L’Homme sans visage/Texte entier

Albert Mérican (p. 3-126).


AVANT-PROPOS



Petit Avertissement jugé utile par l’Auteur


Moi, Max Trelam, correspondant du Times, le puissant journal anglais, je tiens à déclarer qu’en écrivant ce récit, j’ai l’intention d’élever un monument à la gloire d’un homme dont la profession n’a point l’heur de plaire au plus grand nombre.

Cet homme est un espion.

Oui, un Espion… mais un espion étrange, inexplicable, peut-être unique.

D’abord, il n’a jamais été brûlé, selon l’expression usitée, alors que ses collègues professionnels ont tous succombé à un moment donné.

Ensuite, il a une audace, une clairvoyance incroyables. Sa puissance de raisonnement est telle que, secondée par un sens de l’observation que je n’ai rencontré au même degré chez personne, il arrive mathématiquement à prévoir ce qu’une circonstance donnée déterminera comme action chez un personnage d’un caractère connu.

Mais surtout, l’étrangeté de cet espion est sa loyauté. Ses actes, il les signe, avertissant ses adversaires qu’il est sur leur piste.

Vous penserez comme moi, j’imagine, qu’un être doué de qualités exceptionnelles peut seul se permettre si dangereuse franchise. Je vous étonnerai sans doute en ajoutant que mon très honorable espion est d’un désintéressement absolu, et que les gouvernements qui ont eu recours à ses talents en sont réduits à demeurer ses obligés.

Au moral, il est incompréhensible. D’une générosité chevaleresque, j’emploie le mot avec préméditation, car il joue sa vie chaque jour, il ne consent à s’occuper des affaires à lui soumises que si elles lui plaisent. Or, j’ai constaté que seules lui convenaient les missions ayant pour objet d’empêcher les guerres, de défendre les faibles contre toutes les oppressions.

Tendre, pitoyable, jusqu’au sacrifice de lui-même, en faveur des victimes, il devient d’une cruauté froide, je dirais presque raisonnée, dans l’assaut qu’il livre aux despotes de tout ordre.

Et cet homme, un des plus merveilleux spécimens sorti des creusets de la nature, cet homme digne de toutes les admirations, ne les recherche pas. Elles lui semblent indifférentes. Il va où sa conscience l’appelle. Le fleuve descend vers la mer ; la terre s’endort sous les brises glaciales de l’hiver, pour se réveiller au souffle tiède du printemps. Pourquoi est-ce ainsi ? Nul ne le sait. On bégaie scientifiquement. — Ce sont des lois naturelles.

La vie du personnage que je présente aujourd’hui obéit aussi à une loi ignorée.

Moi, Max Trelam, je suis heureux de proclamer mon estime et mon affection pour sa supérieure individualité, qui domine à ce point le commun des mortels, qu’il accepte sans murmure ce mot si mal vu : Espion.

Je veux m’efforcer de montrer les services rendus à la cause de l’humanité par mon étrange ami. Je souhaite que tous le comprennent comme je le comprends, et que les trésors de tendresse qui dorment au sein des foules aillent à ce grand citoyen du monde.

Maintenant, je vais vous conter comment j’eus ce que j’appelle le bonheur, faute d’un mot plus expressif, de me rencontrer pour la première fois avec lui, d’assister, pour ainsi dire à ses côtés, à la lutte dont l’enjeu était la mort ou la vie de milliers d’hommes jeunes et vigoureux.

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PREMIÈRE PARTIE

Le Papier du Premier


I

L’INCIDENT DE CASABLANCA


Je me trouvais à Paris, lorsque se produisit cet incident banal, dont la volonté trouble de l’Allemagne faillit faire le point initial d’une conflagration européenne. Rappelons les faits.

Un employé du consulat allemand de la cité marocaine de Casablanca avait donné asile, au consulat, à cinq déserteurs de la légion étrangère, faisant partie du corps d’armée français, chargé de la police dans la région, en suite du mandat consenti à la France lors de la conférence d’Algésiras.

Or, comme cet employé, fautif sans discussion possible, conduisait les déserteurs au port, afin de les faire embarquer secrètement, une patrouille française les rencontra. Les légionnaires reconnus furent arrêtés. Une bousculade s’ensuivit… L’allemand prétendit avoir été houspillé par les soldats ; les français affirmèrent que l’agent consulaire s’était rué sur eux.

Et de cette niaiserie naquit une note diplomatique allemande, réclamant de la France une réparation pour l’atteinte portée aux prérogatives du Consulat.

Comme si les Consuls avaient le droit de provoquer à la désertion les soldats des nations qui les accueillent.

Un billet laconique du « patron », de ce directeur avisé qui a fait du Times l’un des journaux les plus écoutés du globe, m’enjoignit de suivre les négociations à Paris.

Je savais, bien que cela ne m’eût pas été écrit, que pareil soin devait retenir un de mes confrères à Berlin.

Aussi, n’ayant à m’occuper que de la Capitale française, je considérais mon service comme étant de tout repos. La lecture des journaux, quelques apparitions dans les milieux politiques et financiers, me permettraient de renseigner très exactement les lecteurs du Times sur l’état des esprits chez notre coassociée en entente cordiale.

Il est curieux de constater que le sort ironique semble se complaire à infirmer la plupart de nos appréciations.

À moins que le réel coupable soit en nous-mêmes, présomptueux qui ne pouvons nous accoutumer à servir de jouets aux événements.

Un matin que, dans le dining-room de l’hôtel Bedford, où j’étais descendu, en client accoutumé au paisible quartier voisinant avec la Madeleine, un matin donc que je dégustais « mon petite précaution matinale », ainsi que notre humoriste Lanallan désigne le premier déjeuner, un boy m’apporta une dépêche arrivée de Londres.

Une dépêche du Directeur.

Et quelle dépêche !

Presque une brochure. Cela n’était point pour m’étonner, car au Times, il est de règle de ne pas lésiner.

— Dépensez sans compter, recommande-t-on aux nouveaux venus… la seule chose importante est d’avoir des nouvelles intéressantes. Le prix n’est rien.

Et les nouvelles ne devaient pas être dépourvues d’intérêt, car le long télégramme m’apparaissait rédigé au moyen du chiffre spécial, dont le secret est confié à l’honneur de tout reporter en mission pour le journal.

Deux minutes plus tard, laissant là mon déjeuner, je déchiffrais la stupéfiante communication que voici :


II

LE CAMBRIOLAGE CHEZ LE PREMIER


« Hier au soir, vers cinq heures, lord Downingby, notre premier ministre, quitta le cabinet somptueux et sévère où il prépare, d’accord avec notre Souverain, les « coups » qui doivent donner la victoire à l’Angleterre sur l’échiquier du monde. »

À mes yeux se retraça le bureau du Premier, avec ses vieilles boiseries, son plafond à caissons, l’ameublement de style, digne des grandes pensées de gouvernement jaillies de cette salle pour s’envoler sur toute la surface de la terre, mais je continuai ma lecture.

« Le Premier se rendait chez sir Aldershot, retenu à la chambre par une mauvaise grippe, pour discuter avec ce dernier certaines modifications à apporter au programme des constructions navales.

« À cinq heures trois quarts, soit après une absence de quarante-cinq minutes seulement, il rentrait dans son cabinet du Foreign.

« Il devait dîner au Palais, dîner de grande intimité, selon le désir du roi. Aussi, pressé par le temps, car notre cher souverain aime que l’on endosse la tenue de demi-gala, lord Downingby était revenu à son bureau uniquement pour enfermer en lieu sûr, certaines notes et rapports maritimes qu’il rapportait de chez sir Aldershot.

« Le lieu sûr est un coffre-fort encastré dans la muraille, derrière le bureau du Premier Ministre, ce coffre-fort peint de même couleur que les boiseries et dont les trois boutons correspondant au chiffre du secret n’ont jamais été manœuvrés que par Son Excellence en personne.

« La garde du Ministère étant assurée alternativement par les corps d’élite des horse-guards et des highlanders, il semble, en effet, que nul autre endroit ne donnerait autant de sécurité pour dérober aux curieux les pièces officielles.

« Donc, M. le Premier alla à son coffre-fort, et là, avec stupeur, il constata que, durant sa courte absence, on avait fait jouer le chiffre secret, on avait ouvert et enlevé un document d’une gravité exceptionnelle, que lord Downingby était sûr d’avoir eu en mains deux heures auparavant.

« Le chiffre, changé depuis hier, trop tard malheureusement, était le nombre 323.

À cette précision, je compris que le « patron » lui-même avait mené le « reportage » de l’affaire, car nous reconnaissions tous son évidente supériorité, et nous ne nous blessions jamais de le voir agir dans les circonstances graves, alors que nous nous reposions.

« Lord Downingby est un homme ferme. Sans perdre une seconde, il téléphona aux services de la Sûreté, affectés au contre-espionnage. Donc, il suppose que le voleur est un espion. Des télégrammes envoyés dans les divers ports anglais et prescrivant de surveiller étroitement les embarquements, surtout ceux à destination de l’Allemagne, il est permis d’inférer que l’espion agissait au compte de cette dernière puissance.

« Enfin, la recommandation faite aux agents de pousser le zèle même jusqu’à la gaffe (sic) et la promesse d’une prime extraordinaire : quatre mille livres (cent mille francs), démontre que la pièce dérobée a une importance capitale.

« De plus, j’ai appris que, par le nouveau sans fil, une longue communication en chiffre diplomatique avait été faite au gouvernement français.

« L’enquête au Ministère n’a rien révélé. Un highlander de garde a cru se souvenir que l’un des ouvriers, occupés en ce moment au ravalement de la façade, était entré dans l’intérieur par une fenêtre laissée entr’ouverte ; mais cet homme n’a disparu qu’un instant, puis a repris place sur le panneau qu’à l’aide d’un système de cordages et de poulies, ces artisans font mouvoir le long des façades qu’ils nettoient.

« La nuit venant de bonne heure en cette saison, les travailleurs avaient quitté le Ministère lors du retour de M. le Premier.

« Or, ici, on est absolument fermé. Vous savez le mutisme de nos hommes d’État, lorsqu’ils sont décidés à garder le silence. On n’en tirera rien.

« Les Français sont plus expansifs.

« Tâchez de trouver un bavard dans l’entourage du Ministre de l’Intérieur, Président du Conseil.

« Lui, parbleu, ne dira rien. Le « Grand Georges », comme nous le nommons, garde le silence aussi facilement qu’il parle. Mais autour de lui, il ne se trouve pas que des hommes de sa valeur et de sa finesse.

« J’ai confiance en votre adresse. Trouvez.

« Il est absolument indispensable que les lecteurs du Times connaissent le poids exact (le contenu) du document disparu, avant tous les autres.

« N’économisez pas, surtout. Ceci vaut, je le sens, tout ce que cela peut coûter.

« Votre vraiment… »

Suivait la signature.


III

PAR TUBE ACOUSTIQUE


Certes, j’aime les logogriphes ; je ne serais pas journaliste sans cela.

Mais un rébus dont il faut chercher le mot auprès du « Grand Georges », cela cesse d’être une partie de plaisir.

Vous l’avez tous vu, ce diable d’homme avec sa face étrange que les ans ont si énergiquement sculptée, avec ses yeux mobiles, qui fouillent l’esprit des autres sans se laisser pénétrer, avec sa nervosité raisonnée, ses rudesses voulues, sa verve à la fois primesautière et académique.

On croit le tenir, qu’il a déjà glissé entre les doigts.

Il semble se confier, et sa pensée vraie ne se révèle pas un instant.

Un homme d’État, et parmi les plus remarquables, mais un homme bien ennuyeux pour une interview destinée à réjouir la direction du Times.

Tout cela, je me le confiai dans une moue très expressive, et dans un geste qui, j’en jurerais, exprimait tout autre chose que l’enthousiasme.

Il est très flatteur de se voir confier un rôle difficile, mais vu la peine qu’il se faut donner pour le tenir, la gloire du passé est loin de compenser les ennuis de l’échec probable.

Les héros, surtout ceux des temps légendaires, d’Hercule à Charlemagne, ne pensent pas ainsi, on m’a enseigné cela, mais moi je pense et je dis, et même je suis enclin à croire que les héros en question furent grandis par le brouillard des âges, ou bien plus simplement encore, qu’ils furent dépeints « de chic » par d’aimables farceurs universitaires qui ne les avaient jamais connus.

Réflexions oiseuses, absolument inopportunes, car dans l’espèce présente, l’opinion d’Hercule ou de Charlemagne n’avait aucune importance.

Oui, mais l’opinion du « patron ». En voilà une opinion qui compte.

Par quel moyen réaliser le tour de force qu’il me demandait, en avouant entre les lignes, que lui-même l’avait raté à Londres !

Car, naturellement, je ne songeais pas une seconde à me dérober.

La mission était ennuyeuse certes, j’en avais la douloureuse conviction, mais de là à lâcher pied, il y a un abîme.

Et puis, et puis, au fond de moi-même, une voix que l’on écoute toujours avec plaisir, me disait que je n’étais pas maladroit, que j’avais déjà conduit à mon honneur d’autres reportages épineux, que cette fois encore je réussirais peut-être…

Tous, nous avons, au plus profond de notre être, une petite voix semblable, qui nous parle d’un timbre si doux, avec des vocables si caressants, que nous lui obéissons toujours.

C’est l’organe d’une adorable ennemie, plus aimable, plus louangeuse que nos meilleurs amis, et elle porte un joli petit nom de femme : la vanité.

Comme à la plupart de vous, lecteurs graves ou sémillantes lectrices, cette terrible flatteuse me persuada sans peine que le « patron » me manifestait une confiance qu’il ne marquerait à aucun autre que… et cætera…, des et cætera dont je rougirais si j’étais modeste.

Bref, je me déclarai que j’arriverais au but désiré par le Times et… je sautai dans le bureau de l’hôtel Bedford, où, en punition de mes péchés sans doute, je tombai sur un annuaire des Ministères et Administrations de l’État.

— Parfait, me confiai-je. Dans l’entourage du « Grand Georges », attachés de Cabinet ou secrétaires, je trouverai quelqu’un à qui parler et à faire parler.

De ce moment, j’étais embarqué dans une aventure tragique, dont le souvenir a pris place parmi les grandes douleurs de ma vie.

Seulement, n’étant point de Thèbes, ou autres lieux chers aux pythonisses, liseuses d’avenir, semeuses de déceptions ou d’espérances (ceci est une simple question de tempérament), je ne prévis pas le moins du monde ce qui m’attendait.

Je feuilletai avidement l’annuaire.

— Voyons, nous disons : Ministère de l’Intérieur… Le voici… Ah ! Composition du Cabinet… Ah !

L’exclamation m’était arrachée par un nom qui avait brillé comme un éclair à mes yeux.

À la troisième ligne, j’avais lu :

Henry Laffontis, secrétaire.

Henry Laffontis… Mais je ne connaissais que cela ! Eh oui, ce grand garçon, châtain de cheveux et de barbe, aux bons yeux bleus rieurs…

Il était venu à Londres avec une caravane de journalistes parisiens. Nous autres Londoniens les avions reçus en frères plus encore qu’en confrères, et ma bonne fortune nous avait mis, lui et moi, en sympathie.

Désertant les agapes officielles, nous nous étions livrés à quelques fugues dans ma Cité.

Bref, nous nous étions quittés en nous promettant, avec cette émotion fugitive mais réelle de toute séparation, de nous revoir.

De passage à Paris, j’irais lui rendre visite. Quoi de plus naturel ? Rien, si ce n’est de dîner ensemble et, un joli bourgogne aidant, j’arriverais bien à lui tirer ce que le « patron » désirait savoir, à moins qu’il ne le sût pas lui-même.

Comme on le voit, j’étais non seulement machiavélique, mais encore présomptueux. Je n’admettais pas que mon confrère parisien pût me céler un secret du moment où il le possédait.

Un proverbe de la vallée de la Seine exprime cette idée, naïve de forme, profonde d’esprit :

— Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud.

Je jugeai qu’il en était de même du secrétaire du Président du Conseil, et sautant dans un taxi-auto, je me fis conduire au Ministère de l’Intérieur.

En descendant à la grille de la place Beauvau, j’adressai un regard de défi au palais de l’Élysée qui gisait bien tranquillement à sa place.

Pourquoi défiais-je cette spacieuse et bourgeoise habitation ?

Tout uniment parce que je venais de me confier cette solennelle bêtise :

— Fallières sait probablement ; mais ce soir j’en saurai autant que lui.

De tels rapprochements s’imposent à l’esprit des reporters. C’est leur force et leur faiblesse.

Je franchis la grille, traversai la cour. À droite et à gauche, des perrons s’offraient à l’ascension. Lequel choisir ?

Celui de gauche, étant un peu plus rapproché, obtint ma préférence.

Décidément, la chance me favorisait. C’était le bon, réservé aux visiteurs de M. le Ministre, me dit un huissier majestueux ; celui d’en face conduisant les visiteurs chez M. le Sous-Secrétaire d’État.

Je remerciai cet homme important de la condescendante explication et lui tendis ma carte avec ces mots :

— M. Henry Laffontis.

L’huissier s’inclina, appuya à deux reprises sur le poussoir d’une sonnerie électrique, puis se rassit.

— Eh bien, lui dis-je, vous ne portez pas ma carte ?

Il se prit à rire en me rendant le carton.

— Inutile. J’ai sonné deux fois. Le garçon de bureau du premier sait que deux coups c’est pour M. Laffontis. Il va me répondre si M. le Secrétaire est dans son cabinet : Une sonnerie : Oui. Deux : Non. S’il y est, vous monterez et le garçon lui remettra votre carte.

— Vous comprenez, Monsieur ? ajouta-t-il avec abandon, que si l’on gravissait chaque fois l’étage, on s’userait les jarrets, tandis qu’avec ce procédé si simple…

— Ce sont les jambes des visiteurs qui marchent.

— Voilà, fit-il complaisamment, avec l’air d’un huissier considérant comme un devoir civique de pousser ses concitoyens et même les étrangers, à des exercices sportifs dans l’immeuble de l’Intérieur.

Puis, mis en belle humeur par mon sang-froid, — j’ai appris dès longtemps qu’il faut savoir tout pardonner aux huissiers des administrations publiques, — il ajouta confidentiellement :

— M. Laffontis est très occupé… Son bureau est situé juste au-dessus de celui de M. le Ministre. Eh bien, croiriez-vous que, M. le Ministre, lui non plus, n’aime pas que l’on escalade les étages sans nécessité. Il a fait installer un tube acoustique entre son cabinet et celui de son secrétaire. De la sorte, ils peuvent causer à tout instant sans perdre du temps dans les escaliers.

Et sentencieux, il ajouta :

— M. le Ministre est un homme de tête… C’est une valeur… Pour l’escalier, il s’est rencontré avec moi. Eh dame, ça, vous savez, ce n’est pas ordinaire chez les ministres !

Une brève sonnerie interrompit le causeur.

— M. Laffontis est dans son cabinet, Monsieur, prenez la peine de monter. Vous trouverez le garçon au premier palier.

Un salut respectueux à ce fonctionnaire qui, sur la question de l’escalier, pensait comme le « Grand Georges » et je me lançai à l’assaut des degrés, étreint par l’idée soudaine que Laffontis pourrait bien ne pas me recevoir.

Crainte injustifiée d’ailleurs.

À peine le garçon, que je trouvai à son poste, eût-il porté mon bristol, que l’aimable Laffontis se montra en personne à la porte de son cabinet.

Toujours châtain et souriant, il s’exclama :

— Vous, Trelam, quelle bonne surprise !… Entrez donc… Charmé vraiment de vous revoir.

Il me serrait les mains avec cette expansion communicative de la race française, si charmante quand elle ne fait pas de politique et ne souffre pas de l’estomac.

— De passage à Paris, commençai-je…

— De passage seulement. Allons donc… Vous m’avez cornaqué à Londres, je veux vous rendre la pareille dans ma ville.

Ma foi, lui-même se conduisait à mon piège, et j’allais faire mon invitation à dîner, quand un coup de sifflet l’arrêta sur mes lèvres.

Il me quitta, courut à une table encombrée de journaux au-dessus de laquelle se balançait un tube acoustique.

— C’est le ministre, me lança-t-il, excusez.

Et, approchant ses lèvres de l’orifice :

— Vous désirez, Monsieur le Ministre ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oh ! bien… de suite.

Il lâcha le tube, oubliant dans son empressement d’y replacer le sifflet avertisseur, et tout en allant vers sa porte :

— Le Ministre me demande… Pardon… Attendez-moi… Tenez, là, sur la table, des journaux…

Pfuit ! il s’était levé, la porte s’était refermée.

Ces allures trépidantes des Français m’interloquent toujours un peu.

En Angleterre, nous nous hâtons avec plus de calme.

Je ne marque point ici une préférence, oh non ! J’indique une différence qui, je le répète, me trouble, sans doute parce qu’elle va à l’encontre des habitudes que j’ai contractées dès le premier âge.

Je fus donc un moment avant de profiter de l’indication jetée par Laffontis en sortant.

Lui avait dû déjà descendre l’étage et avoir pénétré chez le Ministre.

Je m’approchai donc de la table pour choisir un journal, mais, comme je me disposais à prendre au hasard l’un des quotidiens du matin, un fait inattendu me fit changer d’idée.

Un murmure indistinct s’échappait du tube acoustique placé au-dessus de la table.

Laffontis avait oublié d’y réintégrer le sifflet et l’appareil m’apportait un écho de son entretien avec le Ministre.

D’un geste brusque, je saisis le tube et l’appliquai à mon oreille.

Oh ! je reconnais facilement que ce n’était pas d’un gentleman de chercher à surprendre des secrets ministériels, mais c’était d’un vrai journaliste. Or, depuis le reçu de la dépêche du patron, je n’étais plus un monsieur quelconque, encerclé par des convenances mondaines. J’étais seulement un reporter, à l’affût de nouvelles sensationnelles, susceptibles de justifier une édition spéciale du Times.

Au surplus, si Max Trelam, gentleman, se reprocha quelque peu son acte, Max Trelam, correspondant du Times, faillit abandonner le tube acoustique pour se serrer la main.

Car voici ce que ce brave, ce digne tube, providence annulaire de ma curiosité professionnelle, m’apportait :

— Vous avez compris, Laffontis, fit la voix nette, précise, autoritaire du « Grand Georges ».

— Parfaitement. Dans les rapports avec la presse, ne parler que de l’incident de Casablanca. Si l’on me questionne sur le cambriolage du Foreign-Office, le coffre-fort, le document, traiter cela légèrement, comme une chose qui ne nous concerne pas.

Donc, mon Directeur avait bien jugé. La France se trouvait menacée, de même que l’Angleterre, par la disparition de ce damné document.

La conversation continuait, ne me permettant pas les longues réflexions.

— C’est cela même, le « Grand Georges » reprenait la parole. — Inutile d’énerver l’opinion. Si nous avons la guerre, on le verra bien. En tout cas, nous ne l’aurons pas cherchée. Or, si la nature de la pièce dont il s’agit était connue, je ne sais pas trop si nous réussirions à obtenir le calme de nos journaux. Oh ! je les excuserais, car vraiment, moi-même je suis à bout de patience devant l’attitude tracassière, sournoise de nos voisins de l’Est. Seulement, je me contiens. En ne disant rien, il n’y aura de notre part aucune provocation, aucun de ces mots malheureux qu’aggravent les diplomates. Le mot d’ordre pour nous doit être : La main sur nos armes et bouche close.

Puis ironique, avec un de ces brusques retours de gaminerie qui ont chez lui tant de saveur :

— C’est égal, Laffontis, c’est bien embêtant de naviguer sur un volcan, comme disait M. Thiers !

L’entretien prenait fin. Il ne fallait pas que Laffontis soupçonnât mon indiscrétion.

Vivement, j’enfonçai le sifflet dans l’ouverture du tube acoustique, j’empoignai le premier journal illustré qui se trouva sous ma main, et j’allai me jeter dans un fauteuil relégué près de la croisée.

Quand mon ami rentra, j’étais si absorbé par la contemplation du portrait de je ne sais quelle criminelle célèbre, que je ne m’aperçus de son retour qu’en me sentant secoué cordialement.

Quel bon garçon ! Il m’a pardonné, depuis, ma petite trahison professionnelle, et il a pleuré avec moi sur le souvenir de l’être charmant que je ne verrai plus.

Oh ! le souvenir, cette blessure invisible, que l’on emporte partout avec soi !

Mais j’anticipe sur les événements. J’ai tort. Je reprends.

Laffontis ne m’a point gardé rancune. Du reste, ce jour-là, j’ai bien réparé le « coup du tube acoustique », en me refusant absolument à dîner avec lui le soir même.

Je me retranchai sur la possibilité d’une dépêche du Times, pouvant m’obliger à quitter Paris d’une minute à l’autre.

Je n’en attendais aucune, mais ce que j’avais entendu de l’entretien de mon ami avec le Ministre, m’avait donné un scrupule.

Si, le fameux bourgogne s’en mêlant, Laffontis me dévoilait la nature des pièces volées, je ne pourrais me tenir d’expédier ces renseignements à Londres. Or, semblait-il, le « Grand Georges » et Laffontis étaient vraisemblablement les seuls à posséder ce secret.

Sa divulgation n’entraînerait-elle pas pour cet aimable compagnon la perte de la confiance du Ministre, et alors…

Bref, j’eus pitié de lui. C’est ridicule, car à présent que je le connais mieux, je suis certain que Laffontis n’aurait pas prononcé une syllabe au sujet du terrible document. Cet être-là est une lame d’acier dans un fourreau de velours.

Le « Grand Georges » juge bien les hommes. Il avait choisi son confident à bon escient.

Enfin, je pris congé et regagnai l’hôtel Bedford, où je déjeunai d’assez méchante humeur.

En somme, j’avais appris beaucoup et je ne savais rien.

Le papier, ou le dossier volé au Foreign-Office pouvait irriter l’opinion en France, et sans doute aussi en Allemagne… Sa publication aurait un tel retentissement que le « Grand Georges » lui-même n’espérait pas obtenir le calme des journaux.

Il était donc terrible, ce dossier ?

Là, j’entrais dans le brouillard. J’étais en mesure d’affirmer qu’un individu inconnu détenait une arme terrible ; mais sans me douter aucunement de ce qu’était cette arme.

Obsédé par mes réflexions à ce point que je regrettais presque le mouvement d’amicale clémence qui m’avait fait épargner Laffontis. (Il est vraiment incroyable de se rencontrer aussi bête et aussi cruel en présence de la curiosité surexcitée). Je m’étais affalé sur un des canapés du salon de correspondance de l’hôtel, assommé par mon inaction et ne me sentant pas le courage d’en sortir.

La pendule-cartel venait de sonner quatre heures quand, patatras, un jeune télégraphiste m’apporta une raison péremptoire de rompre avec ma paresse.

La raison était une nouvelle dépêche du « patron ».

Bien plus laconique que la première, celle-ci. Au surplus, la voici :

« Partir ce soir même pour Madrid (Espagne). Descendre à l’hôtel de la Paix, sur la Puerta del Sol. Vous aboucher avec le capitaine Lewis Markham, attaché militaire à l’ambassade britannique. Vous laisser guider par lui. Très grave. »

Pour une surprise, c’était une surprise.

Dire que, quelques heures plus tôt, j’affirmais à Laffontis, sans croire à la possibilité de la chose, que je serais peut-être appelé à quitter Paris dans la journée, et voir ce mensonge affectueux devenir une vérité.

Même au temps des fées, si toutefois les petits enfants ont raison de croire que ce temps a existé, les souhaits imprudents n’étaient point exaucés avec plus de précision.

Et puis, pourquoi Madrid ?

Qu’était ce capitaine Markham, dont je n’avais jamais entendu parler ?

Me laisser guider ? Dans quoi ? Pourquoi ? En quoi ?

Mes nombreuses questions, auxquelles je n’avais nul moyen de répondre, me prouvèrent simplement que tout homme est désireux d’entasser. Les uns amassent de l’or ; moi, j’amassais les points d’interrogation.

Seulement, je n’y trouvais aucun plaisir.

Enfin, quitter Paris, alors que je commençais à débrouiller l’affaire du document de M. le Premier, pour courir à Madrid vers une énigme dont je ne possédais pas le moindre mot, j’avoue que tout cela ne me remplissait pas d’ardeur.

Oui, mais, voilà. Le « patron » avait ordonné.

Je bouclai ma valise et à 9 heures et quelques minutes du soir, je quittais Paris-Orsay dans l’Express-Péninsulaire, lequel par Tours, Bordeaux, Bayonne, Irun et ligne d’Avila m’emportait à toute vitesse vers Madrid.


IV

MADRID, LA CAPITALE DU GLOBE LA PLUS PROCHE DU CIEL


C’est ainsi, qu’à raison de son altitude, les Espagnols enclins aux dictons imagés, désignent la métropole ibérique.

Vingt-trois heures après mon départ de Paris, le train me déposait à la gare del Norte, proche du palais du roi, et trop fatigué pour admirer quoi que ce fût, je sautai dans un coche (voiture) disponible devant les bâtiments de la station.

À l’automédon, raide, froid et digne sur son siège, ainsi qu’un monarque sur son trône, j’ordonnai :

— Puerta del Sol. Hôtel de la Paix.

Et je me laissai emporter par le véhicule en me servant à moi-même ce délicat aphorisme :

— En Espagne, toute la population, du mendiant au plus grand seigneur, a le don de la majesté. Don, qui devient comique par sa généralité.

Je fus très satisfait de cette définition, fort exacte en somme, car je crois bien que le roi des Espagnes, ce sémillant jeune homme que l’on appelle Majesté, est le seul citoyen de la péninsule qui ne soit pas majestueux.

Je pense, d’ailleurs, qu’une grande part de ma satisfaction venait de ce que j’allais dormir. À neuf heures du soir, les ambassades, même anglaises, sont fermées, et il m’était matériellement impossible de me mettre en rapport avec sir Lewis Markham, avant le lendemain.

Toutefois, en arrivant à l’hôtel, je rédigeai une courte lettre, annonçant à ce fonctionnaire ma visite pour le lendemain matin. Je chargeai un « chasseur » de l’établissement de la porter à l’instant même.

Après quoi, convaincu que je n’avais rien négligé de mes devoirs professionnels, je me fis conduire à ma chambre qui, je l’appris avec gratitude, avait été retenue par le Times, et je me couchai, sans plus penser aux énigmes dont ma vie était remplie depuis quelques jours.

Oh ! le sommeil, quel ami, quel consolateur !

Il me semble que les plus mirifiques inventions de la création sont les substances qui versent le sommeil ! Si les hommes étaient capables de justice et de raisonnement, ils eussent créé à l’origine, au lieu de mythologies poétiquement ridicules, une religion qui n’eût jamais rencontré d’infidèles : la religion du Sommeil, avec les deux plus grands saints de la terre : saint Opium et saint Bromure.

Je me réveillai, frais et dispos, prêt à me lancer de nouveau dans l’imbroglio dont je me désintéressais la veille, un domestique questionné m’informa que notre ambassadeur occupait le no 9 de la calle (rue) de Torija ; aussitôt nanti de ce renseignement, je m’habillai avec l’intention de m’y rendre au plus tôt.

Mais il était écrit que j’aurais à subir un nouveau délai ; sur le point de sortir, on frappa à ma porte.

C’est un employé de l’ambassade d’Angleterre. Il me remet une lettre et s’éloigne en murmurant :

— Without any answer (sans réponse).

Je décachette vivement. Une feuille de papier, un carton armorié s’échappent de l’enveloppe. Je prends le papier. Ces lignes y sont tracées :

« Averti par le Times. Prudence nécessaire. Ne venez pas me voir à l’ambassade.

« Si découvrez une piste, prière m’aviser aussitôt que le Times, — ceci pour marquer mon respect de votre devoir de journaliste, — ou bien m’avertir seul, si votre « loyalisme » vous incite à penser que votre découverte ne doit pas être livrée au public.

« Ci-joint une carte d’invitation à la réception très courue, à la fête que donnera ce soir le comte de Holsbein-Litzberg, en son palais de la Casa Avreda « longside » (à côté) du palais Medina Cœli, carrera (avenue) de San Geronimo.

« Là nous nous rencontrerons, et pourrons causer. »

En effet, le carton priait « Sir Max Trelam de faire à M. le comte de Holsbein-Litzberg l’honneur d’assister… etc… » Vous connaissez tous la formule de ces billets, en suite desquels on fait à un monsieur que l’on connaît peu ou pas du tout et qui vous ignore, l’honneur d’aller s’ennuyer chez lui.

Mon premier mouvement fut de me mettre en colère.

Je m’étais flatté d’être renseigné le matin même par le capitaine Markham. Or, j’allais devoir attendre toute une longue journée.

Avec cela, saurais-je seulement le soir ?

Dans ces tumultueuses réunions mondaines, il est à peu près impossible de s’entretenir de choses vraiment sérieuses.

Le milieu est propice aux jolis riens, aux petits débinages, aux éternelles sottises que l’homme vraiment trop indulgent pour sa personne, décore du nom d’esprit.

Mais traiter une affaire importante, car le « patron » ne m’avait assurément pas expédié à Madrid pour une vétille, cela m’apparaissait d’une présomption à la fois enfantine et romanesque.

En outre, j’étais choqué, oh ! mais véritablement choqué, par la façon dont je me trouvais embarqué dans l’aventure.

Il semblait que tout le monde fût au courant de quelque chose dont, moi seul, je ne savais pas le premier mot.

C’est dur… et pénible pour un reporter, vous savez.

Mais les Écossais ont raison de dire que « lorsque l’on est ligotté, il faut bien se résoudre à n’avoir point la liberté de ses mouvements. »

Je finis par où j’aurais dû commencer. Je me résignai.

Il était près de onze heures du matin, je ne pouvais raisonnablement me présenter chez ce comte de Holsbein avant dix heures du soir… J’avais donc onze fois soixante minutes à dépenser.

Il s’agissait donc de tuer tout ce temps, d’exterminer toutes ces minutes de façon intelligente, susceptible de tromper mon impatience.

Bon, je visiterais la ville.

Je venais à Madrid pour la première fois… Les musées du Prado, (peinture) de l’Armeria (armures) sont réputés.

Certaines promenades, Puerta del Sol, salon du Prado, le Grand Parc, ont intéressé tous les voyageurs.

Le déjeuner et le dîner, en les prolongeant quelque peu, mangeraient bien trois heures.

Allons, j’en viendrais à bout.

Et d’abord, pourquoi ne pas m’enquérir de la personnalité du comte de Holsbein-Litzberg ?

Puisque j’allais fréquenter chez lui, il était légitime de le connaître, au moins autant que le premier Madrilène venu.

Je descendis aux « Renseignements » de l’hôtel. Une jeune femme charmante trônait derrière le bureau. Elle se leva à mon entrée et vint avec empressement à ma rencontre.

Elle marchait « à l’espagnole », c’est-à-dire avec ce balancement particulier des hanches que moi, est-ce parce que je suis un Anglais pudique ? je trouve parfaitement inconvenant, et qui m’apparaît, si je puis exprimer librement ma pensée, sans aucune intention schoking d’ailleurs, qui m’apparaît, dis-je, comme le contraire de la danse du ventre.

Cette dernière avait la vogue chez les Maures, ces anciens maîtres de l’Espagne ; c’est peut-être, en manière de protestation patriotique, que les beautés espagnoles ont adopté l’autre.

Du reste, je ne lui marquai aucunement mon sentiment et ce fut de l’air le plus aimable que je lui demandai :

— Pourriez-vous me donner un renseignement ?

Elle balança ses hanches, me décocha une œillade assassine… cela aussi est une coutume d’Espagne, et avec des petites mines qui eussent fait supposer un flirt avancé au moins cancanier des hommes, elle répliqua :

— Sans nul doute, señor, ce que je puis savoir est à vous.

— Eh bien, gracieuse señorita, connaissez-vous, de nom à tout le moins, le comte de Holsbein-Litzberg ?

— De la Casa Avreda, s’exclama la demoiselle en roulant de plus belle ses yeux… Je le crois bien, un riche señor allemand, que notre ville sans pareille a séduit, car il a loué à long bail la Casa Avreda.

— Mais que fait-il ?

— Ce qu’il fait ? Eh ! ce qui convient à un grand seigneur. Il dépense ses revenus. Il donne des fêtes. Ah ! le caballero qui sera aimé de sa fille, la señorita Niète.

— Niète, dites-vous ?

— Oui, oui, douce, blanche et blonde comme les vierges du Septentrion… Eh bien, cette señorita apportera à son époux des trésors fabuleux, sans compter le trésor de gentillesse qu’elle est elle-même.

Bon, le comte de Holsbein ne faisait rien, que d’être riche et père d’une demoiselle Niète.

— Et il réside à Madrid depuis longtemps ?

— Depuis deux années, señor… Oh ! pas tout le temps. Non… Un seigneur de son importance ne saurait se condamner au séjour uniforme et ininterrompu même dans notre Cité sans rivale. Il voyage souvent. C’est un original. Le besoin de se déplacer le prend. Il commande sa valise et le voilà parti… Il n’y a des malles que lorsque la señorita l’accompagne.

— Et il est estimé ?

— Oh ! señor, cette question ? Un comte généreux, qui nous préfère, nous Madrilènes, à tous les autres peuples. Nous serions ingrats de ne pas l’estimer.

Je remerciai et sortis, tandis que mon aimable interlocutrice retournait à son bureau, en accentuant encore le singulier sport auquel elle condamnait ses hanches.

Dehors, je me trouvais sur la Porte du Soleil, ainsi nommée parce qu’il n’y a pas de porte. Ce jour-là, il n’y avait pas non plus de soleil. Il est vrai qu’en novembre, l’astre radieux ne se montre pas comme durant l’été.

La Puerta del Sol est une place, longue de deux cents mètres, large de cinquante, qui ne serait pas remarquable si elle n’était pour Madrid ce qu’était l’Agora pour Athènes ou le Forum pour Rome.

C’est le centre de la vie et du mouvement, le rendez-vous des flâneurs, des oisifs et des chercheurs de nouvelles. On y cause, on y travaille, on y soutient ou on y sape le gouvernement.

Les « camelots », aussi bruyants que leurs confrères des cités du Nord, traversent les groupes en criant à tue-tête le titre des feuilles quotidiennes, hurlent les « manchettes » d’une invraisemblable fantaisie, agrémentant le tout de commentaires rugis.

Dans tous les sens, à peine vêtus, chaussés d’alpargatas grises, ou même nu-pieds, circulent des marchands de cerillas, petites allumettes de cire.

Leur établissement consiste en un petit éventaire retenu par une ficelle derrière la nuque ; ils crient d’une voix stridente : A dos y a tres, cerillas.

Les Madrilènes étant grands buveurs d’eau, l’aguador est un habitué de la Puerta del Sol où, sur un ton aussi insupportable que les précédents, il lance son appel aux clients : Agua quieri quiere agua ?

Singulier négociant de la rue que cet aguador portant, d’une main, le parron de terre au goulot étroit, et de l’autre, une table basse, de fer blanc ou de cuivre, sur laquelle sont rangés des verres énormes.

Plus loin, ce sont les commissionnaires, de robustes Asturiens, Auvergnats d’Ibérie, comme on les dénomme, chargés d’un paquet de cordes de sparterie destinées à fixer sur leur échine les fardeaux qu’on leur confie. De là, l’appellation populaire qui leur est appliquée : mozos de cordel.

Et puis les quita-manchas ; dégraisseurs ambulants, qui veulent opérer sur des vêtements qui n’ont aucun besoin de leurs soins… À dix pas de là, des gamins dépenaillés, aux yeux noirs ironiques et perçants, me poursuivent pour me vendre du papier, el papel de hilo ! renforcés bientôt d’une fillette qui me brise le tympan par sa clameur aiguë : polvos pour nettoyer l’albâtre, la porcelaine, le verre, le cuivre, l’argent.

Pour les fuir, je me jette dans un groupe bavard de toreros, ces héros des courses de taureaux, qui dissertent gravement de sujets futiles : potins tauromachiques, valeur comparée de leurs puros ou de leurs cigarettes ; ne s’interrompant que pour suivre d’une oreille ou d’un œil attentif quelque robe de soie froufroutant au passage et décocher à leur belle des compliments d’une sincérité voisine de la brutalité.

À Madrid, le peuple exprime ses sentiments avec une intempérance vraiment gênante.

Je sais bien que c’est la seule intempérance de cette population sobre… Seulement, je le confesse à ma honte, celle-ci m’a rendu indulgent à l’autre.

Ces gens à jeun sont plus désagréables que le bon ivrogne qui rêve au pied d’une borne.

Midi sonnait.

Je rentrai déjeuner… après quoi une voiture me conduisit à l’Armeria, le musée des armures, avec son jardin dont les portes se ferment à la nuit. De là, au musée du Prado, puis rassasié de peinture et d’armures (pour apprécier avec justice les œuvres d’art, il faut un esprit exempt de préoccupations), je renvoyai mon coche, et me pris à déambuler sur le Salon del Prado la curieuse promenade madrilène.

Vers ce moment de la journée, toute la société élégante s’y donne rendez-vous. C’est le mail de la ville. Mais un mail où les confiseurs, glaciers et autres fabricants de douceurs font fortune.

L’ambition secrète de tout homme peu fortuné à Madrid est de réaliser une somme suffisante pour établir une confiserie au Prado, la confiserie fût-elle ambulante ou provisoire.

Des piétons, des cavaliers se croisaient, se coudoyaient, saluant des dames connues, bombardant de compliments expressifs des señoras inconnues.

Le Prado est le rendez-vous du Flirt madrilène, et ce flirt-là, en vérité, ne recherche ni la discrétion, ni le mystère.

Les dames, du reste, accoutumée à cette… disons franchise, pour ne mécontenter personne, ne s’en formalisent aucunement.

Elles roulent les yeux éperdument, font onduler les hanches comme des flots en furie, ce qui, paraît-il, est ici le comble du bon ton, du charme et du maintien.

Moi, je suis Anglais, n’est-ce pas ? Il est tout naturel que je ne comprenne pas le flirt comme un Espagnol.

Quoi qu’il en soit, je déambulais à travers la foule, amusé malgré tout par la nouveauté du spectacle.

Comme tous les autres, je parcourais le Salon de bout en bout, puis sur un demi-tour, je revenais sur mes pas.

Et brusquement, un personnage fixa mon attention.

Un vieillard, si l’on en jugeait par sa barbe blanche, coquettement taillée en pointe, mais un vieillard très vert et capable, du moins il me parut tel, de lutter avec avantage contre un individu beaucoup plus jeune.

L’homme était de taille un peu au-dessus de la moyenne, sec, nerveux. Son attitude aisée, sa démarche alerte, le port de la tête, tout montrait que les ans avaient passé sur lui sans altérer sa vigueur.

La mise très soignée indiquait l’homme bien élevé et aussi l’étranger, mais l’étranger qui fréquente Paris.

Je ne relevais dans sa tenue aucune de ces fautes de goût qui caractérisent ce que l’on est convenu d’appeler le goût local d’une nation.

Paris seul, cité mondiale, a pu échapper à cette sujétion. Je ne fais aucune difficulté de déclarer que Londres même, ma capitale à moi, est infestée par le goût local anglais.

Pourquoi m’occupais-je ainsi de cet homme ?

Tout simplement parce que j’avais l’impression qu’il s’occupait de moi.

À n’en pas douter, lorsque nous nous croisions dans ces allées et venues incessantes qui constituent la promenade au Salon, il m’observait.

Oh ! discrètement, habilement même oserais-je dire, mais enfin, ses yeux, aussitôt qu’il jugeait que je ne le voyais pas, se fixaient sur ma personne.

À la première rencontre, je n’attachai qu’une attention distraite à l’attitude curieuse du promeneur.

Mais à la troisième, ce regard pesant sur moi me causa un agacement.

À la quatrième, je fronçai le sourcil… à la cinquième, le vieillard passa sans tourner les yeux de mon côté, mais je sentis qu’après m’avoir dépassé, son regard pesait sur moi.

Je fis brusquement volte-face. Je ne m’étais pas trompé. L’homme, la barbe sur l’épaule, m’observait.

Il détourna brusquement la tête en se voyant surpris et continua son chemin.

Seulement, à présent j’étais fixé et je me promettais en revenant sur mes pas, de l’aborder en m’informant si, mal servi par ma mémoire, j’avais le grand tort de ne pas reconnaître en lui une personne à laquelle j’aurais été antérieurement présenté.

L’entrée en matière me paraissait irréprochable de tact et de mesure ; oui, toutefois elle exigeait que nous fussions deux.

Or, j’eus beau parcourir, désormais le Salon du Prado, le vieillard demeura invisible.

Du coup, je fus pris d’une sourde irritation.

Ce monsieur voulait donc m’épier à la dérobée. Découvert par moi, il s’était dérobé, se refusant ainsi à une explication qu’il avait jugée probable.

Ce n’était donc pas une personne de connaissance.

Alors, qu’était-ce ?

Encore un raisonnement parfait de logique qui aboutissait au point d’interrogation sans réponse plausible ; ce point d’interrogation terminus.

Ma parole, tout le monde semblait avoir juré de m’intriguer.

Je dis tout le monde parce que, à peine délivré de cet insidieux vieillard, ce fut le rayon de deux yeux de femme.

Une femme, non, une jeune déesse étrange, d’une beauté troublante, presque paradoxale, dominée en quelque sorte par deux tonalités exquises et inaccoutumées.

Des cheveux d’un brun sombre où se mêlaient des fils d’or, jetant des éclairs lumineux dans la masse de la
ciselée dans le marbre ou dans le
bronze, la « tanagra » du prado m’aurait
causé le même choc nerveux.
chevelure et cependant se fondant si parfaitement avec elle, que l’on comprenait qu’aucun artifice n’avait amené cet étonnant groupement. La nature seule avait fait les frais de cette parure.

Puis les yeux, ces yeux qui me considéraient, lançant un rayon bleu-vert, dont il me semblait que mes pupilles étaient transpercées.

L’inconnue passa.

Instinctivement, je me retournai pour l’apercevoir encore et maintenant que ses yeux n’étaient plus en face de moi, accaparant ma vue ainsi que des gemmes précieuses, je me rendis compte de sa grâce, de l’aisance onduleuse et souple de sa démarche.

Certes, j’éprouvais une émotion singulière, mais qui n’avait rien dont le gentleman correct que je suis eût à rougir.

Cette dame ou cette demoiselle, sa jeunesse permettait les deux suppositions, me semblait divinement belle et gracieuse ; mais elle était… divine, et mon admiration avait quelque chose de ce trouble recueilli que l’on ressent devant une de ces merveilleuses statuettes de Tanagra.

Mon émoi ne provenait pas de ma qualité d’homme, mais bien de ma tendance artistique. Ciselée dans le marbre ou dans le bronze, la « Tanagra » du Prado m’aurait causé le même choc nerveux.

Et le petit jeu des rencontres recommença, comme tout à l’heure avec le vieillard.

Par exemple, j’y pris plus de plaisir, car cette jeune femme était en vérité fort agréable à voir.

Plusieurs fois, je la croisai, détaillant l’harmonie de ses lignes, la coordination exquise de ses mouvements.

Elle n’était certainement pas parisienne. Son visage pâle, d’une pâleur sous laquelle se devinait néanmoins le sang riche et pur, évoquait ces figures de rêve des contes hindous ou persans. Elle réalisait ces princesses légendaires, dont les aventures font les premières et douces lectures de l’enfance. Princesses de rêves roses, que les petits aiment d’amour tendre à l’âge ingénu où ils ignorent jusqu’au nom de l’amour.

Princesses que l’on regrette souvent plus tard, dans la vie, et qui restent ainsi, ineffable puissance d’un idéal poétique, notre premier et chaste chagrin d’amour.

Mais, bientôt, je me sentis envahi par le désir de m’assurer que, cette fois, je ne commettais pas un impair en ne saluant pas…

Cette fois, la pensée n’avait rien d’agressif. Je crois même que je me mis l’esprit à la torture pour retrouver en ma cervelle le souvenir d’une rencontre avec la belle inconnue.

Recherche vaine. Jamais je ne m’étais trouvé en sa présence. Alors, que signifiait l’insistance de son regard ?

La question s’implanta dans mon crâne, despotique. Il fallait savoir. Elle était à vingt mètres de moi, debout à côté d’un tramvia (tramway), qui venait de stopper à l’arrêt dénommé : « Salon ».

Je me dirigeai vers elle au moment où le tramway démarrait… et… il arriva ce que je n’aurais jamais prévu.

La « Tanagra » dont le costume indiquait la personne accoutumée aux équipages somptueux, aux automobiles, sauta prestement sur le marchepied de la voiture publique.

Ce brusque dénouement me cloua sur place, stupéfait.

Et ma stupeur augmenta encore.

Tandis que le tramway filait en vitesse, l’inconnue regarda de mon côté ; elle me vit interloqué par le dénouement brusque voulu par elle et… je n’eus pas la berlue, non, je puis jurer que je la vis sourire avec un petit signe de tête que je traduisis comme un ironique adieu.

J’essayai vainement de m’intéresser encore au va-et-vient du Prado. La promenade madrilène n’avait plus de charme pour moi. Mes facultés d’observation et d’humour avaient pris le tramvia avec la dame Tanagra.

On allumait. Le service de l’éclairage fonctionne admirablement à Madrid. J’avais encore une heure à dépenser avant de dîner. Pour l’occuper, je me livrai à une reconnaissance de la Casa Avreda, vers laquelle mes pensées avaient tendu tout le jour.

Je ne soupçonnais pas qu’en suivant ses façades et ses murs, tant sur la rue San Geronimo que sur la petite rue déserte de Zorilla, j’aurais tant à revenir là, ni hélas ! que j’y laisserais un lambeau de mon cœur.

Enfin, cet examen me conduisit jusqu’à sept heures. Et préoccupé, tiraillé par le souvenir et l’attente de l’avenir, je rentrai à l’hôtel de la Paix.

