanny me prodiguait à la dérobée, je nourrissais les sourdes angoisses de la jalousie. Je me prenais à redouter la beauté diaphane de Jean, sa jeunesse touchante, la délicatesse nuancée de son âme sensible, l’attrait tout puissant de la pitié, la contagion de l’amour et jusqu’à cette ardeur qui est le propre des phtisiques. Les savoir ensemble m’exaspérait ; mais, par ailleurs, je répugnais maintenant à me mettre en tiers dans leurs entretiens. Car la vue des jeunes gens côte à côte m’irritait comme un sarcasme, et, bien que je possède à l’ordinaire le gouvernement de mes attitudes, bien que mon visage ait coutume de m’obéir, je craignais que Jean Lebris ne s’aperçût de mon trouble, lui qui voyait les émotions embraser nos nerfs comme chacun les voit embraser nos fronts. — Enfin, je supportais mal que ma fiancée fût exposée aux indiscrétions des yeux scientifiques.

Il s’ensuivit que je multipliai les occasions de me trouver seul à seule avec Fanny, et que j’entraînai Jean Lebris dans une suite précipitée d’expériences qui l’obligèrent à de fréquents séjours sous mon toit. La Science y gagna nombre d’observations sur les courants alternatifs, l’induction et la localisation des centres intellectuels ; mais Jean Lebris, je dois le dire, se prêtait d’assez mauvaise grâce à des exigences qui le privaient si souvent du plaisir de Fanny. Protestait-il, j’en appelais alors au patriotisme, je montrais chacune de nos acquisitions comme un enrichissement national ; il faiblissait en bougonnant, se rendait sans joie, et nous reprenions des travaux que bornait seulement le soin de sa santé.

Celle-ci, vers la fin de septembre, m’inspira de vives alarmes. Il fallut espacer les expériences, devenues d’autant plus fatigantes que la finesse du sixième sens ne cessait de s’accroître. D’autre part, après une sérieuse auscultation, il me parut indispensable de radiographier mon malade.

Jean Lebris, en dépit de mes objurgations, s’y était refusé jusque-là, niant que cela dût servir à autre chose qu’à me faire apercevoir la structure des yeux électroscopes. « Je vous vois venir ! me disait-il. Mais votre ruse est cousue de fil blanc ! Vous savez ce que vous m’avez promis ?… Si je commence à me laisser faire, après cette séance-là, vous m’en imposerez une autre, et je tournerai à la bête de laboratoire ! »

Je lui remontrai fort énergiquement qu’il n’y avait plus à tergiverser, que je n’avais plus le droit de m’arrêter à des caprices et qu’il fallait se laisser radiographier, sous peine des suites les plus graves. J’ajoutai, sur l’honneur, que la curiosité scientifique n’entrait pour rien dans mes raisons, et que, si mesquin qu’il se montrât dans sa défiance, je la respecterais toutefois, lui jurant que, pour peu qu’il le désirât, je limiterais la radioscopie à l’examen des poumons, pour ne la répéter qu’en cas de nécessité absolue.

— Il y va de la vie, continuai-je.

Jean rectifia :

— Il y va de quelques semaines de plus ou de moins… Oh ! ne croyez pas que la vie me pèse au point que sa durée me soit indifférente ! La vie est belle. Et je ne l’ai jamais trouvée plus délicieuse qu’à présent…

Il poursuivit avec gravité, comme dans un rêve :

— Depuis quelque temps, oui, c’est pour moi une vraie fête que la vie.

— Eh bien ! alors ? questionnai-je en surveillant ma voix et mes nerfs.

Il posa sa main sur mon bras :

— C’est que, ce bonheur-là, je n’y ai pas droit, voyez-vous. Je n’ai pas le droit, moi, d’arrêter les vivants dans leur vie, de les retarder dans leur voyage vers le Bonheur. Je m’accorde en ce moment un luxe inouï, — on me pardonnera, je l’espère, — mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps… Laissez-moi m’en aller à mon heure naturelle, Bare. La dépasser serait de ma part une… indélicatesse, un abus, je dirais presque : un crime…

— Je ne vous comprends pas, dis-je d’un ton rauque. Je ne connais personne qui ne désire fervemment votre guérison ; et moi je vous supplie, au nom de ceux qui vous sont le plus chers, de vous laisser radiographier !