Jusqu’ici, je m’étais plaint de l’obscurité de l’aventure, au milieu de laquelle je me débattais, un peu au hasard… Maintenant, j’allais comprendre assez rapidement et acquérir ainsi des raisons de me lamenter autrement sérieuses.


V

JE SAIS POURQUOI JE SUIS À MADRID


À dix heures du soir, je passai mon habit et descendis dans le hall de l’hôtel de la Paix.

Une voiture attendait mon bon plaisir devant l’entrée.

Elle allait me conduire à la réception du comte Holsbein-Litzberg, chez qui je rencontrerais enfin sir Lewis Markham, cet attaché militaire à l’ambassade d’Angleterre, qui m’avait démontré par sa lettre combien il était féru des précautions diplomatiques.

Oh ! la distance comprise entre l’hôtel de la Paix et le palais de la Casa Avreda ne dépassait pas cinq cents mètres… à Paris ou à Londres, par temps sec, je l’aurais parcourue pédestrement, d’abord par goût, ensuite par hygiène.

Mais dans une cité où la plus mince bourgeoise se croirait déshonorée si elle ne faisait véhiculer sa gracieuse personne par un équipage quelconque, il ne convenait pas que le représentant du Times se présentât à une réunion mondaine sur ses pieds, ainsi qu’un homme de peu.

Mon coche, pour tout dire d’un mot, me paraissait moins utile à mon propre transport qu’au soutien du prestige de l’Angleterre.

J’y pris place avec la dignité raide d’un personnage important. Je jetai au cocher, d’une voix aussi dédaigneuse que si j’avais été le « patron » même du Times, l’adresse : Casa Avreda, calle San Geronimo.

Et je me plongeai dans mes réflexions où se mêlaient Lewis Markham, Casablanca, le « Grand Georges », l’Empereur allemand, et aussi, il faut bien le dire, la femme mystérieuse à la silhouette de Tanagra.

Cela dura quatre minutes à peine, car le coche ne mit pas davantage à me déposer devant le porche monumental de la Casa Avreda.

Une foule énorme, mendiants en haillons, gitanes aux oripeaux multicolores, badauds, appartenant à toutes les classes, gallegos (portefaix), arrieros à la veste (zamarra) d’astrakan ou de drap, toreros, mozos de cordel galiciens, se pressait dans la carrera de San Geronimo.

Ils se pressaient, se bousculaient, se glissant entre les voitures amenant les invités, se coulant jusque sous le ventre des chevaux, discutant gravement de la beauté, de l’élégance, de la fortune, de la noblesse, et tutti quanti, de ceux qui se rendaient à l’appel mondain du comte de Holsbein.

Si mon véhicule de louage fut l’objet de critiques, je ne saurais l’affirmer, car rien ne parvint à mes oreilles, mais je l’espère, car rien ne m’apparaît plus blessant que d’être épargné par le populaire, alors qu’il plaisante tout le monde autour de nous.

Ma tenue étant d’ailleurs impeccable, comme celle de tout Anglais soucieux de sa respectabilité, j’avais un droit indiscutable aux sarcasmes de la foule qui regrette… impoliment de n’être point revêtue du frac.

Ayant traversé le trottoir entre une double haie de ces curieux d’une nature si spéciale, je me trouvai sous le vestibule qu’éclairaient d’immenses torchères de bronze rouge et argent, démontrant que le goût du faste était plus développé que le sens artistique, chez les organisateurs de la décoration.

Des sortes de suisses à la livrée rouge et or, hallebarde au poing, épée en verrouil, se tenaient sur les degrés d’un escalier de marbre, accédant aux salons. Ces costumes ne juraient pas trop avec l’ambiance. La Casa Avreda est en effet une ancienne résidence monastique, dont les voûtes, couloirs, salles, etc., ont conservé un cachet original, tenant à la fois du cloître et de la résidence mondaine.

J’étais dans la place, dans cette maison où je devais rencontrer sir Lewis Markham qui, je me le promettais bien, non seulement me présenterait au comte de Holsbein, mon hôte, mais encore me donnerait quelques explications que je jugeais indispensables.

Car, enfin, je ne voulais pas continuer à m’agiter dans Madrid, comme une mouche dans une bouteille. Il fallait que, ce soir même, je fusse mis au courant des raisons, jusqu’ici inconnues, qui avaient décidé la direction du Times à m’envoyer en Espagne.

Sapristi. Je me savais chargé d’envoyer à mon cher Times, des dépêches sensationnelles et je n’entrevoyais même pas de quoi il y pourrait être question.

Je pense que quiconque a fait du reportage, grand ou petit, comprend l’énervement qui me tenait.

Je m’informai. Lewis Markham n’était point encore arrivé. Que faire en l’attendant ? Bah ! opérer une reconnaissance de la demeure où j’aurais peut-être à agir. Sur cette réflexion, je me mis à parcourir les salles ouvertes aux invités, je complétai ainsi, dans une certaine mesure, l’étude du palais que j’avais examiné de l’extérieur, durant l’après-midi même.

Connaître les aîtres, cela est pour les trois quarts dans le succès d’une entreprise. C’est par des détails d’observation, infimes en apparence, que l’on parvient à vaincre les obstacles.

Si mes confrères en journalisme se pénétraient d’abord de la disposition des lieux où ils doivent exercer leurs facultés professionnelles, leur tâche, ardue, souvent périlleuse, s’en trouverait bien simplifiée.

Combien de missions ai-je réussies uniquement parce que, une porte se fermant à ma curiosité littéraire, je savais par quelle autre je pourrais rentrer dans la place.

J’avais déjà constaté, dans la journée, que les bâtiments très étendus de la Casa Avreda se composaient, pour une partie, des constructions occupées naguère par un couvent, dont les titulaires avaient émigré à la suite de démêlés avec la Couronne, et pour le surplus, de corps de logis ajoutés et édifiés dans le style du XVIIe siècle. La façade principale bordait la rue San Geronimo, continuée par une haute muraille au-dessus de laquelle se dressaient des arbres séculaires, séparant complètement par l’obstacle de leur feuillage, la Casa Avreda du palais voisin de Villa Hermosa.

Ces arbres faisaient partie du vaste jardin, le Parc dit-on à Madrid, qui entoure les façades intérieures de la Casa Avreda, et s’étend jusqu’à la rue de Zorilla (Calle de Zorilla), parallèle à la rue de San Geronimo.

De la terrasse dominant le jardin, terrasse à laquelle on accédait par de larges portes-fenêtres s’ouvrant sur le salon principal, j’aperçus le haut d’un kiosque polychrome. Je devinai que c’était le kiosque de bois ajouré, dont la terrasse dominait la rue de Zorilla. Déjà dans mon inspection diurne, cet édicule avait attiré mon attention ainsi que la petite porte, de service sans doute, percée dans la muraille nue séparant la propriété de la rue Zorilla.

Seulement, après un tour rapide dans les salles où il m’était permis de circuler, je fus assuré que la « réception », c’est-à-dire les pièces destinées à recevoir, occupait une portion relativement minime de la superficie de l’habitation. Donc, la partie réservée aux seuls habitants, celle qui me demeurait inconnue, devait être très importante.

Cela, il fallait le supporter, puisque je n’avais aucun moyen d’enfreindre les convenances en me lançant dans les appartements privés. Faute de grives, on mange des merles. Je me rabattis donc sur ce qu’il m’était loisible de contrôler.

Ainsi, au milieu de l’affluence sans cesse grandissante, je parcourus :

La salle d’armes, dont le nom indique la décoration, je donnai un coup d’œil à des pièces étiquetées : harnais de guerre de François Ier, canons de Fuenzo, mousquets de Gonzalès d’Almaceda… Je vis des escopettes arabes, des hallebardes, des pertuisanes, des armures…

Tout cela, évidemment, n’avait aucun rapport avec mes préoccupations dominantes. Je passai donc devant ces armes historiques avec une indifférence qui m’eût bien fait mal juger par les collectionneurs, pour me lancer dans la magnifique salle de bal ; dans la riche bibliothèque, formant annexe de la précédente et ornée de tableaux des maîtres espagnols, de tapisseries anciennes, dont on pavoise la façade du palais les jours de fêtes royales ; dans divers autres salons. Et je m’arrêtai devant un mur, derrière lequel devaient commencer les appartements particuliers, ces « private » qui m’intéressaient plus que tout le reste, par la raison péremptoire que l’accès m’en était interdit.

Pour détourner ma curiosité de la faute dangereuse sur laquelle je la sentais s’engager, je revins dans les premiers salons, et priai un invité, isolé comme moi, de vouloir bien me désigner le maître de la maison, le comte de Holsbein-Litzberg.

Mon interlocuteur me montra un homme de taille moyenne, à la charpente puissante, à la face large auréolée de cheveux d’un blond pâle, alors que la barbe soignée avait des tons de cuivre rouge.

Au centre d’un groupe, le comte pérorait avec animation.

Je remarquai que ses traits étaient agités par moments, de fugitifs frémissements. Ses sourcils se fronçaient malgré lui, et dans ses gestes mêmes, on sentait l’effort.

Détail curieux, il me donna à cet instant, l’impression d’un homme en proie aux premières atteintes de la neurasthénie.

Je devais autrement m’expliquer bientôt l’agitation que je constatais en lui et qu’il s’efforçait courageusement de dissimuler.

Tout en l’observant avec une insistance telle que je me suis souvent demandé depuis si je n’étais point guidé par un inconscient pressentiment, je ne perdais pas de vue l’entrée principale.

Soudain, je cessai de m’occuper du comte de Holsbein-Litzberg.

Sur le seuil du premier salon, venait d’apparaître un uniforme qui fait battre le cœur de tout loyal Anglais.

Un capitaine d’état-major de notre armée était là, grand, sec, blond, à peu près de mon âge, s’avançant avec cette morgue souveraine que les officiers des autres nations cherchent à imiter sans pouvoir y parvenir.

Ah ! le capitaine représentait dignement l’Angleterre, la grande île que la valeur de ses enfants a fait la reine des mers, la souveraine du monde.

Je demande pardon à tous de cette bouffée de lyrisme.

J’ai remarqué que chaque peuple se déclare le roi du monde tout comme nous. Cela tient sans doute à ce que chacun est roi du petit morceau de territoire qu’il occupe. Aussi pensé-je mériter l’indulgence que j’accorde volontiers aux autres.

Mais ce n’est point là ce qui me préoccupa à cette heure.

L’uniforme anglais ne se voit que rarement à Madrid. Aussi me déclarai-je sans hésiter que ce capitaine d’état-major était celui que j’attendais, sir Lewis Markham.

Et poussé par mon désir de savoir, comme par une faim dévorante longtemps contenue, mise tout à coup à portée d’une table copieusement servie, je marchai aussi vite que possible vers l’officier, je le joignis et m’inclinant, avec grâce, j’ose le dire :

— Sir Lewis Markham, je pense, fis-je, puis me désignant moi-même : Max Trelam.

Cette présentation eut un effet immédiat.

La figure du capitaine s’illumina d’un sourire, ses mains saisirent les miennes, les serrèrent avec effusion, tandis qu’il prononçait ces paroles, aussi étranges qu’inattendues :

— Max Trelam… Ah ! mon cher camarade, quelle bonne fortune de vous revoir. Allez, allez, vous n’étiez pas oublié par mon cœur. On n’oublie pas les vieux camarades de l’Université d’Oxford.

J’ai, je le garantis, une certaine habitude des propos interrompus, mais, dans le cas présent, je demeurai sans voix.

Ce camarade d’Oxford, se révélant subitement, me plongeait dans un étonnement d’autant plus légitime que j’ai fait toutes mes études à l’Université de Cambridge.

Et tandis que je délibérais encore en moi-même sur l’opportunité d’une réponse adéquate, sir Lewis me prit familièrement le bras et m’entraînant :

— Allons saluer M. le comte de Holsbein… Après, nous bavarderons. Joie et contentement, nous aurons à nous rappeler la vieille Université.

Ma foi, je me laissai faire.

Nous présentâmes nos devoirs au comte qui nous répondit avec une évidente distraction, bien que son regard me parût se fixer sur mon compagnon avec une singulière expression interrogative et haineuse.

Ce soin de politesse rempli, le capitaine m’entraîna de nouveau avec lui vers l’une des portes-fenêtres s’ouvrant sur la terrasse qui, on se le rappelle, domine le jardin d’environ deux mètres.

Il parlait, parlait, me rappelant des souvenirs d’Oxford, que je n’avais certainement pas emportés de Cambridge.

— L’an dernier, j’ai rencontré Holser, vous savez, Holser, notre capitaine de foot-ball, un colosse de six pieds et des pouces, fort comme un taureau… Oui, je vois, vous revoyez en pensée… le brave vieux garçon, qui n’était jamais de nos parties de plaisir, parce qu’il consacrait ses loisirs à sa plus jeune sœur Kate… Kate, nous étions durs pour ce pauvre laideron. Ses yeux, disions-nous, ont dû être unis par un mariage de raison, car ils ne consentent jamais à regarder du même côté.

Seulement, à mesure que ses « remembrances » se succédaient, sir Lewis Markham baissait le ton, par gradations insensibles, si bien qu’en arrivant à la terrasse, sa voix n’était plus qu’un chuchotement.

Cette soirée de novembre avait une douceur de printemps. Madrid, la ville froide, balayée par les âpres vents de la Nevada, donne parfois à ses habitants des surprises de température clémente.

Quelques couples, lassés sans doute par la chaleur des salons, erraient comme nous en cet endroit, humant quelques bouffées d’air frais, avant de se replonger dans la fournaise.

Le capitaine m’amena à l’une des extrémités, s’assura d’un regard rapide qu’aucun indiscret ne se trouvait à portée, puis lentement, d’une voix légère comme un souffle :

— Il est admis maintenant que nous sommes des camarades d’Université. Rien de plus naturel que notre entretien. Heureux de nous revoir, nous sommes gais. Quand je vous toucherai le bras, ayez la bonté de rire très ostensiblement.

J’inclinai la tête, je m’habituai à la situation baroque d’avoir pour camarade cet officier que je voyais pour la première fois.

Il craignait d’être espionné. Cette crainte expliquait tout.

Il continuait d’ailleurs :

— Je vous déclarerai d’abord tout franchement que ce qui se passe en ce moment, de vous à moi, est complètement à l’encontre de mes souhaits. J’ai résisté le plus possible, mais la direction du Times est puissante ; elle a pris l’engagement de ne rien publier de ce que vous apprendriez, avant que l’autorisation vous en soit donnée, soit par moi, soit par une autre personne dont je vous parlerai à l’instant. J’ai dû céder.

— Très obligé, plaçai-je, légèrement froissé par les paroles de mon interlocuteur.

— Cela n’est point matière à obligation… Ce soir, vous apprendrez des choses telles que vous comprendrez la justesse de ma pensée. Moins on est de gens à savoir, mieux cela vaut pour la paix de l’Europe.

Mais, changeant de ton :

— Au surplus, laissons cela. J’agis par ordre. Vous également. Tous deux, nous sommes gentlemen, susceptibles d’échanger de l’estime… Obéissons à nos instructions sans chercher plus loin. Je suis d’abord chargé de vous dire pourquoi l’on vous a envoyé en Espagne, à propos d’un document volé à Londres, et dont la destination est Berlin.

— Ma foi, m’écriai-je, ce me sera un plaisir…

Il m’interrompit :

— Plus bas… d’ailleurs, riez…

Un coup d’œil m’apprit que deux personnes s’étaient accoudées à la balustrade à quelques pas de nous, et j’eus un éclat de rire qui me valut l’approbation de mon interlocuteur.

— Très bien, vous pouvez renoncer à la gaieté.

Les deux personnages inquiétants s’éloignaient. C’étaient sans doute deux tendres, occupés d’un flirt et non pas de politique.

— Donc, reprit sir Markham, comme s’il continuait naturellement une conversation commencée, l’espion qui a cambriolé lord Downingby pensait que son larcin serait connu seulement le lendemain matin. Ce délai lui permettait de s’embarquer et de parvenir en territoire allemand.

— Mais qui est cet homme ?

Le capitaine haussa les épaules.

— Ne me demandez que ce que je sais… Ainsi que vous, je suis une marionnette emportée dans la tragédie qui peut ensanglanter l’Europe. Mais ne m’interrompez pas, les minutes sont précieuses.

Et lentement :

— La découverte immédiate du vol bouleversa le plan du cambrioleur ; il trouva les ports gardés, surveillés si étroitement qu’il ne put partir que le lendemain, et encore pour la France. Quand on porte sur soi un trésor, on devient timide. À de certaines précautions prises, le personnage qui, paraît-il, est un professionnel réputé, avait reconnu la main tendue vers lui pour le saisir.

Son gouvernement pensa de même, car un télégramme en style convenu lui enjoignit au débarqué de gagner Madrid.

— Pourquoi ?

Il me pressa fortement le bras en murmurant :

— Riez donc !

Deux messieurs se promenaient, venant à nous. Mais ils ne nous accordèrent aucune attention et s’éloignèrent avant même que mon rire, par ordre, se fût éteint.

— Il semble, poursuivit le capitaine sans transition, que l’on ait lancé à la poursuite de l’espion, car le voleur est un espion, un personnage particulièrement redouté par ces industriels. Or, à Madrid, réside, depuis huit jours, M. deKœleritz, secrétaire de la Chancellerie allemande, envoyé extraordinaire chargé de conclure avec le ministère espagnol un nouvel accord commercial.

Le voleur doit remettre le document enlevé à ce fonctionnaire, lequel l’acheminera sur Berlin. Ceci pour dépister la poursuite. C’est ce que nous appelons croiser les traces.

— Et cet envoyé extraordinaire consentira à ce rôle odieux, dis-je, emporté par une révolte de tout mon être.

— Vraisemblablement, puisque je prononce textuellement les paroles qui m’ont été confiées pour vous être rapportées. Au surplus, j’arrive au bout de ma communication. C’est un ordre à votre adresse…

— À mon adresse ?

— Oui, et le voici : Obéir, sans réclamer d’explication à quiconque ce soir réclamera votre concours au moyen du nombre 323.

323 ! Je me frappai le front.

— Mais, c’était le chiffre du coffre-fort de lord Downingby !

Flegmatiquement, le capitaine grommela :

— C’est possible. À présent, rentrons, voulez-vous. Mon ambassadeur doit paraître à cette soirée, et je suis tenu d’être à sa disposition.

Derechef, il passa son bras sous le mien, et m’emmena lentement.

Comme nous rentrions dans le grand salon, il s’arrêta net, disant :

— Ah ! señorita, permettez que je vous présente mon ami, — il appuya sur le mot avec tant de force que l’idée me vint aussitôt qu’il y avait là un signal convenu. — … Mon ami Max Trelam, correspondant du Times.

La personne n’était autre que l’inconnue du Prado, l’admirable Tanagra vivante.


VI

OÙ IL EST QUESTION D’UN ENLÈVEMENT PLUS SURPRENANT QUE CELUI DU FOREIGN-OFFICE


— La marquesa (marquise) d’Almaceda, reprenait Markham en désignant la dame.

Puis s’adressant de nouveau à elle :

— Mon ami est étranger, très dépaysé dans cette réunion. Vous agréerait-il que je vous le confie ?

— La recommandation du capitaine Markham est une sûre caution, fit-elle d’une voix bien timbrée…

— Merci, j’aperçois justement mon ambassadrice… Son mari ne saurait l’accompagner ce soir, et m’a délégué ce soin.

Il salua deux fois, profondément pour la marquise, plus légèrement pour moi, et s’esquiva en murmurant :

— Excusez… le devoir…

Je restais seul en face de la marquise, absolument empêtré de ma personne. L’imprévu de la rencontre, l’impression du mystère s’agitant autour de moi, tout contribuait à m’enlever ma présence d’esprit ordinaire.

Elle s’en aperçut et, avec une grâce parfaite :

— Offrez-moi le bras. C’est en causant qu’un étranger s’initie à un monde inconnu. Cherchons un coin où l’on puisse causer en liberté.

Je m’exécutai. Je sentis sa main fine se poser légèrement sur mon bras, mais je dois constater que ce fut elle, et non moi, qui prit la direction de la marche.

Cinq minutes plus tard, nous pénétrions dans un petit salon, à l’extrême bout de l’enfilade des « réceptions », petit salon de conversation, garni de poufs, de divans, de meubles moelleux propices aux bavardages, et dont les murailles disparaissaient presque sous les tapisseries flottantes destinées, de même que celles de la bibliothèque, à draper la façade de la Casa Avreda, le jour de la fête du roi.

Deux ou trois couples s’y étaient déjà réfugiés, échangeant à voix basse des répliques qui amenaient des tons roses sur les visages et des rayonnements dans les yeux.

Ma compagne m’entraîna à l’écart vers une causeuse en S. Nous nous assîmes, et elle se prit à parler, heureusement pour moi, car je me sentais tout à fait incapable d’exprimer une idée.

— Avant toute chose, dit-elle d’une voix abaissée, mais délicieusement musicale, je dois vous faire connaître votre guide dans ce milieu nouveau. Je suis une femme de chiffres.

— Vous ! parvins-je à balbutier.

Son affirmation me « renversait » littéralement. Cette « Tanagra », une femme de chiffres ! Oh fi !

Elle eut un petit rire.

— Mais oui, moi-même, le chiffre m’apparaît nimbé de poésie. Chaque chiffre provoque en mon esprit l’éclosion sion d’une image. Ainsi, un exemple, un 2 placé entre deux 3, me représente un cygne captif entre les rives escarpées d’un lac.

Je tressaillis… un 2 entre des 3, mais cela constituait le nombre fatidique, secret du coffre-fort, 323.

La marquise me regardait bien en face. Dans ses yeux bleu-vert, une question se précisait.

et elle vit, chose incroyable, sa jeune
maîtresse, enveloppée par une corde
qui l’enlevait par la fenêtre.

Plus de doute. Elle était celle qu’avait prévue l’ordre transmis tout à l’heure à ma personne par le capitaine Markham.

Par ma foi, à aucune autre, il ne m’eût été plus agréable d’accorder mon aide, et je répliquai d’un ton pénétré :

— J’obéirai.

Elle me sourit… presque avec reconnaissance.

— Sans interroger ?

— Sans interroger.

Ses doigts effilés serrèrent les miens, puis reprenant son expression de sphynx.

— Pour vous récompenser, je vais vous conter une histoire, une histoire qui est un peu la suite de celle que vous narrait tout à l’heure sur la terrasse le capitaine Markham.

— La suite ? fis-je, ressaisissant d’un coup toutes mes facultés, pour ainsi dire engourdies depuis ma présentation à ma gracieuse interlocutrice.

Elle jeta ce rire léger et cristallin qui lui paraissait habituel.

— Ah ! cela vous intéresse. Tant mieux. Rien ne me plaît davantage qu’un auditeur attentif. On raconte mieux. Il semble que la valeur narrative doit augmenter, et ma foi, l’on ressent comme une reconnaissance de cet accroissement de talent… Mais je m’égare, et le temps vole…

Coïncidence peut-être fortuite, elle me répétait là presque les mêmes paroles que Markham sur la terrasse. Les minutes sont précieuses, avait-il dit. Le temps vole, disait la marquise.

— Vous n’avez pas aperçu ce soir, Mlle Niète de Holsbein, la fille du comte qui nous reçoit ?

— Non, en effet.

— N’ayez point de remords. Si vous n’avez point vu cette blonde et mignonne jeune fille, ce n’est point faute d’attention. Elle n’a point paru à la réception.

— Malade, peut-être ?

— Son père l’a déclaré à ses amis… Il les a trompés. Niète a été enlevée ce soir, à cinq heures, alors que le crépuscule finissait.

— Enlevée… un amour ?…

L’énigmatique créature secoua la tête avec une subite tristesse, puis elle eut un geste brusque qui semblait repousser une idée pénible et elle reprit, la voix éteinte par un voile :

— Non, non, ne croyez pas cela. Au surplus j’explique, à cinq heures Niète se trouvait dans un pavillon situé de l’autre côté du jardin.

— Je sais, sur la rue Zorilla.

— C’est cela même. Vous l’avez remarqué tantôt, en revenant du Prado. Vous vous êtes livré à une investigation tout autour de la Casa Avreda.

Je la considérai avec stupeur. Comment savait-elle cela ?

Mais elle allait toujours.

— Ce pavillon se compose d’un rez-de-chaussée surélevé de cinq marches et divisé en deux pièces que sépare une cloison percée d’une porte fermée par une simple tenture. Ces pièces n’ont aucune ouverture sur la rue. Chacune accède au jardin par un petit perron. Ces perrons sont construits sur un même diamètre. Au-dessus, une terrasse où, durant la belle saison, l’on trouve plus d’air qu’à l’étage inférieur.

Niète adore ce pavillon. C’est en quelque sorte son cabinet de travail.

Elle s’y livrait donc, dans la pièce dont les baies regardent de ce côté, achevant à la lumière une broderie. Sa femme de chambre, Concepcion, qui ne la quitte jamais, lisait un roman quelconque.

Très actionnée à sa lecture, cette dernière était à cent lieues de Madrid, suivant les tribulations du héros du livre, quand un cri étouffé lui fit lever la tête.

Et elle vit, chose incroyable, sa jeune maîtresse enveloppée par une corde qui l’enlevait par la fenêtre.

D’un bond elle se leva, les bras tendus, pour retenir Niète qui allait disparaître. Mais d’en haut, elle en eut la nette perception, bien qu’elle n’ait aperçu personne, un jet de liquide pulvérisé fut dirigé contre elle, lui emplissant les yeux de picotements insoutenables.

Pendant quelques instants, elle demeura aveuglée, annihilée par la douleur. Celle-ci s’apaisa peu à peu. Concepcion put regarder autour d’elle.

De Niète, plus de trace.

Affolée, la camériste monta jusqu’à la terrasse. C’était là que devait aboutir la corde.

Rien, personne !

Les ravisseurs et leur victime semblaient s’être évanouis en fumée.

La marquise s’arrêta une minute, comme pour me laisser le loisir de déguster son histoire.

Le fait est que j’avais besoin de respirer, de remettre en ordre mes idées.

Cet enlèvement audacieux, en plein cœur de Madrid, à faible distance des artères les plus fréquentées, la bizarrerie du procédé employé, cela me mettait dans la disposition du lecteur absorbé par les inventions stupéfiantes de certains romans-feuilletons.

Ce lecteur-là peut se ressaisir. Il quitte le volume et il se retrouve dans la normale.

Tandis que moi, j’étais en plein feuilleton réel. La marquise n’était point un mythe, ni M. de Holsbein, ni cette blonde Niète que je ne connaissais pas encore.

— Et le comte nous reçoit, après un événement si cruel ?

L’accent de la jeune femme se fit sec, dur pour répondre.

— On l’y a forcé.

— Qui donc a imposé pareille épreuve à un père ?…

Elle ne me laissa pas terminer.

— Attendez, avant de juger, M. Max Trelam. Je reprends mon récit. Conception finit par où elle eût dû commencer. Elle revint dans cette demeure, joignit le comte et lui fit part de l’événement.

Mais elle achevait à peine qu’un valet remettait à M. de Holsbein, une lettre qu’un commissionnaire venait d’apporter. L’homme attendait dans l’entrée, que l’on voulût bien lui dire s’il y avait une réponse ou non.

Le comte ouvrit cette lettre. Elle était ainsi conçue :

— Comment, balbutiai-je, vous savez le contenu ?…

— Oui.

— Cela me paraît inexplicable.

— Qu’importe, n’êtes-vous plus disposé à m’obéir sans réclamer d’éclaircissements ?

— Ne le croyez pas, Madame. J’ai promis.

— En ce cas, sachez vous contenter de ce que je puis vous confier.

Son accent s’adoucit pour reprendre :

— Donc, la lettre disait ceci : « Comte, votre fille Niète mourra ce soir si vous n’exécutez pas de point en point ces instructions. Elles sont simples, du reste, et vous paraîtront sans doute plus faciles à accepter que le trépas de votre enfant. »

— Horrible, fis-je malgré moi.

Elle ne parut pas entendre.

—  « Dans la partie ancienne de votre habitation, existe la Chambre Rouge, ainsi nommée de la couleur de sa tenture et de sa cheminée de marbre ornée des armes de dom Priola d’Avreda, grand prieur de l’Ordre des Bartolomites. Dans cette salle et sur la table aux incrustations de cuivre, laquelle en occupe le centre, vous laisserez, de neuf heures à minuit, sans que personne soit dans la salle, le traité que vous avez volé au Foreign-Office…

— Hein ? clamai-je.

— … sous le déguisement d’un ouvrier ravaleur… Ceci est ma volonté et je signe pour bien vous démontrer que je serai sans pitié : X 323.

Cette fois, je restai muet.

Encore ce nombre 323.

Ceci et aussi l’accusation lancée par mon interlocutrice contre le comte de Holsbein, accusation de cambriolage du cabinet de notre Premier, à Londres, m’enlevait jusqu’à la faculté de respirer.

Quelle effrayante succession de révélations !

Et la marquise acheva paisiblement :

— On chercha le commissionnaire pour lui répondre ce simple mot : Convenu. Mais le porteur du message avait disparu, sans que les domestiques, affairés par les derniers préparatifs de la réception, se fussent même aperçus de son départ.

Depuis neuf heures, il en est onze maintenant, un document dont la divulgation bouleverserait l’Europe, repose suivant la volonté de X 323, sur la table incrustée de cuivre de la chambre Rouge.

Et comme j’allais enfin exprimer mon étonnement, la marquise me montra d’un geste circulaire que nous étions seuls dans le petit salon. Les autres s’étaient éloignés, les uns après les autres, sans que je les eusse remarqués.

Elle se leva, me dit :

— Venez.

Puis, elle souleva l’une des tapisseries flottant le long du mur. Une porte apparut. Avec une clef minuscule, elle ouvrit, et me saisissant le poignet, elle m’attira à sa suite dans l’ouverture.

La porte se referma sur nous.

Que signifiait cela ? Mon visage exprimait sûrement l’ardente curiosité qui me tenait, car la jeune femme appuya l’index sur ses lèvres et articula ces mots :

— Sans explication, obéir ?


VII

UNE ÉVASION


J’affirmai du geste et je la suivis.

Nous étions dans un couloir à la voûte cintrée, au sol pavé de larges dalles, dont l’usure attestait l’ancienneté.

Probablement une galerie du cloître devenu résidence de clercs. Et dans la pénombre, car nous n’étions éclairés insuffisamment que par des becs de gaz largement espacés, j’eus la vision de cette maison, alors qu’elle abritait des hommes ayant renoncé aux pompes du monde.

Je sentis peser sur moi la tristesse des renoncements… Je me représentais les moines austères glissant lentement sur les dalles que balayaient leurs robes de bure.

Nous marchions toujours. La galerie marqua deux coudes à angle droit et soudain je m’arrêtai, retenant ma compagne.

À dix mètres de moi, debout devant une porte dont la boiserie se découpait en rouge sur la blancheur de la muraille, je venais d’apercevoir un domestique vêtu de la livrée de la maison du comte de Holsbein.

Mais la marquise l’avait vu avant moi.

Elle me rassura d’un sourire et continua d’avancer vers cet homme.

Le laquais nous observait. Il fit mine de se mettre en défense, puis il se ravisa… D’où provenait ce changement d’attitude ?

Les premières paroles de la marquise m’éclairèrent.

Il l’avait reconnue.

Mais malgré cela, la scène qui suivit me demeura d’abord inintelligible.

— C’est toi, Marco, fit-elle de sa voix mélodieuse.

— C’est moi, Madame la marquise.

— Je n’ai pas voulu tarder à te faire part d’une nouvelle heureuse.

Elle marqua une pause, donnant ainsi au domestique, un Espagnol petit, râblé, à la physionomie naïve et passionnée, le loisir d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la bouche en O, signes évidents d’une curiosité fort surexcitée.

— Tu aimes la jolie Concepcion ?

— Oh ! Madame la marquise, comme la Mère de Dieu, avec cette différence pourtant, rectifia-t-il, que j’espère l’épouser, tandis que la Santa Virgen, je ne l’espère pas.

Concepcion ! mais c’était la camériste de la jeune demoiselle Niète, dont je venais d’apprendre la tragique aventure. Fille d’espion, enlevée par un autre espion, avec la mort suspendue au-dessus de sa tête blonde.

— Je sais, reprenait ma singulière compagne, que vous souhaitez tous deux économiser assez pour ouvrir une confiserie sur le Prado.

— Hélas ! notre mariage n’est pas pour demain… Il s’en faut de mille pesetas (mille francs).

— Eh bien, Marco, ce gentleman et moi (elle me désignait de sa main finement gantée), en faisant la récapitulation de notre « bourse de bienfaisance », nous avons reconnu un reliquat de mille pesetas, et avons résolu de l’employer à assurer le bonheur de deux amoureux… Les voici, les mille pesetas.

Elle présentait devant les yeux du laquais ahuri, une petite liasse de billets del banco real (de la banque royale).

— Oh ! señora, balbutia Marco, oh ! señor !

D’elle à moi, il promenait ses regards embués par une reconnaissance éperdue. J’avoue que la gratitude de ce pauvre diable me gênait, car, en toute équité, je devais m’avouer n’y avoir aucun droit.

Mais la mystérieuse jeune femme ne laissa pas à mes sentiments le temps de se faire jour.

— Alors, dit-elle du ton le plus suave, prends ces billetes (billets), Marco, et ne tarde pas une minute pour annoncer à Concepcion que votre bonheur est assuré. Va…

Marco secoua la tête.

— Ah ! je voudrais, mais…

— Mais quoi ?

— Je ne peux pas quitter cette porte.

Il montrait avec un ennui comique la porte teintée de rouge, devant laquelle il se tenait.

— Qu’est-ce qui te retient là ?

— Les ordres de M. le comte de Holsbein.

— Que me racontes-tu là ?

— Il m’a enjoint de ne pas perdre cette porte de vue jusqu’à minuit.

— A-t-il peur qu’elle ne s’envole ?

Le laquais haussa les épaules en un mouvement dubitatif. Après quoi, il murmura d’un air pensif :

— Peut-être.

À tout autre moment, j’aurais ri de la réplique de ce garçon, mais je m’avisais qu’une sorte de duel était engagé entre les deux interlocuteurs, et d’instinct, je souhaitais que la charmante marquise triomphât.

Mon souhait devait être exaucé.

— N’est-ce que cela ? modula-t-elle… Cours auprès de Concepcion… Je t’attendrai ici avec le señor. De la sorte, quatre yeux seront fixés sur la porte et tu pourras loyalement certifier au comte que des regards vigilants ne l’ont point quittée de la soirée.

— Madame la marquise consentirait…

Elle prit une mine attendrie, prononçant avec une mélancolie que la situation présente ne justifiait pas :

— Donner aux autres le bonheur, c’est ma destinée…

Marco, lui, ne remarqua point l’étrangeté de ces paroles qui semblaient un cri de détresse échappé à l’âme endolorie plutôt qu’une réponse à la question du laquais.

— Je me hâte, pour abréger la station de Mme la marquise.

Et de fait, il partit en courant.

Mme  de Almaceda s’était déjà ressaisie. Elle entama soudain une dissertation sur les confiseries du Prado, et les chances qu’avait le ménage futur de Marco et de Concepcion, d’arriver à l’aisance.

Je l’écoutais, ou mieux, j’écoutais la musique de sa voix. Je venais de me déclarer qu’il se passait en ce moment une chose dont l’explication me serait refusée, et je me résignais sans trop de peine.

Ma première idée avait été que ma compagne éloignait le domestique pour pouvoir pénétrer dans la Chambre Rouge et enlever le document qui s’y trouvait.

J’avais fait fausse route, car rien n’indiquait qu’elle eût eu semblable pensée.

Elle parlait vite, pour parler. Évidemment il lui importait peu de dire des choses intéressantes.

Je tournais le dos à la porte de la Chambre Rouge. Peut-être, sans que je m’en aperçusse, la marquise avait-elle manœuvré de façon à m’amener insensiblement à cette position.

Tout à coup, il me sembla percevoir derrière moi, le glissement léger d’une porte ouverte avec précaution.

Je voulus me retourner d’instinct, sans réflexion, obéissant à cette attraction machinale qui mène les regards vers un son inattendu.

Et ce fut la surprise nouvelle, après toutes celles de la soirée.

D’un geste brusque, prompt comme l’éclair, la marquise jeta ses bras en avant, ses mains s’appliquèrent sur mes joues, immobilisant ma tête, tandis que ses doigts, qui couvraient mes oreilles, exécutaient un rapide battement, dont l’effet fut de remplir mon appareil auditif d’un bourdonnement continu, m’interdisant d’entendre tout autre bruit.

Je crois que, toute autre lady, agissant ainsi, j’aurais estimé sa tenue shocking au dernier point… Ici, je n’eus même point la pensée de juger l’acte de la marquise inconvenant.

Pourquoi ? je l’ignore.

Est-ce que, dans sa manière, mon moi intime sentait l’absence de tout sous-entendu ? Est-ce que les circonstances plaidaient pour elle ?

Je le répète, je ne saurais élucider ceci.

Mais je pense que les gens qui établissent des règles de tact et de bienséance, dans lesquelles ils ordonnent à tout le monde de circuler absolument comme le public s’engage dans les balustrades à circonvolutions aux guichets du Métropolitain, se trompent grossièrement.

Ce qui doit et peut se faire, varie selon l’individualité.

Le tact est une saveur personnelle, et non un uniforme que l’on impose à tous.

Mais je divague, je veux toujours voir clair au fond de mes impressions, et j’oublie que le fond de Max Trelam vous est sans doute totalement indifférent.

Malgré les mains qui me retenaient captif, je pus couler un coup d’œil fugitif à ma gauche.

Disparaissant à l’angle du couloir, il me sembla distinguer confusément la silhouette d’un homme qui disparut aussitôt.

La marquise comprit que j’avais vu, oh si peu !

Elle me lâcha aussitôt, et me menaçant du doigt :

— Enfant terrible, vous m’obligez à m’expliquer encore…

Et avec un rire charmant qui me prouvait à tout le moins que je ne l’avais point trop fortement irritée :

— Le commissionnaire qui, tantôt, a apporté la lettre menaçante de X 323, était X 323 lui-même.

— Lui ! m’écriai-je abasourdi, il a eu l’audace…

L’audace était bien le mot. Venir dans la maison de l’homme dont on a ravi la fille, auquel on jette une menace de mort.

Pourtant, paraît-il, j’avais des idées erronées sur les actions téméraires, car ma compagne coupa ma phrase stupéfaite :

— Attendez donc, pour parler d’audace. (Dans son accent, il y avait une vibration d’orgueil). X 323, resté seul pour attendre la réponse, profita de l’inattention du personnel, absorbé par les ultimes préparatifs de la fête, décorations, etc. Il se glissa jusqu’ici, pénétra dans la Chambre Rouge, et se dissimula sous la vaste cheminée qui occupe presque tout le panneau de gauche.

J’écoutais.

X 323 prenait pour moi les proportions d’un héros de la fable.

— Il avait bien jugé Holsbein. Il lui avait tendu un piège, de nature à frapper terriblement, non seulement sa propre imagination, mais encore celle des espions à combattre dans l’avenir. Paraître avoir le don de l’impossible est une force terrible, parce que les hommes sont tous enclins à aimer le merveilleux. Sans cela, la raison leur dirait que l’impossible n’est pas possible, et que la réalisation d’une chose réputée impossible a toujours, pour qui la recherche sans parti-pris, une explication simple et naturelle…

Et, baissant la voix, comme si elle craignait que ses paroles ne se propageassent autour de nous :

— Vous venez de voir comment X 323 a quitté la Chambre Rouge, emportant le document dérobé au Foreign-Office. Eh bien, Holsbein sera affolé, lorsqu’il trouvera la chambre vide, lorsque ses factionnaires lui affirmeront n’avoir pas bougé de leur poste. Je dis factionnaires au pluriel, parce qu’un autre domestique croise devant la fenêtre, dans le jardin… Et il ne viendra pas à l’idée de ce lourd Allemand que le commissionnaire, nous, et une fausse clef agissant avec entente, aurons tout fait le plus simplement du monde.

— C’était X 323 ? trouvai-je seulement la faculté de dire.

— Oui.

— Pourquoi n’avoir pas eu toute confiance en moi ?… Mon loyalisme…

— Ne fait pas doute, interrompit-elle vivement ; seulement X 323 ne jugeait pas que vous dussiez le voir encore.

— Encore ? Voilà un mot qui me fait supposer que je le verrai.

— Je le crois. À présent que le document est revenu à ses légitimes propriétaires, il est probable qu’il tiendra à vous remercier de la discrétion du Times et de son correspondant. Mais silence, voici Marco.

Et elle reprit sans transition sa petite conférence sur les confiseries.

Marco en effet arrivait tout essoufflé.

Ce fut une avalanche de remerciements, d’exclamations. Conception était folle de joie. Sa vie, celle de Marco seraient désormais à la disposicion de usted.

La marquise coupa court à l’exubérance de l’amoureux ravi et derechef m’entraîna dans son sillage.

Elle connaissait admirablement les aîtres, car au lieu de regagner le petit salon d’où nous étions partis, nous débouchâmes en arrière du « buffet ».

Conception avait-elle pressenti que nous opérerions notre rentrée de ce côté ? Peut-être. En tout cas, elle se trouvait là, se précipita sur nous, nous prit les mains, les baisa, fit mine de s’agenouiller, tout cela au milieu d’un flux de paroles où la Vierge, les Bienheureux, la confiserie, notre salut éternel, son amour, se mêlaient dans cet inextricable désordre dont l’âme catholique espagnole a le secret.

Processions et sérénades, encens et castagnettes, ces choses qui, pour nous, représentent des idées situées aux antipodes de la pensée, forment chez le peuple transpyrénéen un amalgame dont une señora me disait un jour, non pas avec le scepticisme du Nord, mais bien avec la foi profonde de la Péninsule :

— Nous autres, pauvres mortels, nous mêlons tout ensemble, le bon et le mauvais ; mais, voyez-vous, Dieu et le Diable sont de puissants seigneurs : chacun arrive à retirer sa part.

Cependant, la marquise de Almaceda consentait à ce que Concepcion l’accompagnât au vestiaire, où elle avait déposé son manteau, et elle me tendait sa main fine avec ces mots :

— Je vous remercie, sir Max Trelam, sans vous j’aurais été fort embarrassée.

Elle se moquait sans doute… Embarrassée, elle !… J’avais conscience d’avoir, durant toute la soirée, eu l’importance d’un petit garçon.

Elle s’était éloignée.

Je restais là, à quelques pas du buffet, les idées cavalcadant sous mon crâne. Oh ! idées pas désagréables. Le document était reconquis, la paix assurée, l’Angleterre victorieuse… All right ! Dieu et mon Droit. La vieille devise britannique se justifiait une fois de plus.


VIII

SOUS LA LIVRÉE DU COMTE D’HOLSBEIN


Le bruit d’une discussion me tira de mes réflexions.

Au buffet, les « serveurs » entouraient un domestique, revêtu de la livrée du personnel de la Casa Avreda, dont l’attitude, l’accent indiquaient clairement l’état d’ébriété avancée.

En soignant les invités de son maître, le serviteur avait jugé équitable de se soigner lui-même, et il avait eu également des attentions répétées autant que spiritueuses.

Le résultat, facile à prévoir, était une démarche titubante et une voix pâteuse du plus déplorable effet.

Tel était d’ailleurs l’avis des autres gens de service, car ils insistaient auprès de leur camarade, afin que celui-ci regagnât sa chambre, sans bruit, et ne s’exposât pas à être vu par le « patron », qui, sans aucun doute, punirait d’un renvoi immédiat le scandale provoqué par Antonino.

Antonino, ainsi s’appelait le délinquant.

Mais on connaît l’obstination horripilante de ceux qui noient leur raison dans un certain nombre de verres.

L’ivresse est une folie momentanée, jusqu’au jour où, par la voie du delirium tremens, elle arrive à être l’aliénation chronique.

Comme la folie, sa sœur, elle est victime de l’idée fixe. De là, l’entêtement proverbial des ivrognes.

Or, Antonino, cramponné à un dressoir, dodelinait de la tête, répondait invariablement à toutes les objurgations :

— Le patron m’a dit : Antonino, à minuit exactement, tu te trouveras, muni d’un bougeoir, dans le couloir du vieux Logis, près de la porte du petit salon des tapisseries. À minuit, je dois être là avec mon bougeoir. C’est la consigne. Si je me couche, je n’y serai pas, je ne veux pas me coucher avec un bougeoir.

Le niais. Il s’était grisé, alors que lui était réservée la bonne fortune de voir la figure du comte de Holsbein, lorsqu’il constaterait la fuite, inexplicable pour lui, du document enfermé dans la chambre Rouge.

Cette réflexion traversa mon cerveau comme un trait de feu, suivie presque aussitôt de celle-ci :

— Je paierais cher pour être à sa place.

Avez-vous remarqué comme l’imagination marche vite ? Comme la lumière et l’électricité, elle doit faire du 96,000 lieues à la seconde. Automobilistes, pleurez, vous progressez comme des tortues !

En une seconde donc, je m’étais déclaré :

— Il faut que je prenne sa place… Je la prendrai… Oui, mais comment y arriver ?… Ah ! par le ciel ! Concepcion va m’aider.

La fille de chambre, en effet, venait de reparaître, et m’annonçait sa présence en mettant de nouveau en mouvement Dieu, Saints, Archanges, toute la population du Paradis enfin, pour traduire hyperboliquement la reconnaissance éperdue née en elle du don des mille pesetas.

Je n’y avais nul droit, mais bah ! je l’exploitai sans vergogne et quelques minutes après, Concepcion, stylée par moi, avait fait absorber, à Antonino, deux coupes de champagne aromatisé d’eau-de-vie de Xérès.

Du coup, le laquais avait perdu même le souvenir de sa consigne et de son bougeoir. Il s’était laissé prendre par le bras et mener vers sa chambre.

Sans en avoir l’air, je m’étais glissé sur les traces du couple, non sans recueillir au passage les remarques admiratives des autres serviteurs, vantant l’habileté de Concepcion.

— Oh ! les femmes, il n’y a pas à dire, c’est malin comme le Malin lui-même, compliment qui chatouilla agréablement mon ouïe de reporter, car la malice de Concepcion, je la lui avais soufflée.

Je n’en ai pas orgueil, croyez-le bien, car « confirmer un ivrogne » ne me paraît pas aussi admirable que délivrer son pays ou même qu’empêcher un homme de boire au delà de sa soif.

J’aidai Concepcion à hisser Antonino jusqu’à sa chambre, puis je la renvoyai.

À minuit moins cinq, je sortais de ladite pièce, revêtu de la livrée du drôle, qui ronflait à poings fermés sur son lit… J’avoue qu’il me répugnait, sa livrée aussi, mais la curiosité avait été la plus forte.

Et enfin, j’avais réduit mes scrupules au silence par cet argument péremptoire :

— Je suis correspondant du Times. Je suis ici pour voir et savoir. Il me faut voir.

Avec le sentiment du devoir, on endosse la livrée d’un homme ivre aussi facilement que celle d’un ambassadeur.

Je fermai la porte à clef, puis muni d’un candélabre de cuivre, bougies allumées, je gagnai, par les couloirs que la marquise de Almaceda m’avait fait parcourir, l’entrée du petit salon des Tapisseries.

À cet instant seulement, je me demandai si ma démarche n’était pas stupide, ridicule.

Le comte pourrait me reconnaître. Ne lui avais-je pas été présenté par sir Lewis Markham ?

Mais on lui avait présenté tant de monde, ce soir-là ; et aussi, comment soupçonnerait-il un de ses invités sous la livrée de ses gens ?

Enfin, on est toujours un peu de mauvaise foi, même vis-à-vis de sa propre personne… Je me déclarai que, ayant dérobé la place d’Antonino, je devais à ce garçon de la tenir à la satisfaction de son maître.

Au surplus, la petite porte du salon s’ouvrit et se referma vivement sur deux personnages, apparus comme des diables sortant d’une boîte.

L’un était M. de Holsbein. Dans l’autre, je devinai M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinaire de la Chancellerie allemande, discutant au grand jour la conclusion d’un accord commercial avec l’Espagne, collaborant dans l’ombre à des opérations louches d’espionnage.

À l’inverse de son compagnon, M. de Kœleritz, arrivé à la réception depuis que moi-même en étais… officieusement absent, se montrait maigre, osseux, parcheminé. Très grand, on s’étonnait, lorsqu’il marchait, de n’entendre point cliqueter les os de son squelette.

Il rappelait une composition célèbre d’Albert Durer, la Mort Coquette, le squelette sinistre se parant comme une jolie femme.

Observation fugitive ou presque, de suite le comte s’écria :

— Mais ce n’est pas Antonino.

— Non, fis-je en « vulgarisant » ma voix, je suis un extra de la maison Olaredo (c’était celle qui s’était chargée du buffet)… On m’a dit : Prends un candélabre et attends ici les ordres de M. le comte.

— J’avais commandé Antonino… Pourquoi n’est-ce point lui ?

— Je ne sais pas. Peut-être est-il indisposé…

M. de Holsbein haussa les épaules d’un air mécontent et sèchement :

— Enfin, suivez-nous.

Il passa devant avec M. de Kœleritz, et parcourut le couloir dallé où m’avait guidé naguère la marquise d’Almaceda.

Mon cœur battait, comme à l’approche d’une péripétie capitale.

Nous arrivons devant la Chambre Rouge. Je porte le candélabre de façon à masquer mes traits au brave Marco, qui est toujours de faction.

S’il me reconnaissait, quel désastre !

Mais il n’y a pas de danger. Le pauvre diable est bien trop occupé, à ne pas laisser deviner au comte qu’il a commis une irrégularité en allant aviser Concepcion de son bonheur.

— Tu n’as pas bougé ?

— M. le comte peut en être certain.

— Et personne ne s’est montré ?

— Personne.

— Bien, tu es libre… attends, tu préviendras ton camarade, de faction dans le jardin, qu’il peut aller se coucher… Bonsoir.

Marco s’éloigna à grandes enjambées. Je sens, moi, qu’il a peur d’être rappelé, d’avoir à subir de nouvelles questions.

Il a tourné l’angle de la galerie, il doit pousser un ouf ! de satisfaction.

À ce moment, M. de Holsbein sort de son immobilité.

— M. de Kœleritz, dit-il avec une nuance de déférence, je dois vous prier de vouloir bien vous charger du candélabre pour entrer dans la Chambre Rouge. Moi, je vais avoir les deux mains prises.

Il les montre. De la dextre, il tient une petite clef ; de l’autre, il manie un revolver qu’il vient de sortir de sa poche.

— Il faut s’attendre à tout.

Puis, se tournant vers moi :

— Remettez le flambeau à Monsieur, et attendez-nous là.

J’obéis.

Lui introduit sa clef dans la serrure. J’ai une envie folle d’éclater de rire à la vue de ses précautions pour entrer dans une chambre vide…

Il ouvre, repousse violemment le battant et braque son revolver sur un invisible ennemi.

— Personne ! et l’enveloppe n’est plus sur la table ! Oh !

C’est une exclamation de stupeur et de colère qui ponctue la phrase.

Il ajoute :

— Oh ! j’en suis sûr, maintenant… C’est lui ! c’est lui, cet homme énigme, insaisissable, qui semble un lutin se jouant des barrières et des verrous !

Comme la marquise avait raison tout à l’heure. La tendance à la merveillosité enlève au comte jusqu’à la faculté de raisonner. Mais il n’y a pas de lutins, M. le comte. Pour entrer dans une salle, on ouvre forcément la porte ou la fenêtre.

Il m’aperçoit, se contraint au calme, et murmure :

— Monsieur de Kœleritz, entrons, je vous prie.

Tous deux disparaissent dans la Chambre Rouge, dont la porte se referme.

Oh ! cela commençait si bien. Est-ce que je vais être privé des réflexions que je pressens devoir être échangées ?

Non, non… Un vrai journaliste, et les reporters du Times sont de vrais journalistes, n’est jamais pris de court.

J’ai dans ma poche le petit appareil que la réclame a popularisé à Londres sous le sobriquet de « Plus de Sourds ».

C’est une sorte de microphone à renforçateur enfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière de poche.

Les sourds en introduisent une extrémité dans l’oreille, et ils entendent. Nous, au Times, nous avons trouvé à l’appareil une application à laquelle l’inventeur n’avait certes pas songé.

Nous en avons fait un écoutoir à travers les portes.

Ma foi oui. L’un de nos reporters, ayant remarqué par hasard que l’on pouvait percevoir des vibrations infinitésimales, eut l’idée de s’assurer que la vibration des panneaux d’une porte serait transmise par le « Plus de Sourds »… et il découvrit ainsi qu’appliqué sur le bois, le système apportait au tympan les conversations émises de l’autre côté.

Mon écoutoir sur le panneau, mon oreille à l’extrémité opposée, j’entendis un sanglot.

Qui donc pleurait ? Voilà encore une chose inattendue.

Puis la voix brisée par l’émotion, M. de Holsbein parla :

— Excusez un instant de faiblesse, M. de Kœleritz… j’ai sacrifié ma fille, pauvre petite Niète, à la grandeur de l’Allemagne.

— Que voulez-vous dire ? répliqua l’organe peu harmonieux du plénipotentiaire commercial.

— X 323 la tient en son pouvoir. Il m’a informé qu’elle mourrait si le document de Londres ne passait pas la soirée ici, sur cette table.

— Eh bien ?

— Eh bien… J’ai tenté de prendre cet homme, d’en finir avec lui. Des serviteurs dévoués aux portes, d’autres prêts à leur prêter main-forte au premier appel…

— Et il a trompé toutes vos précautions, il est venu ; il a repris le traité…

— Non, gronda le comte avec explosion… Sur cette table était une enveloppe contenant des papiers sans importance… Voilà comment j’ai donné la vie de ma fille à l’Allemagne !

Je faillis pousser un cri.

X 323 avait été joué. De nouveau, la guerre farouche était suspendue sur les nations d’Europe.

Mais M. de Kœleritz continuait, m’interdisant de penser.

— Alors, vous allez me remettre la pièce en question.
je m’étais trouvé bloqué parmi des
arméniens, vivant avec eux ce que je
pensais être mes dernières heures…

— Pas ce soir, demain.

— Pourquoi ce retard ?

— Parce que X 323 est à ma poursuite… garder ce document chez moi eût été folie… Tenez, je me suis aperçu que mon secrétaire, mes armoires avaient été fouillés à fond. Par qui ? Quand ? Impossible de le savoir… Ce terrible personnage est partout. Il entre, il sort, sans laisser de traces.

— Mais enfin, le document que notre gouvernement m’a enjoint de recevoir… interrompit M. de Kœleritz avec une nuance d’impatience.

— … Est dans une cachette sûre… Je l’y ai enfermé dès mon arrivée d’Angleterre. Voilà pourquoi, Monsieur de Kœleritz, je ne serai en mesure de vous le remettre que demain.

Je compris que tous deux, allaient reparaître. Je réintégrai mon écoutoir dans ma poche et je m’adossai au mur de l’autre côté de la galerie, avec la mine indifférente et ennuyée d’un domestique qui trouve que son service le fait coucher bien tard.

Il était temps… Le comte et son compagnon sortirent.

Il me remit le candélabre et me renvoya à ce qu’il supposait être mon travail.

Moi, je ne perdis pas de temps.

Je courus à la chambre d’Antonino. L’ivrogne ronflait toujours.

En un quart d’heure, j’eus repris mes vêtements de gentleman et, sans plus m’attarder dans les salons de la Casa Avreda, je m’esquivai.

Une heure du matin sonnait à une église voisine, quand je remis le pied sur le trottoir de la rue San Geronimo.


IX

L’AGNELET EXPIATOIRE


Rien n’est pénible comme de passer, sans transition, d’une ambiance romanesque à l’atmosphère prosaïque du train-train habituel.

La perspective de rentrer à l’hôtel de la Paix me fit frémir d’indignation.

J’avais employé toute une soirée à évoluer au milieu des récifs d’une intrigue tragique ; un vent de guerre et de massacres avait soufflé autour de moi, me donnant le grand frisson de peuples en marche vers la mort, de trônes vacillant sur leur base, de théories de canons prêts à cracher l’ultima ratio des dissentiments humains, et j’irais m’étendre entre mes draps, ainsi qu’un bon bourgeois, lentement, stupide, après une journée de petit négoce ?

Autant prescrire au Prince Charmant de se présenter à la Belle aux cheveux d’Or avec un bonnet de coton sur le chef.

Ceci, c’est ma vanité qui l’exprima.

Au tréfonds de moi-même, une impression obscure, informulée, me poussait plus encore à ne pas me diriger vers la Puerta del Sol.

Je ressentais, sans bien m’en rendre compte, un désir intense de me porter dans le voisinage de l’endroit où Mlle Niète d’Holsbein avait été enlevée.

Pourquoi ? Quel intérêt présenterait pour moi la vue de murs derrière lesquels il s’était passé quelque chose plusieurs heures auparavant ?

Sait-on jamais pourquoi l’on croit vouloir faire ce qui est écrit ?

Quoi qu’il en soit, je me dirigeai vers l’étroite rue de Zorilla.

À ce moment de la nuit, la petite voie était silencieuse, obscure, déserte, ainsi qu’il advient pour tous les passages qui ne relient pas des artères fréquentées.

Le long mur du parc de la Casa Avreda, continué par celui de la Villa Hermosa voisine, empruntait à l’ombre un aspect sinistre, et par-dessus sa crête, les arbres aux feuillages jaunis entre-choquaient lugubrement leurs branches.

Dominant la muraille, telle une tourelle minuscule, le pavillon, théâtre du drame, apparaissait, le rayon d’une lanterne lointaine éveillant, à sa surface, en un poudroiement imprécis, les ors et les carmins enluminant les boiseries.

Une tristesse pesait sur les choses mornes. Le ciel ténébreux, où des nuages pressés se hâtaient, chassés par le vent, ainsi qu’un troupeau fuyant l’ardeur agressive du chien de berger, semblait suinter de la douleur.

Il est cependant fort possible que ces sensations provinssent tout simplement de la détente nerveuse succédant à la surexcitation à laquelle j’avais été soumis depuis vingt-quatre heures.

Je m’étais arrêté en face de la petite porte de service, percée à peu près au centre de la muraille du parc, quand un léger déclic me fit tressaillir.

Quelqu’un se trouvait de l’autre côté de cette porte et l’ouvrait.

Une forme féminine se dessina dans l’encadrement, parut écouter, puis risqua quelques pas prudents dans la rue.

Un mince rayon de lune filtrant à travers l’écran des nuées me permit de reconnaître Concepcion.

Ah ! ah ! Quelle chose appelait la camériste dans la ruelle déserte, à une heure aussi avancée ?

En me posant cette question, je fis instinctivement un pas en avant, sortant de l’ombre qui m’avait dissimulé jusque-là.

Concepcion eut un cri d’épouvante ; mais aussitôt, elle distingua mes traits et s’approcha vivement.

— Ah ! señor, c’est la bonne Vierge d’Atocha qui vous envoie. Je mourrais de peur à être seule, par cette obscurité, dans cette rue qui semble un coupe-gorge.

— Pourquoi y êtes-vous, en ce cas ? Rentrez.

— Je ne dois pas.

— Comment ?

— J’attends la señorita Niète.

— Vous ?…

Elle attendait la captive du X 323 à présent !

Par ma foi, c’était une heureuse inspiration qui m’avait amené là. J’allais sûrement apprendre du nouveau. Et d’un ton engageant :

— Je croyais…

La pétulante Espagnole ne me laissa pas poursuivre.

— … Moi aussi, je croyais, bredouilla-t-elle avec volubilité, mais il paraît que je me trompais, la Sainte Madone en soit bénie. J’ai été prévenue que la señorita rentrerait par la rue de Zorilla entre une heure et une heure et demie du matin, et d’avoir à tenir la porte de service ouverte pour la recevoir.

— Prévenue ? répétai-je surpris.

— Oui, señor, par une lettre.

— De qui ?

— Oh ! cela, je n’en sais rien… Je l’ai trouvée dans ma pochette… C’est un peu après que je vous eus laissé dans la chambre de cet ivrogne d’Antonino… Qui l’avait glissée là ?… Voilà ce que les Archanges pourraient peut-être bien dire, mais une pauvre fille de chambre n’en est pas capable.

Et, continuant avec un redoublement de vivacité :

— L’important est que la lettre soit arrivée à son adresse, et que la porte soit ouverte pour la chère et douce señorita. Si le señor, qui déjà a été si bon pour Marco et pour moi, voulait attendre jusqu’au retour de la chère petite fleur, je lui serais reconnaissante comme au Seigneur lui-même, car je n’aurais plus peur et je ne sentirais plus mon cœur se crisper comme un picador boulé par le taureau.

Il y a des minutes où un gentleman pense tout naturel de veiller sur la tranquillité d’une maid (fille, domestique) avec laquelle, en temps ordinaire, il dédaignerait de se commettre.

Il avait suffi à Concepcion de prononcer cette parole magique :

— La señorita va venir.

Pour me faire oublier l’incorrection, l’impropriété de ce tête-à-tête nocturne avec une servante.

Je me figurai de bonne foi que j’agissais uniquement comme correspondant du Times… Depuis, je me suis demandé souvent si, à cet instant déjà, Max Trelam, gentleman pitoyable au sort d’une jeune fille inconnue, frappée horriblement par la fatalité, ne subissait pas une inexplicable attraction télépathique.

Que soit vraie l’une ou l’autre de ces suppositions, le fait certain est que je m’improvisai le garde du corps de Concepcion, laquelle, dans sa satisfaction, se laissa emporter jusqu’à me promettre l’accès gratuit de la future confiserie sur le Prado.

Voilà à quoi l’on s’expose quand on obéit à la curiosité professionnelle, ou sentimentale.

Au surplus, sauf ce léger inconvénient, je dois rendre à la soubrette ce témoignage qu’elle ne m’obligea pas à prendre part à la conversation.

Elle en fit tous les frais, utilisant cette prodigieuse faculté qu’ont certaines femmes et beaucoup d’hommes politiques de parler comme dix sans penser comme un.

Cela dura, je n’en ai pas la notion exacte, le bavardage incessant de la fille me plongeant dans une sorte d’engourdissement. Je ne m’étonnais même pas de la confiance qu’elle me témoignait.

La fatigue, sans doute, obscurcissait mon jugement ; sans cela il m’eût paru au moins étrange qu’elle m’eût parlé de la disparition de Niète, alors que la foule accourue à la réception du comte de Holsbein avait dû se contenter de l’excuse vague d’une indisposition subite, expliquant l’absence de la pauvre enfant.

X 323 ne me l’a jamais avoué, mais je crois, aujourd’hui, que ce profond analyste des hommes placés sous son regard m’avait percé à jour, qu’il avait prévu, avec une certitude absolue, les actes auxquels me conduiraient mon caractère et mon tempérament, et qu’à ce moment même, j’obéissais, sans m’en douter, à ce qu’il avait jugé plus utile.

J’étais une unité dans la comédie douloureuse dont cet homme était seul à régler les péripéties. Et nul ne m’ôtera de l’idée qu’il m’avait choisi pour créer un motif de distraction, d’erreur à son adversaire, M. de Holsbein.

Et je suis son ami, plus que cela, je l’admire ! Je m’incline devant cette force, ainsi que le marin se courbant sous la tempête, tellement conquis par la puissance révélée, que la critique ou le reproche n’ose plus se formuler.

Un chuchotement.

— La voici !

C’est Concepcion qui me désigne, là-bas, une ombre s’avançant lentement.

J’ai comme un choc à la poitrine, et je regarde, je regarde, sans un mot, sans un geste.

Je ne distingue qu’une silhouette à peine estompée : le visage, la taille, la tournure, me demeurent invisibles, et pourtant jamais je n’ai ressenti aussi nettement l’impression de la douleur.

Autour de cette ombre, progressant dans l’ombre des choses, flotte, impalpable et cependant poignant, quelque chose de déchirant, de fatal. Il y a là une agonie d’âme que l’âme devine.

Je crois que Concepcion elle-même est en proie à une sensation analogue, car la suivante s’est immobilisée.

Elle reste figée, le cou tendu ; on croirait qu’elle hésite à présent à reconnaître sa jeune maîtresse, qu’elle doute du témoignage de ses yeux.

D’un geste machinal, elle m’enjoint de rentrer dans la zone des ténèbres qui ourle le mur.

Pourquoi ? À quel instinct obéit cette fille simple ? Et j’obéis avec le sentiment qu’elle a raison, que ma présence est déplacée. Je m’éloignerais si cela m’était possible sans me faire remarquer.

Niète se rapproche. Tout près, elle a un gémissement.

— Concepcion !

— Señorita !

La voix de la jeune fille a secoué l’indécision de l’Espagnole. Son exubérance reprend le dessus. Elle bondit auprès de sa maîtresse, l’enlace éperdument, avec des mots sans suite, qui caressent celle que ses bras emprisonnent, qui menacent ceux par lesquels elle a souffert.

Et, sous la clarté de la lune, réapparue comme pour jeter une auréole bleuâtre à cette scène touchante, Niète de Holsbein se montre à mes yeux. Le corps de ténèbres devient lumière, le spectre imprécis se fait femme.

Le pâtre génois qui assista à la métamorphose de l’écume des flots en la divine incarnation de Vénus, dut éprouver un saisissement analogue.

Tout à l’heure, elle n’était rien, qu’une tache plus noire dans le noir. Maintenant, ses cheveux blonds, son mignon visage parlent, ses yeux de pervenche semblent rayonner de la lumière. Une petite étoile terrestre venait de s’allumer en face de moi.

Ô puissance du décor, puissance des effets du clair et de l’obscur opposés !

C’est sous cet aspect que je la reverrai toujours.

— Venez, venez vite, señorita. La réception dure encore. Votre père sera ravi…

— Mon père !

Dire ce qu’il y eut d’épouvante dans ses deux mots est impossible.

La jeune fille s’était rejetée en arrière, toute sa personne raidie en une résistance soudaine.

Et brusquement, elle éclata en sanglots, laissa tomber son front sur l’épaule de sa servante, avec des exclamations déchirantes.

— Mon père !… Oh ! mon père !

Cette plainte me pénétra… je ne trouve pas de comparaison sortable pour exprimer à quel point je souffrais de la souffrance qu’elle révélait.

Je me précipitai vers les deux femmes enlacées. Sans trop savoir ce que je disais, tant était grand mon émoi… je bredouillai.

— Max Trelam, du Times… Je ne suis pas pour vous effrayer… Conception a raison. Vous devez rentrer, chercher l’oubli de cette journée dans le sommeil.

Elle avait levé la tête. Ses yeux se fixaient sur moi avec une expression affolée.

— L’oubli ! redit-elle désespérément.

Puis brusquement, comme frappée par l’inexpliqué de ma présence :

— Quelle honte ! quiconque se croit autorisé à m’adresser la parole !

À quelle pensée intime correspondait cette phrase. Je compris qu’elle sentait que le reproche ne m’atteignait qu’indirectement… Il était prononcé d’une voix douce, comme absente… Cela était pénible et suave, et triste infiniment.

Mais Concepcion essayait de l’entraîner.

— Venez, señorita, venez…

Et se tournant de mon côté :

— Oh ! señor, si j’osais… je vous prierais de traverser le jardin… M. le comte est encore dans les salons…

Elle n’acheva pas. Avec une énergie sauvage, Niète disait :

— Je ne le veux pas ! Je ne veux pas que mon père me sache là !

Puis une crise de larmes… Elle s’affaisse dans les bras de la fille de chambre qui m’appelle à son secours.

À nous deux nous transportons la jeune personne à demi évanouie… Un banc de pierre se trouve à quelques pas de la porte, auprès du perron accédant au pavillon.

Niète y est déposée.

Je devrais partir, laisser à cette douleur immense l’apaisement de la solitude, et je ne m’en sens point l’énergie.

Nous restons ainsi… elle assise, Concepcion penchée sur elle, moi debout en face de ce groupe désolé.

De temps à autre, la servante veut décider sa jeune maîtresse à regagner ses appartements. Celle-ci refuse obstinément.

— Non, non, plus tard… Quand tout sera éteint.

Quel drame est au fond de cette obstination ?

Et cependant l’obscurité envahit peu à peu la façade de la Casa Avreda que l’on aperçoit à travers les arbres. Une à une, les fenêtres s’obscurcissent. On dirait des yeux qui se ferment.

La façade à présent est toute noire. Concepcion la montre à la jeune fille. Celle-ci se dresse sur ses pieds, s’appuyant au bras de sa suivante.

Et je murmure la phrase banale, alors qu’en mon être bouillonne une émotion surhumaine.

— Mademoiselle, permettez que, demain, je vienne prendre de vos nouvelles et obtenir une présentation plus correcte.

Elle fait non de la tête… Non, non, obstinément.

— Je vous remercie de votre intérêt, Monsieur, mais nul ne doit s’inquiéter de moi… Elle s’arrête, comme prise de peur devant des paroles informulées.

— Pourtant…

Elle s’éloigne, secouant toujours la tête, dans une négation machinale, sans fin… Elle disparaît à travers les feuillages. Je suis seul.

Le mieux est de rentrer à l’hôtel de la Paix… Et je sors, je tire la porte de service sur moi.

Je regagne la rue San Geronimo, la Puerta del Sol, sans me douter que je viens de donner tout mon cœur à cette petite fille blonde qui pleurait.

La fille d’un espion ! Moi, Max Trelam !

Non, pour moi, elle ne le sera plus désormais… Elle sera seulement la victime expiatoire du crime auquel elle demeura étrangère ; elle sera l’agnelet blanc, dont le sang coule sur les autels farouches, pour apaiser la colère de divinités sans justice et sans pitié.


X

LA DOUCE ATTRACTION


Le lendemain matin, je me levai avec l’aurore. Je n’avais pas dormi de la nuit, si l’on considère que le sommeil doit être un repos absolu du corps, de l’esprit, et non un demi-rêve, agité, poussant l’individu à des sauts de carpe, à des impressions angoissantes de chute dans les abîmes, d’étouffements, de fuite activée par des ennemis toujours sur le point de vous atteindre.

À la vérité, j’avais revécu, dans l’obscurité de ma chambre à l’hôtel de la Paix, les aventures extraordinaires de la journée précédente, et à mon profond étonnement, je constatai chez moi, au réveil, un état d’esprit tout à fait anormal.

La profession du reporter, comprise dans la large acception du mot, exige une résistance indéfinie des muscles et des nerfs. Les nécessités habituelles de la vie sont, et doivent être, reléguées au second plan, pour qu’à toute heure, en toute occasion, on soit prêt à l’action.

L’imprévu devient le normal, la discipline tient lieu de liberté, car l’accoutumance aux événements incohérents, inexplicables, crée à l’homme engrené dans le grand reportage une mentalité spéciale. C’est une sorte d’indifférence à la conclusion des événements, avec l’intérêt passionné d’un match, dont l’enjeu est d’arriver bon premier à l’explication du problème offert à la sagacité ; explication qui, du reste, n’acquiert tout son prix que lorsqu’elle est présentée, en caractères typographiques, dans le journal auquel le publiciste appartient. Le reportage, en un mot, est si je puis m’exprimer ainsi, un patriotisme supplémentaire, qui nous fait citoyens dévoués d’une feuille de papier quotidienne, soixante-trois centimètres sur quarante-cinq ou autres dimensions… Ce patriotisme là, d’ailleurs, ne se mesure pas plus à la superficie du journal, que l’autre, le grand, à l’étendue du territoire.

Sa pensée dominante est d’assurer la « primeur » des informations à son journal. Il porte un intérêt de déchiffrage aux énigmes mondiales, mais elles lui demeurent, par définition étrangères. Il agit pour son compte, sans être jamais un acteur du drame. Il est spectateur et critique, dominé par la volonté de comprendre, le désir de la vision claire, vivant normalement sa vie, en face des existences bizarres, grotesques, douloureuses, en dehors de toutes les règles sociales, qui étonnent, provoquent le rire ou les larmes sur la scène tragi-comique où se heurtent les puissances du monde.

Eh bien, j’avais l’impression, non pas nette, mais confusément perceptible, comme d’une chose élaborée par mon moi inconscient, au fond même de mon être, que mon âme de ce spectateur « reporter » avait subi une soudaine modification.

J’avais assisté aux massacres de Constantinople ; j’avais contemplé la banque ottomane au milieu des jets de bombes et de la fusillade. Je m’étais trouvé bloqué parmi des Arméniens, vivant avec eux ce que je pensais être mes dernières heures ; tout cela dans un ruissellement de sang, dans une atmosphère emplie de cris d’agonie, de détonations, du souffle horrible des haines fanatiques. Plus tard, j’avais connu les terribles faucheurs de la Macédoine, ces assassins sinistres, qui semblaient avoir reçu des dieux cruels la mission de transformer la malheureuse province en désert.

Puis ç’avait été la campagne de Mandchourie, avec le choc formidable de la Russie et du Japon.

Tous les spectacles de carnage, de misère, d’épouvante, avaient défilé devant mes yeux… Toujours, que les victimes fussent turques, arméniennes, albanaises, ruthènes, ou sujets du Mikado, l’homme que je retrouvais en moi était d’abord le correspondant du Times, un bipède particulier, chez lequel la pitié s’éveillait seulement alors que l’envoi de la « Copie » au journal avait été assuré.

Jusqu’à cet instant précis, pourquoi ne pas avouer la vérité, les belligérants, bourreaux ou victimes, ne me touchaient guère plus que de simples marionnettes, dont j’aurais eu à conter les faits et gestes.

Or, le matin, à l’hôtel de la Paix, en me levant, je n’avais pas envoyé le moindre télégramme au Times, j’ignorais à quel moment il me serait permis de le faire, et cependant je ressentais un émoi tout à fait en dehors de mon état habituel parfaitement pondéré.

Pourquoi cet incompréhensible trouble ?

Certes, la possibilité d’un conflit européen était une grave hypothèse ; mais en somme la guerre est toujours la guerre. Les uniformes varient, le spectacle reste identique. Pendant la guerre russo-japonaise, j’avais supporté avec une parfaite philosophie les revers des uns, les succès des autres ; je crois même avoir eu des joies profondes à transmettre au Times des nouvelles de désastres inédits.

En Europe, il en serait de même.

Et puis au fait, la guerre n’était pas aussi fatale que cela.

Il faudrait, avant qu’elle éclatât, que j’eusse adressé au Times l’un de ces deux télégrammes sensationnels :

« Le document volé au Foreign-office est en route pour Berlin. »

Ou bien :

« X 323 a repris au cambrioleur du coffre-fort de lord Downingby, le document dangereux. »

Mais alors d’où naissait mon apitoiement ; d’où venait cette lourdeur, cette gêne que j’éprouvais dans la région du cœur ?

Eh ! sapristi cela tenait au « drame moral » qui s’était déroulé à la Casa Avreda.

À mes oreilles sonnait le cri de fanatique orgueil de l’espion comte de Holsbein. J’entendais l’Allemand, égaré par un amour patriotique odieux, jeter à M. de Kœleritz ce cri de fauve :

— J’ai donné la vie de ma fille, de Niète à l’Empire.

On eût cru qu’à ces paroles répondait en moi-même le ricanement de X 323, autre mystère humain, joué hier par son adversaire.

Et brusquement, il y eut une clarté dans l’obscurité de mon examen de conscience.

Ma pitié, le « flottement moral » qui, pour la première fois de ma carrière, me faisait penser en homme, en dépit du reporter, avaient une cause blonde, et pâle, et désolée.

Niète, dans mon esprit, avait pris le pas sur le mystère, sur la conflagration pouvant sortir de la lutte souterraine, ignorée, des deux athlètes :

Holsbein ; X 323.

Comment X 323 ne l’avait-il pas mise à mort, en s’apercevant qu’il n’avait emporté de la Chambre Rouge que des papiers sans valeur ?

Il lui avait rendu la liberté, et cependant, elle pleurait.

Quelle torture lui avait-il donc infligée ?

Hier, je faisais des vœux ardents pour le triomphe de ce champion de la politique de l’Angleterre. Aujourd’hui, je le maudissais d’avoir fait jaillir des larmes des yeux bleus d’une jeune fille inconnue… Mais oui inconnue, de par les griffes de Nick (le diable) ; inconnue, car je ne pouvais raisonnablement me considérer comme étant de ses amis, par le seul fait que je me fusse trouvé, à une heure du matin, rue Zorilla, alors qu’elle rentrait, lamentable et désespérée, dans l’hôtel où resplendissait la fortune, la puissance de son père.

Déjà, j’étais bien plus atteint que je ne le supposais, car je ne m’étonnai même pas de l’intérêt… fraternel (je prononçai le mot fraternel sans rire) que je portais à la jeune lady.

Pourtant, quand un homme bien équilibré, accoutumé à juger les choses avec une sage impartialité, en arrive à reconnaître loyalement que deux yeux azurés, mouillés de larmes, ont amené en son personnage intellectuel et moral une transformation radicale, il ne serait pas bien difficile à lui de conclure.

Hélas ! quand on doit souffrir, on ne conclut jamais. La conclusion nous ferait nous écarter du chemin qui mène à la souffrance et la destinée ne veut pas, sans doute, qu’il en soit ainsi.

Au lieu de réfléchir, j’agis… comme un étourneau.

Je m’habillai et, sans répondre au domestique qui répétait sur un ton lamentable :

— Le señor ne prend-il rien avant de sortir… Thé, chocolat, café, rôties, sandwiches…

Je gagnai la Puerta del Sol, abandonnant ce serviteur zélé aux charmes de son énumération gastronomique.

Sept heures à peine.

La place est encore à peu près déserte. Quelques arrieros sont près de la fontaine centrale, devisant avec deux gallegos, se livrant à une gesticulation expressive.

Ceux-là se lèvent de grand matin. Leur profession ouvre de bonne heure, comme ils le disent.

Mais Madrid sommeille encore. Cela me réjouit, je m’en souviens, alors que je dirigeais mes pas vers la Carrera San Geronimo.

Rares étaient les habitants que je rencontrais.

C’étaient des artisans, des ouvrières, de vagues gitanos… les uns se rendant au travail quotidien ; les autres regagnant les bouges où ils dorment le jour.

Je passai devant le portail de la Casa Avreda et, comme la veille, je contournai le massif de constructions, me dirigeant d’instinct vers la rue Zorilla. D’instinct, oui certes, je crois en toute franchise que mon raisonnement fut étranger à cette direction de ma promenade.

Bref, je me trouvai en face de la petite porte du jardin avoisinant le pavillon à terrasse, où s’était opéré l’enlèvement de la malheureuse Niète.

— Qu’est-ce que je viens faire ici ? me dis-je un peu sévèrement.

En même temps, je dévorais des yeux la peu importante ouverture, découpant dans la muraille un modeste rectangle… je saluais les arbres, dont les feuillages dorés par l’automne annonçaient l’hiver tout proche.

Et je me répondis d’un ton détaché :

— Mon bel ami, je viens ici, parce que cela me plaît. Il faut que tu n’aies aucune poésie dans l’esprit, pour ne pas goûter le charme impressionnant de cette ruelle qui serpente entre deux murs grisâtres.

On a des arguments de cette force, quand les bons arguments font défaut.

Qu’espérais-je de ce pèlerinage matinal ?

Avais-je supposé que ces arbres, ces pierres, témoins de la venue de Niète, me révéleraient le secret de ce qui la faisait pleurer ?

Est-ce que je sais, moi… et puis, vous êtes trop curieux.

J’avais obéi à une inspiration irrésistible.

Je la jugeais stupide, et je ne me serais pas expliqué que j’y eusse résisté.

Bien plus, je me félicitais de m’être décidé à une visite ridicule à une porte fermée.

Si vous ne comprenez pas encore, c’est qu’il n’y eut jamais, dans votre existence, des yeux bleus. Vous me faites l’effet de ces navigateurs d’eau douce plaisantant la tendresse du marin pour le phare ami, qui jette des lueurs de réconfort dans la nuit.


XI

LA FATALITÉ SE PRÉCISE


Brrr ! un frisson…

La petite porte vient de tourner sur ses gonds avec un léger grincement, c’est pour cette cause que j’ai frissonné.

Comme je suis impressionnable, ce matin.

Et quelle est cette jeune Madrilène qui se montre sur le seuil ?

Par mon block-note ! c’est Conception.

Mais oui, la brune camériste en personne.

Si elle me voit, elle va se demander ce que je fais là.

À ma propre personne, je pouvais répondre par une phrase dédaigneuse. Mais à Concepcion, je ne saurais même donner un mot d’explication. Ma respectabilité s’y oppose.

Alors, elle pensera ?…

Et ce qu’elle pensera m’ennuie beaucoup. Rien n’est aussi désagréable que de prêter à rire à la domesticité.

Tout cela se presse dans ma tête avec la rapidité de l’éclair zigzaguant dans la nue.

Impossible de me dissimuler, dans cette ruelle resserrée entre deux murs gris, ne présentant aucune brèche praticable. Mon moi raisonnable me décocha ce trait :

— Tu la trouvais si poétique, tout à l’heure.

Je l’aurais certainement secoué d’importance ce « moi » impertinent ; je n’en eus pas le temps.

Concepcion m’avait vu, car elle marchait tout droit vers moi, avec des démonstrations joyeuses, dont l’exagération méridionale me médusa.

En trois sauts, elle fut devant moi, et bredouillant, dans son empressement à s’expliquer :

— Du pavillon, j’ai reconnu le señor, et je me suis empressée d’ouvrir…

— D’ouvrir, pourquoi, murmurai-je, ahuri par la tranquille audace de cette soubrette espagnole ?

— Santa Virgen ! est-ce vous, señor, qui le demandez ! Après nos pleurs de cette nuit, vous ne concevez pas que nous avons besoin d’un ami sûr et fidèle…

Cette jolie fille me bouleversait.

Il était clair qu’elle réclamait mon assistance pour sa jeune maîtresse… J’eus une seconde de présomption. Je pensai que Niète elle-même l’avait dépêchée vers moi. Et tout ravi de cette idée, je prononçai :

— Alors, elle m’attend ?

Un éclat de rire de la fille de chambre me fit aussitôt repentir de mon mouvement avantageux.

— Elle, vous attendre. Oh ! le pauvre agnelet sans tache, bien certainement non. Sait-elle seulement votre existence. Elle était si désorientée cette nuit que, peut-être, elle ne se souvient pas de l’aide que vous nous avez donnée.

Non, ce n’est point là ce que je voulais exprimer ; mais bien que vous avez été très bon pour moi, pour Niète, hier au soir, et que vous ne refuserez pas de m’aider encore aujourd’hui.

Je me mordis les lèvres, la camériste avait-elle l’intention de me prendre à son service ?

Elle continuait cependant :

— En vous quittant, nous avons regagné l’appartement de la señorita. Tout le monde dormait déjà, seul le comte veillait. Il était dans son cabinet de travail. Je songeai qu’il ignorait le retour de la señorita et je chuchotai :

— La señorita pourrait rassurer son père.

Ah ! señor, elle me saisit le bras, elle si frêle, avec tant de force que j’en fus toute meurtrie, et avec une voix que je ne lui ai jamais connue :

— Non, je te le défends… Si tu veux rester auprès de moi.

Moi, je l’aime… Alors, je n’ai pas insisté. Quand une enfant ne veut pas voir son père, elle doit avoir de bonnes raisons, n’est-ce pas, et il ne convient pas à une femme de chambre de se montrer plus carliste que Carlos[1].

J’inclinai la tête. Je pardonnais maintenant à la petite Espagnole sa familiarité. Son récit m’intéressait prodigieusement.

La veille au soir, j’avais bien eu l’impression que Mlle Niète craignait de se trouver en présence du comte de Holsbein. Mais une jeune personne qui vient de subir les émotions d’un enlèvement, en conserve nécessairement quelque trouble dans l’esprit.

Or, en rentrant à l’hôtel, devant le cabinet de travail où le comte, sans doute, songeait à l’enfant disparue, celle-ci s’était absolument refusée à lui donner la consolation de la savoir en sûreté.

Ceci, je l’avoue, me paraissait trop cruel. J’oubliais que M. de Holsbein était un espion, ennemi de mon pays, pour ne voir en lui que le père.

Or, en même temps, plus lancinante se représentait à mon cerveau la question :

— Quelle torture X 323 a-t-il donc imposée à l’infortunée ?

Sans en avoir conscience, je questionnai :

— Et ensuite ?

— Ah ! señor… ensuite ?… J’ai conduit la señorita à sa chambre et je l’ai laissée seule, sur son ordre. Je couche dans une pièce voisine, une cloison sépare les deux salles, afin que je perçoive le moindre appel…

— Oui, oui, je conçois cela… après ? après ? fis-je avec impatience.

— Eh bien, je l’ai entendue pleurer doucement. Cela a duré longtemps, longtemps… La fatigue a eu le dessus probablement, et elle a dû s’endormir dans un fauteuil. Ce matin son lit était intact. Elle ne s’était pas couchée.

— Mais comment vous êtes-vous trouvées ici à cette heure matinale ?

— Comment ?… Ah ! señor, que les archanges et tous les saints vous le disent, s’ils connaissent les pensées de la señorita. Nous sommes dans le pavillon depuis… je ne sais pas, moi, il faisait encore nuit.

Après les événements d’hier, à la place de la señorita, j’aurais fui ce maudit pavillon comme la peste… Eh bien, elle, pas du tout. Il faisait encore nuit, vous contais-je ; elle m’a appelée… je l’ai trouvée debout, prête à partir.

— Viens, m’a-t-elle dit.

— Où cela, señorita ?

— Que t’importe.

— Mais votre père ?

— Mon père !

Elle dit ces deux mots d’une petite voix brisée ; on aurait cru qu’elle étouffait. Puis elle se raidit, et presque avec rudesse, elle répéta :

— Viens.

Alors, je l’ai accompagnée. Dans le pavillon, il y a deux salles. Elle se tient dans la première, pâle comme la martyre de Heiladolid, celle qui expira le onzième jour de tortures… Elle regarde tout droit devant elle.

Tout à l’heure, elle s’est levée, elle a écrit une lettre puis elle m’a dit :

— Porte cela à son adresse, et reviens sans tarder me faire connaître la réponse.

Elle me présentait une lettre portant cette suscription :

« À la Dame supérieure du Couvent de Salezas Reales. »

Et comme je regardais, sans deviner quel rapport pouvait exister entre la fille du comte et la Supérieure du couvent réputé de Salezas Reales, Concepcion reprit :

— La señorita y a fait retraite, durant une absence de son père, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle y retournerait ainsi.

— Comment savez-vous ?…

— Son désir… oh ! je l’aime, moi, et pour la servir… tandis qu’elle écrivait, j’ai lu par-dessus son épaule.

Malgré mon émotion, je ne pus me tenir de sourire.

— Et je dirai tout au señor, poursuivit la camériste, sans s’offusquer de ma fugitive gaieté. La pobre a écrit ceci :

« Une douleur infinie s’est abattue sur moi… Mère Supérieure, accordez-moi l’asile, où personne ne pourra troubler mon désespoir. »

Je demeurai comme étourdi. Au couvent ! Niète au couvent. L’idée seule me révoltait, bien que les causes de ma révolte ne m’apparussent pas clairement.

Concepcion, elle, me regardait dans les yeux.

— Répondez, señor, est-ce qu’une servante dévouée est tenue de porter une pareille lettre. Santa Virgen ! Une señorita riche et jolie comme un cœur, se retirer du monde… Non, non, le ciel n’est point si cruel… Pour remplir les couvents, il y a bien assez de pauvresses et de laiderons.

Sans doute, la réflexion n’était pas d’une parfaite orthodoxie ; mais je passai condamnation, car la question de l’exubérante fille me plongeait dans un abîme d’incertitude.

Certes non, la señorita ne devait pas s’enfermer en un cloître. À vingt ans, est-ce que l’on renonce à la vie ? Est-ce que l’on renonce à ce que l’on ne connaît pas encore ?

Oui, mais de quel droit m’y opposerais-je ? De quel droit conseillerais-je à Concepcion de confisquer la correspondance confiée à ses soins ?

Comprit-elle ce qui se passait en mon esprit ? Elle m’annonça :

— Oh ! une enveloppe qui peut porter préjudice, c’est sûrement œuvre-pie que de la détruire.

Mais comme je secouais la tête, fidèle malgré tout à la pensée qu’une lettre est chose sacrée, la camériste reprit :

— Alors, pourquoi ne parleriez-vous pas à la señorita ?

— Moi ?

— Vous, señor, évidemment. Vous sauriez lui dire des choses… que je pense bien, moi, mais que je ne sais pas expliquer. Dame, l’école, ça ne dure jamais longtemps pour nous…

Cette fille était endiablée, véritablement.

Voilà qu’elle me jetait dans de nouvelles perplexités.

Parler à la jeune fille… Certes… Mais que lui dirais-je, moi inconnu, dont la démarche ne serait justifiée par rien. Liens de famille, de fréquentation même, faisaient défaut.

Ah ! Concepcion s’embarrassait peu de ces distinctions subtiles provenant de l’éducation.

— Il faut vous décider, señor. Si vous ne vous décidez pas, je porte le message ! La señorita ira au couvent et ce sera votre faute.

En vérité, la future confiseuse du Prado aurait su mieux que moi-même les sentiments confus qui se bousculaient en mon personnage, qu’elle n’aurait pas parlé d’autre sorte.

Et brusquement, j’eus une inspiration.

Je pourrais, par Lewis Markham, par la marquise de Almaceda peut-être, arriver jusqu’à X 323… Cela, je ne devais pas l’apprendre à la jeune fille ; le secret professionnel et patriotique s’y opposait ; mais rien ne m’empêchait de faire luire à ses yeux l’espoir vague que ceux qui s’étaient introduits brutalement dans son existence cesseraient de la tourmenter.

C’était peu, mais ce serait quelque chose, car sa tristesse, sa résolution désespérée dataient de la terrible aventure de la veille.

Et puis, et puis, plus persuasive que tous les raisonnements, cette phrase m’obsédait :

— Je ne veux pas que ces deux yeux bleus se ternissent, se décolorent derrière les murs d’un cloître.

— Eh bien ? réitéra Concepcion, qui me regardait d’un air singulier.

— Eh bien, puisque le hasard m’a placé sur le chemin de Mlle de  Holsbein, j’essaierai de lui rendre la volonté de vivre dans le monde.

Elle esquissa un pas de fandango et rassérénée :

— Et moi, je fais ce que je puis.

D’un geste brusque, elle déchira la lettre en petits morceaux, qu’elle coula prestement dans sa poche.

— Que faites-vous ?

— Je supprime un ennemi, señor, et je précède un ami. Quelle fille de chambre ferait mieux à ma place ?

Elle était véritablement stupéfiante, cette Concepcion.

Déjà, elle avait regagné la petite porte du jardin ; elle l’ouvrait, m’appelant du regard.

Tant pis ! je la suis.

Dans ses traces, je parcours les quelques mètres qui s’étendent de l’entrée de service au perron du pavillon, je gravis les cinq marches de ce perron ; je pénètre dans la salle, meublée de sièges de bois courbé.

J’aperçois confusément, en face de moi, une cloison bleutée, ornée de palmettes d’argent, une baie sans porte, où flotte une draperie bleue et argent également.

J’entends à peine, tant mon cerveau s’emplit de battements, la camériste prononcer allègrement :

— Señorita, le señor qui m’aida hier soir à vous porter dans le jardin.

Et puis, j’ai une vision de jeune fille éperdue, pâlie, effarouchée, dressée brusquement du siège sur lequel elle était étendue.

C’est une Diane surprise au bain. Tout, dans son être gracieux, décèle la terreur, le désir de la fuite impossible. Des mains qui implorent, de grands yeux bleus qui reprochent, sous l’or pâle des cheveux blonds !



XII

L’ENFANT DOULOUREUSE


Je cherchai des yeux Concepcion. La camériste avait disparu. Il me fallait donc expliquer ma présence.

— Mademoiselle, commençai-je, cette nuit… m’a fait le confident involontaire…

Elle m’interrompit du geste autant que de la voix.

— Il fallait oublier.

Il ne me vint aux lèvres qu’une réplique inepte :

— Je ne l’ai pas pu.

Peut-être, à de certains moments, l’ineptie devient une habileté.

Mon interlocutrice me regarda surprise, semblant se demander ce qu’était ce monsieur qui déclarait n’avoir pu oublier.

C’était un succès. Je pouvais parler. Je ne m’en fis pas faute.

— Comme tous ceux qui ont vécu, Mademoiselle, repris-je du ton le plus respectueux, le plus propre à l’inciter à m’écouter, j’ai connu les heures sombres et, malgré moi, peut-être indiscrètement, ma pitié va à ceux en qui je devine la tristesse.

— Elle est venue à moi, voulez-vous dire, fit-elle avec un désespoir d’autant plus poignant qu’il jaillissait du calme même des paroles prononcées.

— Elle est venue à vous, oui, Mademoiselle, mais non pas comme la consolatrice stérile qui interroge, croit panser la blessure par des mots vides de sens… Non, c’est une pitié agissante, combative, que la mienne. Prenez-la comme on prend une épée. À l’épée, on ne confie pas sa pensée, on lui dit : frappe… Et elle obéit.

L’isolement est le grand multiplicateur de la souffrance. Je fus assez satisfait de la façon dont j’avais fait comprendre à la jeune mignonne qu’elle n’était plus seule, qu’un ami fidèle, fidèle comme une épée (comme la faconde castillane nous gagne en pays espagnol) se trouvait en face d’elle.

Elle m’avait écouté. Dans ses yeux bleus il y eut une lueur.

— C’est étrange. Vous m’êtes inconnu, et je vous crois.

— Vous acceptez mon dévouement, m’écriai-je ravi ?

Elle secoua lentement sa tête blonde :

— Non, mais je vous en suis reconnaissante infiniment.

Et comme j’allais insister, elle m’imposa silence du geste, et elle continua, sans élever le ton, d’une voix douce et troublante, semblable au murmure d’un cristal brisé :

— Cette nuit déjà, oui, je me souviens, vous fûtes bon… Discrètement, le hasard, comme vous le disiez justement, nous ayant mis en présence, vous avez fait le possible… Je n’oublierai jamais… Vous le voyez, je n’essaie pas même de prétendre que vous vous êtes mépris, que la tristesse dont vous me gratifiez n’existe que dans votre imagination… Non, je réponds sincèrement, comme à un ami éprouvé : Oui, la douleur est en moi. Mais il n’est au pouvoir de personne au monde de m’en délivrer. Il faut… Son accent prit une fermeté impressionnante. — Il faut que je vive seule, ignorée, oubliée.

Je comprenais. Le cloître, suprême refuge des vaincus de la vie, le cloître lui donnerait la solitude, la retrancherait du nombre des vivants.

Je sentais en face de moi la résolution inébranlable, et je considérais, avec un attendrissement respectueux, ce jeune visage, sur lequel, en toute justice, eût dû fleurir le sourire, et qui reflétait seulement le découragement de la résolution suprême, inéluctable.

Ses yeux bleus regardaient les miens sans embarras.

Elle avait dit vrai. Elle m’avait accordé confiance et elle me disait ce qu’elle eût dit à un ami ancien.

Pour un peu, j’aurais pleuré.

J’étais furieux contre moi-même de ne rien trouver à répliquer. Quoi, j’allais quitter cette pauvre petite sans avoir essayé davantage de fléchir sa détermination.

J’étais à bout d’éloquence, moi, à qui l’on accorde généralement une certaine facilité d’élocution, et pourtant, jamais auparavant, je n’avais aussi ardemment désiré persuader quelqu’un.

Elle me tendit la main gentiment.

— Adieu, Monsieur, et croyez à ma gratitude.

Tout était fini… Je n’avais plus qu’à me retirer.

Soudain, dans une envolée de jupes, Concepcion fit irruption dans le pavillon.

— El señor comte ! El señor comte ! répéta-t-elle par deux fois d’une voix sifflante.

— Mon père.

Niète avait prononcé ces deux mots avec un accent impossible à rendre.

Je la regardai, blême, frissonnante, semblant prête à défaillir et machinalement je fis un pas vers elle.

Ce mouvement parut la rappeler à elle-même. Sa main se tendit vers la porte.

— Partez, Monsieur, partez, je vous en prie.

Évidemment, je n’avais pas autre chose à faire. Le comte d’Holsbein n’eût pas compris que je me trouvasse là, en tête à tête avec sa fille.

Seulement, vouloir et pouvoir font deux… De la porte, j’aperçus le comte à dix pas au plus.

Impossible de sortir sans qu’il me vît.

Heureusement, Concepcion regardait aussi.

— Pas par là, susurra-t-elle, de l’autre côté.

Ces soubrettes andalouses ont le génie de l’intrigue. Les imbroglios les plus compliqués ne leur font rien perdre de leur sang-froid.

Elle m’avait pris la main et m’attirait vers la tenture bleue d’argent, remarquée à mon arrivée.

Elle la souleva, démasquant l’entrée de la seconde pièce du pavillon, et me désignant une porte située juste en face :

— Par là, le second perron… Vous serez dans le jardin. À l’abri des massifs, gagnez la sortie de la rue Zorilla.

La portière était retombée, me séparant des deux femmes.

Allons, il s’agissait de déguerpir. Sur la pointe des pieds, j’allai à la porte désignée par la soubrette et tirai la gâchette.

La porte résista.

Sapristi ! Elle est fermée à clef.

Impossible de sortir. Je veux avertir Mlle de Holsbein. À l’instant où je vais atteindre le rideau qui cache la porte de communication avec la salle voisine, une voix d’homme se fait entendre.

— Niète, dit-elle, c’est par un domestique que j’ai appris votre retour dans ma maison. Pourriez-vous me dire pourquoi vous n’avez pas jugé à propos de venir vous-même calmer l’inquiétude qui me torturait, vous n’en doutez pas ?

Je reconnais cet organe, perçu la veille dans le trajet des salons à la Chambre Rouge.

Le comte de Holsbein est entré dans le pavillon.

Je suis bloqué. Je dois rester immobile, entendre ce que Mlle de Holsbein veut laisser ignorer à tous vraisemblablement, puisqu’elle songe à ensevelir sa jeunesse dans un couvent cloîtré.

La tenture n’est pas retombée complètement. Entre l’encadrement de la baie et le rideau, il existe un espace libre.

Mon regard se glisse par cette étroite ouverture et je vois… comme je vais entendre. Cette fois, je ne puis m’accuser. Ce n’est point par ma faute que j’assiste, moi troisième, à l’entretien de ce père, de cette enfant, qui se trouvent en face l’un de l’autre.


XIII

X 323 S’EST VENGÉ


Cependant, je me sens le cœur serré.

Il y a véritablement des instants où l’on sait qu’il va se produire un fait, qui modifiera notre état d’âme ou l’orientation de notre existence.

Je ne me suis jamais mêlé aux discussions des adeptes du spiritisme contre les fervents du magnétisme, lesquels cherchent, chacun en ce qui le concerne, à canaliser au profit de la science qu’il pratique, ces manifestations des rapports moraux de l’individu avec le monde extérieur invisible.

Je me borne comme toujours à enregistrer le fait.

Ces réflexions, j’eus le loisir de les exprimer pour moi-même, car un grand silence suivit l’interrogation du comte de Holsbein.

Je voyais distinctement le père et la fille à travers le léger écartement de la tenture.

Lui, vaguement inquiet, questionnant de tout son être.

Elle, comme repliée sur elle-même, un égarement dans les yeux, tremblant à ce point que le frissonnement de son corps m’était perceptible.

Elle souffre, la malheureuse petite, elle souffre au delà de tout ce que j’ai supposé jusque-là.