Il secoua la tête :

— Non, dit-il. N’en parlons plus.

J’eus l’intuition qu’une seule influence était assez puissante pour le faire revenir sur sa décision. Le jour même, au tennis des Brissot, j’informai Fanny Grive de ce qui se passait.

— Il m’en voudra certainement d’avoir eu recours à vos prières, lui dis-je. Mais l’essentiel est de le décider, car je le trouve bien mal.

Puis je lui rapportai les termes dans lesquels Jean Lebris m’avait opposé son refus, — en taisant, bien entendu, tout ce qui concernait les yeux-électroscopes. Il me sembla qu’elle pâlissait un peu.

Je n’étais venu chez les Brissot que pour la rencontrer et lui parler à l’aise. Nous cheminions dans une allée du parc, à l’abri de tous les regards.

— Fanny ! m’écriai-je en la voyant pâlir.

Et je la dévisageai avec anxiété, mordu par la hideuse jalousie.

Mais, sans relever la tête, elle plongea pensivement dans mes yeux le rayon gris de ses prunelles ; puis un sourire triste, imperceptiblement railleur, adoucit ses traits où je lus comme un reproche et de l’apitoiement.

Confus, désespéré, je balbutiai des excuses passionnées. Mes mains implorantes se tendaient vers elle…

J’ai conservé la feuille de noisetier qui me frôla la tempe à l’heure de notre premier baiser. La voici devant moi, sur ma table, encore verte et déjà sèche…


Le lendemain, Jean Lebris avait capitulé, et il fut convenu que, le jour suivant, je procéderais dans la matinée à sa radiographie.

Pendant la guerre, l’Hospice de Belvoux, organisé militairement, avait été pourvu d’une quantité d’appareils dont quelques-uns, après l’évacuation, étaient restés à la disposition du personnel civil. Le laboratoire de radiographie, installé dans un pavillon spécial, était l’un des plus perfectionnés qui se pussent voir. On l’utilisait rarement, et c’est moi qui en assumais la direction.

Je passai à l’Hospice dans l’après-midi, pour vérifier l’état de l’engin et m’assurer de son fonctionnement. Tout marchait à souhait. Je prévins mon aide qu’il n’assisterait pas à la séance du lendemain et qu’il eût, par conséquent, à la préparer avec tout le soin désirable. Enfin, espérant encore que Jean Lebris me permettrait de photographier l’intérieur de ses électroscopes, entretenant peut-être l’arrière-pensée inavouée de les faire apparaître et d’en fixer l’image à son insu, je fis apprêter plusieurs plaques sensibles.

Une excitation me tenait tout vibrant, et des pensées multiples me traversaient l’esprit, à la vue de cet écran laiteux où tant de choses diverses se dessineraient pour moi, si je le voulais, — où le squelette de Jean Lebris viendrait lui-même, dans une apparition anticipée, m’annoncer la date de sa mort, — où peut-être (mais il ne tenait qu’à moi de biffer ce « peut-être ») la formidable invention du sixième sens commencerait à sortir de son mystère impénétré.

Le soir tombait quand je sortis de l’Hospice.

Rentré chez moi, je dînai rapidement et me mis à compulser les notes qui devaient servir à la rédaction de mon mémoire technique.

Je fus tiré du travail par une lugubre rumeur, des bruits de pas pressés, un ronflement… Le tocsin commença de tinter ; un clairon, sonna la générale…

L’incendie empourprait le quartier Saint-Fortunat. Les grandes toitures de l’Hospice se découpaient à la silhouette sur le fond du brasier. Autant que je pouvais l’apprécier, le loyer du sinistre se trouvait dans l’enceinte même de l’établissement. Ma gorge se serra.

— Prosope ! m’écriai-je dans la solitude.

Quelques minutes plus tard, mes appréhensions étaient confirmées. Accouru sur les lieux, je ne pus que constater l’anéantissement du laboratoire de radiographie dans une flambée crépitante. — Par bonheur, l’isolement du pavillon permit de circonscrire le désastre, et les salles de malades furent préservées du feu.