Je sens en elle une angoisse surhumaine, une horreur de sa pensée, une terreur d’être en face de son père.

Sans doute, il devine vaguement ces choses, car il a une longue hésitation avant de reprendre :

— Vous ne me répondez pas, Niète. Pensez-vous donc que ma fille ait le droit d’agir ainsi ?

C’est d’une voix sourde qu’elle murmure :

— Mon père, ne m’interrogez pas…

Il fronce les sourcils. L’homme de combat qui est en lui, s’irrite de cette résistance inexplicable.

— Teufel ! grommelle-t-il. Est-ce que vous vous figurez que je vais me contenter de pareilles phrases creuses ?… Vous l’avez vu hier, je suis entouré d’ennemis, je ne sais pas pourquoi…

— Oh !

Ce oh ! c’est un cri de protestation éperdue que Niète n’a pu retenir. Il vibre terrible dans la salle, amenant sur les traits du comte une contraction soudaine.

— Ah ! gronde-t-il, tandis qu’en ses yeux s’allume un éclair, voilà bien ce que je pressentais… Pour que ma petite Niète ne soupçonne pas mes angoisses depuis sa disparition ; pour qu’elle juge opportun de me refuser la joie de la savoir sauvée ; pour qu’elle permette que ce bonheur de la savoir vivante, libre, me soit jeté par un domestique indifférent ; il faut que mes ennemis l’aient gagnée à leur cause.

C’est une clameur déchirante qui sonne dans le silence.

— Oh père ! moi votre ennemie !

— Eh bien, alors, répondez, je le veux.

— Vous me demandez l’impossible.

— Pourquoi cela est-il si difficile à dire ? Ma fille a-t-elle honte de ses pensées, qu’elle n’ose les formuler devant moi ?

Je frissonne. Je sens le vent de la fatalité souffler sur ces deux êtres.

Niète a jeté brusquement ses bras en avant. Ses mains sont jointes. Elles supplient en un tremblement convulsif.

— Oh ! père, n’insistez pas. Puis, fondant en larmes :

— Je partirai… le couvent… Je serai la seule victime… Je ne puis pas, je ne dois pas juger mon père… je prierai pour lui !

Ah ! ce ne fut plus de la pitié que j’éprouvai pour Mlle de Holsbein !

Ce fut de l’admiration pour cette réserve filiale survivant à un désastre moral, dont je devinais la profondeur sans la pouvoir mesurer.

Le comte était demeuré un instant interdit. Il la regardait, le visage caché dans ses mains fines, les épaules soulevées par les sanglots.

Mais l’homme de proie n’était point taillé pour les méditations inactives.

Un flot de sang empourpra ses joues ; et, brutal, incisif, trahissant l’anxiété qui l’avait fait se lancer à la recherche de sa fille, je le compris à ce moment, il prononça :

— Que vous a-t-on dit ?

Niète secoua désespérément la tête : elle ne voulait pas répondre.

Mais il la saisit par le poignet, la secoua rudement.

Je fus sur le point de m’élancer au secours de la malheureuse enfant… Par bonheur, le destin ne permit pas que j’offrisse, aux yeux du comte de Holsbein, le champion qui n’eut pas dû se trouver là.

Sous la poussée, sous la douleur, une faiblesse détendit les nerfs de la jeune fille. Elle fléchit sur ses genoux, et dans l’attitude de la prière, devant cet homme frémissant de courroux, elle sanglota :

— Père ! père ! pardonnez-moi… Je vous implore. Ne lancez pas ces millions d’hommes sur les champs de bataille… Les morts crieraient contre vous !… Vous seriez le meurtrier.

Je chancelai. Un éclair rouge passa devant mes yeux.

Elle savait le terrible secret de son père.

Et je compris l’épouvante de la jeune fille, marquée au front, marquée à l’âme, par cette blessure inattendue : être la fille d’un espion !

Je sentais le vertige né en elle, la chute des illusions.

Jusque-là elle avait vécu insouciante, heureuse, la vie d’une riche héritière. L’existence lui était apparue peuplée de sourires, de fleurs, d’harmonies… Elle avait rêvé le mariage peut-être, le compagnon heureux et doux comme elle, ignorant des rudesses que donne l’âpre combat pour la vie.

Et, tout à coup, le voile s’était déchiré, démasquant à ses regards l’affreuse vérité.

Elle était la fille, elle portait le nom d’un espion.

Quel écroulement. Ah ! pauvre enfant !

À cet instant, le visage de mon directeur du Times se présenta à ma pensée. Pourquoi, je l’ignore. Est-ce que l’on connaît le mystère décousu qui préside aux mouvements de l’esprit ?

Je me confiai que le « patron » serait bien surpris s’il voyait Max Trelam, le reporter imperturbable, la figure sillonnée de larmes, derrière ce rideau qui l’isolait du drame, auquel il prenait tant de part.

Je tressautai, en entendant la voix du comte s’élever de nouveau :

— Idées de petite fille, jeta-t-il dédaigneusement.

Ah çà ! Il avait du ressort, pour ne pas demeurer écrasé sous la révélation.

Niète dut ressentir une impression analogue, car elle leva sa tête inclinée, fixant sur son interlocuteur son regard bleu, empreint d’une inexprimable anxiété.

Lui, la souleva, la conduisit à un siège, et demeurant debout devant elle :

— Je répondrai dans un instant, et je pense que ma fille regrettera de n’avoir pas provoqué elle-même une explication que je ne redoute pas. Pour l’instant, voulez-vous me permettre quelques questions ?

Elle fit oui de la tête.

Je regardais avec stupeur. Qu’allait dire le comte.

Je voyais son front volontaire, son regard incisif, et je rendais justice à la puissance de l’homme qui ne se courbait pas sous l’une des plus honteuses accusations qui peuvent s’abattre sur un mortel.

— Dites-moi, Niète, reprit-il d’un ton aussi calme que s’il eût parlé de choses parfaitement indifférentes, lorsque vous fûtes enlevée par la croisée de ce pavillon, qu’avez-vous vu ?

— Rien.

— Comment cela peut-il être ?

— Un carré d’étoffe emprisonna ma tête avant que j’eusse atteint la terrasse supérieure. Je sentis que l’on me saisissait ; puis j’eus l’impression que celui qui me portait, descendait et remontait des pentes raides.

— Des échelles, probablement.

— Je le crois.

— Oui, on a dû descendre de la terrasse par ce moyen… En empruntant l’escalier, on eût rencontré Concepcion… Ensuite, on a sans doute franchi le mur séparatif de cette propriété et de la maison voisine. Villa Hermosa est en effet inhabitée pour l’instant… Après ? Continuez ?

Obéissante, Niète poursuivit :

— On me hissa dans une voiture qui roula longtemps. Elle s’arrêta. On me tira au dehors. On me porta de nouveau, on me débarrassa de l’étoffe qui m’aveuglait. Je me trouvai dans un petit salon, meublé simplement. Un grand feu brûlait dans la cheminée.

— Vous étiez seule.

— Non. En face de moi, se tenait respectueusement un grand vieillard aux cheveux blancs, à la barbe taillée en pointe.

J’eus une sourde exclamation que la tenture étouffa probablement, car aucun des interlocuteurs ne parut l’avoir entendue.

Le portrait tracé par la jeune fille avait évoqué en moi le souvenir du vieillard mystérieux du Prado.

Le comte, lui, eut un mouvement de dépit. J’en conclus que ce personnage aux cheveux neigeux ne lui fournissait aucune indication.

— Mademoiselle, disait cependant la jeune fille, c’est ce monsieur qui parla ainsi… Mademoiselle, vous avez quelques heures à passer ici. Ne vous inquiétez aucunement. Votre père est averti de votre absence.

Le comte serra les poings et je m’expliquai ce geste rageur. Ah oui ! il avait été averti !… La Chambre Rouge en faisait foi !

Niète n’avait point remarqué ce mouvement. Elle allait toujours :

— Je restai seule. On me servit un dîner léger… Je n’avais pas faim. Puis je me retrouvai seule. Où étais-je ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Une fenêtre existait bien, mais elle était très haute. En me hissant sur une chaise, mon front arrivait à peine au niveau du rebord inférieur. — Aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu’à moi.

— Enfin, comment vous rendit-on la liberté, s’exclama M. de Holsbein avec une nuance d’impatience ?

Et comme elle pâlissait de nouveau, il ajouta plus doucement :

— Ne craignez pas de tout dire. Je vous ai promis de répondre à tout… Il appuya fortement sur ce dernier mot. Et vous savez, je pense, que je tiens toujours ce que j’ai promis.

D’un signe de tête, elle acquiesça à l’affirmation de son père, mais cependant son organe trahissait l’effort lorsqu’elle reprit :

— Au bout de combien de temps, je ne saurais le dire, le vieillard reparut. Seulement, sa physionomie me sembla plus grave. J’eus l’intuition que ses yeux se portaient sur moi avec tristesse.

Il vint jusqu’à moi.

— Mademoiselle, fit-il d’un ton véritablement douloureux, je souffre de ce que je vais vous apprendre… Mais il est des devoirs cruels… lisez ceci.

Il me présentait un parchemin, à entête du service de la police politique anglaise.

— Et ce parchemin disait ? gronda le comte d’un air de défi.

— Votre nom, mon père, notre nom à tous deux.

— Et, au-dessous ?

— L’origine de notre fortune… Les missions secrètes accomplies par vous, en exécution des ordres de…

Elle s’arrêta, comme cherchant un mot.

— De l’espionnage allemand, acheva-t-il avec éclat. Et la dernière mission, sans doute, le vol de ce traité anglo-franco-russe, auquel a adhéré secrètement l’Italie, et qui isole l’Allemagne, qui veut la livrer à la dent des puissances signataires.

Enfin, je savais ce qu’était le document enlevé dans le coffre-fort de lord Downingby. J’entrevis, avec la rapidité prodigieuse de la pensée, les conséquences de la divulgation de cet acte.

L’Allemagne menacée, se lançant dans la guerre avec le courage du désespoir.

Ce traité, de caractère purement défensif, justifiant l’offensive d’un peuple affolé.

Niète considérait son père avec un étonnement pénible. Peut-être jusque-là, la malheureuse enfant avait-elle conservé un doute qui venait de s’évanouir.

— Puis on vous a encapuchonnée derechef, reprit le comte ; on vous a remise en voiture, et l’on vous a déposée…

— Au parc de Madrid, fit-elle d’une voix étranglée.

— Bien… Maintenant, écoutez-moi… Et tâchez à me comprendre.

Il la tenait sous son regard.

— Être espion, cela ne veut rien dire… Espion est un mot vide de sens, ou plutôt de sens variés, suivant qu’il s’applique à un drôle subalterne surprenant le secret de fabrication d’un fusil, d’un canon, d’un explosif quelconque, ou bien à l’un des chefs du service, pour lesquels les gouvernements n’ont point de réticences, et qui sont chargés d’assurer l’existence même de la nation. Je suis un de ces chefs !

Ma parole, je me surpris à admirer la grandeur avec laquelle M. de Holsbein se targuait de sa qualité d’espion.

J’ai certes, comme tout le monde, le mépris de ces êtres cauteleux, fugaces, opérant dans l’ombre ; mais le comte bouleversait quelque peu les idées que je m’étais faites des espions.

Peut-être cet homme était-il chargé de m’amener à comprendre X 323, l’espion qui a toutes les noblesses et tous les désintéressements.

Un regard sur Mlle de Holsbein me rendit toute mon horreur de son père.

Elle était comme écrasée.

Ah ! sur son âme pure, la fausse grandeur du comte n’avait pas fait impression. Les anges ne se méprennent pas à la faconde du crime. Leur ignorance du mal ne les empêche pas de concevoir que l’individu taré cherche toujours à parer sa honte de prétextes honorables.

Le père se trompa au silence de la jeune fille.

Il parlait, exprimant la gloire de sa mission, le but « élevé », la grandeur de la grande Allemagne, les périls inconnus, alors que, durant la paix, l’espion seul courait des dangers.

— Relevez la tête, enfant, fille d’espion signifie fille de patriote.

— Hélas ! gémit-elle tout à coup, je penserais ainsi, si l’on ne payait pas votre patriotisme.

Il s’arrêta net, appliqua un coup de poing rageur sur une petite table de rotin, dont le pied se rompit sous le coup et rugit :

— Stupide créature, allez-vous me reprocher de vivre ?

Elle joignit de nouveau les mains.

— Oh ! père, je vous demande seulement de mourir au monde… de me retirer dans un couvent.
père, ne soyez pas l’assassin de deux
peuples.

Il leva sur elle des poings menaçants… Elle ne songea même pas à détourner la tête.

— Père, frappez-moi, mais épargnez tous ceux que vous allez jeter au carnage… Père, ne soyez pas l’assassin de deux peuples.

Il avait blêmi, ses dents apparaissaient sous ses lèvres retroussées en un rictus nerveux.

Je crus qu’il allait écraser la malheureuse mignonne, et au risque de tout ce qui pourrait arriver, je me préparais à bondir sur l’homme furieux, à sauver sa victime coûte que coûte.

Mais il se domina, par un effort dont la contraction de toute sa personne marqua la violence, et avec un geste fou, tragique et menaçant, il s’élança au dehors.

Niète s’affaissa avec un gémissement sur le siège qu’elle occupait.


XIV

L’ESPÉRANCE


Presque aussitôt, Concepcion bondissait dans le pavillon et courait auprès de sa jeune maîtresse, qu’elle prenait dans ses bras, la berçant de paroles confuses.

Santa Virgen !… Est-il permis de bouleverser ainsi un petit agneau blanc… Le diable règlera tout cela avec sa fourche tridentée !… Que tous les saints nous protègent et les séraphins… Priez pour nous, Sainte Mère du Fils de l’Homme. Regardez-moi, avec vos grands yeux de bluets, petite Madone, chère maîtresse !

Elle s’empressait, maternelle et loquace, avec ce dévouement bruyant des races méridionales.

Évidemment, cette brave fille s’était tenue aux abords du kiosque pendant l’entretien de ses maîtres. Elle avait vu le comte s’éloigner, en proie à une rage qu’il ne songeait pas à cacher, et elle était venue, pensant que Niète pourrait avoir besoin de ses soins.

Si je profitais de cet instant pour me glisser dehors.

Me présenter à Mlle de Holsbein, je ne voulais pas y songer. La pauvre enfant avait assez souffert, sans lui apprendre que, moi aussi, je connaissais sa souffrance.

Elle me croit parti depuis longtemps… Il ne faut pas qu’elle me retrouve ici, s’il lui prend fantaisie de soulever le rideau qui m’abrite.

Voyons… elle est à peu près sans connaissance… Concepcion est penchée sur elle.

Je pourrais me glisser sans bruit jusqu’à la porte…

Si j’hésite,… elle reprendra conscience, et alors,… toute fuite deviendra impossible.

Un peu de courage !

Je soulève doucement la tenture. Je me hasarde… un pas,… deux pas… je crois bien que je vais réussir dans mon entreprise.

Quand vlan,… je me sens cloué sur place.

Une planche a craqué sous mon pied… Concepcion s’est retournée au bruit, et malgré mes gestes désespérés, elle clame :

— Par la Madone ! le señor est encore là !

Je crois bien que, sans tenir compte du cri de la suivante, j’allais fuir en courant à toutes jambes… Seulement cela n’était vraisemblablement pas écrit non plus.

Niète se leva toute droite, telle un spectre ; sa main s’étendit vers la tenture qui me cachait tout à l’heure, et elle prononça, d’une voix qui me bouleversa littéralement :

— Vous ! Vous… là ?

Un instant, je perdis la tête ; … je m’excusai comme un enfant pris en faute,… et je bredouillai :

— La porte fermée… impossible de sortir… Sans cela, je vous affirme sur l’honneur… Et puis M. de Holsbein ici…

Elle m’interrompit, douloureuse et tragique :

— Alors, vous savez…

Ah ! les mots ! les mots ! Comme ils empruntent un sens aux inflexions de l’organe qui les exprime.

Dire l’épouvante qui frissonnait dans ces quelques syllabes, cela est intraduisible.

Elle était retombée assise, les mains crispées sur son visage, statue de la désespérance.

Cette vue m’affola.

Une impulsion soudaine me poussa vers la jeune fille. Doucement, avec un effort attendri, je détachai ses mains, je les rabattis, et mes doigts frémissant au contact de ses doigts, mes yeux se rivant irrésistiblement sur les siens, je dis, presque en dehors de ma volonté :

— Je savais… depuis hier.

Un étonnement prodigieux passa sur ses traits. Elle répéta :

— Vous saviez, hier au soir ?… ce matin ?

— Je savais.

Et, brusquement, ma langue me sembla prise d’un besoin fébrile de mouvement, les paroles jaillissant de mon cœur, se pressèrent sur mes lèvres.

— C’est la pitié, c’est l’immense vénération pour la victime innocente qui m’ont conduit ici.

Et presque enjoué :

— Mais vous devez me connaître… Max Trelam, correspondant du Times, un loyal gentleman, votre… frère de chagrin… Oui, oui, appuyai-je sur un geste de dénégation d’elle. — Oui, frère… et victime aussi. Les circonstances m’ont emporté dans une lutte de gens voulant garder un document ou voulant le reprendre… Et puisque je plains votre souffrance, plaignez un peu la mienne ?

Ma requête, je m’en rends compte à distance, était idiote.

Mais je crois que, dans les heures de crise, le comble du génie est de parler en imbécile.

La stupidité de ma phrase provoqua une véritable détente chez mon interlocutrice.

Et Concepcion ayant murmuré :

— Le señor est un ami.

Je sentis que les mains de Niète, emprisonnées dans les miennes, cessèrent de se raidir.

— Oh ! je vous en supplie, Mademoiselle, ne vous abandonnez pas au désespoir… Tout à l’heure, avant… la chose qui a interrompu notre conversation, je vous disais : Je suis une épée… Maintenant j’ajoute : Je suis un gentleman fraternel.

Je continuais à être résolument stupide, mais la sincérité de mon émotion ne pouvait pas faire doute.

— Souffrir dans le désert, voilà l’horrible, voilà le mortel ! Mais si vous avez confiance, nous serons deux, à pleurer… Vous voyez bien que je retiens mes larmes à grand’peine… nous serons deux aussi pour trouver la route du salut… Ne me jugez pas à mon trouble actuel. En temps normal, je suis très énergique et je ne raisonne pas trop illogiquement.

Puissance de la sympathie vraie.

La jeune fille semblait se redresser sous l’averse de mes paroles, comme une fleur desséchée sous les rosées du ciel.

Elle se leva lentement, laissant ses mains dans les miennes.

— Je vous remercie, Monsieur… Inconnu tout à l’heure, ami maintenant, vous m’avez apporté une joie, alors que je ne croyais plus cela possible… J’attendrai, pour prendre les résolutions définitives. Vous le voyez, vous avez opéré le miracle de me donner la patience d’attendre.

Je pressai énergiquement ses doigts fluets.

— Seulement, reprit-elle avec une gravité mélancolique… Vous savez tout… et vous devez comprendre l’inutilité de me faire redire la parole d’adieu par laquelle je vous ai congédié ; je suis de celles que l’on doit abandonner à leur destinée, en oubliant qu’on les a rencontrées.

Puis, avec un sourire qui me déchira le cœur :

— J’attendrai, mais… sans espérance…

— Attendre c’est espérer, m’écriai-je violemment…

Elle hésita une seconde puis, sans doute, plutôt pour mettre fin à l’entretien que par conviction réelle, elle murmura :

— Peut-être !

Sur ce mot, elle se déroba et s’adressant à Concepcion :

— Accompagne-moi, ma bonne petite.

Je ne fis pas un mouvement pour la retenir. J’avais eu l’impression d’une volonté inflexible enclose dans ce gracieux corps de jeune fille.

Elle alla vers la porte.

Arrivée sur le seuil, elle se retourna, m’enveloppa d’un long regard, ses lèvres s’ouvrirent pour livrer passage à ces mots :

— Adieu, Monsieur Max Trelam. Adieu… Je vous remercie.

Et elle s’engagea sur le perron, suivie par Concepcion qui haussait furieusement les épaules, comme si, en sa pensée madrilène, les choses n’avaient point marché ainsi qu’il convenait.


XV

JE COLLABORE À UN CRIME


Vous connaissez tous, le gâchis que provoquent dans un cerveau, les pensées contradictoires.

Vous n’aurez donc aucune peine à vous faire une idée de la confusion qui régnait dans cet organe, siège de la faculté de réfléchir et de raisonner, selon la définition admise par les professeurs de sciences naturelles.

Définition aventurée comme la plupart des affirmations scientifiques. Quand on fréquente les hommes, on s’aperçoit bientôt à l’usage que, si le cerveau sert de siège à quelque chose, ce n’est certes ni à la réflexion, ni à la pensée, sauf chez un nombre infime d’individus, exceptions confirmant la règle.

Quoi qu’il en soit, une seule perception demeurait nette pour moi.

— Je n’avais plus rien à faire dans le pavillon, non plus que dans le jardin de la Casa Avreda.

Une conclusion s’impose en pareil cas.

Quand on n’a plus rien à faire en un endroit, il est opportun de s’en aller.

Et je gagnai la porte.

J’étais sur le point de la franchir, quand je me rejetai vivement en arrière.

Un laquais, en livrée d’intérieur, venant évidemment du corps de logis principal de la Casa Avreda, s’approchait à ce moment de la petite porte de service s’ouvrant dans le mur de clôture de la rue Zorilla.

Inutile de me montrer à cet homme.

Je le laissai donc sortir, sans soupçonner qu’un inconnu l’observait, et un instant après, je prenais pied à mon tour sur le trottoir mal entretenu de la Calle de Zorilla.

À vingt pas de moi, marchant dans la direction que je devais suivre pour revenir à l’hôtel de la Paix, le domestique déambulait sans se presser.

De toute évidence, le brave homme, ne se doutait pas qu’un autre promeneur venait de passer par la même porte que lui-même.

Instinctivement, je réglai mon pas sur le sien.

Il arrivait à l’endroit où la rue est bordée d’un côté par la muraille de la Villa Hermosa, et de l’autre par les clôtures de jardins et un pavillon, destiné probablement à un garde ou à un concierge.

Une porte basse, deux fenêtres à un mètre du sol, trouaient la façade de la maisonnette.

Le laquais avait passé devant la première croisée.

Tout à coup, j’eus l’impression fugitive, bien plus que je ne vis… ; cette fenêtre s’ouvrit… ; une sorte de flocon blanc s’en échappa et vint frapper l’homme derrière l’oreille.

Ce fut si rapide que j’aurais douté de la réalité de la chose, si l’homme ne s’était arrêté subitement, élevant la main vers l’endroit atteint. Mais le mouvement indiqué ne s’acheva pas… Le domestique vacilla sur ses jambes, sembla vouloir se défendre d’une chute imminente et enfin s’affala doucement sur le sol.

— Bigre ! qu’est-ce que cela, murmurai-je ?

Et je me précipitai à son secours.

Je n’eus pas le temps d’arriver jusqu’à lui.

La porte de la maisonnette s’ouvrit brusquement, livrant passage à un homme jeune, très brun même pour un Espagnol, lequel se pencha sur le corps du pauvre diable, et le souleva par les épaules comme pour l’emporter à l’intérieur de la petite habitation.

Ah çà ! assistais-je à la perpétration d’un crime, d’un guet-apens ?

Un bond me porta auprès du groupe, tandis que je clamais :

— Eh là ! que faites-vous ?

L’homme répliqua rudement :

— Qu’est-ce que vous voulez ?…

À ce moment, il leva la tête, me présentant son visage cuivré éclairé par des yeux extrêmement vifs et… à ma profonde surprise, il se prit à rire, tandis que ses lèvres laissaient passer ces invraisemblables paroles :

— Ah bon ! Max Trelam, du Times… Enchanté de vous voir.

Puis, avec une tranquillité aussi parfaite que s’il m’eût demandé une feuille de papier à cigarettes, il souleva le « cadavre » par les épaules en ajoutant :

— Prenez-le par les pieds, et rentrons-le. La rue n’est point favorable aux longues conversations.

Je fus médusé… Mais je ne sentis aucune velléité de révolte.

Cet homme, un assassin véritablement, m’associait à son forfait et je ne me récriais point… Souvent, je me suis efforcé de comprendre l’état d’esprit qui à ce moment me rendit obéissant comme un enfant… Ma raison ne m’a jamais fourni une explication plausible.

Fût-ce l’ascendant d’une volonté supérieure ? Fût-ce le flegme de l’inconnu enlevant au crime la tournure tragique qui fait palpiter à l’ordinaire les spectateurs de semblables événements ?

Je déclare mon incapacité absolue d’élucider la question.

Le fait palpable est que j’obéis, que j’empoignai la victime par les pieds, que docilement, guidé par le « meurtrier » qui soutenait les épaules du mort, je pénétrai avec lui dans la maisonnette, dont la porte se referma derrière nous.

Une seule pièce, meublée, si l’on peut employer ce mot à propos d’un mobilier sommaire, en piteux état :

Une table sur laquelle une petite bassine de cuivre léchée par la flamme d’une lampe à alcool, faisait entendre le ronronnement chantant de l’eau bouillante ; quelques chaises de paille,… un divan couvert d’étoffe rouge, dont la teinte passée et les solutions de continuité attestaient l’âge vénérable.

C’est sur ce divan que, toujours guidé par l’inconnu, je déposai mon sinistre fardeau.

Après quoi, me retrouvant les mains libres, je me redressai de toute ma hauteur, je croisai les bras, rejetai la tête en arrière, arborant enfin l’attitude noble d’un citoyen qui va demander compte de ses actes à un autre citoyen.

Certaines attitudes nobles sont destinées à n’impressionner personne. La mienne fut de ce nombre.

Le personnage brun ne me regardait pas.

Il s’était penché sur le « mort » fouillant dans les poches du malheureux frappé par lui, je n’en doutais pas.

Ma parole, après le meurtre, le vol… ce malfaiteur vaquait à ses petites affaires comme si je n’avais pas été là.

— Pardon, si je vous dérange… commençai-je…

Il m’interrompit brusquement.

— Vous ne me dérangez pas, vous le voyez… Seulement, si vous désirez causer, veuillez attendre que j’aie terminé mes affaires.

Il appelait cela ses affaires. Quel homme était donc là en face de moi ?

Il avait repris sa fouille.

Soudain, il se redressa souriant :

— Enfin ! j’en étais sûr !

L’exclamation ne s’adressait point à moi, mais à une lettre qu’il venait d’extraire de l’habit du malheureux domestique.

— L’écriture du comte de Holsbein, fit-il encore… Ceci destiné à M. de Kœleritz… Eh ! eh ! voilà qui est intéressant.


XVI

J’AI COMMIS UN CRIME


J’avais tressailli.

Holsbein, Kœleritz, ces noms évoquaient en moi des souvenirs que la scène du crime m’avait un instant fait oublier.

Est-ce que je rentrais dans le drame politique que je devais, à un moment donné, raconter aux lecteurs du Times ?

Et j’éprouvai un soulagement à sentir cette pensée traverser mon esprit. Le meurtre n’était plus un acte de malfaiteur vulgaire… C’était un épisode brutal, mais explicable, d’un duel mondial.

Mais alors, le personnage brun était donc ennemi du comte de Holsbein ? Par suite, ami de X 323.

Il ne me permit pas encore de l’interroger. Il examinait la lettre et monologuait :

— Une simple feuille repliée sur elle-même, et fixée par deux pains à cacheter. Un jeu de l’ouvrir.

Un canif à lame aiguë se trouva dans sa main, sans que j’eusse vu d’où il l’avait sorti.

Il plongea l’acier dans l’eau bouillante, et tandis qu’il attendait sans doute qu’il fût suffisamment échauffé,

— Le pain à cacheter humidifié perd toute adhérence et peut se recoller le plus aisément du monde.

Il daignait m’expliquer ses actions. Il continua :

— Avec un cachet de cire, cela eût été un peu plus long… Mais, avec une empreinte que j’ai prise sur le cachet même du comte de Holsbein-Litzberg, le travail eût été fait tout aussi proprement.

— Vous saviez donc que cette lettre allait passer à votre portée ?

Il eut un sourire.

— Naturellement.

Naturellement ! Mais cela n’est point naturel du tout. Mon interlocuteur comprit probablement ce qui se produisait en mon esprit, car il ajouta toujours souriant :

— Tandis que M. de Holsbein se trouvait tout à l’heure dans le kiosque…

J’eus une exclamation involontaire.

— Dans le kiosque, vous savez ?…

L’étrange individu haussa les épaules, avec un dédain aussi complet que si je lui avais demandé :

— Usez-vous d’une cuillère pour manger de la crème ?

Et poursuivant, sans même tenir compte par une parole de mon interruption :

— Pendant ce temps, un messager de M. de Kœleritz était arrivé à l’hôtel d’Avreda. — M. de Kœleritz est impatient, toutes les lenteurs de M. de Holsbein l’ennuient, et puis il ne serait pas fâché d’arriver au bout de ses relations avec le comte… M. de Kœleritz est un fonctionnaire de « grand jour » ; l’autre est un fonctionnaire « d’obscurité ». Eh ! eh ! ricana l’inconnu, on sert le même maître, mais on se méprise… Bref, ce digne M. de Kœleritz qui aide les espions, en s’essuyant les mains, pressait son correspondant de lui remettre le document.

J’écoutais bouche bée. Le personnage prenait les proportions d’un être ubiquiste et féerique.

À la même minute, il semblait avoir assisté au drame moral se déroulant dans le kiosque et à l’arrivée de la missive de M. de Kœleritz.

Ma stupeur me fit prononcer à haute voix :

— Mais comment savez-vous cela ?

— Comment ? mais comme on sait toute chose. En voulant savoir.

Puis changeant de ton :

— Nous reprendrons tout à l’heure ; lisons d’abord la réponse de ce brave comte.

Il reprenait son canif à la lame humide, et l’introduisait délicatement entre les plis du papier que retenaient les pains à cacheter.

Un glissement d’une dextérité inouïe, le papier est ouvert.

L’inconnu y jette les yeux.

— Une lettre, un plan, fait-il à mi-voix.

Puis, avec une ironie presque amicale :

— Je n’ai pas de secrets pour vous, sir Max Trelam, je vous connais, je sais votre amour du Times tempéré par votre loyalisme. Écoutez ce que mande à son… complice, le comte de Holsbein.

Et il lut :

« Excellence.

« La nuit prochaine, j’irai prendre la pièce secrète là, où par bonheur je l’ai dissimulée. Donnez l’ordre qu’à toute heure, je sois introduit auprès de vous… Et après, après, veillez, car l’être infernal qui agit contre nous est redoutable… »

— X 323, prononçai-je à voix basse.

Il me regarda d’un air railleur, puis examinant le plan annexé à la lettre :

— Le plan du quartier avoisinant le musée de l’Armeria, fit-il d’un air tout pensif… Et ici un point marqué à l’encre rouge… qu’est ce point ?

Brusquement son regard s’éclaira :

— J’y suis… le Puits du Maure !… Oh ! oh ! monsieur le comte, vous connaissez bien Madrid… Seulement, je le connais tout comme vous-même !

Il exposa un instant la lettre à la vapeur s’échappant du réchaud.

Je compris qu’il amollissait les pains à cacheter de manière à refermer le billet sans laisser de traces de sa violation.

Et la simplicité des procédés employés me remplissait d’étonnement. Une fois de plus, je constatais que les adversaires les plus à craindre sont ceux qui ne se perdent pas en complications inutiles.

Mais que fait donc mon singulier compagnon ?

Il replace la lettre dûment cachetée dans la poche du mort… Maintenant il a une petite fiole à la main ; dans cette fiole tremblote un liquide verdâtre.

Il introduit le goulot entre les lèvres du cadavre, et comme je le considère avec effarement, il s’exclame gaiement :

— Dans cinq minutes, il reprendra ses sens et ne se doutera pas de l’intéressante expérience à laquelle nous venons de nous livrer.

J’eus un cri naïf :

— Il n’est donc pas mort !

Qui m’attira cette réplique moqueuse :

— S’il était mort, il lui serait impossible de remplir la mission dont son maître l’a chargé… Et je tiens à ce qu’il la remplisse à la satisfaction de tous.

Mais reprenant un ton moins badin :

— Seulement, pour qu’il ne soupçonne rien… il faut qu’il se retrouve à l’endroit où il est tombé. Voulez-vous m’aider à l’y reporter.

Du moment que le mort ressuscitait, l’aventure devenait plaisante et digne d’amuser un reporter du Times.

Sans me faire prier donc, j’exécutai avec l’aide de l’inconnu la manœuvre inverse de celle de tout à l’heure, et le domestique, mollement étendu sur le trottoir, je rentrai dans la chambre où je venais de passer par les émotions les plus contradictoires.

Avec son flegme déconcertant, mon compagnon me désigna une chaise :

— Prenez place, M. Max Trelam, et causons.

Certes, il allait au-devant de mes désirs, mais il m’eût été impossible de trouver un mot… mes idées se ressentaient encore des impressions subies depuis mon lever.

Heureusement, l’inconnu avait conservé, lui, tout son sang-froid.

— M. Max Trelam, vous êtes un loyal sujet anglais ; cela seul suffirait à expliquer mon estime pour vous ; mais de plus, vous m’avez rendu à la Chambre Rouge un service signalé.

— Vous, c’était vous !

— De plus, depuis cet instant, vous vous êtes conduit comme un gentleman plein de cœur… Votre noble intervention auprès d’une pauvre enfant qui pleure…

L’image de Niète se présenta à mes yeux.

— Ah ! m’écriai-je, emporté par le souvenir rétrospectif de la scène du pavillon… Pourquoi avoir frappé cette innocente victime… ?

Mon interlocuteur sursauta.

Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises, une expression de souffrance passa sur sa physionomie, et d’une intonation grave contrastant avec l’accent enjoué qu’il avait affecté jusqu’à ce moment :

— Les savants prétendent, dit-il lentement, qu’agir c’est tuer. À chaque pas, nous écrasons des peuples d’êtres microscopiques. Nous ne sommes cependant pas coupables de ces hécatombes, dont nous n’avons pas conscience et que nous ne pourrions empêcher. Dans la partie engagée, il y a aussi des victimes qu’il ne m’est pas loisible d’épargner, sans cela…

Il secoua violemment la tête et reprit :

— Laissons cela… à quoi bon affirmer ce qu’il est interdit de démontrer… J’ai voulu que vous viviez auprès de moi un excellent article pour le Times… Ceci pour vous démontrer que vous n’avez pas obligé un ingrat. Que voulez-vous savoir ? Comment j’ai réduit l’envoyé du comte de Holsbein à l’état d’où il va sortir ?

Il se pencha vers sa fenêtre, regarda au dehors à travers les carreaux brouillés de poussière.

— Il ne va plus tarder à revenir à lui. J’ai pourtant le temps de vous renseigner. Connaissez-vous le curare ?

— Ce poison végétal dont certaines peuplades sauvages imprègnent leurs flèches… un poison mortel.

— Non, pas toujours ; dilué dans un composé d’éther et d’eau, le curare devient un simple stupéfiant temporaire, dont l’antidote est la caféine, combinée au suc de certaines plantes. Une sarbacane, une pointe imbibée de curare, l’homme tombe mort. Quelques gouttes de caféine… il se redresse et repart, convaincu qu’il a été pris d’un simple étourdissement.

Et m’attirant auprès de la fenêtre :

— Voyez vous-même.

Je regardai dans la rue.

L’homme s’était redressé.

Il était là, assis sur le trottoir, se tâtant machinalement d’un air stupéfait.

De toute évidence, il cherchait pourquoi il se trouvait dans cette situation.

Enfin, le souvenir lui revint… Au regard circulaire dont il fouilla le sol, je jugeai qu’il cherchait la cause de sa chute.

Ne trouvant rien, il haussa les épaules avec dépit et se remit sur ses pieds. Encore un regard inutile. Un nouveau mouvement d’épaules ; et il se décida à se remettre en marche.


XVII

LA CONFIANCE RELATIVE DE X 323


— Vous avez vu, répéta mon compagnon ?

Et comme j’inclinais la tête, véritablement confondu par les étrangetés accumulées dans ma vie depuis que je m’occupais de l’espionnage et des espions, il reprit :

— Eh bien, aurez-vous là de quoi intéresser les lecteurs du Times ?

Je ne pus me tenir de rire à cette question.

— Sans doute.

— Vous les intéresserez bien davantage en leur apprenant, qu’en deux jours, vous avez vu trois fois celui que ses ennemis ne voient jamais.

X 323 ?

— Oui.

— Je l’ai vu trois fois ?

— Comptez… Hier, au Prado, ce vieillard qui vous intrigua si fort.

— Lui !

— Hier soir le fugitif de la Chambre Rouge.

— Et la troisième fois ?

— En ce moment…

Je m’attendais à la réponse, et cependant elle me pétrifia. Dans cet homme jeune, alerte, brun, âgé de vingt-huit à trente ans à peine, je ne retrouvais rien qui me rappelât le vieux gentleman du Prado.

Il me semblait même qu’ils n’étaient point de même stature.

— Mais lequel est le vrai, murmurai-je en me prenant la tête à deux mains ?

Ses traits dirent une gaieté contenue à grand’peine.

— Je vous ai marqué une confiance que je n’ai jamais marquée à personne… On m’a parlé de vous en termes…

— Qui, qui ? interrogeai-je avidement en voyant qu’il suspendait sa phrase.

— La brise peut-être… Admettez que je veuille un jour avoir pour ami le parfait gentleman que vous êtes… Mais vous demandiez quel était mon réel visage ? Cette curiosité, je ne l’ai plus moi-même… Au Prado, j’étais moi ; en ce moment, je suis encore moi… Le réel n’existe pas pour l’homme… Est-ce que les teintures, les fards, les éclairages même ne nous font pas vivre sans cesse auprès d’apparences. Celui que nous saluons d’un nom, si nous le voyions en réel, nous ne le connaîtrions plus : que vous importe mon visage effectif… Ma pensée seule est vraie et elle vous est amie.

— Moi ami, je me sens pris de sympathie pour vous.

— Cela m’est agréable, croyez-le.

— Et tout à l’heure, j’ai deviné à vos paroles que vous iriez ce soir au Puits du Maure pour surprendre…

— Holsbein… je n’ai point cherché à vous le cacher.

— Alors, il vous serait facile de me prouver l’amitié dont vous parliez à l’instant.

— Comment ? Dites, je vous prie ?

— En me permettant de vous accompagner.

Il secoua la tête.

— Impossible… Vous me gêneriez.

Je fronçai les sourcils. Il me paraissait que le Times lui-même, que ses caractères se hérisseraient de colère, si je n’assistais pas à une expédition dont dépendait la paix de l’Europe.

— Je ne veux pas vous tromper. J’irai quand même.

Aucun mouvement de mauvaise humeur. X 323 se borna à me répondre simplement :

— Il est permis à tout le monde d’aller au Puits du Maure.

— Je l’espère.

— Mais non pas avec moi.

— Je vous défie de m’en empêcher…

Mon interlocuteur se laissa aller à une exubérante gaieté.

— Vous me défiez. Prenez garde, Max Trelam ; je suis homme à vous prendre au mot.

— Un homme averti en vaut deux, fis-je avec la tranquillité d’un homme certain de n’être pas pris sans vert.

— Eh bien, puisque vous valez deux, cela vous fait quatre jambes ; rattrapez les deux miennes.

La dernière parole de cette phrase ironiquement énigmatique tintait encore à mon oreille que X 323 avait disparu.

Une seconde, je pensai qu’il s’était volatilisé ; mais sa disparition s’était effectuée beaucoup plus simplement.

La chambre avait deux issues, comme il est naturel à un logis de gardien de propriété : l’une accédant à la rue, l’autre communiquant avec les jardins.

Cette dernière, que des contrevents de bois plein obturaient au dehors, n’avait pas appelé mon attention.

Je ne la remarquai qu’en entendant une clef grincer dans la serrure.

X 323 m’enfermait.

Je fus sur le point de me ruer sur cette porte… L’insanité d’une telle manifestation me frappa.

Avant que je l’eusse ouverte, le fugace personnage aurait eu le temps de se mettre hors d’atteinte.

Après tout, je savais où le retrouver.

Le Puits du Maure, puisque Puits du Maure il y avait, ne se déplacerait pas, lui.

Il me suffirait donc de m’informer de sa situation et de m’y rendre pour rejoindre l’espion X 323, ce personnage mystérieux dont je venais de faire la connaissance. Et une fois auprès de lui, qu’il le voulût ou non, je l’aiderais à reconquérir le document volé à l’Angleterre.

Voilà une belle page pour un correspondant du Times !

Et rasséréné par ces projets héroïques, je quittai à mon tour la maisonnette. Je reparcourus rapidement la rue Zorilla et gagnai la Carrera San Geronimo pour rentrer à l’hôtel de la Paix.

Là, on allait me renseigner sans peine sur le gisement du Puits du Maure et j’aurais tout le jour pour dresser mes batteries.

Je vous jure que, tout au côté patriotique de l’expédition à engager, le plaisir de faire une niche au si adroit X 323 n’entrait que pour une faible part dans mon empressement à agir.

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DEUXIÈME PARTIE

Le Puits du Maure


CHAPITRE PREMIER

UN PUITS OUBLIÉ


J’arrive à l’hôtel de la Paix et pénètre au bureau des renseignements.

La jolie fille, qui imprime à ses hanches, lorsqu’elle marche, un mouvement de pendule, est là, collationnant des comptes avec l’aide d’un autre employé.

Elle roule des yeux mourants, sa voix semble vibrer de tendresse contenue, tandis qu’elle prononce :

— Cinq et quatre, neuf… Et huit, dix-sept… et six, vingt-trois… C’est exact.

Oh ! ces Espagnoles qui trouvent le moyen de réciter une addition d’un ton passionné !

J’interromps ce récital chiffré.

— Pas de lettres pour moi ?

— Non, señor.

— À propos, dites-moi donc où se trouve le Puits du Maure ?

La jeune personne me coule un regard pâmé ; l’employé lève les sourcils en accents circonflexes, et tous deux murmurent entre haut et bas :

— Ah ! le Puits du Maure !… Le Puits du Maure !… Connais pas.

— Vous êtes sûr du nom, reprend l’Espagnole, en imprimant à ses prunelles un mouvement giratoire analogue à celui de la terre tournant autour du soleil ?

— Sûr… Oui, ma foi… La personne qui m’en a parlé, a coutume d’être bien renseignée.

— En ce cas, señor, nous allons nous informer.

— Je vous serai obligé. Je me tiendrai dans le salon de lecture ; quelques lettres à écrire ; veuillez m’y envoyer le renseignement.

— A la disposicion, module mon interlocutrice de sa voix la plus tendre.

Et j’entre dans la salle que j’ai désignée.

Il est dix heures moins le quart. Voilà l’avantage de se lever de bonne heure. En trois heures, j’ai vécu de quoi remplir une quinzaine de la vie d’un être moyen.

Je bâcle mes lettres ; simples souvenirs à des amis, des connaissances, au « patron ».

Puis je prends un journal.

On y parle toujours de l’incident de Casablanca.

Les négociations diplomatiques en cours entre l’Allemagne et la France y sont envisagées de la façon la plus pessimiste.

Dignes confrères ! Ils ne savent pas ce que je sais. Ils ne soupçonnent rien de ce qui va se passer, la nuit prochaine, au Puits du Maure ; et j’assisterai à l’affaire, moi, en dépit de tous les X 323 du monde ; et je coopérerai peut-être à la solution du problème angoissant dont frissonne l’Europe.

Quelle joie profonde que de se sentir mieux renseigné que les autres.

Ah ! voici, la demoiselle du bureau « renseignements », plus ondulante que jamais.

Elle vient à moi d’un air plein de sous-entendus et elle murmure, comme si elle craignait qu’un jaloux surprenne ses paroles, bien anodines pourtant :

— Señor, le señor a dû se tromper ; personne ne connaît le Puits du Maure… Depuis M. le Directeur jusqu’au dernier marmiton, en passant par les garçons d’étage et les femmes de chambre, j’ai interrogé tout le personnel. Aucun n’a entendu parler du Puits du Maure.

— Voyons, ce n’est pas sérieux, ce doit être aux environs de l’Armeria.

— Oh ! proteste-t-elle, cela n’est sûrement pas. Ma famille habite tout près du Teatro Real (théâtre royal), à deux pas de l’Armeria… J’ai grandi là et je saurais.

Elle m’agace avec ses minauderies incessantes. Je la congédie avec un remerciement sec.

Décidément, dans les hôtels on ne peut jamais obtenir ce que l’on souhaite.

Où ai-je eu la tête de vouloir me renseigner ici ?

Le premier agent de la police madrilène m’indiquera l’emplacement du Puits.

Comment n’y ai-je pas songé de suite… C’est pourtant l’A. B. C du reportage, interroger le policeman, le cabby (cocher), le roulant, mendiant ou autre, et enfin le boulanger, ce négociant en rapport avec toutes les classes de la société.

Oui, mais je devais m’apercevoir que l’A. B. C. ne suffisait pas lorsqu’il s’agissait du Puits du Maure.

Les agents de la police municipale madrilène sont fort aimables, chacun est muni d’un petit livret contenant l’énumération des rues, boulevards, impasses, plazas (places) et plazuelas (petites places). Ils le feuilletaient avec complaisance pour répondre à ma question.

— Le Puits du Maure, nous disons… Voyons… Puits… Puits… Je ne vois pas cela. Vous êtes certain du nom… Ce ne serait pas le puits de Cristal, que vous cherchez ?

Et autres suppositions aussi saugrenues. Au troisième agent interrogé, j’abandonnai tout espoir d’être renseigné par la force publique.

Au tour des cochers, en ce cas.

Ces industriels sont également aimables. Le ton n’est plus le même. Il se mélange d’une familiarité affectueuse.

— Le señor Inglese est forcément un client. Tous les Inglese sont la providence des cochers… C’est un devoir de les renseigner… Seulement, je n’ai jamais entendu parler du Puits du Maure.

Et le brave automédon hèle un collègue qui passe « en maraudeur » à quelques mètres de nous.

— Eh ! petit frère, le señor veut que je le conduise au Puits du Maure… Tu connais ça ?

L’autre gonfle ses joues, retient son cheval d’une traction sur la bride, puis rendant la main avec un haussement d’épaules :

— El señor s’amuse… Le Puits du Maure, c’est le petit collier de rayons de soleil.

Je comprends ce que signifie la locution. Le Collier de Soleil est un conte populaire, dans lequel un « loustic » s’amuse aux dépens d’un garçon simple d’esprit en l’incitant à ramasser des rayons de soleil pour en faire un collier à sa fiancée.

J’ai, par bonheur, affaire à un cocher de bonne composition.

— Non, non, je ne crois pas cela… le señor n’a pas cherché à rire à mes dépens… Seulement, si Alfredo, c’est mon collègue, ne connaît pas le puits du Maure, c’est qu’il n’existe pas… On aura noué le petit collier au señor, probablement.

Aux yeux de ce chevalier du fouet, je passe pour un imbécile, et je dois le remercier de ne point m’invectiver par-dessus le marché.

C’est exquis.

Eh ! s’il ne s’agissait pas du document de lord Downingby, j’abandonnerais la recherche du Puits du Maure.

Mais le moyen, quand on est correspondant du Times ?

Puis, il convient d’être franc vis-à-vis de soi-même… Une forte dose de curiosité personnelle me pousse à m’acharner à la poursuite de ce puits qui semble me fuir.

J’arrête les mendiants crasseux qui, moyennant le don d’une peseta, me déclarent ironiquement ignorer jusqu’au nom de mon puits.

J’achète des cerillas, à des marchands d’allumettes… Ils se confondent en gracias señor ; mais s’ils vendent de quoi m’éclairer physiquement, ils n’ont à ma disposition aucune lumière intellectuelle au sujet du Puits du Maure.

Un boulanger, avisé dans une rue adjacente, me déclare noblement que assurément mon puits n’est pas quelqu’un du quartier.

Bref… il est onze heures et demie à présent, j’ai questionné cinquante personnes appartenant aux professions les plus diverses, et je ne suis pas plus avancé qu’à ma sortie de l’hôtel de la Paix.

C’est trop fort vraiment.

Il y a quelque part, à Madrid, un puits… M. de Holsbein le sait ; X 323 ne l’ignore pas non plus. Selon toute vraisemblance, M. de Kœleritz le tient également pour réel.

Et l’on dirait que, dans la cité madrilène, ces trois étrangers sont seuls à connaître ce puits espagnol.

Ah ! je comprends le sourire ironique de X 323 avant de me fausser compagnie.

L’homme étrange était assuré qu’une fois hors de portée de ma vue, il me serait impossible de le joindre à l’endroit indiqué par le comte de Holsbein.

Tout en procédant à mon enquête, j’avais marché, et me trouvais dans cette bande de terrains, bâtis en partie seulement, qui avoisine le Mançanarès.

Une baraque en planches, sorte de posada (débit de boissons) provisoire, édifiée pour l’usage des ouvriers occupés à une construction voisine, attira mon attention.

Les maçons étaient attablés au dehors, déjeunant.

Pourquoi m’arrêtai-je à regarder ces ouvriers dévorant avec l’ardeur de gens qui peinent depuis le lever du jour ?

Le sais-je.

Peut-être mon estomac m’avertissait-il que le moment était venu de regagner l’hôtel de la Paix.

Ou bien encore obéis-je à cet instinct du reporter, comparable à celui du chien de chasse, qui pousse celui qui en est détenteur à explorer les endroits les moins susceptibles de receler la vérité !

La vérité, dans l’espèce, c’était le puits, le Puits du Maure.

Car mes déboires n’avaient en rien altéré ma conviction.

Cette conviction était que X 323 ne m’avait pas berné. L’ironie de ses propos, ironie évidente, n’impliquait en rien l’idée d’une mystification. Il m’avait donné « la lanterne » sans feu pour l’allumer. Ce n’était pas une raison pour nier la lanterne.

Ce Puits du Maure, pouvait être autre chose qu’un puits… Cette appellation convenue pouvait désigner, par association d’idées, une tour… un puits en hauteur.

Ceci est un souvenir du Caucase. Le puits du Khan, dans un faubourg de Tiflis, est en réalité une tour carrée qui sert de prison… C’est d’ailleurs la maison la plus habitée de la ville.

Même, en admettant que ce puits fut véritablement un puits, il avait pu être oublié par les éditeurs de cartes postales… et ne se trouvant pas dans le commerce, être connu seulement de gens particulièrement renseignés comme MM. de Holsbein et X 323.

C’était cela même ; cette supposition expliquait tout. Grâce à elle, je comprenais la bonne grâce de l’énigmatique et mystérieux adversaire de l’espion allemand, me révélant le nom du Puits du Maure, nom qui en réalité ne m’apprenait rien ; … à moins encore que cet homme prévoyant toutes choses, disposant flegmatiquement des personnalités humaines qui se trouvaient sur son passage ; — (voir son opération sur le domestique du comte de Holsbein) n’eût attribué à ma lancinante curiosité, un rôle impossible à deviner dans l’une des combinaisons auxquelles se livrait le terrible jouteur.

Décidément, la vue des maçons à table me donnait trop d’appétit.

Au diable mon enquête.

Il faut vivre d’abord, disaient les philosophes anciens qui, pour une fois, dirent ainsi une chose raisonnable.

— Allons déjeuner, car je me sens un creux, que le Puits du Maure, si profond soit-il, ne saurait égaler.

Je pivote sur les talons, tel un volontaire à l’exercice et en route vers la Puerta del Sol.


II

JE TROUVE LE PUITS


Avez-vous remarqué combien souvent nos vœux se réalisent, à l’heure même où nous désespérons de leur réalisation.

On croirait que le destin s’amuse à nous démontrer qu’un hasard fait ce que tous nos efforts n’ont pu produire.

Je dis hasard, je dirais aussi bien Providence, car ces deux mots au sujet desquels une moitié de l’humanité excommunie l’autre moitié, qui le lui rend d’ailleurs, ces deux mots ont le même sens. Ils expriment l’idée d’une force qui nous est étrangère.

Donc, l’un ou l’autre à votre choix se manifesta soudain à mon endroit.

J’avais parcouru dix mètres, quand des sons criards, mais en revanche d’une justesse douteuse, tirés d’une guitare, me firent tourner la tête.

Maintenant, les maçons allaient avoir le concert.

Une vieille gitane, ridée, parcheminée, les cheveux embroussaillés, mal couverts par un foulard au ton rouge sale, promenait sa main sur une antique guitare, veuve de plusieurs de ses cordes.

La Bohémienne s’était campée devant les consommateurs.

Elle eut un geste d’appel.

Aussitôt, deux fillettes dépenaillées, qui jouaient à peu de distance dans la poussière de la route, accoururent avec des bonds capricieux de jeunes chevreaux et se plantèrent, en face des ouvriers, dans l’attitude de danseuses prêtes à s’élancer.

Je haussai les épaules, j’ai horreur des exhibitions d’enfants.

Mais au moment où je reprenais ma marche, une phrase chantée me cloua sur place.

Oh ! chantée ! chevrotée devrais-je dire, mais cette phrase jetée par la gitane, avec l’appui d’une plainte de la guitare, était celle-ci :

« Sur la margelle du vieux puits ».

Vous avez lu, la margelle du puits !

Un puits ! la voilà l’ironie des choses.

Je refis face du côté de la chanteuse. Pourquoi ? parce qu’elle parlait d’un puits.

Est-ce que j’espérais voir sortir de cette construction tubulaire et hydraulique, la personne court vêtue qui a nom Vérité.

Je n’en sais rien, n’ayant d’ailleurs jamais compris pourquoi les poètes ont donné à cette aimable dame une résidence aussi pernicieuse, aussi rhumatismale… Oui, je vous entends bien… les peintres et sculpteurs ont emboîté le pas et représenté ladite lady dans un costume que l’on peut considérer comme un costume de bain.

Il serait téméraire de m’élever contre le rêve éclos en la cervelle de trois compagnies différentes d’artistes, brandissant la plume, le ciseau et la brosse… Je n’insiste pas ; mais si un homme intelligent comprend le pourquoi de ce racontar mythologique, je lui serai obligé de m’envoyer son explication… mon adresse au Times… Je rembourserai le timbre, car j’estime qu’il est juste de payer pour s’instruire.

Et la vieille chantait :

— « Sur la margelle du vieux puits,
— lorsque la nuit étend son ombre
— qui penche sa figure sombre. »

— Pas de danger que ce soit le Maure, me dis-je.

— « C’est le Maure cruel et jaloux », affirma la gitane, « dont l’âme appartient au démon — dont le puits cache le trésor. »

Du coup, je me rapprochai de la musicienne ambulante. Un Maure qui se mire dans un puits, serait-ce la complainte du Puits du Maure. Ce serait véritablement une chance.

Et la Bohémienne va toujours :

— « Son trésor, c’est la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refuse son cœur.
xx« Comment la cache-t-il sous l’onde
— lui qui possède des palais ?
xx« C’est qu’il craint qu’on la ravisse ;
— il y tient plus qu’à ses richesses.
— Là nul ne peut la lui ravir.
xx« Sous l’onde, un souterrain existe. »

— By Jove ! comme nous jurions à Cambridge, par Jupiter, un souterrain, mais dans un souterrain, on peut cacher autre chose qu’une captive ; un document par exemple !

Mes pensées m’apparaissaient folles ; mais plus je les voulais chasser, plus elles s’implantaient en moi. Pourquoi, après tout, le Puits du Maure n’eût-il pas inspiré une complainte comme tant d’autres souvenirs de crimes.

La gitane continuait :

xx« Sous l’onde, un souterrain existe
— que le démon lui révéla.
— Il sait les paroles magiques
— auxquelles l’onde obéira.
— L’entendez-vous ? Il les prononce.
— L’onde disparaît lui laissant le chemin libre.
— Dans l’entrée maudite il pénètre.
— L’onde se referme derrière lui. »

— Allons, ricanai-je, le service des eaux est fort bien fait dans ce puits… Seulement, c’est un pastiche des Mille et une Nuits… C’est le Sésame, volatilise-toi.

J’eus honte de rester en pareille indécision.

Je vais à la mendiante…

— Un mot, je vous prie.

Elle me lança un regard perçant et me repoussant en quelque sorte d’un geste de sa main maigre, elle prononça de ce ton rude, guttural, particulier à ceux de sa race :

— N’interrompez pas la mousique.

Et dans un trémolo tragi-comique elle entonna la strophe suivante :

— « Le Maure marche dans les ténèbres.
— Que fait là-bas la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refuse son cœur.
xx« Dans son boudoir les pierreries
— jettent des feux étincelants.
— Mais elle pleure, la pauvre âme
— au ciel elle tend des bras suppliants.
— Elle réclame la lumière
— et la vue du monde vivant. »

N’interrompez pas la mousique… Cela sonnait dans ma tête… Pour formuler mon interrogation, pour obtenir une réponse problématique, allais-je devoir attendre longtemps encore la fin de l’aventure de la belle fille et du Maure ?

— « La belle s’est agenouillée
— elle joint ses mains suppliantes
— qui donc prie-t-elle maintenant ?
— C’est la Vierge de Castille
— Marie conçue sans péché. »

Quelle jolie idée de poète ! Une prière en cinquante ou soixante vers !

— « Tout le souterrain s’illumine
— d’une clarté ignorée des humains.
— La belle fille s’est levée
— elle marche avec confiance
— vers l’entrée que ferment les eaux diaboliques…
xx« Comme les paroles magiques
— l’onde écoute l’ordre des cieux
— elle s’abaisse et la captive, a reconquis la liberté. »

— Ouf ! les voilà tous dehors… J’estime que la guitare a droit au repos.

— « Mais la nuit sombre est revenue.
— Le Maure jaloux et cruel, revient contempler son cher trésor.
xx« Plus ne trouve la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refusa son cœur.
xx« Qui donc l’a prise ? Il veut sortir !
— Mais docile à l’ordre des cieux
— l’onde reste obéissante
— aux mots qu’enseigna l’enfer.
xx« Au souterrain où fut la belle
— pleurant de colère et de faim
— le Maure jaloux et cruel
— mourut ; il convient de souhaiter pareil sort aux jaloux. »

La gitane est parmi les ouvriers, les fillettes la suivent… Toutes trois quêtent.

La monnaie de billon tinte dans la sébille de cuivre qu’elles tendent à l’aumône… Ces humbles pièces sonnent la générosité des pauvres à plus pauvres qu’eux.

— Eh ! brave femme, ne voulez-vous pas une pièce blanche ?

Je lui montre une pièce de deux pesetas.

Elle étend ses doigts crochus vers le disque de métal qu’elle fait disparaître avec une prestesse d’escamoteur.

Et obséquieuse, ses yeux rusés fixés sur moi :

— Que désire le rico hombre ?

Je tire une guinée (pièce d’or de 26 francs) de ma poche. Dans l’œil de la vieille s’allume une étincelle.

Elle ne m’en veut plus.

— Écoute, dis-je, ceci est à toi, si tu me renseignes sans mentir.

— Oh ! señor, on ne ment pas aux personnes généreuses.

— Nous verrons. Le Puits du Maure…

— Ma chanson ?

— Non, le puits réel existe-t-il à Madrid ?

La vieille figure ratatinée s’illumine… J’y lis qu’elle est certaine de gagner la pièce d’or… Elle sait ce que je lui demande :

— Que les génies bienfaisants du Feu, du Vent et des Flots soient favorables au señor ! Le Puits du Maure se trouve dans cette ville capitale des Espagnes. Et comme le dit la musique, l’eau monte ou descend au gré de qui connaît le secret qui la commande.

— Je ne me soucie pas de sortilèges… Réponds simplement à cette question… Puis-je le voir ce fameux réservoir ?

— Vous le pouvez certainement, señor.

— Il me suffit d’être éclairé sur sa situation, je pense.

— Justement, le rico hombre n’en est pas bien loin à cette heure.

— Réellement ? fis-je avec un petit frisson de joie.

— C’est à deux pas de l’Armeria.

L’Armeria… Nous en sommes à quelques centaines de mètres. La vérité est en marche vers moi.

— L’or se rapproche de ton escarcelle, brave femme… achève.

Et elle continue, son rire s’accentuant, lui strie le visage d’innombrables rides entre-croisées.

— Le puits est dans la rue Novillo.

Le terrain alentour reste à l’abandon depuis bien longtemps. Les plantes y croissent sans être tourmentées par le jardinier, elles s’enchevêtrent comme les arbres d’une toute petite forêt vierge.

Seulement, plus personne parmi les heureux ne se souvient du Puits du Maure. Il n’y a que les pauvres errants comme moi, parce que seuls, nous sommes assez légers de monnaie pour fréquenter la Taberna Camoëns. Eh ! eh ! il faut entrer par la Taberna, traverser la courette qui s’étend derrière, boueuse et triste, et que borne la clôture vermoulue de l’enclos du Puits… Oh ! il y a des brèches… grâce à elles, durant la saison d’été, on a là un bon campement pour la nuit, et les gens de la police n’y viennent pas déranger le pauvre monde.

La pièce d’or glissa de ma main dans les doigts de la gitane.

Elle avait assez dit sans doute à son avis, car elle me permit de m’éloigner. J’allongeais le pas, et je dois avouer que ma précipitation provenait, moins du souci de n’être pas trop en retard au déjeuner de l’hôtel de la Paix, que de celle d’augmenter la distance entre la diseuse d’aventure et moi.


III

Ô SOUBRETTE ESPAGNOLE, MESSAGÈRE
DES SOURIRES !


On nous dit flegmatiques, nous autres Anglais. Je ne m’explique pas pourquoi, car il m’a semblé dans mes pérégrinations à travers le monde, qu’aucun peuple n’est moins flegmatique que nous ; qu’aucun n’est disposé à une gaieté plus enfantine.

Évidemment, certaines races sont plus prodigues de mouvements, de manifestations extérieures inutiles, mais est-ce du flegme que de ne pas agiter les bras, la tête et le corps comme un convulsionnaire ou comme un vieux télégraphe Chappe ?

Je fus très agacé pendant le déjeuner. Je trépidais sur ma chaise absolument comme si elle eût été un « isolateur » chargé d’électricité à haute tension.

Je m’aperçois que ma comparaison est inconvenable, car elle suppose que je suis entré en… rapport avec la fée électricité en m’asseyant dessus… Ce n’est point là ce que je voulais exprimer. Je respecte cette fée à l’égal des plus grandes dames… et puis, vous la connaissez tous… s’asseoir sur pareille lady équivaudrait à se poser sur une pelote d’épingles… Je respecte également trop mon individu pour le soumettre à si piquant traitement.

Mais je connaissais le Puits du Maure.

À quel parti m’arrêterais-je ?

Me forcerais-je au courage d’attendre la nuit venue, pour gagner la Taberna Camoëns et l’enclos mystérieux, dans lequel je m’aposterais pour surprendre X 323 ?

Ou bien, m’offrirais-je la satisfaction d’aller, dès mon repas terminé, opérer une reconnaissance du but de mon expédition nocturne.

Ma gourmandise de savoir me poussait à la seconde méthode.

Ma raison m’en écartait.

Il convenait d’éviter une démarche inconsidérée, susceptible d’indiquer à mon ami X 323 que j’avais retrouvé sa piste.

Avec ce diable d’homme, il fallait s’attendre à tout, et je ne mettais pas en doute qu’il ne fût aussitôt informé de ma présence au Puits du Maure.

Bien. Écoutons la Raison. Je n’irai point.

Oui, mais alors à quoi occuperai-je l’interminabilité de mon après-midi ?

Je pouvais m’occuper une heure, grâce à une dépêche du Times, que l’on m’avait remise à mon arrivée. Le « patron » me mandait que l’on attendait ma copie avec impatience, la situation politique s’embrouillant de jour en jour.

« La pièce que vous savez, disait-il, « apparaît de plus en plus comme l’élément capital de l’affaire. »

Je ferais une réponse sibylline… certain de l’importance de la pièce, que je savais n’être point exagérée ; mais tenu au silence par loyalisme ; je n’ignorais plus rien, et, dans un avenir rapproché, demain peut-être, je serais relevé de mon mutisme ; je lancerais sur les fils et sans-fils, des révélations sensationnelles, qui feraient tirer le Times à des millions d’exemplaires.

Le patron serait ravi. Je porterais moi-même ma dépêche au Télégrafo Central.

Oui, mais ensuite, ensuite, comment aurais-je le courage d’attendre jusqu’à la nuit pour me mettre en campagne ?

Agir est un plaisir… La chose horripilante est d’assister, l’arme au pied, au lent défilé des heures.

Sur l’honneur, j’étais à cent lieues de penser que la brune soubrette Concepcion allait résoudre le problème de la plus agréable façon.

Cependant, ce fut ainsi.

Je me levais lentement… alors que l’on n’a à effectuer, en un temps donné, qu’un nombre limité d’actes, il est de bonne mathématique de se mouvoir avec le minimum de vitesse, ce qui conduit plus loin dans le temps.

— Pour le señor Max Trelam sans doute, fit derrière moi une voix interrogative ?

Je regardai le possesseur de l’organe questionneur. C’était un groom de l’hôtel qui me présentait une lettre.

— Si elle porte mon nom, c’est qu’elle est sûrement, et non pas sans doute, pour moi.

Le galopin secoua la tête :

— Elle n’indique pas le nom, señor… Voyez.

La suscription m’apparut en effet sans nom.

« Al señor Inglese », avait-on tracé sur l’enveloppe.
« la belle s’est agenouillée. — elle
joint ses mains suppliantes… »

— Toutefois, reprit mon interlocuteur, le señor étant présentement le seul Anglais en résidence à l’hôtel, nous avons pensé que sans doute, — le drôle accentua la formule — la missive lui était destinée.

Je pris la lettre sans répondre à ce gamin trop logique… On ne discute pas avec un inférieur qui a raison.

Papier de premier choix, parfum discret et distingué ; oh ! oh ! correspondance de femme élégante. Supposition démentie aussitôt par l’écriture grossière, maladroite… Servante utilisant pour ses travaux épistolaires la papeterie de sa maîtresse.

J’ouvre. Je ne me suis pas trompé.

L’épître était signée : Concepcion Allaracos.

Concepcion, la fille de chambre de la douce Niète, aux yeux de bluets !

Quelle idée a encore germé dans la cervelle de la camériste madrilène ?

Je lis, non sans difficulté, à cause de l’orthographe que je transcris ici avec une larme perlant au bout des cils. Cette lettre baroque, je viens de la tirer d’un coffret, où gisent les douloureux souvenirs de ce qui ne sera plus jamais.

« Le señor me pardonnera de troublé ces ocupacion ! Car le señor ai bons et il sai que je veu le bonneur de madmoisele.
----« À ce matin, la conversacion du señor avai addouci le chatgrins de madmoisele ; à présan, ele se desaispert kome si son queur navai plus à atandre la consolacion.
----« Moi, je lemme tro pour la regardé kome ça ferre, lor jécri au señor.
----« Nous parton au parque de Madrid pour ce promené. On s’assoirat dans lé jardin englais, à cotai della grende allai des Estatuas (statues, allée principale du parc). Et la Vierje Sinte et léz ange vou benniret de venir là ossi.
----« Je baise les main respequetueuseman.

« Signé : Concepcion Allaracos
« votre sairvante. »------

Brave fille ! Comme cette brunette dépourvue de littérature, avait clairement compris ce qui montait dans mon âme. Elle n’avait pas un instant jugé que je pusse refuser d’accéder à son appel.

J’irai, cela est évident.

Pour la forme, je me reproche mon incorrection.

De quel droit persécuter de ma sympathie Mlle de Holsbein qui, le matin même, m’a signifié l’adieu ? Eh ! avec la mauvaise foi de qui a pris une décision définitive, je me déclare qu’à défaut de droit, j’ai un devoir ; oui, un devoir d’humanité.

Il serait barbare et sauvage de laisser pleurer des yeux bleus si exceptionnellement doux.

L’amour se déguise en infirmier de la Charité.

J’ai un peu honte de moi-même. Comme je suis hypocrite auprès de Concepcion… Eh oui, je dois reconnaître mon infériorité par rapport à cette fille de chambre décidée, à l’allure franche, évoluant avec une liberté, un mépris complet des ennuyeuses conventions sociales, dont les liens entravent mes actions.

Elle était bien le prototype de la camériste espagnole, qui, de très bonne foi, se figure qu’elle est engagée, non pour faire le ménage (elle le prouve en ne le faisant pas), mais pour servir de trait d’union aux tendresses séparées par les préjugés sociaux.

Et dans ce dernier emploi, la paresseuse ménagère montre une activité incroyable.

L’origine des grandes passions ibères, si l’on cherchait bien, se retrouverait presque toujours dans une volonté de soubrette… Rodrigue, el Cid et Chimène eux-mêmes… Je n’achève pas ; les Cornéliens fanatiques me lapideraient, mais personne ne me reprochera d’exprimer mon admiration sans bornes pour Beaumarchais (Auguste Caron de).

Comme ce fils d’horloger parisien a compris l’Espagne !

Bref, l’épître de Concepcion me produisit un effet que, je le confesse, je n’ai jamais ressenti à la lecture des lettres immortelles et universellement réputées sans égales de Madame de Sévigné.

Je courus au télégraphe, expédiai ma dépêche au Times, et puis, comme un écolier en vacances, je jetai par-dessus mon épaule toute idée sévère.

Plus de politique, plus de reportage, ni de Times, ni de document dangereux.

Je reprendrais le collier le soir, à l’heure du Puits du Maure.

Jusque-là, je ne voulais songer qu’à Mlle de Holsbein, à son doux visage éclairé par ses yeux candides et tristes, petites violettes vivantes écloses sur une âme douloureuse.

Au pas de charge, je parcours la rampe de San Geronimo. J’arrive à l’entrée du parc qui s’ouvre à son extrémité.

Je gagne le Paseo de las Estatuas, cette large avenue bordée de statues, dont les silhouettes rigides se découpent sur les feuillages de jardinets tracés à l’anglaise, avec des sentiers contournés, des fantaisies charmantes des metteurs en scène de l’horticulture.

Mais là, je suis pris d’une indécision.

Que lui dirai-je, à cette triste jeune fille, quand je serai en sa présence ?

Elle est superbe. Concepcion ! Elle tranche les difficultés, même orthographiques, avec une admirable assurance.

Seulement, toute audacieuse, toute soubrette qu’elle soit, je voudrais bien la voir à ma place.

C’est absurde, ce que je dis là.

Concepcion ne serait pas embarrassée. Elle dirait ce qui lui viendrait aux lèvres, sans s’inquiéter de savoir si cela est conforme aux convenances mondaines.

Pour cette fille simple, tout se résumerait en cet aphorisme :

— Ce qui est utile est forcément bon à dire.

Quel avantage dans la vie que d’avoir été mal élevé !

Tandis que mon cerveau se débat entre ce qu’il souhaite et ce qu’il critique, mes jambes, que ledit cerveau oublie de surveiller, s’ouvrent et se ferment régulièrement, comme des compas… J’ai quitté le paseo des statues… Je parcours les petites allées du jardin anglais.

Mais une émotion profonde m’étreint, gagnant jusqu’à mes jambes, qui interrompent brusquement leur mouvement mécanique.

À quelques pas de moi, assises sur un banc de pierre, au-dessus duquel se replient en dôme des noisetiers au feuillage rougi, Niète et sa suivante sont immobiles.

La jeune fille, le front penché, absorbée en une rêverie que l’on sent pénible, ne me voit pas.

Concepcion, elle, m’a vu de suite. Son visage s’épanouit en un sourire de bienvenue et ses yeux noirs brillent… brillent.

La fille de chambre est de toute évidence, contente de moi, et cela me flatte infiniment.

Je crois bien que l’excellente fille est en train de devenir mon amie.


IV

I AM « ENGAGED »


Une nouvelle timidité me reprend.

C’est curieux, toutes les ladies que j’ai rencontrées m’ont affirmé que les hommes ont toutes les audaces.

Je le crois fermement, car il ne faut jamais douter de ce que dit une femme. Ce serait perdre une illusion. Seulement, mon expérience, mon « observation » m’ont conduit à penser que, dans leur générosité gracieuse, les exquises ladies attribuent, à notre sexe piteux, l’audace qui nous manque parce qu’elles la possèdent toute.

Ne froncez pas vos sourcils, si joliment arqués ; Madame, aucun poison critique ne réside en cette réflexion.

Je souhaite, au contraire, exprimer une reconnaissance éperdue pour la charité, la pitié féminines, car, si les dames adorables ne nous y aidaient pas un peu, passablement, beaucoup, passionnément (vous le voyez, j’effeuille une marguerite sous vos pas), je crois que nous n’oserions jamais les demander en mariage.

Mais foin des digressions. Mon seul but est de démontrer mon embarras. Phraséologie inutile, puisqu’il me suffira de déclarer que ma langue me semblait collée à mon palais et mes pieds nickelés au sol.

Je me demandais si j’allais reculer ou avancer.

Mais Concepcion, elle, avait juré que j’avancerais. Elle heurta légèrement le coude de sa jeune maîtresse et, d’un regard expressif, me désigna.

Mlle de Holsbein se leva brusquement, sur ses traits se refléta l’angoisse de la biche surprise par la meute hurlante. Mais fuir en ce jardin fréquenté, c’eût été attirer l’attention, soulever un scandale.

Elle comprit qu’elle ne le pouvait pas, et retomba sur le banc.

Il y avait dans son attitude, dans ses yeux, dans toute sa personne, une confusion pénible, une sorte de terreur, de mépris d’elle-même.

Pauvre enfant ! J’étais pour elle celui qui savait.

Cela ne diminuait pas la difficulté de l’aborder.

Quelles paroles prononcer, qui ne fussent point douloureuses à son oreille, qui n’ajoutassent point à son émoi.

Et cependant, je ne pouvais demeurer là, immobile et muet, comme une statue supplémentaire, édifiée à la gloire de la réserve britannique.

Je m’approchai, incliné, respectueux comme le croyant s’avançant vers l’autel, (quelle divinité fût plus exquisément douloureuse) ah… la nécessité est la mère du génie, comme disait je ne sais plus quel génial poète, né millionnaire… une idée lumineuse pétilla dans mon cerveau.

« Continuer est plus aisé que recommencer. »

Axiome assurément contestable, mais à la faveur duquel, je repris, en répétant la dernière phrase, l’entretien où nous l’avions laissé le matin.

— Attendre, c’est espérer.

Elle fit non de la tête ; mais l’anxiété peinte sur son visage s’atténua. Je cessais de nouveau d’être un étranger, pour devenir l’ami fraternel d’une heure tragique.

— Pourquoi repoussez-vous l’espoir, fis-je, encouragé par ce léger succès ?

— Oh ! fit-elle, d’une voix faible, tout autre que vous pourrait m’adresser cette question… Mais vous, vous…

Bigre ! nous nous engagions sur un terrain glissant… Nous ne devions point penser à… cela. Cela, c’était tout le contraire de l’espérance, et je voulais la ramener à l’espoir.

— À un prisonnier, il ne faut point parler de prison ; mais on est certain de lui être agréable en parlant d’évasion.

Cette citation du moraliste Largusson se présenta à ma mémoire comme la marée en carême.

L’évasion… n’est-elle pas l’oubli de la prison éloignée, de la tristesse accoutumée du captif, reléguées dans le brouillard.

Et, par association de pensées, je fus saisi d’un désir irrésistible de narrer la légende du Puits du Maure.

C’était une évasion d’abord, et puis ensuite, cela m’assurait la possibilité de la conversation prolongée. On engourdit la douleur sous un flot de paroles… Je n’avais d’autre projet, en me lançant dans cette histoire, que d’apaiser la tristesse de la malheureuse Niète, et je fus bien surpris, pas mécontent du reste, de la conclusion inattendue de mon récit.

Mais procédons avec ordre :

— Mademoiselle, fis-je, je crois qu’il ne faut jamais renoncer à l’espoir… Les légendes même, cette quintessence des conceptions humaines, le démontrent.

Elle me regarda avec une pointe d’étonnement. L’exorde qui semblait annoncer une conférence devait effectivement la surprendre.

Mais j’étais lancé. Maintenant j’avais l’idée fixe de lui conter l’évasion de la belle fille captive du Maure.

Après tout, sa situation ne manquait pas d’analogie avec celle de la victime dans la légende… Un mécréant, une existence ténébreuse, tout s’y trouvait.

— Tantôt encore, Mademoiselle, j’écoutais une vieille gipsy, comme nous nommons les bohémiennes, en Angleterre, chanter le romancero du Puits du Maure… Vous ne connaissez pas… Alors écoutez d’où s’évada la Belle Fille. L’histoire ne dit pas son nom patronymique, mais cela vous est indifférent.

Ravie par un Maure, mauricaud, jaloux et cruel, comme tous ceux de cette race antipathique, elle fut enfermée, dans un boudoir souterrain, au fond d’un puits.

Vous pensez que ce devait être humide. L’histoire n’en dit rien. Supposons que les pierres, cimentées avec soin, s’opposaient à l’irruption indiscrète de l’eau.

On le voit, j’adoptais le mode enjoué, et les traits de la mignonne reflétant sans doute le voile plaisant que j’appelais sur les miens, se rassérénaient.

Ah ! la gaieté ! quel julep moral !

— À ce cachot, continuai-je, il y avait une porte, laquelle porte devait être une trappe, car au-dessus l’eau du puits interdisait toute communication avec l’extérieur. Seul, le Maure, avec un mot magique, balayait ou ramenait l’eau à son gré… Ces mots-là sont très difficiles à retenir et impossibles à prononcer si l’on n’a pas donné son âme au diable.

C’était à cette époque, un petit cadeau qui se faisait beaucoup… Les marrons glacés ont remplacé cela.

Ici, la figure de Mlle de Holsbein s’éclaira… Ce ne fut pas un sourire, mais c’en était sûrement la semence. La résultante d’un mouvement de l’intellect vers la joie, mouvement trop faible pour entraîner les muscles enregistreurs du rire, mais assez fort cependant pour les impressionner.

Rien ne renforce la verve comme être écouté !… Or, j’avais conscience que toute la chère petite âme de ma compagne était suspendue à mes lèvres. Cela lui apparaissait doux d’échapper à l’obsession de la pensée qui la torturait depuis la veille.

Je m’assis auprès d’elle, sans marquer une importance quelconque à cette action et je poursuivis :

— Vous croyez la Belle Fille captive à jamais, car vous l’avez bien jugée… Elle est incapable de s’adresser au diable, en vue d’apprendre le fameux mot magique.

Ce mot, pour une raison analogue, je ne vous l’enseignerai pas non plus.

Mais il est quelqu’un qui distrait son éternité à corriger le démon… C’est la Bonne Dame de Tout-Secours. Après avoir écrasé la tête du Dragon, elle se complaît à lui dérober ses formules magiques… Elle est en quelque sorte le saint Pick Pocket de l’humanité orthodoxe.

La Belle Fille implora la Bonne Dame. Et la Bonne Dame dégagea la porte du cachot de l’eau qui en assurait la fermeture hermétique. Le problème hydraulique, aussi heureusement résolu, la Belle Fille reparut au soleil, libre, heureuse de vivre ; tandis que le Maure, auquel naturellement on avait caché l’aventure, venait se faire prendre comme dans une souricière.

En effet, la Bonne Dame lui réservait une dernière plaisanterie.

Dès qu’il fut de retour dans la prison vide de sa captive, la Dame jeta la formule magique dans les abîmes de l’Infini, si bien que le diable lui-même ne put la retrouver, et que le Maure changea d’orthographe en devenant mort.

Je regardai Niète bien en face, pour faire pénétrer ma conviction, ou du moins celle que j’affectais, dans son esprit et je conclus :

— Vous le voyez, Mademoiselle, sous la fantaisie du récit, on retrouve l’indestructible certitude des peuples, à savoir que l’on doit toujours espérer l’évasion… de la prison, de la douleur, de la misère, des mille choses qui font souffrir les êtres !

On eût cru que ma conclusion ramenait un voile d’ombre sur le doux visage de Niète.

– On ne s’évade pas de la honte, prononça-t-elle, une buée humide troublant l’azur de son regard.

– La honte ne frappe que les coupables…

– Et ceux qui portent leur nom, acheva-t-elle d’un ton encore plus faible.

– Oh ! un nom, lançai-je sans réfléchir, je l’affirme. Un nom, on en change.

Elle eut une négation obstinée de tout son être.

– Le puis-je ?… Ne serait-ce pas le condamner, lui ? Une fille ne condamne pas…

– Oh ! une fille change de nom sans condamner personne. Toutes les ladies sont des filles qui ont changé de nom, et aucun papa ne s’en est senti insulté.

Une rougeur intense envahit son visage qui se contracta péniblement, et d’un accent à peine perceptible, déchirant comme une plainte d’agonie, elle murmura :

– Votre bon cœur vous égare. Qui donc m’offrirait le refuge de son nom ?

– Moi !

La réponse était partie avant que j’eusse songé à la faire.

Il y a des instants en vérité, où le cœur se soucie du cerveau comme un poisson d’une pomme.

Et je demeurai stupéfait, aussi stupéfait que ma douce interlocutrice elle-même.

Je me hâte de déclarer que ma surprise ne contenait pas la moindre part de regret… J’étais étonné, non pas d’avoir parlé, mais de n’avoir pas prévu plus tôt que je serais heureux de parler ainsi.

Nous restions muets, les yeux dans les yeux, comme anéantis… De fait, j’avais l’impression que quelque chose s’était arrêté en moi.

Et tout à coup, ce quelque chose se remit en marche précipitant son allure, tel un retardataire désireux de rattraper le temps perdu.

Mon cœur battait des ra et des fla, à l’instar du petit tambour du 1er fusiliers[2].

Ce fut Mlle de Holsbein qui retrouva la première l’usage de la voix.

– Vous n’avez pas songé…

Du coup, cela me rendit ma faculté d’exprimer ma pensée, et dans un rush, ainsi qu’on monte à l’assaut, je laissai déborder ma tendresse.

– J’ai songé à la seule question importante ; la seule, entendez-vous, miss Niète, la seule… J’insiste, afin que nous n’ayions plus à revenir là-dessus. Et la question dont il s’agit… Consentirez-vous, vous accoutumée au grand luxe, à vivre modestement des 20 ou 25.000 francs, que bon an, mal an, Max Trelam, du Times, tire honorablement de son encrier.

Elle prit la mine hésitante d’un clerc à qui on offrirait la barrette cardinalice.

– Puis-je croire ? balbutia-t-elle.

Je saisis sa main, je la pressai éperdument dans les miennes… J’étais affolé, j’étais ivre… L’amour me montait à la tête ; on l’eût jugé né sur les coteaux de Bourgogne.

– Ce que vous déciderez sera, je vous en donne ma parole.

Alors, elle laissa tendrement tomber son front sur mon épaule et se mit à pleurer doucement, doucement, tandis que mes lèvres baisaient pieusement ses cheveux d’or pâle.

Notre silence était plus éloquent que les discours.

Ses pleurs n’avaient rien de douloureux ; ils me disaient affection, confiance, reconnaissance.

Pauvre mignonne, comme si l’on méritait la couronne civique, (chêne et laurier entrelacés) quand on arrache un trésor ou une âme pure au naufrage.

Le sauveteur, en pareil cas, devrait payer une prime à la société, car il fait une superbe affaire.

J’étais engagé, comme nous disons en Angleterre, exprimant par là que nous considérons le mariage comme une convention sérieuse. Nos amis, les Français, disent en pareil cas, fiancé, du vieux mot de la langue d’oïl, fiance, avoir foi… Il est joli, certes, mais je lui préfère engagé, lequel indique que l’on se considère comme celui qui doit être employé à assurer le bonheur de l’aimée.

Nous étions engagés.

À présent, à voix basse, nous prononcions des mots séparés par de longs silences.

— Oh ! ma vie de dévouement pour ce rachat de moi-même que vous m’offrez.

— Que parlez-vous de dévouement, Niète, chère Niète, petite fleur bleue du jardin de mon cœur ?… Je vous ignorais hier… aujourd’hui, je suis à vous jusqu’à la mort… Comment cela s’est-il fait ? Une pureté prenante émane de vous ; vous rayonnez ce que l’on aime dès l’âge de sentiment, ce que l’on aime sans le connaître, avec la crainte de ne le rencontrer jamais.

Et une foule d’autres choses aussi jolies, dont je ferai grâce aux lecteurs du Times, car je pense de même qu’eux, qu’en dehors des intéressés, les mots par lesquels on figure pour l’esprit les plus tendres sentiments, apparaissent vides de sens, voire même un peu ridicules.

Je m’avise que cette apparence provient probablement d’une pudeur instinctive, qui nous incite à dissimuler les joies de cœur, et à blâmer ceux qui les étalent aux regards.

Concepcion avait disparu.

La brave fille montrait décidément toutes les qualités.

Elle se rendait même compte qu’elle pouvait être de trop entre deux fiancés.

Tout bas, je ne pus m’empêcher de l’appeler « belle-maman », car vraiment, elle avait agi comme une mère soucieuse de marier sa fille… Elle nous avait en quelque sorte aiguillés l’un vers l’autre, Niète et moi.

Pauvre petite camériste, ton souvenir m’apportera toujours un attendrissement.

Tu avais cru, humble servante, ignorante de l’envie haineuse, si fréquente chez tes pareilles, tu avais cru nous engager à jamais sur la passerelle du bonheur.

Ce n’est point toi qui fus coupable, mais bien le destin brutal qui trompa les vœux formés par ton cœur dévoué !



V

DOUBLEMENT ENGAGÉ


Soudain, un homme déboucha d’une allée voisine, dont la vue arracha un cri étouffé à ma chère petite chose aimée, ainsi que je l’appelais déjà en moi-même avec toute la tendresse qu’enferme cette locution anglaise, par quoi nous désignons les charmes du home, l’épouse aimée, les enfants chéris.

Le nouveau venu était le comte de Holsbein Litzberg.

Il venait lentement à nous, les sourcils froncés, une expression colère et maligne dans les yeux.

Niète se voila le visage de ses mains.

— Mon père… Que dira-t-il ?

— Je suis là, murmurai-je.

Je m’étais levé. Après tout, Max Trelam eût fait face au comte en toute circonstance… À plus forte raison pour conquérir Niète.

Je pensai que je méprisais l’espion, mais que pour rien au monde, je ne devais laisser paraître cet état d’esprit. Le montrer eût été le contraindre à s’étonner de ma recherche matrimoniale.

Une explication eût rendu impossible l’évasion de ma bien-aimée.

Tout cela passa devant mes yeux avec une lueur d’éclair.

M. de Holsbein est tout près de moi.

Alors, appelant à mon aide la désinvolture la plus parfaite, je m’incline et j’attaque, excellent moyen de briser l’attaque d’un adversaire.

— Monsieur, ce soir, j’aurais sollicité un entretien avec vous. L’heureux hasard qui nous met en présence me permettra d’avancer l’explication que je souhaitais…, si toutefois il vous convient de m’entendre.

Je constate en lui une indécision. Il est clair que mon ton dégagé l’étonne. Pourtant, il a l’habitude des surprises diplomatiques… Il se ressaisit aussitôt et réplique, une menace transparaissant sous la courtoisie.

— Je suis à votre disposition, Monsieur…

Il semble chercher un nom. Je m’empresse de me présenter.

— Max Trelam, du Times… J’ai eu l’honneur de vous être présenté durant votre dernière réception… Je conçois, d’ailleurs que vous ayez perdu le souvenir de ce détail, dans le mouvement d’une foule.

Il s’incline, comme pour approuver la justesse de la remarque. Moi, je reprends, sans m’attarder en circonlocutions ; à quoi bon, l’heure est venue de brûler mes vaisseaux. Et je les brûle avec la hâte ardente d’un incendiaire de profession.

— Je suis donc Max Trelam, du Times, et j’ai l’honneur, l’émotion aussi, de solliciter de vous la main de Mlle Niète de Holsbein, que j’aime…

— Depuis quand ?

La question tombe, précise. Le comte s’attendait-il donc à ma requête ? Rien en lui ne trahit le plus léger étonnement.

Depuis quand… ? Je ne puis le lui révéler, car les paroles dangereuses, irréparables, deviendraient nécessaires. C’est un espion, je ne dois pas le lui dire. Je ne dois pas lui avouer que nous sommes alliés, Niète et moi, pour assurer l’évasion de la douce mignonne. Elle veut non seulement être Mistress Trelam, mais encore cesser d’être de Holsbein. Il faut donc ruser… Je me souviens ; ils habitent Madrid depuis deux années, et je jette ce mensonge sauveur :

— Depuis l’an dernier… J’ai hésité longtemps ; je ne me jugeais pas digne d’une aussi parfaite créature.

— Et vous avez changé d’avis ?

Niète vint se placer à mon côté.

— Père, fit-elle doucement, je l’ai prié de changer d’avis, sachant bien que vous m’aimez, et que vous ne sauriez vous opposer au bonheur de votre enfant.

Oh ! la vaillante jeune fille. Son intervention assurait le consentement du comte.

Il eut une rapide contraction de la face aussitôt disparue.

Et d’un ton bonhomme, où tintait cependant une ironie menaçante :

— Que ne le disiez-vous de suite, M. Max Trelam. Il est vrai que je serais incapable de m’opposer à ce que ma fille juge devoir être son bonheur.

Puis, avec une intonation inexprimable :

— Je souhaite que le jugement de celle que, jusqu’à ce jour, j’aimai de tout mon cœur ; celle dont j’ai cherché à faire une jeune fille heureuse entre toutes, je souhaite que son jugement l’ait guidée sûrement vers l’avenir.

Ses yeux semblaient vouloir fouiller ma pensée. Ils se fixaient sur moi avec une insistance presque douloureuse.

Comme tout homme de lettres qui se respecte, j’avais débiné souvent mes confrères ; notamment un romancier à succès qui, à mon avis, abusait des regards aigus à l’endroit de ses héros.

Eh bien ! positivement, j’avais l’impression que les regards du comte me piquaient.

Que mon confrère n’était-il là ? Je lui eusse fait amende honorable de la plus complète façon.

Mais si je sentais la piqûre de ces yeux scrutateurs, je n’en concevais pas la signification.

M. de Holsbein allait me la rendre perceptible.

— Je ne résisterai point, fit-il lentement, au penchant de ma fille. Je vous agrée donc comme son fiancé.

— Monsieur, mon affection dévouée…

Il se prit à rire d’un rire mauvais.

— Serments de fiancé ; serments confiés à la bourrasque. Avant le mariage, on est un bienfaiteur… Après, il ne reste qu’un beau-père que l’on supporte quand on ne le fuit pas.

Et arrêtant un geste de protestation :

— Laissons cela. Nous verrons bien. Parlons du présent. Vous désirez sans doute être admis chez moi à faire votre cour ?

Qu’avait-il donc à me considérer comme cela ?

Cela m’agaçait. Pourtant je répondis d’un ton convenable :

— C’est en effet, mon vœu le plus cher.

Il eut un ricanement.

Et enfin :

— Eh bien ! Monsieur Max Trelam, la Casa Avreda vous sera ouverte… à partir de demain.

Je compris soudain… L’espion ne croyait pas à la tendresse d’un Anglais pour la pauvre chère créature qui, se tenait, ignorante des pensées de son père, auprès de moi.

J’étais à ses yeux un espion… J’avais senti le défi dans sa dernière phrase… À partir de demain.

Demain ! Mais demain, il aurait remis le document volé à son complice M. de Kœleritz…

Il pourrait installer un espion dans sa maison où il n’y aurait plus rien à découvrir.

La colère bouillonna en moi. C’est absurde, mais être pris pour un espion, fût-ce par le plus misérable des êtres, me procure une sensation insupportable.

Pourtant, je me dominai.

J’aimais Niète. Qu’importait une blessure à mon amour-propre ; pourvu que la blonde victime fût délivrée d’une existence, luxueuse il est vrai, mais odieuse à sa délicatesse.

Et fouillant jusqu’au fond ma bonne volonté, je parvins à en extraire des effusions suffisantes pour répondre à la condescendance véritablement incroyable de mon interlocuteur.

Je me suis dit depuis : j’ai eu tant de jours sombres à ma disposition pour revivre les heures fugitives englouties aujourd’hui dans l’abîme du passé… ! Je me suis dit que le comte avait peut-être espéré par moi, qu’il jugeait un allié de X 323, arriver jusqu’à X 323 lui-même.

À moins qu’il ne me supposât une incarnation de cet insaisissable X 323, dont M. de Holsbein, pas plus que les autres hommes, ne connaissait la véritable apparence.

Ah ! ce que j’ai cherché des explications à l’inexplicable enchaînement de faits, qui m’entraînèrent durant mon séjour à Madrid !

Cependant, le comte se tournait, souriant vers Niète :

— Voudriez-vous prendre mon bras pour regagner la Casa Avreda, ma chère enfant… J’ai travaillé beaucoup aujourd’hui, je me sens la tête un peu lourde, une vague migraine, et il me semble qu’une brève promenade, avec vous à mon côté, me sera un remède souverain.

Elle passa son bras sous celui de son père, tout en m’enveloppant d’un regard caressant, puis elle me tendit sa main demeurée libre. Je la pressai tendrement.

M. de Holsbein nous observait, un sourire empreint de malignité aux lèvres.

— Vous aimez profondément Niète, fit-il en me tendant la main à son tour.

— En m’engageant à elle, j’ai engagé ma vie, et ce m’est la chose la plus douce qu’il me soit arrivée depuis ma venue dans le monde.

Il ricana derechef. Ses yeux pétillèrent de malice diabolique.

Mais son ton se fit paterne, lorsqu’il expliqua :

— Si vous dites vrai, nous pourrons nous entendre. Mais je dois vous prévenir… Si Niète était malheureuse, je vous tuerais sans hésiter.

Il ne me laissa pas le loisir de répondre.

— Les pères sont terribles, n’est-ce pas… Bah ! les fiancés leur sont indulgents. Quand ils sont bien épris, ils comprennent que les pères aiment aussi à leur façon.

Il entraînait Niète et je regardais ces deux êtres, unis par les liens du sang, que j’allais séparer, afin que l’un ne mourût pas de l’infamie de l’autre.


VI

VERS LE PUITS


Maintenant, je me « mets en tenue » d’expédition nocturne. Tenue fort simple, du reste. En novembre, les nuits sont fraîches à Madrid ; donc, un chaud pardessus. Comme un « gentleman » qui se respecte, s’habille seulement de couleurs sombres, mon paletot habituel avait bien la couleur muraille non éclairée, que les conteurs historiques, qui ne sont en général que des conteurs d’histoires, présentent dans leurs élucubrations, comme une nuance mystérieuse et extraordinaire. Mon revolver Halsmith, demi-ordonnance, dans ma poche, des chaussures de tennis permettant de marcher sans bruit, un feutre mou sur la tête, j’étais prêt.

Je ne m’embarrassai pas de ma lampe de poche électrique.

Guère plus grosse qu’une tabatière, j’aurais pu la prendre ; mais je devais arriver à voir sans être vu. Or, rien ne trahit un guetteur, comme le faisceau lumineux d’une lanterne.

Par exemple, je n’oubliai point ma carte de correspondant du Times. Ceci, avec mes cartes de visite, la dépêche reçue le matin à l’Hôtel de la Paix, m’établirait, en cas d’accident, un état civil indiscutable.

Je m’enferme un instant dans une grande contention d’esprit. N’ai-je rien oublié ?… Je me réponds : rien, avec la satisfaction de l’homme qui se rend un témoignage flatteur, et je descends sans me presser l’escalier qui me mène au vestibule.

Il est six heures trois quarts. Depuis cent cinq minutes, les lampadaires municipaux sont allumés, pour dissiper les ténèbres de la nuit qui étendent au-dessus de la ville un ciel d’encre, constellé de petits clous d’argent.

Il est bien tôt. Bah ! mieux vaut une longue faction qu’un retard. Quand on ignore à quel instant précis un personnage arrivera à un rendez-vous, le seul moyen d’être certain de le joindre, est d’être à l’endroit désigné bien avant l’heure à laquelle il peut s’y rendre.

Par la Calle Mayor, qui s’ente sur la Puerta del Sol, à l’opposite de la Carrera San Geronimo, je me dirige vers le quartier de l’Armeria.

À ce moment, les passants sont rares, le tout-Madrid est à table, préludant par un repas sommaire aux soirées, chantantes ou autres, qui bourdonnent dans la nuit madrilène.

Bientôt, j’abandonne la « Rue Grande » pour me jeter dans le dédale de voies étroites qui doit me conduire à la Taverne de Camoëns.

Enfin, voici la Taberna Camoëns !

Une baraque noire, sordide, dont le crépi a cédé par places, découvrant ainsi la maçonnerie de pierrailles cimentées de torchis. Des vitres huileuses, dont la surface épaissie par des poussières peut-être centenaires, laissent filtrer une lumière rougeâtre qui a l’air d’être, non de la clarté, mais de la pénombre…

Vraiment, la Taberna est malpropre, au delà de ce que peut souhaiter un fervent de la malpropreté… La clientèle ne doit certes pas payer de mine, et ma main instinctive, tâte mon revolver dans ma poche.

Six cartouches, voilà qui rend aisé le courage !…

Un bec-de-cane, sur quoi les mains sales d’étranges consommateurs ont déposé un enduit gluant, permet seul d’ouvrir la porte basse accédant à la salle commune de la Taberna Camoëns.

À travers les carreaux, je cherche à voir à l’intérieur.

Des tables se devinent sous le voile crasseux embuant les vitres…

En face de la porte s’ouvrant sur la rue, une autre porte se découpait dans la muraille, m’indiquant la voie à suivre pour gagner la cour.

Seulement, entre les deux ouvertures, se dressait une estrade comptoir, où trônait majestueusement un homme carré, râblé, noir de peau, de cheveux, de barbe, le directeur de cet assommoir, le tavernier enfin.

Il me fallait passer devant lui. Ne s’opposerait-il pas à la libre circulation, dans son établissement, d’un gentleman si différent de sa clientèle accoutumée ?

Peuh ! à Madrid, comme à Londres, le même procédé permet de fermer les yeux aux hôteliers les plus timorés.

Et délibérément, j’appuie sur le bec-de-cane. J’entre. Les buveurs ont un sursaut. Je suis certain que tous ont pensé à la police ; mais ils reprennent leur beuverie, rassurés par mon apparence.

Je n’ai évidemment pas l’air d’un soldat de la loi.

D’un pas ferme, je me dirige vers la porte qui, à mon estime, accède à la cour et au Puits du Maure.

J’arrive devant le tavernier, qui me considère d’un regard méfiant.

Noblement, je dépose devant lui deux piécettes (2 francs) avec cette explication murmurée :

— Une pour chaque œil.

Le drôle a une grimace qui prétend sourire. Il incline la tête, et agrippe l’argent d’une main velue, qui pourrait appartenir à un singe.

Je suis hors de la salle commune, dans une sorte de cuisine, absolument déserte et obscure ; mais devant moi une ouverture, que la pâle clarté qui tombe des étoiles rend lumineuse par comparaison.

Enfin, j’atteins la courette.

Le sol est boueux… Une odeur de poulailler et d’eaux grasses me prend aux narines, mais je ne ralentis point ma marche.

Voici la barrière incomplète dont m’a parlé la bohémienne.

Mais au delà commence un mur de végétations inextricablement entrelacées.

« Une grande ville, a dit Twain, contient le monde. »

Sa phrase tinte à mon oreille, en face de cette forêt poussée en plein Madrid, et qui évoque l’idée de la nature sauvage et prodigue des selvas d’Asie ou d’Amérique.


VII

AUPRÈS DE LA MARGELLE


Cependant, au bout d’un instant, pendant lequel mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, il me sembla discerner une solution de continuité dans la muraille végétale.

Un sentier, ou plus exactement une piste, véritable passée de fauves, existait.

Avant de m’y engager, je jetai un regard en arrière, et tout à coup, je me morigénai vertement.

En effet, entre l’angle de la baraque et le mur limitant la courette, perpendiculairement à la rue, je venais de découvrir un étroit passage qu’utilisaient sans doute les habitués du Puits du Maure, peu soucieux d’affronter les regards d’une nombreuse assemblée.

C’était certainement par là que le comte de Holsbein, que X 323 se glisseraient dans le petit maquis madrilène. Plus habiles que moi, ils n’éveilleraient ainsi l’attention de personne.

Comme la plupart des hommes, je répugne à me critiquer. Aussi me déclarai-je d’un ton léger :

— Bah ! cela n’a aucune importance.

Et pour couper court aux velléités de critique du Mentor intérieur qui morigène le Télémaque que je suis trop souvent, je m’engageai bravement dans la sente.

C’est à tâtons que je poursuivis ma route, non sans subir d’inévitables contacts épineux, qui m’avertissaient trop tard d’une intense pullulation de ronces.

Et puis, de nouveau, une légère clarté diffuse me fit penser une seconde que, trompé par les ténèbres, j’étais revenu à la cour de la Taberna. Par bonheur, je me trompais.

Je débouchais dans une petite clairière, au centre de laquelle une saillie de forme géométrique trouait le sol.

— La margelle du Puits du Maure, me confiai-je avec une joie que tout reporter comprendra.

J’allais toucher ce puits, après quoi je courais depuis le matin.

La difficulté vaincue, voilà le secret du bonheur humain.

Car, au demeurant, ce vieux puits ressemblait à tous les vieux puits quelconques. Il ne présentait rien de remarquable.

Même en me penchant sur la margelle, j’aperçus l’eau miroitante à une dizaine de mètres de moi… profondeur moyenne pour les réservoirs de ce genre… Et mes yeux, qui eussent souhaité du merveilleux, découvrirent, fichés dans la paroi intérieure, la succession des crampons de fer, de ce que l’on est convenu d’appeler l’échelle des puisatiers, parce qu’elle sert à ces ouvriers à gagner le fond, quand ils ont à procéder à un curage, ou à une réparation.

Ce dernier détail me jeta un « froid ! » Partir pour une légende et ramper en pleine banalité, rien n’est plus déconcertant !

Si j’étais là, c’était pour l’Angleterre. Pour l’Europe aussi, naturellement ; mais je suis Anglais avant d’être Européen, n’est-ce pas ? Et ma première pensée va à ma chère Great Britain.

J’ai eu une si jolie et si bonne petite maman… Elle dort à présent dans la terre anglaise, et, rien que pour cela, cette terre me serait plus chère que toutes les autres.

X 323, le comte de Holsbein, vont se rencontrer ici, selon toute probabilité.

Il convient donc de me dissimuler pour éviter des explications embarrassantes.

Une cachette alors… Où cela ?

Voici des broussailles qui feront mon affaire, à cinq ou six mètres du puits tout au plus, en bordure de la périphérie de la clairière.

Un effort encore. Je fais corps avec la broussaille… Corps même un peu plus que mon épiderme ne le souhaiterait. En diverses parties de mon personnage, en dépit de la protection de mes vêtements, des épines indiscrètes me causent des chatouillements plutôt désagréables.

Je suis très mal, mais ma cachette est sûre, de sorte qu’au point de vue de mon expédition, je suis très bien.

Les voilà les propositions contradictoires également vraies.

Que dura mon attente ?

Quelles réflexions m’aidèrent à passer le temps. De cela, je n’ai point conservé la mémoire.

Je me souviens seulement qu’à un certain moment, ayant levé la tête vers le ciel, je supposai qu’une étoile scintillant juste au-dessus de moi, pouvait peut-être, à cette minute précise, attirer également le regard bleu de miss Niète, et que je m’absorbai dans la solution d’un problème que ni la cosmographie ni la trigonométrie n’ont jamais songé à discuter.

Je cherchai à calculer la parallaxe formée avec deux regards de tendres engagés, se rejoignant sur une même étoile.

Pénétré par l’inquiétude, et puis, la température assez basse refroidissant peut-être mon ardeur, j’en étais à me demander si j’agissais sagement en prolongeant ma faction, quand un froissement de feuilles me fit me renfoncer dans ma cachette.

Quelqu’un venait à travers le bois.

Pas un instant, je ne doutai que ce fût l’un des deux champions du duel mondial, dont je devais être l’historiographe.

Mais lequel ?

X 323 cherchant à surprendre le comte, ou bien ce dernier ayant réussi à dépister X 323.

Ma curiosité anxieuse ne devait pas être mise à une longue épreuve.

Une forme humaine parut à l’orée du sentier que j’avais suivi moi-même.

Je crois bien que je proférai un juron intérieur, que ma correction me fait réprouver en temps normal. Aussi ne vous le répéterai-je pas.

L’homme que j’avais sous les yeux était le comte de Holsbein Litzberg !


VIII

L’ŒUF DE LA LÉGENDE


Sans hésitation, il s’approcha du puits. Il ne soupçonnait pas qu’on le pût épier, car il ne prenait aucune précaution. Rien ne l’avait donc inquiété tandis qu’il effectuait le trajet de la Casa Avreda au Puits du Maure.

Mais alors, que faisait X 323 ? Un accident l’avait-il immobilisé ? C’était probable. Comment expliquer autrement son absence ?

Ah ! Et dire que si j’étais là si heureusement pour le remplacer, c’était contre sa volonté. Je me pressai les mains avec effusion, vraiment enchanté du rôle que mon obstination allait me faire jouer.

J’entrevis bien, confusément, qu’une lutte avec M. de Holsbein pourrait avoir une répercussion fâcheuse sur mes projets de mariage.

Mais quand on est dans l’action, celle-ci vous emporte… Je ne pus m’arrêter à l’idée embryonnaire qui m’aurait peut-être paralysé.

Au surplus, toute mon attention fut accaparée par les faits et gestes du comte.

Il se pencha sur la margelle, avec un petit ricanement qui s’enfla dans l’intérieur du puits.

Il prononça quelques paroles que j’entendis mal. Est-ce qu’il disait les mots magiques du Maure ? L’idée me fit sourire.

On a de ces pensées enfantines parfois… Mon cerveau restait impressionné par la légende des eaux montant ou s’abaissant à la volonté du geôlier de la Belle Fille.

Mais à quelle singulière pantomime se livre l’Allemand ?

Il tourne autour du puits, la tête penchée vers le sol.

Il s’arrête, se baisse un instant. Qu’est cela ? Je perçois un déclic métallique… Mes sens m’abusent certainement…

Un nouveau bruit, aussi peu explicable que le premier augmente ma perplexité. On dirait un courant liquide s’engouffrant dans une conduite d’eau.

Ah çà ! Le puits, le Puits du Maure serait-il tout simplement muni d’un déversoir que l’on peut manœuvrer du dehors ? Une clef hydraulique serait la parole magique !

À la bonne heure. Je tiens une légende dans son œuf.

Ma pensée vole. Un ingénieur, un architecte, dont le travail reste incompréhensible pour la foule, sont passés par là.

L’ignorance les a transmués en messire Satanas ; le propriétaire du puits est devenu le Maure farouche, qui pour le peuple espagnol, demeure une incarnation du démon.

Mais alors, les crampons de puisatier, que j’ai remarqués à mon arrivée doivent conduire… ?

Ici, la légende reste obscure.

Qu’est-ce qui remplace le boudoir où gémissait la Belle Fille ?

Rien ne vient à la traverse de mes réflexions.

Le comte se tenait immobile maintenant. De loin en loin il se penchait sur la margelle, d’où jaillissait toujours le ronronnement de la chasse d’eau. Cela dura dix minutes environ. Il monologuait par intervalles :

— Un instant encore… Ce soir, j’en aurai fini avec cette histoire !… En aurai-je fini ?… Oui, oui… Ni lui, ni personne, ne pouvait soupçonner ma ruse… Eh mais, Holsbein Litzberg dépiste ceux qui triomphent de tout…

— Ça, c’est pour X 323, me dis-je… Seulement, le comte se trompe… Son adversaire sait… et moi aussi.

Une vague inquiétude me fait ajouter :

— Pourquoi X 323 manque-t-il au rendez-vous ?

Quelle catastrophe a pu l’arrêter ?

Puis une pensée flatteuse pour moi :

— Dire que la paix de l’Europe dépend du plus ou moins de chance et d’habileté dont je vais disposer tout à l’heure. Le document secret, lorsque le jour renaîtra, roulera à toute vapeur dans la direction de Berlin, ou bien reposera paisiblement dans la poche du très digne correspondant du Times que je suis.

L’homme est doué d’une présomption native dont il ne se corrige pas avec l’âge. L’une des formes de cette confiance exagérée en soi consiste à mesurer toutes choses à l’aune de sa petite raison. Ainsi, dans l’espèce, je n’admettais que deux alternatives pour les papiers dérobés au Foreign-Office. Pourtant, une foule de souvenirs eussent dû me mettre en garde contre des appréciations de cette nature. Que de fois, j’ai constaté, à mes dépens, qu’au moment où notre jugement incomplet disserte gravement sur les seules alternatives possibles, les circonstances en élaborent mille autres, bien plus possibles encore, car ce sont celles qui se réalisent.

Le comte se pencha une dernière fois sur le rebord du puits. Il marmonna :

— Le niveau a suffisamment baissé… Admirable en vérité, ce vieil appareil oublié… Nul ne se rappelle cela… Heureusement que le peuple a de ces fissures de mémoire… Allons, agissons… Dans vingt minutes l’eau aura remonté par infiltration… La route sera fermée aux indiscrets improbables qui s’égareraient de ce côté.

Je distinguai nettement le son d’un geste d’évidente satisfaction. Il se frottait énergiquement les mains.

Puis, d’un mouvement brusque, il se baissa de nouveau vers le sol herbeux.

Un déclic, analogue au premier, claque dans le silence. Le bruit de chasse d’eau cesse aussitôt.

Tout m’apparaît clair à présent. Le comte a tout uniment refermé le déversoir qui conduit l’eau dans quelque puisard éloigné.

Il est debout. Il enjambe la margelle.

Bravo… Mes déductions se confirment. Il va descendre au moyen des échelons de fer scellés dans la paroi intérieure.

C’est là un exercice gymnastique facile. Une personne même étrangère aux sports, l’accomplirait sans la moindre difficulté.

Mais où va-t-il ?

C’est l’obsession de la légende qui me tenaille le cerveau de cette question dont la réponse n’est pas en mon pouvoir.

Au bas de l’échelle, il n’y a sûrement pas de boudoir-prison pour les Belles Filles ; mais alors qu’y a-t-il donc ?

Un peu de patience, Max Trelam. Tu le sauras tout à l’heure ; car, je te connais, mon brave ami, tu ne sauras pas résister au désir d’aller explorer le fond de ce très curieux Puits du Maure.

Je m’amusais tout à fait de la situation.

Le comte s’était enfoncé dans l’orifice, tel un piston dans le cylindre d’une machine à vapeur.

Il s’agissait de le suivre, allât-il jusqu’aux entrailles de la terre. Cette réminiscence d’Anne Radcliffe traversa mon esprit à ce moment. Pourquoi ? Je pense que le décor qui m’entourait en fut cause.

En certains endroits mal éclairés, on se rallie aux expressions amphigouriques des conteurs de mélodrames.

Je quittai ma cachette, non sans de nouvelles estafilades provenant des ronces… Les ronces sont des griffes insatiables. Ce sont les tigres du règne végétal.

À pas de loup, j’approchai du puits. J’y coulai un regard prudent. Plus personne. Le comte avait disparu, mais l’eau beaucoup plus basse qu’à mon arrivée, avait démasqué une ouverture étroite découpée dans la paroi. Je la discernai à sa teinte plus sombre. À présent mes yeux, accoutumés à l’obscurité, distinguaient assez facilement les détails.

C’était évidemment par là que M. de Holsbein avait passé.

C’était donc par là que j’allais passer à mon tour.

Je levais le pied pour enjamber la margelle ; mais je me ravisai. Des étrangetés de cette nuit féconde en aventures, je ne voulais rien ignorer.

Il ne suffit pas de voir, il faut comprendre.

Comment mon « beau-père » avait-il obtenu la baisse du niveau de l’eau tout à l’heure ?

Je supposais bien qu’il existait une clef, mais je tenais à le pouvoir affirmer. À ceux qui s’étonneraient de me voir arrêté à ce menu détail, je répondrai qu’une enquête de reportage est composée de « détails ». Et l’enchaînement des faits s’obtient presque toujours en ne négligeant aucun de ceux-ci, si futiles semblent-ils à première vue.

J’avais remarqué l’endroit où le comte s’était baissé, où ses mains avaient fouillé l’herbe.

Et comme le glou-glou de l’eau courante avait coïncidé avec ce geste, je cherchai à la même place.

Presque aussitôt, mes doigts rencontrèrent la poignée d’une de ces clefs fixes en T, qui commandent la manœuvre des appareils hydrauliques.

Je m’y attendais, mais il me fut agréable de constater que mon raisonnement ne m’avait pas égaré. De plus, mon explication de l’avatar en légende du fait réel devenait rigoureusement exacte. La clef, muée en formule magique, déterminant l’écoulement ou l’endiguement de l’eau.

Mais le temps n’est pas propice aux colloques intérieurs où l’on ratiocine avec soi-même… Il court, le comte, pendant que je philosophe sur une clef en T. Rattrapons-le… Car je veux savoir où il court… Je veux surtout l’empêcher de mettre le document britannique sur la route d’Allemagne.


IX

OÙ CONDUIT L’ARCHÉOLOGIE


Hop, la margelle franchie, je suis sur l’échelle de puisatier. C’est un jeu qu’une descente semblable ; un enfant s’en tirerait sans peine.

Je ne me suis pas trompé, une ouverture étroite est percée dans la paroi, sa partie inférieure affleurant la masse liquide, et à la lueur diffuse qui tombe des étoiles, de ces petits soleils radiant au delà même de l’infini expérimental, je distingue les premières marches d’un escalier de pierre.

J’en compte trois. Après, les degrés se perdent dans un noir absolu… Plus aucun rayonnement n’arrive là.

Mais je devine que la montée se prolonge, qu’elle dépasse le niveau le plus élevé auquel les infiltrations, qui alimentent le Puits du Maure peuvent conduire la colonne aqueuse.

Cela est évident. Cet escalier aboutit en un endroit quelconque. Et cet endroit ne doit pas être inondé, sans cela les papiers du Foreign-Office n’auraient pas pris ce chemin.

J’écoute. Aucun bruit. Il me passe par l’esprit que le comte, ayant reconnu qu’il était suivi, m’attend peut-être, au fond de l’obscurité et que…

Tant pis ! Quand on descend dans un puits pour y trouver la vérité et la Paix de l’Europe, on n’espère pas y rencontrer un lit de roses.

Pour l’England, for ever !

Si je suis surpris, si je suis frappé ; au moins serai-je victime pour une cause qui en vaut la peine.

Une petite pensée émue à Miss Niète et, en avant.

Les mains tâtant les murailles latérales, ce qui à la fois guide et assure ma marche, je gravis l’escalier. Je compte vingt-sept marches… À raison de vingt centimètres l’une, c’est la hauteur moyenne des degrés dans les constructions modernes, je me suis donc élevé vers la surface du sol de cinq mètres quarante.

Évidemment, les eaux n’atteignent jamais cette hauteur.

Ici, l’escalier finit brusquement. Le terrain devient plan. J’ai l’impression d’un couloir étroit s’allongeant en avant de moi.

Et j’étouffe à grand’peine une exclamation.

Dans la profondeur de la nuit, une petite lueur se meut en mouvements rythmés.

M. de Holsbein, plus heureux que moi, peut se servir d’une lanterne, et il ne s’en fait pas faute.

C’est lui qui est là-bas.

Eh mais, c’est lui-même qui va m’éclairer… Le tout est de ne pas perdre de vue la lanterne de cet excellent homme… Un beau-père, Antigone de son gendre, quel sujet pour un statuaire !

J’ai retrouvé ma bonne humeur. Ce que c’est que de voir une petite flamme. Dire que nombre de personnes ne comprennent pas qu’à l’origine du monde, l’homme ait été adorateur du feu !

Je piquais maintenant droit sur la lueur, en évitant avec soin de faire le plus léger bruit susceptible de trahir ma présence. Mes chaussures de tennis se prêtaient admirablement à mes projets ; seulement, des murs du couloir, probablement très anciens, des pierrailles s’étaient détachées… Parfois, je les sentais rouler sous mes pieds, et je tremblais que le comte ne se demandât d’où provenaient ces sons non justifiés pour lui.

Selon toute apparence, le bruit qu’il produisait lui-même l’empêchait de prêter l’oreille aux autres. Et puis, il se croyait bien seul… Il ne devait donc pas se gêner. Il n’étouffait sûrement pas comme moi la résonance de ses pas.

Je songe à X 323 ; s’il arrive à présent au Puits du Maure, il pourra attendre longtemps. Bizarre la vie ! Celui qui surveille le comte est précisément Max Trelam, à qui l’on prétendait interdire ce plaisir.

Ce couloir obscur est insupportable. Il me semble que je le parcours depuis des heures. Et pourtant je suis certain de n’avoir pas franchi plus de cent vingt-cinq à cent cinquante mètres à la poursuite de cette lumière falote qui circule toujours devant moi.

Ah ! un roulement sourd au-dessus de ma tête. La galerie traverse le sous-sol d’une rue… Quelle surprise pour le conducteur du chariot dont les roues sonnent là-haut, si le sol cédait tout à coup, découvrant l’ornière souterraine où je me promène[3].

Ah ! par le pied fourchu ! la lumière qui me guide, semble s’élever jusqu’au plafond de la galerie, où elle disparaît.

Qu’est-ce à dire ?

Je précipite mon allure… Vingt-cinq pas plus loin, je bute dans la première marche d’un escalier…

Celui-là remonte à la surface de la terre…

En haut se découpe un rectangle, une sorte de trappe, accédant sans nul doute, dans un endroit qui n’est pas condamné aux ténèbres absolues, ainsi que le corridor du Puits du Maure.

Sans réfléchir, aiguillonné par la crainte de perdre la piste de M. de Holsbein, je monte aussi vite que je le puis.

Je jaillis de la trappe dans une vaste salle voûtée, où sont entassées des ferrailles héroïques, armures, cuirasses, lances, boucliers, robes de guerre de destriers.

Où suis-je donc ?

J’ai su plus tard que ce caveau fait partie des sous-sols du Musée de l’Armeria.

Il est la « resserre », où l’on entasse les objets qui ne peuvent trouver place dans les galeries et salles publiques du Musée.

Pour l’instant du reste, je n’ai pas le loisir de m’enquérir.

Un faisceau lumineux me frappe au visage. Je m’arrête ébloui. Et quand il m’est possible de voir enfin, j’aperçois le comte de Holsbein, debout en face de moi. Il me regarde ironiquement, balançant à la main la petite lanterne qui vient de me jouer un si mauvais tour.

La situation se gâte.

À tout hasard, je glisse une main dans la poche où dort mon revolver.

Mais le comte qui sourit toujours, me dit d’un ton bonhomme :

— Heureusement, je vous ai reconnu, Monsieur Max Trelam. Sans cela, je vous aurais traité comme un simple rôdeur de nuit.

Je m’incline, un peu interloqué et je réponds, sans avoir conscience des mots prononcés :

— Oui, oui… heureusement !

— Mais, répond-il, qu’est-ce que vous faites ici ?

Il eût été intelligent de lui retourner la question :

— Et vous ? Moi, je vous suis.

Mais le souvenir de Niète se présenta à mon esprit. Je sentis peser sur mes yeux son regard bleu et je donnai la volée à la plus inepte des explications :

— Oh ! curiosité d’archéologue… les vieilles pierres…

— Ah ! vraiment.

— Oui, une gitane guitariste m’a parlé du Puits du Maure. J’y suis venu… J’ai vu à l’intérieur des échelons de fer, une ouverture dans la paroi… Voilà !

Il m’écoutait en approuvant de la tête.

J’aurais dû penser :

— Pour cet homme, je suis un espion attaché à ses pas… Pour ce soir, il n’a pas tout à fait tort.

Mais, aveuglé par le désir de ne pas me brouiller avec le père de la gentille Niète, je me déclarai in petto que la conversation prenait une tournure satisfaisante.

Enhardi par cette idée, j’allai jusqu’à m’écrier :

— Mais vous-même, vous me semblez tout aussi épris d’archéologie que votre serviteur.

Son visage se fit plus ironique.

— Oh ! moi, je suis un vieux chercheur d’antiques gravats.

Je savais qu’il mentait.

Mais il avait l’air d’ajouter foi à mes explications. Je me devais de lui rendre sa politesse.

— Et puis, ajouta-t-il… Murs lézardés, donjons branlants, sont les plus sûrs antidotes de la migraine… Or cette vilaine me tenait aujourd’hui. Tantôt déjà, je la sentais me mordiller le front au Parc… Si bien que, ce soir, après mon dîner, je suis sorti pour prendre l’air… La marche me réussit parfois… Seulement, l’homme propose et l’antiquaire dispose… J’ai songé que le Puits du Maure se trouvait tout proche… C’est le gâteau qui aiguille les désirs des vieux enfants comme moi. Je suis venu, et j’en rends grâces aux dieux, puisque cette folie me vaut le plaisir de votre compagnie.

J’étais pincé.

Dans une ruée, mes pensées se pressèrent.

Il avait sur lui le document du Foreign-Office vraisemblablement.

Et ce personnage madré comptait sans doute se faire escorter par moi jusqu’à son logis.

— Vous plaît-il que nous rentrions ensemble ? fit-il, comme pour répondre à ma réflexion intérieure. Nous reviendrons de jour au Puits du Maure, et je vous conterai sur place l’histoire que je crois être vraie. Car ces vestiges du passé sont inconnus de tous… Les gitanes seules ont conservé la mémoire de la légende.

Parfaitement ! Il me conviait à l’escorter. Je ne m’étais pas trompé.

Mais, tout en me jurant bien qu’il ne rentrerait pas à la Casa Avreda avec le papier, dont la publication ensanglanterait l’Europe, je répondis d’un ton détaché :

— Avec grand plaisir, je profiterai de votre compagnie.

Et je me dirigeais vers la trappe.

Le comte m’arrêta :

— Pas de ce côté. Permettez qu’un « découvreur » qui vous a précédé, vous guide encore.

En parlant, il remettait en place une dalle qui obstruait l’entrée de l’escalier descendant à la voie souterraine.

Puis, allant vers une porte ménagée dans la muraille du sous-sol, il l’ouvrit sans que je pusse me rendre compte du procédé qu’il avait employé. Usa-t-il d’une clef ?… Fit-il jouer un secret ? Je l’ignore.
… ses mains s’appliquèrent sur ma joue,
immobilisant ma tête…

Les faits se précipitaient du reste avec tant de rapidité, que je me sentais entraîné, sans le loisir de réfléchir.

M. de Holsbein m’avait pris le bras et m’entraînait au dehors.

Nous nous trouvions dans un jardin. Je me retournai. Je vis derrière moi la petite porte qui s’était refermée, et aussi la silhouette d’un bâtiment que les « panoramas » m’avaient rendu familière.

Pour ne me laisser aucun doute, le comte prononçait au même instant :

— Le Musée de l’Armeria, qui contient la plus belle collection d’armes offensives et défensives du monde.

Puis, son bras passé sous le mien :

— Ce jardin est interdit au public, une fois la nuit venue, mais les archéologues jouissent de certaines privautés, vous le voyez… Nous allons traverser les massifs et nous regagnerons la Puerta del Sol par la Calle Mayor.

Je voulus avoir l’air aussi dégagé de préoccupations que lui-même.

— Nous parlions de la légende du Puits du Maure, tout à l’heure.

— En effet.

— Ne me promettiez-vous pas de me conter la vérité enclose dans la légende ?

— Vous avez la mémoire bonne.

— Et la déduction aussi… Paroles magiques actionnant l’eau, Maure, etc., tout cela s’est expliqué de soi-même… Un engrenage hydraulique, un voleur de nuit… Mais la Belle Fille, la captive du Maure, je ne l’ai pas découverte.

M. de Holsbein se prit à rire franchement.

— La Belle Fille était le nom donné à l’armure du Grand Maître d’Alcala, à cause d’une tête de femme damasquinée…

— Et alors, le Maure ?…

— Avait volé cette armure en empruntant le chemin souterrain qu’il avait creusé.

— Quoi ! m’écriai-je avec surprise. Tant de travail pour une armure.

— Vous comprendrez, quand j’aurai ajouté que la Belle Fille d’Alcala était réputée donner la victoire à quiconque en était revêtu. Elle avait dès lors un prix inestimable.

Un étroit sentier entre deux buissons se présenta devant nous.

Le comte me fit passer le premier… En face d’un supérieur ou d’un homme plus âgé que vous, la politesse est d’obéir, selon le précepte fameux de M. de Talleyrand.

Je ne refusai donc pas de précéder mon compagnon.

Mais à peine avais-je fait deux pas qu’un coup violent me frappa à la nuque. J’eus l’impression d’un bouleversement soudain de ma boîte crânienne, et je roulai sur le gravier de l’allée, ayant perdu toute conscience d’être.

Je n’étais pas mort, puisque je conte aujourd’hui l’aventure, mais comme dit le bon Falstaff, je n’en étais pas loin.



X

RÉVEIL


J’ouvris les yeux. Je reconnus que j’étais couché dans ma chambre de l’hôtel de la Paix.

J’entendais le ronronnement d’une bouilloire et le chuchotement de la conversation à voix basse de personnes que je ne voyais pas.

J’essayai de tourner la tête pour apercevoir les causeurs ; mais une vive douleur se vrilla dans les chairs de ma nuque.

D’instinct, j’y portai la main.

Mon crâne était entouré de bandelettes, tel un crâne de ces vilaines momies, enduites de natron, dont j’avais fait la connaissance en Égypte.

Cela me surprit infiniment, car je ne me souvenais pas avoir procédé à semblable toilette de nuit.

Mais ma surprise s’accentua encore, bien que changeant de cause, à l’audition de ces paroles :

— Señorita, il a bougé.

By Heaven, j’entendais la voix de Concepcion… Dans ma chambre, à l’hôtel de la Paix… c’était invraisemblable.

Je rêvais assurément.

Non, je ne rêvais point… Dans le cercle embrassé par mes regards, une délicieuse apparition se précisa, venant à mon chevet. Elle se pencha, approcha un bol de mes lèvres, avec cet ordre, velouté comme une caresse :

— Buvez.

— Niète, Miss Niète, m’écriai-je, est-ce vous ?

Elle fit oui de la tête et, tendrement autoritaire :

— Buvez d’abord, nous causerons ensuite.

Je bus… Après tout, si l’aventure paraissait obscure pour mon intelligence qui me semblait engourdie ; elle était néanmoins charmante.

Puis Niète tendit le bol vide à Concepcion, qui s’était rapprochée. Et doucement :

— Ne parlez pas… Le médecin a défendu… Ah ! depuis deux jours, j’ai eu bien peur… Vous ne repreniez pas connaissance… Mon père, lui, m’avait reconnue le matin même du premier jour…

Je la regardai avec stupeur. Que me racontait-elle donc là ? Je ne doutais pas de la véracité de ses paroles ; mais je ne les comprenais pas.

Et pourtant j’avais l’impression que la lumière allait se faire dans mon cerveau, qu’elle était toute proche.

— Ah ! continua Niète d’une voix un peu tremblante, votre blessure avait un aspect si terrible.

Ma blessure ! La voilà la lumière.

Tout me revient : le Puits du Maure, l’Armeria, le comte ; le comte surtout qui, selon toute probabilité, a cherché à tuer en moi un témoin gênant.

Ah ! tandis que je cherchais comment lui enlever le document, que je supposais entre ses mains, il m’a tranquillement assommé.

— Heureusement, reprit la jeune fille, mon père était moins blessé que vous, il m’a permis de venir, avec Concepcion, essayer de vous guérir.

— Il a permis, balbutiai-je…

Non, ce meurtrier chargeant sa fille de réparer le mal qu’il a fait.

— Il a permis, affirma-t-elle, quoique blessé lui-même.

— Il est blessé aussi ?

Cela s’embrouillait de nouveau… Ma blessure, je la concevais ; mais la sienne ?…

Niète ne pouvait soupçonner mes pensées.

La douce mignonne fût devenue folle si elle eût su que son fiancé avait été mis aux portes de la tombe par son père.

Non, non, petite Madone aux regards d’azur, tu l’ignoreras toujours.

Elle parlait cependant.

— Blessé à la tête comme vous, plus légèrement pourtant, car il a repris ses esprits dès le matin.

— Le matin ?

— Oh ! je raconte mal… Vous savez l’autre jour, le Parc, mon père survenant. L’espoir d’être aimée par vous… Oui, n’est-ce pas ?

— J’oublierais tout le reste plutôt que ces instants.

Elle mit sa petite main sur mes lèvres.

— Ne parlez pas ; le médecin l’interdit… Écoutez seulement. Votre infirmière a le droit de bavarder pour deux… Mon père avait la migraine, vous vous souvenez. Après notre dîner, il voulut sortir un peu pour tâcher de dissiper ce vilain mal. Je regagnai ma chambre et m’endormis, en rêvant à un gentleman anglais, qui allait faire de moi une Anglaise.

Je baisai la main qu’elle avait laissée contre ma joue, et cela amena sur ses lèvres un sourire divin.

— Vers minuit, toute la Casa Avreda est en révolution… On sonne, on crie, on marche… Qu’est-ce que cela signifie… Je me lève… C’est mon père que des vigilants (agents de police) rapportent évanoui, une plaie à la tête.

Un inconnu a prévenu les agents qu’ils trouveraient deux personnes assommées dans les jardins de l’Armeria… Il a disparu ensuite… Mais son avis était vrai… Vous étiez étendu, paraît-il, dans une allée étroite, et à cent mètres de là, devant une petite porte accédant aux « resserres » du musée, gisait le corps de mon père… Voilà ce que j’appris de ces gens… Vous jugez de mon épouvante, de ma tristesse.

Vous, on vous avait identifié, car les criminels ne vous avaient rien volé, et l’on vous rapportait à la même heure à l’hôtel de la Paix. Mon père, lui, complètement dévalisé, eût passé la nuit à l’hôpital, si l’un des agents ne l’avait reconnu.

Oh ! je n’avais plus la moindre envie de parler…

Des idées multiples se heurtaient dans ma tête.

Le comte de Holsbein m’avait supprimé. Lui-même l’avait été à son tour.

Par qui ?

Le soin pris de le dévaliser, me fit songer à X 323… Quoi d’impossible à ce que cet homme étrange se trouvât là ?… Mais alors, il savait donc, qu’entrés par le Puits du Maure, nous sortirions de ce côté ?

Et puis autre chose ?

La police, mise au courant de notre aventure, nous interrogerait sûrement.

Que répondre ?

Si X 323 ne possédait pas le document volé au Foreign-Office, il fallait absolument n’en pas parler.

Divulguer son existence m’apparaissait aussi dangereux que de le laisser publier par le service des renseignements de l’Allemagne… ou presque…

Tout cela sautait dans ma tête. On aurait dit que ma boîte crânienne abritait toute une colonie de criquets et de cigales.

La mignonne, à cent lieues de supposer pareil trouble dans mes idées, poursuivait cependant :

— Et le plus étrange dans cette aventure incompréhensible, est que mon père prétend ne pas être entré dans les jardins de l’Armeria qui, vous le savez, sont fermés au public la nuit.

Je dressai l’oreille.

Est-ce que le comte n’aurait autorisé sa fille à me venir soigner que pour m’indiquer de quelle façon il conviendrait de répondre aux curiosités de la police ?

— Il dit, faisait la chère aimée, de sa voix tranquille, que sorti de la maison, il s’est promené au hasard ; que, parvenu auprès d’une église, laquelle, il ne saurait la préciser, la migraine répandant autour de lui comme un brouillard… Enfin près d’une église, il avait éprouvé un choc violent à la tête… Et puis il a dû perdre connaissance, car il ne se souvient de rien autre.

Je ne m’étais pas trompé… Niète m’était envoyée comme une inconsciente messagère.

Décidément, le comte était un rude jouteur, et le coup qui avait fêlé son crâne, ne lui avait rien fait perdre de ses moyens.

Il m’indiquait la voie. Je n’hésitai pas à m’y engager. Plus tard, bien plus tard, ma chère Niète saurait la vérité et elle me pardonnerait de lui avoir menti dans l’intérêt supérieur de l’Angleterre.

— Voilà qui est étrange, murmurai-je de l’accent d’un homme profondément étonné.

— Qu’est-ce qui paraît si étrange au señor, s’exclama Concepcion, qui évidemment devait bien souffrir d’avoir si longtemps gardé le silence.

Brave fille ! Elle me tendait la perche de salut.

— Eh ! c’est que moi non plus, je n’ai pas mis le pied dans le jardin interdit de l’Armeria.

Santa Virgen !

— Est-ce possible !

Les deux exclamations jaillirent en même temps des lèvres de mes interlocutrices.

Et je ripostai, avec le « toupet d’airain » d’un menteur diplomatique :

— Puisque je vous le dis… Les émotions de la journée me faisaient rechercher la solitude… Rêvant, monologuant, déambulant, j’ai conscience d’être arrivé jusqu’à la rive du Mançanarès.

— La rivière de Madrid, souligna la fille de chambre avec emphase, comme la Tamise est la rivière de Londres.

— Avec un peu plus d’eau, continuai-je, eh bien là… moi aussi, un choc violent à la tête, et puis plus rien autre.

Ne croyez pas que je me sois figuré avoir trouvé une explication géniale.

J’ai trop fréquenté le génie, au moins dans les cabinets de lecture, pour commettre pareille confusion.

Hanté par la fable de M. de Holsbein, j’avais tout uniment servi la même ; paresse d’esprit sans doute, pour laquelle ma tête fracassée méritait d’obtenir les circonstances atténuantes.

Seulement, pour quiconque ne mettait pas en suspicion la franchise de l’explication, je dois reconnaître que la coïncidence des deux « accidents » ; ces deux blessés, sans savoir comment, transportés ensuite par leurs agresseurs inconnus dans les jardins de l’Armeria, représentait un problème irritant autant qu’insoluble.

C’est ce que Niète, doucement, et Concepcion avec sa verve habituelle, exprimèrent, en déclarant que le double crime avait été perpétré par un fou, dont la monomanie était caractérisée par le besoin impérieux de porter ses victimes dans le square de l’Armeria.

Ne riez pas. Le lendemain, les journaux, après avoir enregistré gravement les déclarations de M. le comte de Holsbein et de sir Max Trelam, Esquire, concluaient en chœur dans ce sens.

Le double crime de l’Armeria, ainsi désignait-on l’aventure, fit du bruit dans Madrid.

Pour moi, je me sentais sans rancune contre mon « à peu près meurtrier », car le sourire de Niète me guérissait mieux que tous les pansements.

Sous les regards bleutés de l’aimée, la vie revenait à flots ; le sang reprenait son cours normal. C’est la médication que le sage Aristote désignait sous le nom délicieux de Vulnéraire d’Amour.

On peut tout espérer d’un flacon, dont l’étiquette semble tracée sous l’invocation du distillateur Bacchus (le Pernod de l’époque) et de l’archer Cupidon.


XI

QUATRIÈME JOUR DE TÊTE FÊLÉE


À la brune, Niète s’en était allée, entraînant dans son sillage la pétulante Concepcion. Elle emportait mes compliments pour le comte, et devait lui exprimer l’étonnement d’un fiancé, victime d’une agression identique à celle de son beau-père.

J’avais disserté à ce propos sur la sympathie, la théorie des atomes crochus et tutti quanti.

Vraiment, personne n’aurait cru que tout cela s’adressait à mon assassin.

En réalité, je lui renvoyais la réponse au conseil que Miss Niète m’avait redit sans penser, la mignonne chère créature, qu’elle remplissait un message.

Pas plus que lui-même, je ne parlerais du Puits du Maure, ni du document.

Le lendemain matin, Concepcion vint prendre de mes nouvelles. J’avais parfaitement dormi. Le médecin, qui m’avait soigné, durant ma longue syncope, m’avait déclaré que, dans l’après-midi, il ne verrait aucun inconvénient à ce que je me levasse.

Les plaies à la tête tuent ou ne sont que de simples bobos. J’optais pour le bobo, ce qui me semblait parfaitement sage de la part d’un homme assommé et qui eût pu se décider de façon moins judicieuse.

Vers une heure, je sonnai le garçon d’étage, et, avec son aide, je pus quitter mon lit, me vêtir, et m’installer dans un fauteuil auprès de la fenêtre donnant sur la Puerta del Sol.

Aussi, quand ma chère infirmière Niète arriva, ce fut une explosion de joie.

Durant dix minutes, Concepcion lança aux échos tous les noms de Saints Bienheureux, que vénère l’Espagne depuis la Biscaye jusqu’aux rives grenadines. Homère, célèbre par ses interminables dénombrements de héros, eût renoncé à détailler l’armée innombrable des saints d’Ibérie.

Concepcion, elle, s’acquittait de ce soin sans effort. Sa langue marchait à une allure de turbine (11,000 tours à la minute), et les dynamos les plus puissantes n’eussent pu l’actionner avec une vélocité aussi constante.

Et tout cela, je le répète, sans effort.

Ah ! le señor Marco ne sera pas malheureux de posséder une épouse aussi loquace ; rien ne fait aller le commerce de la confiserie comme l’éloquence abondante de la négociante.

Seulement… un bête de calembour passa dans ma pauvre tête, craquelée sous ses bandelettes, comme les émaux de Campou, et je le relate, non par fatuité, je suis incapable de tel sentiment, mais uniquement parce qu’il explique mon état d’esprit, en présence de la volubile soubrette.

— Si les paroles volent, comme on le prétend, me dis-je, les clients de la confiserie feront bien de veiller sur leurs poches.

Étant donné que tous les calembours sont absurdes, celui-ci n’est ni plus, ni moins que les autres, et il peut très bien passer dans le nombre.

Excusez la réflexion. Elle émane d’un bon père. Quand je lance une ligne, une idée, un mot dans le monde, je m’inquiète toujours du sort de cet enfant de ma cervelle.

Que voulez-vous ! C’est un atome de ma substance grise qui s’en va, et les grands maîtres de la science prétendent que l’usure de ladite substance est identique pour un jeu de mots ou pour une pensée de Pascal.

Je ne dois pas cacher que, depuis que j’ai appris cela, mon admiration pour Pascal et autres penseurs a fortement baissé. La joie de revivre fait dire mille folies, n’est-ce pas ?

Niète s’était assise auprès de moi, et gentiment avait mis un frein au débordement oratoire de Concepcion.

Dans un demi-silence, elle parlait, elle, doucement.

Que disait-elle ?

Ces tout et rien qui sont la tendresse même.

Au fond de son âme tendre, une pensée unique veillait à cette heure.

M’éviter toute fatigue.

Et pour cela, elle se racontait minutieusement, me disant ses pensées, ses menues occupations, son père debout, un bandeau ceignant son front, et recommençant à vaquer à ses affaires.

Mais elle avait remarqué que le comte paraissait soucieux.

Elle mettait cela sur le compte de l’agression dont il avait été victime.

Je comprenais, moi, qu’il y avait autre chose… Lui avait-on repris le document ou non ?

That was the question ?

Et puis, il avait des conciliabules mystérieux avec son principal secrétaire ; un certain Wilhelm Bonn, natif de Hambourg, sorte d’homme-chien, par sa chevelure, sa barbe exceptionnellement fournies, autant que par sa fidélité aveugle à M. de Holsbein.

Concepcion, qui furetait sans cesse dans tous les coins, assurait que Wilhelm Bonn avait préparé sa valise, comme s’il devait incessamment partir en voyage.

Ici, j’eus un frisson intérieur.

En voyage ? Est-ce que ce Wilhelm Bonn allait emporter le document à Berlin ?

Est-ce que la lutte des espions allait aboutir à la guerre, au choc formidable des nations ?

Tout se brouillait dans ma tête.

Alors, le comte, à l’instant où il fut dévalisé dans les jardins de l’Armeria, n’était donc plus détenteur des papiers… de nos papiers, à nous autres Anglais ? Ou bien était-il tombé sous les coups de vulgaires rôdeurs, qui avaient volé ces documents, comme ils eussent pris des papiers de famille ou autres sans valeur pour eux !

Et que devenait X 323 dans tout cela ?

Niète s’aperçut de ma distraction.

La divine petite chose l’attribua à la fatigue… Elle allait se tenir bien tranquille, ne parlant plus, et moi je dormirais un peu, tandis qu’elle regarderait mon sommeil, comme une bonne chère mistress qu’elle me serait toujours.

Ô bonté ! Âme de lys ! Ô petites filles, que les niais désabusés appellent des oies blanches, parce que leur courte vue prend vos ailes d’anges pour des ailes de volatiles.

Oui, vous êtes des petits anges, en qui toutes les vertus de tendresse, de dévouement, de consolation sont cachées.

Certes, dans un salon, vous brillez peu au milieu des conversations mondaines, faites de potins, de médisances et de lieux communs ; mais qu’il y ait une faiblesse à soutenir, une larme à essuyer, alors vous vous montrez supérieures dans votre sublime instinct de consolatrices.

Ah ! petits anges blancs, restez pour les sots les petites oies blanches !

Seulement, je ne devais pas dormir à ce moment.

Oh ! certes, j’aurais obéi. J’aurais fermé dévotement les paupières, heureux de sentir sur moi peser le regard de l’aimée.

Ce qui m’en empêcha, ce fut tout simplement l’entrée d’un garçon de service qui me remit une carte.

— Ce señor demande si le señor est en état de le recevoir.

Je lus à haute voix :

« Sir Lewis Markham…

Déjà, Niète s’était levée.

— Vous partez, fis-je avec une nuance de regret.

Et de fait, j’envoyais à tous les diables l’attaché militaire qui écourtait aussi malencontreusement la visite de la chère enfant.

Elle me sourit gentiment. Oh ! ce sourire où tout le ciel rayonne !

— Non, non… Avec Concepcion nous attendrons au cabinet de lecture, et quand ce monsieur sera parti, nous reviendrons.

Puis, avec l’adorable loyauté des jeunes filles.

— Papa travaille. Il n’a plus besoin de moi. Tandis que vous, le mal fait encore de votre personne celle d’un petit enfant, à qui une maman, une gouvernante est nécessaire.

Elle dit ceci très gravement, comme si ses paroles exprimaient une conviction profonde. Quelle jolie petite maman j’avais là.

Mais aussi une maman très sérieuse, soucieuse de ce qu’il convenait de faire.

Elle pressa Concepcion, l’aida à rouler un ouvrage de tapisserie, sur lequel la camériste s’escrimait avec emportement.

Il était dans la nature de la future de Marco de ne jamais rien exécuter avec calme. Qu’elle parlât, marchât, ou se livrât à un travail d’aiguille, c’était toujours dans un mouvement hâtif, emporté.

Elle avait la furia à l’état chronique. Elle était dotée d’une nature excessive, incapable de s’arrêter avant d’avoir atteint l’excès en toutes choses.

Or, rien ne ralentit comme d’être excessif.

Malgré l’aide de sa jeune maîtresse, il lui fallut deux bonnes minutes pour rouler son canevas, ce qui en réalité demandait dix secondes.

Et quand ce léger rangement fut terminé, la camériste poussa un soupir à faire tourner tous les moulins de la Hollande et accentua durement avec les gutturales les plus espagnoles.

— Par la Madone… Cette tapisserie me fera mourir.

Je n’y pus tenir. Je lui répondis par cette gaminerie :

— Vivez bien, Concepcion.

Et l’étrange fille éclata de rire, me jetant du ton le plus narquois :

— Eh ! mon Marco ne se consolerait pas si je ne vivais pas bien et longtemps, le plus longtemps encore pour son bonheur, à ce pobrecito.

Et elle sortit, ondulant des hanches, cambrant la taille, tandis que Niète, demeurée en arrière, me disait à mi-voix :

— C’est un toréador qui a la bonté des petits oiseaux annonciateurs des beaux jours. Il ne faut pas taquiner la bonté, non, il ne faut pas.


XII

LA SITUATION POLITIQUE


Elle sortit en me regardant. Un instant, en la suivant du regard, j’oubliai le garçon qui attendait toujours ma réponse.

Cet homme toussa, sans doute pour me rappeler qu’il était là.

— Faites entrer, fis-je sèchement, quelque peu vexé de ma distraction.

Un moment après, sir Lewis Markham entrait. Cette fois, je le voyais en « civil ». Il portait du reste ce vêtement avec une aisance assez rare chez les militaires.

Nous nous serrâmes cordialement la main.

— Allons, allons, fit-il, je vois que notre blessé va pouvoir bientôt reprendre place dans le rang.

— Certes…

Il me coupa la parole :

— Par exemple, reprit-il, une fois rentré dans le rang, il importe de n’en plus sortir.

Je le regardai d’un air interrogatif :

— Oui, répliqua-t-il, car le soldat qui veut jouer au général, si valeureux qu’il soit, fait perdre la bataille à ses alliés.

Le ton de sir Lewis me choquait. Pourtant, je ne me révoltai point.

Je sentais que, pour parler ainsi, il devait avoir de bonnes raisons.

Sans doute, mon attitude lui plut, car son accent se fit moins sévère.

— Si l’on m’avait écouté, on ne vous aurait rien confié de l’affaire ; mais on a tenu à être agréable au Times… Cela atténue votre responsabilité… Un journaliste, épris de sa profession, ne pouvait résister au désir de se rendre au Puits du Maure.

— Quoi ? Vous savez, m’écriai-je, stupéfait de voir le capitaine Markham au courant de mes faits et gestes.

Il me toisa d’un coup d’œil railleur :

— Vous n’allez pas vous étonner de cela… Vous avez interrogé toute la ville pour découvrir l’emplacement du Puits du Maure… et quand on questionne une cité entière… le malheur est que vous avez éveillé la défiance du comte de Holsbein, qu’il est sorti de l’Armeria avec vous, sans avoir tiré les documents de leur cachette…

Je ne pus arrêter cette phrase curieuse :

— Alors, on l’a dévalisé en pure perte ?

— Presque.

— Que signifie ce : presque ?

— Que le papier dérobé à Londres manquait ; mais que des notes chiffrées nous ont révélé que le comte se croyait entouré d’ennemis, et qu’il allait tenter une expérience pour s’assurer que personne ne serait capable de rompre les mailles du filet tendu autour de sa personne.

Je songeai au voyage de Wilhelm Bonn ; ce voyage dont Niète m’avait vaguement parlé, mais ma « faim de savoir » fut plus forte, et je murmurai :

— Le filet tendu par X 323 ?

Et le capitaine, inclinant la tête :

— Vous le connaissez ?

Cette fois, il haussa les épaules.

— Qui le connaît ?

— Pourtant, vous l’avez vu ?

— En dix occasions… Toujours différent de lui-même…

Avec un abandon qui me prouva que l’attaché militaire était aussi intrigué que moi, au sujet du mystérieux personnage, répondant à l’appellation de X 323.

— Ainsi, reprit-il, j’ai appris votre équipée par lui… Il est venu à l’ambassade, dans mon cabinet, sous l’apparence d’un boy télégraphiste… d’un gamin de dix-huit ans à peine… Il a deviné à mes regards dirigés vers la sonnerie électrique, que je méditais quelque chose contre son incognito.

— Et ?

— Il m’a prévenu que je n’étais pas de force… que nul ne le suivrait contre sa volonté. Il est sorti de mon bureau… J’ai aussitôt téléphoné au concierge de dépêcher un de nos agents à la poursuite du boy de la poste.

— Il lui a échappé ?…

— Plus fort que cela. L’agent et le concierge prétendent qu’aucune personne répondant au signalement donné n’est sorti de l’hôtel de l’Ambassade.

J’allais insister. Sir Lewis ne me le permit pas :

— Laissons cela, voulez-vous… Promettez-moi de ne plus tenter d’expédition comme celle du Puits du Maure… Au surplus, vous sachant mieux, est-ce pour cela que je suis venu.

Je promis, très mortifié du résultat piteux de mes entreprises.

— Bien, fit alors l’officier, sans paraître remarquer ma confusion… Puisque vous êtes raisonnable, je veux vous faire part de quelques renseignements, qui auront leur place dans l’enquête que vous poursuivez pour le Times.

Du coup, j’oubliai tout le reste.

Me promettre des éclaircissements, prouvait que, malgré les apparences, on ne me tenait pas rigueur d’une incartade bien excusable.

— Donc, reprit-il, la situation franco-allemande s’aggrave de jour en jour. Sans doute, le gouvernement germanique, auquel les papiers dérobés à Londres font défaut, essaie d’envenimer le débat autrement.

— Cela ne m’étonne pas.

— Moi non plus, car je sais que dans un avenir prochain, la guerre sera un besoin fatal pour l’Allemagne.

Et d’un ton doctoral, que l’on prend volontiers dans les ambassades, lorsque l’on s’adresse à un profane :

— Deux périls intérieurs menacent l’empire : le péril socialiste… La Social-Démocratie enfièvre les nuits du souverain et de ses conseillers. Or, ce danger réel est sur le point de se voir multiplié par dix, à raison du krach industriel imminent.

— Un krach industriel… dans ce pays qui a si extraordinairement étendu son champ d’opérations depuis 1870 ?

— Parfaitement, avec les cinq milliards extorqués à la France, après la guerre néfaste de 1870-71, l’Allemagne a créé son industrie de toutes pièces. Elle a le plus bel outillage du monde, parce que complètement neuf. Elle a des savants, de remarquables ingénieurs, d’excellents ouvriers… Seulement, son capital ayant été dévoré par cette création… elle est aujourd’hui une immense maison de commerce à laquelle le fonds de roulement fait défaut, et que la faillite, guette à chaque échéance.

Je restai muet.

La situation que Markham venait de préciser avec une si terrible netteté, m’apparaissait tellement dangereuse, que l’importance du document volé passa pour ainsi dire au second plan dans mon esprit.

— La faillite ou le krach, puisque la faillite se nomme ainsi pour les États, mettrait sur le pavé trois millions de social-démocrates. Ces gens privés de pain et bien enrégimentés, c’est la révolution certaine.

— Mais alors, quoi que l’on fasse, la guerre est inévitable, puisqu’elle est le seul dérivatif à la révolution qui menace le trône des Hohenzollern.

Mon interlocuteur approuva du geste :

— Elle est risquée, la guerre, depuis que notre vieille Angleterre a amené la coalition défensive des peuples d’Europe… Elle est un expédient désespéré… Le document serait un tremplin… À son défaut, on essayera d’un palliatif…

Et avec un sourire ironique, car il est toujours agréable à un Anglais de constater les embarras de l’Allemagne, sir Lewis continua :

— Si l’on pouvait soutenir l’industrie en lui allouant des primes, peut-être parviendrait-on à lui faire traverser heureusement la passe difficile. Seulement, on a calculé les sommes nécessaires… Il faudrait créer dans l’empire pour un milliard d’impôts nouveaux.

— Ce que l’on vient de proposer au Parlement.

— Justement.

— Ce projet ne sera pas voté.

— Je le crains, et alors ce sera la guerre.

J’eus une de ces exclamations patriotiques que l’on ne réprime par aucun raisonnement.

— Alors, pourquoi pas de suite ?

— Parce que dans quelques mois, la partie déjà fort belle pour nos amis et pour nous, le sera devenue davantage.

Puis, avec ce flegme admirable qui le caractérise, sir Lewis reprit :

— L’Allemagne sait cela comme nous. Aussi est-elle tiraillée par le désir et la crainte du conflit. Savez-vous ce qu’elle exige maintenant pour l’incident de Casablanca ?

— Les bandelettes qui recollent ma tête répondent pour moi.

— Alors je vous éclaire. La France a accepté de faire juger le différend par le tribunal arbitral de la Haye.

— Je sais cela.

— Eh bien, le gouvernement allemand exige que la France exprime auparavant ses regrets des voies de fait problématiques dont aurait été victime un employé du consulat à Casablanca.

La prétention teutonne me stupéfia.

Avoir un procès, cela arrive à tout le monde ; mais reconnaître que la partie adverse a raison avant de se présenter devant ses juges, cela ne s’est jamais vu.

Et la conclusion de mes réflexions fut cette phrase :

— En ce cas, la guerre est inévitable.

À ma grande surprise, mon interlocuteur nia de la tête.

— Non ?

— Non, parce que la France, sur le conseil ami de notre souverain…

Le capitaine salua avant de poursuivre :

— Va répondre diplomatiquement… Nous sommes certains qu’en gagnant du temps, on peut encore retarder l’échéance… Si l’Allemagne perdait l’assurance de posséder bientôt le document dont la publication affolerait les cerveaux d’outre-Rhin, elle se montrerait conciliante… Eh ! eh ! sir Max Trelam, vous avez appris à l’Université… je ne sais plus laquelle… que l’élan moral est un facteur de succès non négligeable.

Et sur cette plaisanterie de pince-sans-rire, il acheva :

— Deux personnages peuvent faire parvenir le document : le comte de Holsbein, bien trop surveillé pour réussir… et M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinaire commercial accrédité auprès du gouvernement espagnol… Informez-vous ce soir de sa santé. Je crois que, d’ici à quelques jours, il ne sera pas en état de rendre à son pays le service secret que l’on espère de lui.

— Que prétendez-vous me faire supposer ?

— Cherchez, informez-vous… Et sur ce, je ne veux pas vous fatiguer davantage… Au revoir, sir Max Trelam. Croyez que j’ai la plus sincère estime pour votre caractère.

Il marchait vers la porte.

Une dernière question me monta aux lèvres.

— Et la marquise de Almaceda, vous la connaissez également ?

La « Tanagra » venait de se présenter impérieusement à ma pensée.

Pourquoi ?

Était-ce pas association d’idées puisque la personnalité de X 323 avait dominé tout l’entretien ?

Peut-être. En tout cas, la réponse de sir Lewis ne me renseigna pas du tout.

— Madame de Almaceda, fit-il… grand nom espagnol ; femme exquise ; grosse fortune.

Et ouvrant la porte, sans attendre que je fusse arrivé près de lui afin de prendre ce soin.

— Ne vous dérangez donc pas… Se faire reconduire par un malade est stupidement cruel… Vivez heureux, sir Max Trelam.

Il était sorti, évitant ainsi les interrogations nouvelles que je n’eusse pas manqué de lui adresser, au sujet de l’énigmatique marquise de Almaceda.


XIII

LA SANTÉ DE M. DE KŒLERITZ


Étais-je mécontent ?… À coup sûr, le mécontentement, s’il existait, fut chassé par le retour de ma chère Niète.

Comme elle me l’avait promis, elle avait guetté le départ du capitaine. À présent, elle était près de moi, escortée de l’inévitable Concepcion, qui déroulait sa tapisserie, avec des soupirs aussi formidables que pour la rouler.

Les moulins de Hollande tournaient à nouveau.

Et la conversation chuchotée avait repris, Niète parlant presque toujours.

Moi, je l’écoutais… Je « buvais son âme », ainsi que le dit si joliment Barneff.

J’appréciais cette image osée, car véritablement, j’éprouvais la sensation de béatitude que provoque l’arrivée au puits ombragé de palmiers, alors que l’on a chevauché tout le jour à travers le désert.

Oui, oui, jusqu’à ce tournant de mon existence, je le sentais au plus profond de moi, j’avais vécu une vie désertique, désolée, et le bonheur me venait de ce que cette enfant blonde consentait à laisser tomber son regard bleu sur mon individu.

L’amour des jeunes filles a la fraîcheur des sources.

Il ne brûle pas, n’incendie pas, comme celui des femmes plus avancées dans les années… Il est une douceur, il fertilise en quelque sorte les landes de la pensée, et du sentiment.

Mais quel est ce redoublement de vacarme, sur la toujours bruyante Puerta del Sol ?

Je regarde par la croisée. Niète se penche également. Et Concepcion, heureuse de délaisser sa tapisserie, nous rejoint.

Des crieurs de journaux tracent des sillons dans la foule en hurlant :

La Gaceta, dernière édition.

— L’Imparcial.

— El Corriere della Sera.

— Étrange maladie du plénipotentiaire allemand.

— M. de Kœleritz à l’agonie !

— Un attentat anarchiste !

Toutes ces clameurs se croisent, se confondent parfois. Puis tantôt l’une, tantôt l’autre, éclate seule au milieu du silence.

Niète et moi, nous nous sommes regardés :

— M. de Kœleritz, prononce-t-elle.

Je ne réponds pas… Je me rappelle les paroles de Lewis Markham :

— Informez-vous ce soir, m’a-t-il dit, de la santé de M. de Kœleritz.

Mais cela je ne puis le dire à ma douce bien-aimée.

Comme la politique incite à cacher des choses à celle pour qui l’on voudrait n’avoir aucun secret.

Mais je veux savoir.

Quel tour a pu jouer X 323 à ce maigre M. de Kœleritz ?

Car, je n’en doute pas une seconde, la maladie a été voulue, préparée, par cet être fugace que chacun voit et que nul ne connaît.

— Concepcion, la Gaceta.

C’est Miss Niète qui donne cet ordre.

Chère petite, c’est encore elle qui va satisfaire ma curiosité.

Et la camériste sort en courant. On l’entend descendre en trombe l’escalier, appeler les marchands de journaux.

Puis, la trombe remonte et la bonne madrilène reparaît, un exemplaire de la Gaceta à la main.

Nous lisons tous deux, Niète et moi, sous la « manchette » sensationnelle, l’information qui, à cette heure, fait l’objet des conversations de tout Madrid.

« Un incompréhensible malheur vient de s’abattre sur M. deKœleritz, ce diplomate aimable et avisé qui discutait, depuis plusieurs jours déjà, la convention commerciale dont tout le monde attend avec impatience la conclusion entre l’empire d’Allemagne et notre pays.

« M. de Kœleritz avait déjeuné avec MM. les délégués du ministère du Commerce, la discussion s’étant prolongée ce matin.

« Après le repas, M. l’envoyé allemand se plaignit d’un malaise subit et rentra chez lui.

« À peine rentré, une fièvre ardente se déclara, compliquée de délire, au cours duquel le malade prononçait des mots sans suite :

« Casablanca… Document… Guerre ! lesquels démontrent cependant que les rapports difficiles existant entre la France et l’Allemagne préoccupent fort l’envoyé extraordinaire, bien qu’il ait toujours observé à ce sujet une réserve absolue.

« Notre collaborateur, dépêché par nous aux nouvelles, nous a rapporté que le mal inexplicable qui a terrassé l’honorable M. de Kœleritz, semblait s’aggraver encore, et que, don Fabricio de Huespodi, médecin de la cour, accouru sur l’ordre de S. M. Très Chrétienne, Notre Roi, n’a pu que constater le mal, sans lui trouver une explication scientifique.

« Ce silence significatif doit-il faire penser que M. de Kœleritz est la première victime d’un fléau inconnu ?

« L’hypothèse émise un peu légèrement par certains de nos confrères, hypothèse d’empoisonnement, ne saurait être envisagée.

« Les convives qui partagèrent le repas du plénipotentiaire allemand, n’ont éprouvé aucun symptôme de malaise. Ils sont d’ailleurs au-dessus de tout soupçon.

« Madrid semble, depuis quelque temps, viser le record du mystère.

« Après le drame des jardins de l’Armeria, voici l’énigme Kœleritz.

« On remarquera que, dans les deux cas, les Espagnols sont indemnes.

« Les victimes appartiennent exclusivement aux nationalités anglaise et allemande.

« Sans vouloir rien préjuger, nous appelons l’attention des pouvoirs publics sur cette circonstance. »

Suivaient des considérations variées sur l’état de trouble des esprits en Europe ; sur la possibilité d’une sorte de « Main Noire »[4] politique, etc. etc.

Niète lisait à mi-voix.

Et je m’amusais follement. Rien n’étant plus doux à un journaliste bien informé, que de voir patauger les confrères.

Ceci n’exclut pas la solidarité confraternelle, bien entendu ; mais l’émulation de la concurrence vient tout simplement de sentiments semblables.

Or moi, averti par sir Lewis Markham, je savais que M. de Kœleritz était une nouvelle victime voulue par X 323.

Ce dernier avait décidé que le délégué allemand serait, de plusieurs jours, incapable de transmettre à Berlin le document volé, au cas improbable où le comte de Holsbein réussirait à le lui remettre, à l’insu de son surveillant.

Et M. de Kœleritz avait été pris de fièvre délirante.

X 323 prenait des proportions monumentales pour moi. Voilà qu’il commandait à la maladie maintenant, comme aux portes closes, aux apparences, à tout.

Cet homme-là devait triompher. Il triompherait certainement, et avec lui, la diplomatie britannique.

Hurrah pour l’Angleterre !

Mais en même temps que sonnait ce hurrah interne, la nuit commençait.

Miss Niète et Concepcion se retirèrent pour regagner la Casa Avreda.

Mais ma chère adorée, mistress future m’avait promis, tout bas, qu’elle tâcherait de s’échapper après dîner, pour venir me donner le bonsoir et s’assurer que je ne manquais de rien pour bien dormir.

La gentille promesse ne devait pas se réaliser.

Ce fut la bruyante Concepcion qui vint, de la part de sa maîtresse, et qui avec de copieuses exclamations, empruntées au martyrologe spécial des Saints de la péninsule, m’apprit la fureur du comte de Holsbein, en apprenant la maladie de M. de Kœleritz. Fureur telle que Niète, inquiète de le voir en cet état, n’osait le quitter, et s’efforçait, chère petite âme de charité, d’apaiser ce père par qui elle avait souffert.



XIV

LA TANAGRA VIVANTE


Oh ! cette cinquième journée… Quelle joie. Le médecin-docteur permettait une sortie de son malade…

Oh ! pas longue ; non, pas longue… Une demi-heure… Un tour de la Puerta del Sol.

Si je supportais bien cette première épreuve, le praticien me signerait le lendemain mon exeat.

Ah ! combien la promenade me parut excellente.

Au bras de Niète, je sortis.

Nous parcourûmes lentement la Puerta del Sol, encombrée ainsi qu’à l’ordinaire par des groupes oisifs, bavards, gesticulants.

Nous devions trancher sur les autres par notre calme, notre recueillement.

Le mot n’est point trop fort. Le sentiment de la convalescence, de la vie recouvrée, a quelque chose de religieux.

Il semble que l’esprit a entrevu l’insondable, derrière les portes de la mort un instant entr’ouvertes, et qu’il revient de ce voyage avec un brouillard d’infini dans les yeux.

Et quand on aime… oh ! alors la reconnaissance est divine… C’est le bond ailé qui, du tombeau, vous porte aux apothéoses.

J’essaie d’expliquer ce qui était en nous, en ma chère petite aimée, en moi-même.

Et je dois reconnaître mon incapacité.

Aussitôt que l’on veut exprimer avec justesse une idée qui n’est pas tout à fait terre à terre, on s’aperçoit que les vocables utiles n’ont jamais été créés.

On trouve des à peu près, aussi loin de ce que l’on éprouve, qu’un ver luisant est du soleil. Aussi, peut-on affirmer que les gens qui n’obéissent pas à un besoin de vague chiqué littéraire, se reconnaissent invariablement par cette caractéristique. Ils se taisent dans l’impuissance de dire un sentiment vrai.

Les autres pérorent, et par cela seul, ils mentent, car ils ne s’aperçoivent pas qu’ils affirment avec des mots n’ayant aucune valeur d’affirmation.

Donc, je me bornerai à dire que nous étions très, très heureux, sans plus.

Concepcion, elle, bavardait pour nous trois.

Que disait-elle. Le sais-je. J’ai cru me souvenir plus tard qu’elle nous avait annoncé notamment le départ de Wilhelm Bonn, le secrétaire du comte, à destination de la France, Paris et Berlin. Mais pour l’instant, je n’attachai aucune importance à ses racontars.

Que m’importaient Wilhelm Bonn, et son maître, et le monde.

Niète était auprès de moi, son doux profil se dessinait à mes yeux, pur, candide et mystérieux un peu, car toute âme de jeune fille renferme un coin de mystère.

Ses grands yeux se fixaient de temps à autre sur moi, et il me semblait que mon sang se réchauffait sous ses regards.

L’obscurité s’annonçait par son avant-courrier le señor Crépuscule… Déjà, il fallait se séparer.

Bah ! demain, la promenade sera plus longue. Aussitôt après le déjeuner, j’irai rendre visite au comte de Holsbein, pour le remercier d’avoir permis à sa chère enfant de venir illuminer de sa présence aimée le chevet d’un malade, et puis après, nous irons, nous irons ici ou là, mais ensemble.

Niète parut touchée de mon projet.

Pauvre mignonne, si elle avait su !…

— À demain.

— À demain.

Un instant, je la regardai s’éloigner, puis avec la petite mélancolie du jour qui s’éteint, de la fiancée qui disparaît, je rentrai à l’Hôtel de la Paix.

Sous le vestibule, dans un cadre ad hoc, le « manager » toujours soucieux du confort, sachant d’ailleurs qu’un des premiers besoins du confort moderne, est d’être renseigné sur tous les potins mondiaux, des bandes de papier, zébrées de lignes de caractères bleus, étaient collés.

Des clients se pressaient, en face de ces « dépêches par fil spécial », car certains hôteliers ont aussi leur fil spécial ; ils lisaient avidement, pensant élargir leur vie en la dépensant à s’occuper sans nécessité d’une foule de choses qui ne les concernaient point.

J’entendis au passage des réflexions :

— L’état de M. de Kœleritz reste stationnaire.

— Impossible toujours de diagnostiquer la maladie.

Mais je passai sans m’arrêter, peut-être parce que, seul, je savais la cause et le but du mal qui clouait au lit le délégué allemand.

J’atteignais le pied de l’escalier accédant à ma chambre, quand une voix, dont le timbre était demeuré impressionnant à mon oreille, prononça tout près de moi :

— Sir Trelam, si je ne me trompe.

Je m’immobilisai d’un coup. Je regardai et me trouvai tout interloqué. La marquise de Almaceda, la « Tanagra vivante » était là, devant moi.

Elle était plus pâle que lors de notre première rencontre, à la réception du comte de Holsbein Litzberg. Un cercle légèrement bistré meurtrissait l’entour de ses yeux, et, sur son visage flottait, si l’on peut ainsi rendre l’impression, un voile d’indéfinissable tristesse.

Elle me tendit la main, sans fausse réserve, et de sa voix chantante, elle reprit :

— Je ne pense pas que vous soyez surpris de me voir… Parfois le hasard d’une seule entrevue fait que l’on se sépare ensuite d’un ami…

Je m’inclinai, ne trouvant rien à répondre.

Elle continua, avec un visible effort :

— Tel fut mon cas, le soir… à la Casa Avreda.

Et, réussissant à amener sur ses traits mélancoliques, une expression d’enjouement factice :

— Avant de quitter Madrid, j’ai voulu prendre des nouvelles d’un ami blessé.

Elle avait accentué le mot ami, au point de me causer un trouble que je n’analysai point.

— Vous partez ?

Ma question si simple amena une contraction fugitive de son visage. Il me sembla qu’un soupir contenu soulevait sa poitrine, et elle répliqua avec une évidente tristesse :

— Il est des choses que l’on doit faire, encore qu’elles déplaisent ou même qu’elles sont pénibles.

C’était presque une confidence.

Et nous nous rencontrions pour la seconde fois.

Cette réflexion, je ne la fis pas à l’instant même. Le ton dans lequel la marquise avait lancé la conversation m’avait fait oublier qu’en réalité, nous étions, au moins logiquement, des inconnus un instant rapprochés par une soirée mondaine.

Elle secoua la tête, comme lorsque l’on chasse une pensée importune, et sa voix ayant reconquis sa fermeté :

— Laissons cela… Je pars et rien ne saurait empêcher mon départ. C’est pour parler de vous que je suis venue.

Puis, avec un sourire mélancolique :

— Comme le Maître Jacques de l’Avare, vous me représentez un être double : le correspondant du Times et… l’ami. J’ai affaire à tous les deux.

— Auquel d’abord, fis-je, entrant ainsi de loin dans le dialogue de Molière.

— Au correspondant ; à celui-ci j’apporte des « informations », à la faveur desquelles, il acceptera peut-être quelques conseils à l’ami.

Sous le ton plaisant, je sentais des pensées graves.

— Mais nous ne pouvons causer ici, interrompis-je. Pardon de n’y avoir pas songé plus tôt. Voulez-vous me permettre de vous conduire au salon de lecture, où, ajoutai-je avec une affectation de « manière de cour », les deux incarnations de Maître Jacques seront charmées de vous écouter, qu’il s’agisse d’informations ou de conseils.

Un instant plus tard, nous étions assis dans le salon.

Un canapé court, campé de guingois dans un angle, nous assurait un isolement suffisant.

Et la regardant assise, avec je ne sais quoi de las dans l’attitude, ses mains croisées, s’abandonnant sur ses genoux, elle m’apparut comme une statue de la détresse.

Certains êtres sont marqués dès leur naissance. Ils portent par avance les stigmates de ce qui sera la dominante de leur existence.

La Tanagra était évidemment vouée à la souffrance.

Sa robe noire, très simple, mais de suprême élégance, sa redingote de velours, tout accentuait le côté douloureux de la femme.

S’aperçut-elle que je l’observais. Perçut-elle la pitié inconsciente, informulée même vis-à-vis de moi.

Elle sembla me remercier du regard. Après quoi :

— Monsieur le correspondant du Times… la maladie de M. de Kœleritz vous montre que certain document n’est pas revenu entre les mains de ses légitimes propriétaires.

— Je l’ai pensé. Sir Lewis Markham me l’a donné à entendre.

— Bien. Avez-vous également remarqué que, dans les jardins de l’Armeria, M. le comte de Holsbein fut découvert étendu devant une petite porte s’ouvrant sur les resserres du Musée ?

Je n’étais plus à m’étonner d’entendre expliquer les choses qui m’échappaient. La marquise, du reste, depuis l’aventure de la Chambre Rouge, m’apparaissait devoir être parfaitement renseignée.

Aussi, sans me perdre en questions oiseuses, auxquelles du reste, elle n’aurait vraisemblablement pas répondu, je dis tranquillement :

— Non, ceci n’avait pas attiré mon attention.

— C’est un tort. Car ceci prouve que, après vous avoir abattu, le comte est revenu sur ses pas, qu’il allait sans doute rentrer dans le musée, au moment où il a été renversé à son tour.

Elle marqua un temps et conclut :

— Donc, les papiers importants sont encore dans leur cachette, et cette cachette se trouve entre le Puits du Maure et les murailles de l’Armeria.

Je sursautai.

— En ce cas, facile à découvrir.

Elle secoua la tête.

— La maladie de M. de Kœleritz doit vous démontrer le contraire. Quand on immobilise ses ennemis, c’est que l’on craint leurs actions. Si le document avait été découvert, il eût été inutile de recourir à des moyens aussi compliqués que la fièvre et le délire.

Et comme j’inclinais la tête d’un air absolument convaincu, elle acheva :

— Voici pour le correspondant du Times, pour compléter sa documentation… Ah ! j’ajoute ceci… M. de Holsbein voulait vous tuer, celui qui l’a frappé ne voulait que l’étourdir ; vous comprenez pourquoi vos blessures n’ont pas présenté la même gravité.

Et doucement :

— Voilà qui est fait. Vous ferez le récit sensationnel que je veux que vous fassiez au Times, sans lacunes d’aucune sorte.

— Il en reste une, murmurai-je.

— Dites, je la comblerai, s’il est possible.

— La « cause » de la maladie du délégué M. de Kœleritz ?

Elle dit en démasquant ses dents blanches, dont la fine nacre s’irisait sous les rayons tombant des lustres :

— Une sorte de haschich ; un composé d’extrait de chanvre et d’autres végétaux.

— Merci.

— Maintenant, je vais passer aux conseils.

L’Ami ; — derechef, elle appuya sur ce mot. — L’ami me permettra-t-il de tout dire ?

— Tout, répliquai-je sans hésiter.

— Même si mes paroles égratignent son cœur ?

Sous mon regard étonné, elle expliqua :

— Oh ! ne croyez pas à une indiscrétion banale. Dites-vous que la souffrance que cause l’amitié, n’est jamais que le réflexe de la souffrance ressentie par cette amitié.

Je crois bien qu’à toute autre personne, j’aurais déclaré n’avoir point besoin de conseils. De façon générale, j’ai horreur de cette manière équivoque de nous contrarier et de blâmer notre conduite.

Mais dans l’accent de la « Tanagra », il y avait quelque chose d’impressionnant que je ne saurais définir. Je sentais si évidemment qu’en face de moi se tenait une âme exempte de banalité, supérieure de cent coudées à l’âme problématique de la moyenne des foules, que je prononçai avec une bonne foi absolue :

— De vous, j’entendrai tout avec reconnaissance.

Elle eut un geste brusque, sa main se leva jusqu’à ses yeux, qu’elle voila une seconde.

Quand elle la retira, il me sembla que ses prunelles si claires s’étaient troublées… On eût cru une légère buée sur un miroir.

Mais sa voix sonna ferme :

— D’abord, ne vous jetez plus dans des expéditions où vos fonctions ne vous appellent pas… Vous avez été blessé une première fois…

— Bah ! je n’y pense plus.

— Il faut y penser… Vous auriez pu mourir…

La sympathie pour moi vibrait, indéfinissable, dans l’accent dont elle prononça cette dernière phrase.

C’était le reproche d’une sœur au frère imprudent. Et comme j’étais sûr moralement que mon interlocutrice ne jouait là aucune comédie sentimentale, je me demandai, je m’en souviens, comment j’avais pu mériter l’émoi fraternel que je sentais m’envelopper.

L’impression fut fugitive. La marquise reprenait :

— Après vous avoir plaint, je dois vous gronder, et l’appel à votre raison aura peut-être plus d’action sur vous que l’appel à votre prudence. En agissant sans ordres, vous risquez de compromettre l’existence des autres. Qui sait si l’insuccès d’une affaire scrupuleusement préparée, ne provient pas de votre intervention.

L’idée m’en était déjà venue.

Je l’avais chassée, comme l’on chasse une mouche importune.

Car certaines idées sont agaçantes, à l’égal de la bestiole ailée qui bourdonne, entêtée, autour de votre nez, avec la volonté évidente de transformer cet appendice olfactif en canapé de repos.

Seulement, exprimé par la « Tanagra », la « mouche » vainquit toutes mes résistances d’amour-propre.

Je courbai la tête.

La marquise reprit vivement :

— Ne soyez pas dur pour vous. Vous ignoriez. Vous avez agi en bon Anglais et en courageux gentleman. Le blâme ne saurait aller à qui a su s’imposer un devoir dangereux.

Ma confusion augmentait. Je savais bien avoir obéi surtout à ma satanée curiosité professionnelle.

— Une erreur, continua-t-elle doucement, et sa voix me berça délicieusement, une erreur n’est point une faute. Vous avez compris que la « bonne intention » n’est point toujours le chemin de « l’utile action ».

J’arrive au point délicat de mes conseils.

La jeune femme ou jeune fille — je ne sais auquel m’arrêter, car la singulière Tanagra semblait enfermer une âme d’expérience, de douleurs séculaires dans un corps de vingt ans à peine… Enfin, la marquise eut une aspiration profonde.

On eût cru qu’en ce point de notre entretien, la respiration lui manquait.

Je voulus l’encourager, lui répéter que d’elle, phénomène échappant à tout raisonnement, j’écouterais sans peine ce que je n’entendrais patiemment de nulle autre.

— Parlez sans crainte, commençai-je…

Elle m’interrompit du geste.

— Vous vous méprenez sur mon sentiment…

Ne cherchez pas à comprendre, celui qui ressent la douleur est seul à savoir où siège sa souffrance.

Puis, par un effort volontaire, contraignant son visage au sourire qui, malgré tout, m’apparut navré :

— Comment avez-vous pu aimer Niète de Holsbein ?

— Je l’aime, répondis-je avant même d’avoir songé aux mots devant exprimer ma tendresse.

Oh ! le regard étrange, profond comme la nuit, avec au loin, à l’infini, une lueur tremblotante comme une agonie d’étoile.

— La fille d’un espion, fit-elle presque durement.

— La femme d’un loyal gentleman, voulez-vous dire.

Elle me regarda et je fus bouleversé par ce regard.

Il y avait dans son rayonnement, un étonnement infini, de l’admiration, du regret… et en même temps l’indécision pénible de ceux que tourmente une pensée inexprimable, car elle ne doit pas être exprimée.

Cette analyse, je l’ai faite à la réflexion bien longtemps après.

Sur l’heure, je fus seulement troublé jusqu’à l’annihilement.

Elle s’était levée.

Je l’imitai machinalement.

Nous demeurâmes un moment debout, en face l’un de l’autre, comme inconscients de notre silence, de notre immobilité.

Enfin, d’une voix basse, comme lointaine, elle reprit :

— Pauvre Niète !… Elle est aimée… Oui, oui, vous avez raison… Les autres ne sont rien, quand on est aimée.

Une pause légère, puis elle continua :

— Elle a rencontré le seul homme peut-être qui pût l’amnistier de la tare de sa naissance… Heureuse Niète !

Pauvre Niète ! Heureuse Niète ! mots contradictoires qui ne se contredisaient point.

Ce n’était point leur sens qu’ils renfermaient. Ils se produisaient comme des palpitations d’âme, inexplicables à l’esprit, et que cependant l’âme comprend clairement.

Et le visage de la marquise de Almaceda se rembrunit soudain.

Avec une sorte d’angoisse prophétique, elle acheva :

— Et cependant, ayez peur, ayez peur… Le monde est impitoyable. Patriotisme, dévouement, courage, amour, rien n’est compté à l’espion, ni aux siens, fille, femme… ou sœur. Le mot qui flagelle, les marque à jamais… Espion ! race d’espions !… Oh ! je sais bien, le monde est injuste, féroce, stupide… ; mais il est tel.

Je l’écoutais, le cœur étreint par quelque chose d’horriblement pénible qu’il m’eût été impossible d’analyser.

Brusquement, la « Tanagra » s’interrompit.

— Je suis folle, dit-elle.

Elle me saisit la main, la serra violemment, me jeta un bref :

— Adieu !

Où tintait comme un glas des espoirs.

Et elle se dirigea vers la porte du salon de lecture.

Je voulus l’accompagner, obéissant machinalement à la plus élémentaire politesse.

Mais elle me cloua sur place d’un geste coupant, autoritaire, ouvrit la porte et disparut, me laissant dans un désarroi indescriptible.

Regrettais-je de n’avoir pas percé le mystère de cet esprit qui venait de panteler devant moi ; ou bien étais-je heureux de me retrouver seul, de pouvoir orienter ma pensée vers ma chère Niète, sans à-coups, sans heurts, sans terreurs sibyllines ?

Il devait y avoir des deux.

C’est égal, la fêlure de mon crâne était en bonne voie de cicatrisation, puisque je supportais sans fièvre des conversations aussi fatigantes.
le chef de train découvrit, étendu sur
la banquette, un señor profondément
endormi.


XV

UNE VISITE OFFICIELLE


La nuit emporte les pensées sombres.

Le jour est revenu. J’ai admirablement dormi. Je me sens la tête libre, le corps dispos.

Le docteur est venu « pour la dernière fois », a-t-il déclaré d’un ton satisfait… Brave docteur ! Il ne pousse pas à la visite. Il m’a démomifié la tête.

Plus de bandelettes, quelle joie. Je reprends figure humaine.

Oh ! je ne suis ni un Adonis, ni un Apollon, ni un Antinoüs, pas même un Méléagre. Je reconnais que je possède cette structure anglaise, très correcte, mais un peu anguleuse, un peu « taillée à la hache » ; seulement j’étais enchanté de retrouver ma structure sans bandelettes.

Certains se réjouissent de ce qu’ils ont ; moi, je suis content de ce que je n’ai plus.

Je fis une toilette soignée, pendant laquelle, je me souviens avoir siffloté une foule d’airs que je croyais avoir oubliés.

J’éprouvais une satisfaction de gamin, à la pensée d’aller rendre visite, après le déjeuner, à cet excellent comte de Holsbein.

Je me représentais la physionomie hétéroclite de mon « assassin ».

Évidemment, cela le gênerait quelque peu de recevoir les félicitations de sa victime. Ce serait une chose à raconter en vers… très libres et humoristiques, sous un titre approprié.

Le Meurtrier et son assassiné,
fable réaliste.

Au demeurant, ma vengeance serait douce. Et le comte lui-même devrait reconnaître que si je ne pouvais oublier les injures, du moins, j’en pratiquais parfaitement le pardon.

Et je me déclarais avec la plus agréable satisfaction de moi-même, que j’avais une exquise petite nature d’apôtre joyeux ou de « Premier Chrétien » blagueur.

Concepcion arriva par là-dessus aux nouvelles. Et comme elle en venait chercher, ce fut elle qui m’en donna.

Miss Niète et elle-même, dès une heure et demie, s’en iraient au Parc de Madrid, afin de ne pas se trouver à la Casa Avreda, lors de ma venue. Ma chère engagée craignait de se trahir, de laisser supposer à son père que j’étais en tiers dans leur douloureux secret.

— Ah ! mignonne, si vous aviez connu le Puits du Maure.

Puis, pareils détails ne pouvant suffire à l’activité de la langue de la camériste, elle me confirma le départ de Wilhelm Bonn pour la France, très fière de constater en passant qu’elle avait prévu cela par avance, en lui voyant préparer sa valise.

Après quoi, elle m’informa que M. de Kœleritz délirait toujours dans son lit, et que le médecin du roi avait déclaré que le malade était sûrement un intoxiqué par l’opium ou par quelque substance analogue.

— Un fumeur d’opium ou d’analogue, s’exclamait la bonne fille, prenant le qualificatif pour un poison… Dire que l’on confie le commerce entre les peuples à des gens pareils. Santa Maria, c’est à craindre d’ouvrir une confiserie sur le Prado.

Elle s’avisa heureusement qu’il était temps de réintégrer la Casa Avreda, si elle voulait déjeuner avant d’accompagner sa jeune maîtresse à la promenade, et elle partit en coup de vent, avec cette allure envolée qu’ont les personnes inexactes, toujours au galop parce que toujours en retard.

Elle m’avait amusé, ce qui ajouté à ma prédisposition naturelle, me fit descendre au grill room dans le plus heureux état d’esprit.

Le déjeuner en subit le contre-coup.

Jamais ville assiégée n’eut à soutenir plus vigoureux assaut.

Je fis une hécatombe des divers mets ; je dois ajouter, pour être sincère, que j’aurais été tout à fait incapable de dire ce que j’avais mangé.

Je dévorai… distraitement. Le repas ne m’apporta pas une distraction ; mais ma distraction accentua mon repas jusqu’au pantagruélisme… Salut, ô Rabelais, toi qui me permets d’user d’un mot aussi copieux.

Deux heures moins le quart. En route… Allons serrer la main à mon assassin.

Je sors du pas d’un flâneur, qui ne souffre d’aucune privation, je m’engage dans la Carrera San Geronimo, et, à deux heures moins trois minutes (mon souci d’exactitude me donne un air de chronomètre à échappement), je me fais annoncer chez M. le comte de Holsbein.

On m’introduit dans son cabinet de travail, où il s’est retiré aussitôt après avoir déjeuné.

Nous sommes en présence.

J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il ne manifesta pas le moindre embarras.

C’est un homme de bronze, ou bien il estime que ma vie est une quantité négligeable qui n’est pas matière à préoccupation.

J’aime mieux le croire en bronze, c’est moins blessant.

— Monsieur Max Trelam… Prenez donc la peine de vous asseoir.

Pas plus compliqué que cela, son accueil.

Il est assis devant son bureau aux cuivres empire. Il s’est soulevé à mon entrée, s’est laissé retomber sur son siège.

Ma parole, je crois que je suis le plus interloqué de nous deux.

L’assassiné est gêné devant son assommeur.

Décidément, toute velléité d’amour-propre écartée, il est en bronze… Plus dur encore, en acier chromé, vous savez, cet acier dont on cuirasse les navires de guerre et que les obus de 305 ne parviennent pas à entamer.

La réflexion me remet d’aplomb. Un reporter du Times est un être raisonnable, qui ne saurait avoir la présomption de faire mieux qu’un obus de 305.

— J’ai su, reprit-il, par ma fille, que vous alliez de mieux en mieux, et je m’en suis réjoui.

— Ah !

On serait surpris à moins, n’est-ce pas ?

Un monsieur vous assomme d’un coup à abattre un bœuf, et il vient vous dire ensuite, avec le sourire :

— Je me réjouis de voir que cela va mieux.

— Vous n’en doutez pas, j’espère, insista-t-il avec le mauvais goût le plus évident.

Il se moquait de moi. Un moment, il me sembla qu’entre sa face moqueuse et ma main, il n’y avait que l’épaisseur d’une gifle…

Mais je me souvins à temps qu’il était le père de Niète, que de ce rhinocéros était née une fleur (quelle singulière botanique !) et ma main, très surexcitée, me pinça outrageusement la hanche… La pauvre, il fallait bien qu’elle passât son irritation sur quelque chose.

Se douta-t-il jamais que le bon ange qui, à ce que m’enseigna jadis ma nourrice, veille sur chacun de nous, avait pris les traits chéris de Niète pour lui épargner une partie de gifling, où le tour de main britannique eût certes infligé à l’Allemagne une cuisante défaite.

Peu importe ! Je trouvai l’énergie de sourire, comme si son amabilité avait été du meilleur aloi, et du ton le plus amène :

— À ce propos, permettez-moi de vous remercier d’avoir autorisé Miss Niète à venir au chevet d’un blessé. Une telle infirmière ferait rendre grâce à un assassin.

Attrape… Cela est un coup droit, j’imagine.

Eh bien, il n’est pas non plus en acier chromé… C’est pire encore… je ne connais pas le métal dont il fut forgé.

Avec une tranquillité parfaite, il plaisanta :

— Ne dépensez pas inutilement vos « grâces », je vous ai envoyé ma fille, non comme garde-malade, mais comme messagère.

Ah ! il allait carrément au but, le comte.

Cet homme est un abîme d’inconscience, que dis-je, deux abîmes, trois abîmes, une chaîne d’abîmes.

Il ne m’eût pas rappelé un coup de bridge, de poker ou autre, avec plus d’indifférence polie.

Et, influence de la dimension en quoi que ce soit, je me surprenais à m’étonner devant cette gigantesque insouciance du crime comme devant une vertu anormale.

Je n’allais pas jusqu’à songer pour lui à un prix Montyon ; mais, en vérité, c’était tout juste.

Il profita de mon indécision. D’un ton plein de désinvolture, il poursuivit :

— Donc, l’incident est réglé… Sans doute, il en peut naître d’autres. Vous êtes Anglais, je suis Allemand… Nous ne considérons pas l’archéologie du même côté de la barricade.

Audace ! audace ! il répétait même les mots de notre conversation dans le sous-sol de l’Armeria… Il allait toujours.

— Ceci n’est pas pour me préoccuper ; la lutte, le struggle for life, comme vous dites vous autres, les insulaires, est la nécessité même de l’existence. Donc, le sage est sur la défensive. Garde-toi ; je me garde. Je n’y insiste pas… Mais vous avez tout à l’heure parlé de ma fille… Vous m’avez l’autre jour demandé sa main… et c’est de cela que je veux vous entretenir.

Il ferma le poing d’un air menaçant, peut-être sans se rendre compte de ce mouvement réflexe de ma pensée, et la voix soudainement durcie, il ajouta :

— Car je l’aime, ma Niète, elle est même le seul être que j’aime au monde, et je ne veux pas qu’elle souffre d’une situation… Il hésita un instant et enfin acheva d’un accent voilé… qu’elle n’a pas créée.

Il y avait du fauve dans l’expression de la tendresse de cet individu.

Son torse robuste se cambrait, sa tête puissante se rejetait en arrière, on sentait tous ses muscles tendus vers le désir de broyer celui qui lui apparaissait ennemi.

À tout hasard, je me renversai légèrement dans mon fauteuil, et je croisai la jambe droite sur la jambe gauche.

Dans cette position, en cas d’attaque brusquée, je possède une certaine parade du pied, de bas en haut, qui asseoit un adversaire, ainsi que disent les professionnels de la lutte, avec une puissance irrésistible de persuasion.

Je me repentais maintenant d’avoir mis à la laisse le soufflet que, tout à l’heure, ma main brûlait de détacher.

Dans le combat, il y a avantage et satisfaction à frapper le premier.

Nous nous regardions comme deux coqs de combat.

Il me sentait sur la défensive. Préparer la guerre, c’est semer la paix.

Ses nerfs se détendirent, il prit une pose abandonnée et riant d’un rire, où un reste de colère jetait un son faux :

— Allons, allons, expliquons-nous paisiblement… On n’ajoute rien à la clarté avec une tête fêlée.

— Une ou deux, rectifiai-je en appelant sur mes lèvres, le plus gracieux de mes sourires.

— Une ou deux, comme vous l’exprimez, consentit-il sans difficulté.

Et se couchant presque sur son siège, allongeant les pieds sur le paravent de cuivre déposé devant la cheminée pour l’abriter du rayonnement direct de la flamme, il m’indiqua d’un coup d’œil qu’il se mettait volontairement dans l’impossibilité de me surprendre par une attaque soudaine.

C’était clair, précis, évident.

Pour ne pas être en reste de confiance, je décroisai mes jambes et repris une attitude plus correcte, mouvement qu’il accueillit par un hochement de tête approbateur.

— Fumez-vous ? fit-il gracieusement.

— Oui, j’ai ce vice… Je brûle un nombre incalculable de cigarettes.

— Veuillez donc allonger le bras… Dans la boîte de Spa, à l’angle de la cheminée. Je ne vous la passe pas moi-même, parce que je suis assis dans une position qui m’interdit de bouger.

Je m’étais levé. J’avais pris une cigarette, je l’allumai.

Et comme il faut toujours montrer à son adversaire que l’on ne craint rien de lui, je laissai tomber négligemment :

— En effet, votre attitude n’est pas naturelle. Et si elle ne vous est pas commandée par une infirmité quelconque, je serais ravi de vous en voir changer. C’est du pur égoïsme… Je me fatigue à vous voir ainsi.

Il ne se le fit pas répéter.

Un instant après, il s’était installé commodément dans son fauteuil de bureau, et d’un ton où plus rien n’apparaissait de la rage passée :

— Causons, voulez-vous ?

— Très volontiers.

— Vous êtes intelligent.

Je m’inclinai, parce que l’on s’incline toujours devant une appréciation flatteuse. Ce fut involontaire, mais l’habitude a une telle emprise sur nous.

— Vous êtes intelligent… certainement brave… Reporter du Times, excellente référence qui ouvre toutes les portes et permet toutes les curiosités.

J’allais me récrier, trouvant l’ironie un peu forte, il me prévint.

— Je ne plaisante plus. Je livre ma pensée sans détours. Prenez mes paroles comme elles sont prononcées. Je sais rendre justice même à mes ennemis.

— Ennemis est beaucoup dire.

— C’est dire simplement ce qu’il est impossible de ne pas affirmer.

— Pourquoi ?

— Vous êtes Anglais.

Diable d’homme. Comme Anglais évidemment, dans les circonstances actuelles, je ne pouvais que lui être ennemi irréconciliable. Toutefois, j’essayai de lui faire admettre un « distinguo ».

— Permettez, ennemi, en tant qu’unité de race différente, je n’en disconviens pas… Mais l’homme que je suis n’est pas hostile de propos délibéré à l’homme que vous êtes ; et de cela vous devez être certain… Je fais pour vous tous les vœux que mon loyalisme et mon amour me permettent de concilier, parce que vous avez à mes yeux un titre sacré. Vous êtes le père de Miss Niète.

Il secoua violemment la tête, ses yeux s’animèrent.

— C’est précisément comme « père » que je veux vous entretenir pendant que je vous tiens, pendant que cette visite, non cherchée par moi, m’assure contre les interprétations inquiètes de… mon entourage.

Puis, effaçant toute trace de l’émotion intérieure que ces dernières paroles m’avaient laissé deviner, il reprit d’un accent enjoué, plein de bonhomie :

— Nous nous sommes vus tous deux à l’Armeria, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais en disconvenir, approuvai-je.

Et me passant comiquement la main sur la nuque, en évitant d’appuyer… car l’endroit était encore le siège d’une douleur que le plus léger contact réveillait, je m’en étais bien aperçu le matin, en me brossant les cheveux.

— Je le saurais d’autant moins que le souvenir est gravé là.

Il daigna saluer la plaisanterie d’un rire épanoui.

— Bon ! bon ! on ne grave que sur les temples. Jamais les graveurs ne se sont exercés sur des masures.

Le comte décidément avait une façon originale d’envisager les choses, et gagné par sa jovialité, je ripostai :

— Merci pour mon temple ; mais, entre nous, je préfère qu’il n’y soit ajouté aucun ornement. J’invite les sculpteurs ou autres à des travaux éloignés de mon sanctuaire.

— Oh ! déclara-t-il, ils sont bien loin, et jamais même l’idée ne leur serait venue d’ajouter à une œuvre qui se suffit à elle-même. — On n’est pas plus gracieux ! — si les circonstances ne leur en avaient fait un devoir impérieux…

— Oh ! impérieux !…

Je me récriais, vous pensez… Ce devoir de me casser la tête !

— Mais si, mais si, vous avez tort de protester contre l’évidence.

— L’évidence n’est point évidente pour mon intellect.

— Mais si, vous allez être de mon avis. Nous nous rencontrons à l’Armeria. Avant même d’avoir échangé une parole, nous savions qu’en archéologie, nous représentions deux écoles rivales.

Ceci, je ne pouvais le nier. J’acquiesçai d’un signe de tête. Le geste lui sembla suffisant, car il continua paisiblement :

— Un choc était inévitable ; il fallait, suivant l’expression maritime, être abordeur ou abordé. Vous-même, je pense, agitiez des pensées de cet ordre, quand, je m’en excuse, j’allai un peu plus vite que vous.

Ah ! qu’en termes galants ces choses étaient dites.

Vraiment, le crime perd toute son horreur quand il est exprimé ainsi.

Aller un peu plus vite que moi, délicieux euphémisme pour énoncer que j’avais été assommé, et que mon interlocuteur sans doute ressentait un certain mécompte à constater qu’il ne m’avait pas plus assommé que cela.

— Soit ! j’admets tout ce qu’il vous conviendra. Mais, je vous avoue en toute franchise, que je ne perçois pas du tout vers quel but tend ce préambule… De l’esprit, des mots heureux, mais pas d’indication nette.

— Nous y arrivons, fit-il plus gravement, nous y arrivons.

Mais au moment où il ouvrait la bouche pour reprendre le fil de son discours, la porte s’ouvrit brusquement.

Un laquais parut, et comme le comte s’exclamait d’un ton de mauvaise humeur :

— J’avais ordonné que l’on ne me dérangeât pas…

Le domestique répliqua :

— On aurait observé comme toujours les ordres de Monsieur le comte ; mais un lieutenant de miquelets est là… il désire voir Monsieur le comte, à qui il a à transmettre une communication de l’Administration.

Nous sursautâmes tous deux.

Les sourcils de M. de Holsbein s’étaient contractés… Une même pensée avait rebondi sous nos deux crânes.

Sa qualité d’espion avait-elle été révélée à l’Administration ?

Cependant, il se domina et congédia le laquais par ces mots :

— C’est bien. Veuillez conduire ici cet officier de miquelets.

Je crus devoir me lever et me retirer, mais le comte me retint.

— À quoi bon. Je n’ai plus rien à vous cacher maintenant. Ce brave militaire ne vous apprendra rien que vous ne sachiez déjà.

— Votre confiance m’est agréable, mais…

Il m’interrompit sans façon :

— Ma confiance ?… Allons, ne vous gaussez pas de moi à votre tour… Ma confiance !… Nous n’avons pas fini de causer, voilà tout.

Le laquais reparaissait, s’effaçant pour laisser passer l’officier de miquelets avec, ce qui caractérise l’uniforme de cette troupe spéciale, ses gants verts.


XVI

LE MIQUELET


Pas mal du tout, ce lieutenant, en dépit de son titre de miquelet, qui porte à rire, quand on a vu défiler les troupes appartenant à cette arme.

Vingt-sept ou vingt-huit ans, le visage régulier, la taille peu élevée, mais cependant un peu supérieure à la moyenne espagnole, il se présenta fort convenablement.

— Monsieur le comte de Holsbein m’excusera ; mais un ordre de l’Administration m’obligeait à insister pour être introduit en sa présence.

— Ne vous excusez pas, lieutenant… et venez au fait, je vous prie.

L’officier me regarda du coin de l’œil, semblant se demander s’il pouvait exposer son message en ma présence.

— Monsieur est un autre moi-même, s’empressa de déclarer le comte qui ajouta aussitôt, l’inquiétude qui le tenait à cet instant n’étant point suffisante à réfréner son besoin de persiflage… un autre moi-même ; nous établissions justement un parallèle entre nous, quand on vous a annoncé.

Joli le parallèle, où il me démontrait, qu’après avoir assommé les gens, on est encore capable de les « raser ». C’est je crois l’expression de mes confrères français.

Le miquelet, lui, ne se douta pas que les paroles prononcées pussent exprimer autre chose, que leur sens littéral et, de très bonne foi, il me salua respectueusement, avec la considération due à l’autre soi-même du riche comte de Holsbein Litzberg.

— Je m’explique donc, Monsieur le comte.

Et posément, narrant avec méthode, en décomposant, indiquant ainsi qu’aux yeux du lieutenant l’art oratoire apparaissait tel un maniement d’armes, il raconta :

— Ce matin, vers la dixième heure, le train international express Madrid-Irun-Paris-Cologne-Berlin arrivait en gare frontière d’Irun, avec deux heures trente-cinq de retard seulement, ce qui, je le fais remarquer en passant, constitue le record d’exactitude de l’année.

Je pensai à part moi que le miquelet eût été plus adroit de ne pas insister sur ce point. J’oubliais qu’en Espagne, la lenteur et l’irrégularité des trains est telle que le peuple qui ne manque pas d’esprit, a créé ce dicton :

« Si tu es pressé, enfourche une mule ;

« Si l’exercice est nécessaire à ta santé, promène-toi avec tes pieds ;

« Mais s’il te faut te dresser à la patience, sers-toi du chemin de fer. »

Lui, cependant, progressait dans son récit, avec une lenteur méthodique qui semblait empruntée au ferrocaril lui-même.

— Le chef de train courant le long du quai pour avertir les voyageurs qu’à Irun tout le monde descend, sauf les personnes utilisant des places de wagons-spécialisés, découvrit, étendu sur la banquette d’un compartiment de première classe, un señor profondément endormi.

Il tenta de le tirer de son sommeil par des appels réitérés.

— Eh ! señor ! Irun ! Tout le monde descend. Irun, frontière française… etc., etc.

Le voyageur continuait à ronfler de toutes ses forces.

Inquiet de cette faculté excessive de dormir, l’employé en référa à un inspecteur, lequel se précipita chez le sous-chef de gare, qui bondit chez le chef, et ces trois fonctionnaires, après une rapide délibération, décidèrent de descendre, à bras d’hommes, le dormeur qui ne paraissait point apte à descendre sur ses jambes.

Des hommes d’équipe, requis, transportèrent le voyageur inconnu dans le bureau du chef de station, où les joignit bientôt don Lorenzo Parfaragate, médecin de la Faculté de Séville, docteur ès soins sanitaires, lequel déclara que l’inconnu avait été endormi par les vapeurs du chloroforme, et que, selon toute vraisemblance, il se réveillerait dans un instant peu éloigné.

Cependant, l’on constatait que le patient avait subi un étrange traitement.

Ses chaussures lui avaient été enlevées. On eût beau fouiller les wagons remisés alors sur une voie de garage ; on ne retrouva aucune trace de ces souliers que, à son réveil, le dormeur affirma avoir été à ses pieds et être des souliers molière, lacés, de la pointure 42, en box calf bout verni.

Naturellement, cette assertion ne pouvait être mise en doute, car, il était certain que l’homme n’aurait pu gagner le train et s’y installer en portant seulement à ses pieds les chaussettes, rayées de vert et de rouge, qui les couvraient actuellement.

Je me tenais pour ne point rire.

Le miquelet nous récitait avec un sang-froid déconcertant le rapport administratif.

Seulement, il parlait depuis cinq bonnes minutes, et ni moi, ni le comte ne savions en quoi nous intéressait ce voyageur déchaussé.

Je voyais les traits de M. de Holsbein marquer une impatience grandissante, mais il jugeait probablement qu’interrompre un bavard n’a d’autre résultat que de prolonger son bavardage. Et il se contraignait à laisser le miquelet enfiler des phrases, les unes au bout des autres.

Celui-ci, du reste, montrait par ses gestes étudiés, ses expressions de physionomie, qu’il considérait, de par sa prose, nous offrir un régal littéraire tout à fait exceptionnel.

Très digne il reprenait :

— On devait donc supposer que le ou les malfaiteurs, l’emploi du chloroforme entraîne l’hypothèse criminelle, car vous savez mieux que moi-même, sans doute, señores… encore que mon expérience personnelle me donne voix au chapitre ; vous savez, dis-je, qu’en dehors des cas d’intervention chirurgicale, le chloroforme n’est point un condiment dont l’homme assaisonne son existence.

Or, dans l’espèce, il était évident que la chirurgie n’avait point eu à intervenir. Tout au plus, un bottier eût pu être mêlé à l’affaire, puisque le dormeur se trouvait privé de ses souliers.

— Mais enfin, s’exclama le comte, poussé à bout par l’intarissable et monotone discoureur, en quoi tout cela me concerne-t-il ?

À la bonne heure… Voilà une question sensée… Moi aussi, je désirais savoir.

Mais le lieutenant ne se troubla point pour si peu.

— Vous le saurez, señor comte, vous le saurez quand le moment sera venu ; mais un personnage de votre importance ne peut vouloir qu’une communication administrative manque de méthode. En toute chose, il importe de commencer par le commencement et de progresser ensuite logiquement vers la conclusion.

— Alors, progressez, lieutenant, progressez… En ce moment, nous marquons le pas.

La réflexion amena un sourire sous la moustache noire de l’officier.

— Très judicieux, fit-il d’un ton approbateur, je progresse, comme vous le désirez.

Et imperturbablement, il reprit son récit, là où il l’avait laissé.

Ah ! quand un Espagnol se mêle d’être flegmatique, il recule les limites du flegme tolérable.

— Nous disons donc que des criminels ont assurément « chloroformé » notre voyageur.

Ce qui militait encore en faveur de cette hypothèse somnifère, c’est que non contents de l’avoir déchaussé, les malfaiteurs s’étaient amusés à découdre les doublures de ses gilet, veston, pardessus ; à enlever la coiffe de son chapeau, celle de sa casquette à oreillettes, destinée au voyage, bouleversé le contenu de sa valise. Le nombre et la complication de ces opérations démontrent péremptoirement la volonté de la chloroformisation. En effet, sans le secours de cet anesthésique, on n’eût pu procéder à pareil remue-ménage.

— Mais c’est un homme que l’on a fouillé… Peut-être le jugeait-on porteur de papiers importants, qu’il eût pu dissimuler dans les doublures, chaussures, et autres endroits où il n’est point d’usage de placer des paperasses, gronda M. de Holsbein décidément mis hors des gonds.

Ce me fut un trait de lumière.

Je comprenais le « motif » de l’incident du chloroforme.

Mon « beau-père », sous l’influence de l’événement, avait dévoilé la pensée qui, depuis le début du récit du lieutenant, tenaillait son cerveau.

L’officier, lui, n’y vit que la marque d’une perspicacité supérieure, et avec une nuance de respectueuse considération :

— Le señor comte a mis le doigt dans le « mille ». C’est bien là en effet ce que les premières constatations ont paru tendre à démontrer ; seulement…

Il fit une légère pause, sans doute pour accentuer l’effet de la phrase suivante, puis acheva :

— Seulement, à son réveil, le voyageur affirma n’avoir jamais eu en sa possession de papiers pouvant tenter la cupidité des voleurs. Il rentrait dans sa famille, et ne comprenait absolument rien à l’attentat dont il avait été victime.

— Passons, passons, ordonna le comte, avec une nervosité que décelait toute sa personne.

— C’est ici, señor comte, reprit l’impitoyable miquelet, que j’aurai enfin l’honneur de vous apprendre en quoi toute cette affaire vous intéresse. Vous reconnaîtrez que j’y suis arrivé par le chemin le plus normal, car, sans les explications préliminaires, la fin de ma narration n’aurait aucun sens.

Eh bien ! le voyageur interrogé par mon collègue Vélorez, lieutenant de la 3e compagnie du bataillon miquelet du district de San Sébastian, la Perla del Oceano, déclara répondre aux nom et prénom de Wilhelm Bonn, natif de Hambourg (Allemagne), âgé de trente-sept ans, célibataire, exerçant la profession de secrétaire particulier de Votre Excellence !

J’attendais cette conclusion depuis un moment.

Elle ne provoqua chez moi aucune surprise.

Mais le comte fit une grimace rageuse, serra les poings et d’un ton où tremblotait la rage :

— C’est pour me conter tout cela, que l’on vous a dérangé, lieutenant.

L’autre persista à sourire aimablement.

— Pour cela et pour contrôler les dires de Wilhelm Bonn. Il a repris le train pour Madrid, mais la gendarmerie veille sur lui. Et l’on m’a chargé par le telegrafo(télégraphe), de m’enquérir auprès de vous de la réalité de la personnalité en question.

— Tout ce qu’a dit ce brave garçon est l’exacte vérité.

— Alors, on le laissera paisiblement débarquer en gare de Madrid et gagner votre demeure, señor. Faute de votre affirmation, on l’eût appréhendé à la descente du train, car il ne suffit pas de se poser en victime, pour tromper l’œil toujours ouvert de la police ; il faut encore faire la preuve d’un état civil indiscutable.

Il se levait, saluait, multipliait les « gracias, señor », s’excusait du temps précieux dérobé au señor comte ; mais les exigences du devoir, la discipline, l’intérêt majeur de la sécurité publique, les lois et règlements régissant les chemins de fer…

Ah ! les bavards. C’est alors qu’ils n’ont plus rien à dire, qu’ils se montrent le plus résolument diserts.

N’eût été sa qualité de messager administratif, je crois bien que M. de Holsbein l’eût tranquillement jeté par la fenêtre.

C’est ce que je crus comprendre aux palpitations furibondes des narines de « beau-père », et aux regards sournois qu’il jetait vers la croisée.

Enfin, le lieutenant se décida à la retraite.

Au seuil de la porte, il marqua l’intention de nous régaler d’une nouvelle succession d’excuses.

Mais le comte en avait décidément assez.

Il coupa court à l’averse oratoire que l’attitude de l’officier faisait prévoir, et poussant irrésistiblement la porte, de façon à interposer son épaisseur entre sa propre personne et le visiteur, il prononça d’un ton sans réplique :

— Merci, lieutenant… Voici cinq pesetas pour votre peine.

Le miquelet saisit la pièce d’argent, la porta à ses lèvres ; la solde est faible, en Espagne, et bien certainement le pauvre officier remerciait la Madone de son aubaine.

Mais la porte se ferma, nous séparant définitivement du lieutenant, qui en fut probablement réduit à réciter sa reconnaissance pour lui tout seul.

Oh ! il n’était pas à plaindre. Nous savons qu’un bavard n’a cure d’être écouté. Parler lui suffit. Il parle comme le hanneton bourdonne, d’instinct… C’est le mouvement de la langue qui le passionne, et non pas, l’attention de l’oreille qui lui est totalement indifférente.


XVII

QUELQUES JOURS IDYLLIQUES


Le comte me regarda.

Je regardai le comte.

— Eh bien, fit-il carrément. Le filet est bien tendu autour de la Casa Avreda. Je voulais en être certain. Je le suis à présent.

Je n’avais pas à répondre… Ces paroles ne me touchaient pas directement.

Je concevais qu’elles passaient par-dessus ma tête, qu’elles allaient à l’insaisissable et infatigable X 323, auquel j’avais attribué sans hésitation la mésaventure de ce Wilhelm Bonn, secrétaire de M. de Holsbein.

Vraisemblablement le comte se fit une réflexion de même ordre, car il reprit place à son bureau et la voix changée :

— Reprenons là où cet imbécile nous a interrompus.

Je consentis d’un signe de tête.

— Bien, continua-t-il… Je venais de rendre justice à vos qualités réelles, Monsieur Max Trelam, et j’allais arriver à cette conclusion. Intelligent et brave, il doit vous répugner de faire souffrir une enfant innocente.

J’eus un petit sursaut.

Si je m’attendais à celle-là, par exemple !

— Je parle de Niète, poursuivit le comte, dont l’organe se voila… je ne veux pas qu’elle souffre.

— Et où prenez-vous que je la ferais souffrir ?

— Dans ceci. Vous ne l’aimez pas.

— Hein ?

— Vous ne pouvez pas l’aimer, accentua-t-il avec plus de force.

Ah ! oui il m’agaçait. De quel droit cet homme de ruse nie-t-il mon amour. Ne pas pouvoir aimer Miss Niète, père aveugle, tu n’as donc pas regardé la divine mignonne.

Vraiment, certains pères sont atteints d’une incurable cécité à l’égard des charmes de leurs filles.

Et haussant les épaules, je m’accuse de ce mouvement blâmable, mais je ne le pus réprimer, je persiflai :

— Alors, cher Monsieur, je vous serais obligé de me faire connaître dans quel but j’ai sollicité la main de la chère enfant.

Il fit entendre un grondement sourd, peut-être ceci trahissait-il un sanglot intérieur. Il répondit cependant en hésitant :

— Niète avait dû vous dire… vous laisser entrevoir que je ne me reconnais pas le droit d’influencer son choix… Le bonheur de l’un ne serait souvent pas le bonheur de l’autre, et alors vous vous êtes décidé à demander sa main…

— Parce que je l’aime…

— Non, parce que vous pensiez avec raison que j’autoriserais votre cour en vertu de mon affirmation d’être respectueux du choix de Niète… ; ceci vous assurait l’entrée de ma maison ; la possibilité sous un prétexte plausible, de surveiller mes actions.

Cela y était. Il m’appelait nettement espion.

— Permettez…

— À quoi bon des protestations… Je ne vous accuse pas de cela. La guerre est un assaut de ruses… Il faut atteindre à tout prix un but déterminé… Moi-même, j’aurais réservé ma réponse si j’avais pensé alors… Mais je croyais que, dès le lendemain, plus rien ne serait intéressant à surveiller ici… Et je m’amusais, je l’avoue, à l’idée de vous accorder toutes facilités d’inspecter une maison où il ne se passerait plus rien.

Décidément, dans le Parc de Madrid, avant la malencontreuse expédition au Puits du Maure, je n’avais pas trop mal deviné les sentiments de mon interlocuteur.

Par malheur, ses paroles ne m’impressionnaient pas suffisamment, alors que, d’après lui, j’eusse dû en ressentir une surprise violente, il en résulta que je protestai, avec une froideur relative :

— Je n’avais pas la moindre intention de surveiller…

Il ne me laissa pas finir.

— Pourquoi, encore une fois, vous donner le mal de nier l’évidence ?

— Parce que l’évidence est contraire à la vérité.

— Allons donc !

— Je vous donne ma parole, commençai-je…

Il m’arrêta net.

— Vous oubliez, cher Meinher Max Trelam, que nous nous sommes rencontrés à l’Armeria.

Eh, pauvre moi ! Il avait raison… Il m’avait surpris là, en flagrant délit d’espionnage, et tout ce que je lui pourrais dire désormais ne le persuaderait pas.

Cette assurance que je fus obligé de me donner à moi-même, me déconcerta tellement, que je baissai la tête, me sentant incapable de formuler une objection quelconque.

La faiblesse des honnêtes gens, de conduite habituellement loyale, est d’être sans défense contre une accusation logiquement présentée.

La probité crée le devoir de constater la logique.

Et quand on a procédé naïvement à cette constatation, il devient impossible de se défendre contre l’accusation, car on est anesthésié en quelque sorte par le fait qu’étant logique, elle est vraisemblable, et que pour la plupart des gens, vraisemblance et vérité sont même chose, en dépit du proverbe si sage :

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »

Le triomphe de la calomnie, de la médisance, de toutes les vilenies, ne tient pas à une autre cause.

Des mensonges assemblés avec vraisemblance deviennent articles de foi pour les sots… Je ne parle pas des envieux malfaisants, car pour ceux-ci, la vraisemblance même n’est pas nécessaire.

Le comte se méprit sur la cause de mon silence.

— Nous sommes d’accord, reprit-il doucement en abaissant involontairement la voix… La visite de notre miquelet n’aura pas été mauvaise. Par son récit, vous avez pu juger que… vos amis m’enserrent dans un réseau d’espionnage, à travers les mailles duquel aucun des miens ne saurait passer.

J’inclinai le chef, enchanté de pouvoir approuver cette chose si agréable à mon cœur britannique.

— C’est votre avis, n’est-ce pas ?

— J’avoue, qu’en effet, il me semble…

— Parfait ! dès lors, croyez-vous indispensable d’avoir à demeure un surveillant de plus dans cette maison ?

— Avouez que ce surveillant, puisque vous tenez absolument à me flétrir de ce titre, ne vous a pas gêné beaucoup, ces jours derniers.

Il consentit à rire de ma proposition.

— J’avoue volontiers. Vous étiez malade. C’était très bien ainsi.

— Je vous remercie.

— Ne prenez pas la peine. Je continue. Maintenant vous êtes rétabli ; naturellement, un fiancé doit venir faire sa cour… Alors, vous serez sans cesse à la Casa Avreda.

— Ma foi, balbutiai-je, je pense cela beaucoup plus convenable pour me rencontrer avec Miss Niète.

Il fronça les sourcils, mais vite ce signe de ressentiment s’effaça.

— Précisément, je souhaite vous prier de cesser de voir Niète.

Je me levai tout droit :

— Ne plus la voir.

Mais cela, je ne le pourrais pas. Le col sous la hache, je ne promettrais pareille chose à personne.

Et il reprit avec une tristesse qui me toucha :

— Hier, j’ai causé avec l’enfant… J’ai compris qu’elle avait pris votre amour supposé au sérieux… Et en adversaire loyal, je vous demande de ne point entraîner ma chère petite au désespoir.

Maintenant, être séparée de vous, lui sera déjà une douleur ; mais avec des distractions, du mouvement, un long voyage, elle oubliera.

En poursuivant plus longtemps, le mal serait irrémédiable.

Et c’est une mauvaise action de condamner à la souffrance de pauvres êtres, étrangers aux luttes que les hommes doivent subir.

Ma parole, il me remuait, ce damné espion.

Il me révéla la fleurette bleue de son âme de mensonge. L’amour paternel restait pur, dévoué, dans cet esprit qui admettait sans révolte de jeter le brandon des discordes sur l’Europe en armes.

Ne plus voir Niète, impossible… Il fallait le rassurer.

— Ce serait en effet, comme vous le dites, une mauvaise action, et une action lâche.

Son visage s’éclaira.

— Ah ! je suis content que vous pensiez aussi cela.

— Attendez… J’ai dit, ce serait. Ce serait si, en sollicitant la main de Miss Niète, j’avais obéi simplement aux désirs indiscrets que vous me prêtiez tout à l’heure.

Il marqua un geste impatient.

— Ah ! m’écriai-je avec colère… Veuillez me laisser parler… Je vous ai écouté sans vous interrompre… À mon tour de m’expliquer.

Et en phrases hachées, rapides, précises comme des flèches de vérité, je lui dis, sans toucher à quoi que ce fût concernant X 323, comment je m’étais trouvé, le soir de la réception, dans la rue Zorilla, lors du retour de Mlle de Holsbein.

Je continuai. Ma matinée du lendemain, mon immense pitié de la jeune fille innocente pleurant sur son père. Et ma présence dans ce pavillon du jardin, lors de la scène tragique entre le père et la jeune fille.

Enfin, j’expliquai le Puits du Maure, en l’arrangeant un peu…

Une vieille gitane et sa complainte, ma curiosité des vieilles pierres et des vieilles légendes ; ma visite nocturne à l’enclos du puits, un rêve miltonien m’immobilisant dans ce romanesque désert de verdure. Ensuite, ma surprise en reconnaissant la silhouette du comte, mon effarement de le voir disparaître dans le puits, ma découverte de l’échelle de fer, ma descente.

— Vous savez le reste ; vous avez cru être suivi par un espion ; c’était un simple correspondant du Times, un peu trop curieux, je vous l’accorde, mais qui, en venant au Puits du Maure, souhaitait uniquement, en un cadre approprié, rêver à la lune ainsi qu’il convient à un classique amoureux.

Il m’écoutait, hochant la tête… Les coins de mon récit, que j’arrangeais un peu, pour ne pas trahir mes relations avec X 323, la marquise de Almaceda ou Lewis Markham, se confondaient si étroitement avec la partie scrupuleusement vraie, que je devinais sur ses traits la propension à croire.

Je voulus porter un dernier coup à ses doutes tenaces.

— Et j’aime cette enfant que vous m’ordonnez de fuir. Le pourrais-je maintenant que, de votre bouche même, j’ai entendu que la séparation lui serait une souffrance ? Je l’aime saintement, comme celle qui sera la Mistress de mon foyer, la jolie maman de mes enfants, le rayonnement d’amour de ma vie.

Un instant, les yeux du comte redevinrent mauvais.

— Vous savez que je ne donne pas de dot à ma fille.

— Ah ! cela. Je vous en prie impérieusement.

La réplique précipitée était quelque peu blessante… Elle parut le réjouir complètement.

Et je compris son arrière-pensée. Il avait tenté la suprême épreuve, l’épreuve de l’argent, avec la conviction qu’une tendresse simulée ne tiendrait pas contre l’absence de dot.

Ma foi, je sortais de l’épreuve à mon avantage.

Il eut un grand geste d’abandon.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez.

Il s’était dressé sur ses pieds, m’indiquant ainsi qu’il me rendait la liberté.

— Nous n’avons plus rien à nous dire, murmura-t-il…

Puis après un silence :

— Où irez-vous en me quittant ?

— Au Parc de Madrid.

— Niète vous y attend peut-être ?

— Oui.

Il me frappa rondement sur l’épaule.

— Allons, allons, ne la faites pas attendre… Je me trompais voyez-vous. À présent, je crois bien que vous ne lui causerez aucune peine.

Comment cela se fit-il, je ne me le suis jamais expliqué, mais nos mains se serrèrent cordialement.

Moi, dont le loyalisme anglais est absolu, j’échangeai le shake-hand avec cet espion au service de l’Allemagne ennemie, de cet homme qui avait cambriolé le coffre-fort de notre Premier !

— Pauvre chère Niète, fit-il encore… Elle a les idées d’une jeune fille… Elle ne comprend pas les nécessités de l’existence, l’engrenage d’une vie humaine… Oui, oui, l’amour seul pouvait effacer sa grande tristesse… Je suis satisfait que vous vous soyez trouvé là pour soutenir sa détresse.

Il ouvrait la porte.

— Ne la faites pas attendre, répéta-t-il.

Et plus bas :

— Et puis… ces fillettes ont une justice rude, ignorante des circonstances atténuantes… Tâchez qu’elle me les accorde ; c’est tout ce que je souhaite, puisque je ne puis l’amener à ma façon de voir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vingt minutes plus tard, j’avais rejoint ma douce chère petite chose, et je réjouissais mon regard de la vue de ses adorés yeux bleus, qui semblaient, sous ses paupières, des fleurettes animées.

Oh ! les six jours qui suivirent, quelles journées idylliques.

Les journaux, les documents secrets, la guerre, le Times, voilà des choses dont j’avais oublié l’existence.

De longues courses en voiture nous emportaient autour de Madrid, nous visitions les castels, ruines, points de vue, et partout nous voyions la même chose : nous.

En vérité, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, la seule vision que me rappellent ces jours heureux, est une voiture, attelée de grandes mules, pomponnées de rouge.

Dans cette voiture, Niète est auprès de moi, et nos mains sont unies ; leurs légers frémissements nous indiquent nos mouvements d’âme.

Sur le siège, Concepcion trône auprès du cocher.

Elle jacasse sans arrêt, sans trêve, à la visible admiration de l’automédon qui s’excuse de couper ses phrases, lorsqu’il veut exciter son attelage.

— Le pardon sur moi, señorita !… Hue donc ! fille de Satan !… Doucement, tout doux, petite mule aimée de la Madone !

Du reste, mon esprit n’a gardé aucune trace.

Quand, le soir, je regagne l’hôtel de la Paix, j’apprends confusément que l’état de M. de Kœleritz s’améliore, que le délégué allemand se lève, sans pouvoir sortir encore.

Puis, c’est la réponse de la France aux prétentions allemandes.

La France a admis que l’incident de Casablanca fût soumis à l’arbitrage.

Si les arbitres la condamnent, elle accordera à l’Allemagne toutes les satisfactions désirables.

Mais elle ne saurait consentir à présenter des regrets avant la sentence, car ce serait en quelque sorte préjuger de celle-ci.

Et les cerveaux s’exaltent en Europe.

La presse est unanime à accuser l’empire germanique de chercher la guerre.

Des dépêches du Times, félicitations pour mon rétablissement, anxiété de la marche des événements, me jettent aussi quelques échos du dehors.

Mais tout cela glisse sur mon cerveau, comme un léger traîneau sur la glace.

Je vis un rêve… adorable… Un rêve rose qui se continuera dans le noir.

J’aime Niète.

Et Niète est mon univers.

Et je crois que je suis tout autant pour elle.

Ses yeux bleus, sa douce âme qui exprime sa pureté, sans avoir conscience de la rareté de cette expression, voilà tout ce que Max Trelam apprécie au monde :

Six jours de bonheur infini… Le septième hélas ! allait commencer.


XVIII

LE NUAGE OÙ S’ÉLABORE LA FOUDRE


On frappa à la porte. Avant que j’eusse répondu, une main impatiente actionnait le bouton commandant la gâche.

À cette précipitation, je devinai Concepcion.

C’était elle en effet, mais plus grave qu’à l’ordinaire.

— Que ce jour vous soit heureux, señor, fit-elle d’un ton pénétré… et qu’il soit doux aussi pour la demoiselle !

Elle me fixait de ses yeux noirs, avec une insistance qu’il me fut impossible de ne pas remarquer.

— Qu’avez-vous donc ce matin, ma bonne Concepcion, on penserait que vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire.

— Oh ! fit-elle, prenant à la lettre la locution imaginée, je ne suis ni dans une assiette, ni dans un plat ; mais la señorita a le cœur gros.

— Niète !

— Elle-même… Je crois que vous n’êtes pas fautif ; seulement, M. le comte lui a dit des choses dont elle est très affectée.

— Quelles choses ?… Vous parlez par énigmes…

— Que la Vierge Sainte vous donne la patience de m’écouter jusqu’au bout, señor. Je suis venue pour vous expliquer ; mais une langue n’est qu’une langue, et elle ne peut prononcer qu’un mot à la fois.

— Cela est évident, Concepcion, encore peut-elle choisir les mots utiles.

Elle parut chercher le sens de ma réflexion. Il ne lui apparut pas sans doute, car elle eut le geste de jeter par-dessus son épaule un objet embarrassant, et posément, si posément qu’elle m’impressionna, tant elle était différente d’elle-même :

— La señorita a pleuré tout à l’heure.

— Pleuré ?

— Quand un homme ne fait pas rire, il fait verser des larmes, fit-elle sentencieusement.

— Merci de cet axiome flatteur… pourtant, dites-moi de quel homme vous parlez ?

— De vous, señor.

— De moi ? C’est moi qui ai fait pleurer…

— Ma petite Madone… C’est vous, et ce n’est pas vous, c’est à cause de vous et de ce que lui a dit le señor comte.

Je fus sur le point de m’exclamer. Je me contins. Avec une fille comme Concepcion, le mieux est d’écouter. La laisser aller devient le meilleur moyen d’arriver vite au but.

— Ils causaient tous deux, reprit la fille de chambre. La douce petite fleur, elle, me l’a raconté ensuite, exprimait le suc de son cœur. Elle dit son vœu d’être bientôt l’épouse du señor.

J’inclinai la tête pour approuver. Ah ! moi aussi j’aurais voulu avancer l’instant où Niète n’aurait plus rien de commun avec le nom de Holsbein.

— Et savez-vous ce que répondit son père ?… Il y a vraiment des pères qui aiment désoler leurs enfants. Il répondit : « Niète, ne vous leurrez pas d’espoirs peut-être mensongers… » Et comme elle le regardait ébahie. « Mon expérience, continua-t-il, est moins crédule que votre jeunesse. Êtes-vous bien certaine d’être aimée ? » Elle protesta, vous pensez, señor… Douter de l’amour qu’inspire une jeune fille, c’est mettre la main sur le trésor de l’avaricieux.

Mais el señor comte reprit :

— Votre fiancé m’évite, Niète… Je ne veux pas rechercher pourquoi… Mais en admettant que ma vue lui soit désagréable, il aurait un moyen certain de ne pas me voir longtemps… me faire fixer au plus tôt la date du mariage que vous souhaitez. Doux moyen, s’il vous aime, mon enfant… Eh bien, je m’étonne que cette idée si simple ne lui soit pas venue ; et je crains, je crains pour vous, mon enfant chérie, que votre cœur soit plus pris que le sien.

— Voilà, señor, pourquoi la señorita pleure… Oh ! elle croit bien à votre tendresse, le pauvre petit agnelet ne saurait admettre le mensonge d’amour… Mais une fille s’attriste toujours quand on lui dit qu’elle n’est point belle ou qu’elle n’est point adorée. On m’affirmerait pareille chose à l’égard de Marco, que je lui arracherais les yeux… C’est ma manière à moi, la señorita se brûle ses pauvres yeux à larmoyer ; c’est la sienne.

Comment ne pas sourire. Cette Concepcion avait sur toutes choses des aperçus par trop originaux.

Elle s’offusqua de mon hilarité, encore qu’elle fût réduite au minimum… Ses prunelles noires se piquèrent d’une étincelle rageuse.

— Cela vous amuse, la douleur de la señorita ?…

— Non, c’est la pensée que je vais réduire à néant la méchanceté de M. de Holsbein ; car c’est méchanceté pure d’avoir parlé ainsi à la chère aimée.

— C’est possible ; mais comment le prouver au petit agnelet ?

— Aussitôt après le déjeuner, je dois venir vous prendre pour la promenade…

— Cela est convenu, en effet…

— Eh bien, avant de nous mettre en route, je prierai le comte de fixer la date… du plus heureux jour de ma vie.

Du coup, Concepcion battit des mains.

— Ah ! comme vous avez bien dit cela, señor… Ma chère maîtresse aurait retrouvé la joie, si elle avait pu vous entendre.

Elle reprit sa physionomie grave :

— Seulement, cela ne sera pas comme vous pensez, car le señor comte déjeune avec ce vieil échalas de M. de Kœleritz, et il ne sera pas rentré probablement, quand nous nous en irons en promenade.

— Qu’à cela ne tienne, Concepcion… Vous sortirez sans moi, j’attendrai le comte.

— La promenade sera dans la brume, en ce cas, modula la soubrette.

Comme ces dictons populaires sont expressifs.

— Que non pas… la date fixée, officiellement fixée, rien ne s’opposera à ce que nous passions la soirée au Teatro real (théâtre royal).

Cette fois, les traits de Concepcion se déridèrent définitivement.

— Ah ! comme cela, c’est autre chose… Je cours conter ceci à la petite Madone… Et je lui dirai : votre père est vieux, señorita… il voit l’amour avec des antiques besicles… Vous serez heureuse, car le galant qui trouve tout de suite ce qui nous fera plaisir, est celui qui nous aime véritablement.

Cette Concepcion avait la plus parfaite des sagesses : celle qui ne s’acquiert pas. Mais cela ne diminuait en rien sa promptitude de décision.

Dans une envolée de jupes, elle bondit vers moi, me jeta ses bras autour du cou, fit sonner sur mes joues deux baisers sonores, tout en s’écriant :

— Tant pis ! Je suis trop contente de vous… Le señor excusera et Marco également… Ouf ! cela soulage… À présent, je vais sécher les beaux yeux du petit agnelet blanc.

Pfuit ! la porte s’était ouverte, refermée ; la soubrette avait disparu, et je restais tout interloqué, sentant encore sur mes joues la fraîcheur des lèvres de l’exubérante et familière créature.


XIX

CE QUE JE NE CHERCHAIS PAS


À deux heures exactement, je me présentais à la Casa Avreda, par l’en- trée principale de la Carrera San Geronimo.

Comme l’avait présumé Concepcion, le comte n’était point encore de retour. On mange longuement, copieusement dans les maisons allemandes. M. de Kœleritz ne devait pas se distinguer du commun de ses compatriotes.

Peu m’importait d’ailleurs. L’attente ne me serait point pénible en cet après-midi. N’y devais-je pas désigner le jour où Niète serait Mistress Trelam, ma mistress, et où la joie de la libération fixerait à jamais le bonheur sur ses lèvres, le rayon d’azur rieur dans ses yeux.

Elle n’était point encore partie à la promenade. Elle avait voulu me voir avant, me demander pardon de son mouvement de désespoir du matin.

De sa voix douce, elle prononça les paroles qui gémissent toujours au fond de moi :

— Pardonnez… Je suis folle… Mais je ne puis me figurer être aimée autant… Ne vous fâchez pas… J’ai promis à votre cher cœur de ne plus jamais parler des choses tristes… Croyez que je fais tous mes efforts pour tenir la douce promesse… Mais ma pensée m’échappe… Elle me vante votre bonté, la courageuse indépendance de votre esprit qui amnistie l’enfant des fautes qui l’ont précédée… Et il me semble que je vis un rêve, impossible comme tous les rêves… et que je vais me réveiller dans le désert, dans la souffrance. Alors, les suppositions de… mon père… Vous concevez combien j’ai souffert. Songez donc, mon espoir, ma vie renaissante, mon amour… Vous donnez tant à votre fiancée… non, à votre engagée, je sais que vous préférez ce mot si tendre… et elle, elle sent si bien qu’elle vous apporte si peu.

Je baisai ses grands yeux avec ferveur.

Pauvre adorée mignonne ; seules les âmes riches de bonté, de noblesse, ignorent que c’est l’inestimable qu’elles donnent en se donnant.

Pauvre petite Niète, qui pensait devoir s’excuser de m’offrir le trésor de son amour, la félicité de mon existence.

Ah ! comme notre vieux Dickens a raison quand il dit, avec son exquise sentimentalité sceptique :

— On attache d’autant plus de prix aux cadeaux que l’on fait, qu’ils valent moins.

La personne qui offre à une autre la possession d’un cœur gangrené, frelaté, s’étonne toujours des manifestations tranquilles que provoque ce don.

Niète, elle, marquait sa surprise de me voir attacher du prix à son amour… Ah ! violettes, violettes, vous qui parfumez les grands bois, vous les remercierez toujours de leur ombre.

Mais il était préférable que le comte ne nous trouvât pas ensemble ; car je ne voulais pas lui avouer que lui-même avait provoqué ma démarche.

Ce que je lui cachais de choses à cet homme.

Je le savais espion, représentant de cette Allemagne cruelle, qui peuple de corbeaux noirs le ciel de l’Europe.

J’étais certain qu’il avait tenté de m’assassiner.

Et je lui faisais bon visage, moi qui, en temps normal, ignore l’art de dissimuler mes sentiments.

Musset, et nombre d’autres, ont développé la pensée que l’esprit vient aux filles avec l’amour. Tout aussi justement ils auraient pu dire que la passion remplit d’astuce les garçons, qui, en dehors d’elle, en sont rarement pourvus.

Et c’était la satisfaction de me sentir tout à coup plein d’astuce, qui m’avait assuré le courage de dissimuler !

Il est vrai que la récompense serait adorable. Dépenser ma vie auprès d’une chère petite chose, à qui je ne serais jamais tenu de mentir.

Elle et Concepcion s’en allèrent par le jardin, gagnant la porte de la rue Zorilla. Je les accompagnai jusqu’au seuil.

Rien ne s’opposait à ce que je me permisse ce plaisir.

Si le comte rentrait, ce serait évidemment par la Carrera San Geronimo, et en se trouvant en ma présence, rien ne lui indiquerait que je venais de quitter Niète au bout du parc.

Je restai là, debout dans l’encadrement de la petite porte de service. Je suivais d’un regard attendri la silhouette gracieuse et chaste s’éloignant peu à peu.

Les deux promeneuses passèrent devant la maisonnette où avait eu lieu ma rencontre avec X 323. Elles foulèrent le trottoir à cet endroit qui, pour moi, conservait l’empreinte du domestique, stupéfié par la piqûre du curare.

Elles atteignirent l’angle de la rue et disparurent.

Je refermai la porte.

Mais quand la bien-aimée est absente, que faire si ce n’est songer à elle.

Et je demeurai planté comme un dieu terme, revivant, en face du pavillon, l’idylle douloureuse et exquise qui m’amenait à épouser la fille de l’espion.

Dans mon esprit passa la physionomie fugace, changeante de X 323. Je me surpris à murmurer :

— Il connaît certainement mon amour… Il doit être enchanté ; car, il ne m’a pas trompé ; il lui avait été pénible de désespérer Niète.

Je me mis à rire, en mesurant l’abîme creusé entre le Max Trelam d’aujourd’hui, et le Max Trelam qui avait quitté Londres un mois auparavant.

Ce Max Trelam-là avait représenté le Times parmi des révolutionnaires, des opprimés, des militaires, et il était tout imbu de préjugés à l’endroit des espions.

Un espion, à ses yeux, ne pouvait être que lâche, vil, cupide, sans une vertu, voire même une qualité.

L’excessif de l’appréciation, m’avait amené à ce contraire.

X 323 était nimbé d’une auréole, qui s’est accentuée du reste, à mesure que je l’ai connu davantage.

Et puis, un être vulgaire n’eût point obtenu l’alliance, le concours de la mystérieuse marquise de Almaceda.

Car, cela m’apparaissait évident, et pour cause, il eût fallu être obtus comme un angle de cent soixante dix-neuf degrés, pour en douter après l’aventure de la Chambre Rouge.

Que lui était-elle ? Dans sa rude et périlleuse existence, représentait-elle l’amitié ? représentait-elle l’amour ?

Dans mes questions, il y avait une petite anxiété.

La « Tanagra » possédait mon estime et je la souhaitais sans défaillance.

Puis, brusquement, changement à vue, dans ma cervelle.

La raison de ma présence dans ce jardin s’impose à ma pensée… Le comte de Holsbein doit me voir, m’entendre, m’exaucer.

Lui non plus n’est pas un espion banal.

Il m’a assommé, mais il m’accorde sa fille. Donc nous sommes quittes, et je le puis juger avec impartialité.

Il est brave, énergique, âpre à la tâche acceptée…

Cupide… ah oui ! Voilà sa tare, la cupidité… Et elle suffit à faire chanceler la foi en tous les sentiments que ses actes semblent démontrer.

Est-il patriote ?… Est-il épris du danger ? Ou n’est-ce qu’un de ces hommes aux dents longues, qui vont à l’argent, à la fortune, par toutes les voies ?

Bah ! il est le père de Niète, et c’est au père seul que j’ai affaire.

Regagnons la Casa ; peut-être est-il rentré.

J’ai fait le tiers du chemin, une rangée de lauriers-roses, où j’ai cueilli tout à l’heure une fleur tardive que ma bien-aimée a piquée à son corsage, me cache la petite porte de la rue Zorilla.

Mais les arbustes n’interceptent pas le son. Je perçois distinctement le grincement léger que produit la porte en s’ouvrant.

Mon cœur le connaît trop bien, ce bruit, pour que le témoignage de mes oreilles m’induise en erreur.

Niète se serait-elle ravisée ; reviendrait-elle déjà, ayant écourté sa promenade, dans l’inquiétude d’apprendre ce qui se serait passé entre son père et moi ?

J’écarte machinalement les feuilles
Et, sous la clarté, je distingue le comte
de holsbein, la chaînette de la « bola »
à la main.
pour couler un regard par l’ouverture et… je grommelle :

— Il est dit que, dans cette maison, c’est toujours l’inexplicable qui se réalisera.

Ma réflexion vient de ce que j’ai reconnu la robuste stature de M. de Holsbein.

Le comte rentre chez lui par la porte de service ; quelle idée saugrenue.

Si encore la rue Zorilla constituait un raccourci, on comprendrait à la rigueur qu’il lui accordât la préférence.

Mais tel n’est pas le cas. C’est une ruelle d’accès difficile, qu’il faut chercher pour la découvrir. De quelque endroit que l’on arrive, son adoption se traduit par une perte de temps.

Et puis, à quelle singulière manœuvre se livre-t-il donc ?

Il s’est dirigé vers le pavillon bleu et argent. Il y a pénétré.

À travers les larges baies, je le vois arpenter les deux petites salles, fureter dans les recoins. Enfin, il sort, refermant derrière lui.

Ma parole, on croirait qu’il cherchait à acquérir la certitude que personne ne se cachait dans la légère construction.

En voici bien d’une autre. Il s’assoit sur le banc placé devant le kiosque, ce banc où j’ai presque porté Niète, dans cette nuit tragique et bienheureuse, où il m’a été donné de la voir pour la première fois.

Bon ! je lui parlerais aussi bien là qu’ailleurs.

Pour fixer une date, il est superflu d’avoir un plafond au-dessus de sa tête, n’est-ce pas ?

Je vais l’aborder et, si notre entretien n’est pas trop long (j’emploierai toute ma diplomatie à arriver à ce résultat), je pourrai peut-être encore joindre Niète au Parc, et lui annoncer le succès.

Voir le contentement rire dans ses yeux bleus ; pas de perspective plus adorable !

Seulement, c’est étonnant ce qu’il y a de seulement dans la vie d’un homme, fût-il anglais et reporter.

J’ai à peine décidé de m’approcher du comte, que j’en suis empêché.

La porte de service module de nouveau son petit grincement, et tourne sur ses gonds pour livrer passage au secrétaire de M. de Holsbein, à ce Wilhelm Bonn que l’on a si bien endormi dans le train de France.

Il va sans hésiter vers le comte.

Il savait donc le trouver là. C’est un rendez-vous évidemment… Et pour se réunir en ce coin reculé du jardin, ils ont donc à se communiquer des paroles trop graves pour être prononcées dans le cabinet de travail.

Le secrétaire s’arrête devant le comte, debout, en cette attitude raide, militaire, que les Allemands prennent toujours en présence d’un supérieur.

Que vont-ils comploter ? Est-ce qu’ils ne méditeraient point une perfidie contre Niète, contre moi-même ?

Je n’ai pas à me dissimuler que notre mariage ne ressemble en rien à ce que l’espion avait rêvé pour sa fille… Il est presque certain que ma venue fait tort à quelque plan ambitieux, échafaudé de longue date par ce père étrange et redoutable.

S’il en est ainsi, comment parer le coup, si j’ignore de quel côté on doit frapper ?

Conclusion : je me glisse le long de la rangée de lauriers roses, et par une marche oblique, je gagne un buisson tout proche des causeurs.

Et j’entends…

Si je n’avais pas entendu, mes larmes ne tomberaient pas en ce moment sur le papier où court ma plume.

Mais la fatalité, le fatum des anciens, le c’était écrit des musulmans, marche inexorable à nos côtés, et nos sens débiles ne nous permettent jamais de discerner le bruit de ses pas.

— Tu as porté la lettre à M. de Kœleritz, demanda M. de Holsbein ?

Comment la lettre ?

Il a écrit à M. de Kœleritz, chez qui il vient de déjeuner, Niète me l’a répété tout à l’heure encore.

Pourtant, cela doit être vrai. Il a réellement écrit, car Wilhelm Bonn répond :

— Oui, mais cela n’a pas été tout seul.

Et le comte rit silencieusement.

— Je m’en doutais… Tu comprends pourquoi, mon brave Wilhelm, j’ai raconté ici mon déjeuner chez de Kœleritz, pourquoi, j’ai pris mon repas à la petite fonda (hôtel) de Cadix e Real, où je suis inconnu. J’ai donné l’impression d’un homme cherchant à dépister les espions dont il se sait entouré.

Eh mais ! voilà qui me semble s’adresser à X 323.

— Voyons, reprend le comte, dis-moi tout.

Le secrétaire prend une attitude encore plus raide, et, du ton d’un unteroffizier (sous-officier) au rapport :

— Je suivais la rue de La Adriana… Un ouvrier me heurte au passage… Maladroit ! J’avoue que le mot m’a échappé. L’autre s’arrête, m’agrippe à l’épaule : « Dis donc, señor insolent, tu pourrais te dire que celui qui court ainsi qu’un lunatique est le vrai maladroit… » Bref, je pense un moment qu’une scène de pugilat va se dérouler.

Seulement, mon interlocuteur est un « brave ouvrier », il réfléchit qu’un coup de poing, c’est certainement agréable à asséner à un « bourgeois » ; mais qu’un agrément aussi complet réside en la bouteille que peut offrir ledit.

Quand on ne « mange le bourgeois », il faut tâcher à le boire.

Et il s’adoucit, me propose de terminer la querelle en choquant les verres. J’accepte ; la conclusion pacifique me paraissant plus propre à éviter un scandale qu’une lutte à mains plates ou à poings fermés.

Nous entrons au Bar glewglew, cette maison anglaise ouverte récemment à l’angle de La Adriana.

— À ta santé !

— À ta santé !

Nous trinquons, je trempe mes lèvres dans le breuvage… je m’endors.

À ma profonde surprise, foi de Max Trelam, le comte se frotta joyeusement les mains en disant :

— À la bonne heure.

— Cette « absence de moi-même » ne dut pas durer plus de quelques minutes. Je revins au sentiment, avec les mêmes consommateurs pour voisins, et, en face de moi, mon ouvrier qui pérorait, comme s’il ne s’était point aperçu de la courte extinction de mon intelligence.

Nous nous séparâmes bientôt, et je me rendis sans autre incident chez M. de Kœleritz ; mais je suis certain que l’ouvrier était un faux artisan, qu’il a jeté une drogue dans mon verre, et qu’il a profité de mon évanouissement, étourdissement, syncope, appelons cela comme il vous conviendra, pour prendre connaissance de la missive dont vous m’aviez chargé.

— Brave X 323, murmurai-je, comme tu veilles sur les intérêts de l’Angleterre !

Mais mon admiration devint muette, reléguée au second plan par l’ahurissement le plus complet.

M. de Holsbein répliquait :

— Mon cher Wilhelm, moi aussi, je suis certain que l’on a violé le secret de cette lettre. Par exemple, je puis t’assurer que j’en suis heureux, car j’avais escompté cette violation.

Le secrétaire eut un geste de surprise, qui semblait être la reproduction de celui que je marquai derrière mon abri de feuillage.

— Tu es un fidèle, Wilhelm, reprit le père de Niète… Ton aventure dans le train de France t’a certainement fait penser qu’autour de la Casa Avreda, des yeux vigilants sont ouverts, surveillant mes démarches, celles de mes serviteurs, nos allées, venues, nous isolant de la patrie allemande.

Et son interlocuteur affirmant d’un mouvement de tête :

— Nous sommes dans la situation d’une garnison bloquée par l’ennemi dans une forteresse, sans communication possible avec les armées de notre nation. Et cependant, il faut que le traité, enlevé à la barbe de ces chiens d’Anglais, parvienne à Berlin. Il le faut !

— Chiens d’Anglais, grommelai-je… Si tu nous appelles chiens, c’est que tu as senti la morsure de nos dents.

Il continuait, s’animant, avec une rondeur satisfaite qui me causait un vague malaise.

Il avait, pour exprimer mon impression, la mine d’un homme qui va jouer un tour à ses adversaires.

— Le Monsieur, fit-il, qui est bloqué, doit s’efforcer d’utiliser le blocus à son avantage.

— Ah ! murmura Wilhelm auquel cette formule audacieuse ne parut aucunement compréhensible.

J’avoue, en toute humilité, qu’à moi non plus, elle n’apportait aucun sens plausible. Par exemple, mon malaise augmenta. Mon « instinct », ce sens inconscient, animal, survivant aux transformations naturelles qui nous ont amené à l’état d’hommes, m’avertissait d’un danger que mon intelligence demeurait impuissante à percevoir.

— Comment t’y serais-tu pris, cher Wilhelm, pour assurer à notre « précieux document », la voie libre vers Berlin ?

À la question, formulée avec l’orgueil de qui a trouvé une solution réputée impossible, l’interpellé étendit les bras dans un geste désolé, puis d’une voix hésitante :

— J’aurais cherché, un messager, qui ne pût pas être soupçonné… Mlle de Holsbein, par exemple.

— Tais-toi.

L’ordre fut rude, bref. Une colère intérieure colora brusquement le visage de l’espion… Mais il se calma, éteignit l’éclair de son regard, et d’un ton calme :

— Non, je ne veux pas mêler mon enfant aux dangers qui nous menacent… et puis, Niète est une petite fille ; elle n’a point une âme aussi allemande que nous.

Chère Niète ! combien ce témoignage rendu par votre père lui-même, fut doux à mon cœur.

Mais il allait toujours :

— Non, non, j’ai pensé mieux que cela. Des yeux sont ouverts sur moi ; je fermerai ces yeux.

Je frissonnai. Dans l’accent du comte vibrait une terrible menace.

— X 323, poursuivit-il, est averti de toutes mes démarches. Je ne saurais lui dissimuler aucun de mes gestes… Eh bien ! Pourquoi ne pas faire le geste qui l’attirera dans un guet-apens… où je le tuerai, gronda le comte avec une énergie farouche. Mort l’espion, libre est la route !

Il m’apparaissait effrayant cet individu. Il symbolisait pour moi tout l’espionnage allemand, capable de toutes les violences, de tous les crimes, pour atteindre à la réalisation de ce rêve malsain, dont les cerveaux germains sont empoisonnés : Assurer à la race teutonne l’hégémonie du monde.

Je crois bien que le secrétaire éprouvait un sentiment analogue. Il se tenait immobile, les yeux grands ouverts « désorbités » selon le néologisme si expressif, imaginé par cet exquis conteur français qui s’appelle Alphonse Daudet.

L’employé devait avoir un peu peur de son maître.

Ce dernier, tout à la satisfaction orgueilleuse qui chantait en lui, expliquait, sans souci de la mine effarée de son subordonné :

— Alors, j’ai rédigé une lettre adressée à M. de Kœleritz…

C’est un brave homme, ce Kœleritz, mais incapable des résolutions viriles. Il n’a pas dû comprendre pourquoi je la lui envoyais, peu importe… Il était l’appeau du chasseur. Je lui mandais ceci :

Monsieur le plénipotentiaire, envoyé extraordinaire, etc.

« Ce soir même, à minuit, dans le sous-sol de l’Armeria, j’aurai en mains le papier que vous réclamez. Soyez à la grille du jardin du Musée… Il faut en finir, dites-vous… J’aurai fini lorsque je vous aurai remis l’enveloppe… Mais je le répète… Le danger, qui est à cette heure sur ma tête, planera alors sur la vôtre… Et, dès l’instant où je me serai dessaisi, la responsabilité de l’échec possible vous incombera.

« Ceci, non pour résister à vos souhaits, mais pour préciser la situation, et conserver à mon « Copie de lettres » la trace et la physionomie des faits.

« Votre serviteur obéissant,
« Signé : comte de Holsbein Litzberg. »

L’espion eut une aspiration profonde, et la face toute rayonnante d’une joie perfide.

— En écrivant ces lignes, j’étais sûr, qu’entre le moment où elles sortiraient de la Casa Avreda et celui où elles parviendraient à M. de Koeleritz, elles seraient passées, sous les yeux de X 323.

— Mais il sera à l’Armeria.

Le secrétaire formulait là ma pensée.

— J’y compte bien… Seulement, il croira me surprendre… et c’est moi qui le surprendrai… Cela établit une toute petite différence, qui lui coûtera la vie… Ah ! ce drôle abrite sa personnalité sous des lettres, des chiffres mystérieux X…, 323…, expressions mathématiques d’inconnues algébrique ou humaine… Je lui assurerai de plus, la formule de l’inconnue définitive…, le Zéro de la mort.

Eh ! eh ! acheva-t-il avec un ricanement sinistre, que dis-tu de l’équation du triomphe :



XX

HEURES TROUBLES


Je restais étourdi.

La combinaison qui venait de m’être révélée m’apparaissait devoir aboutir au succès.

X 323 non prévenu, donnerait tête baissée dans le piège à lui tendu.

Non prévenu… Eh ! by Heaven ! si je savais où le rencontrer, je le préviendrais, moi… c’eût été mon devoir strict d’Anglais loyal.

Mais où rencontrer ce personnage que l’on n’entrevoyait jamais, s’il ne le permettait point.

Et puis comment même reconnaître un homme qui n’a pas un visage habituel, auquel il soit possible d’attribuer son nom ou son pseudonyme ?

Est-ce qu’il allait être victime de ses précautions surhumaines ?

Serait-il un mort, parce qu’il lui avait plu de vivre Sans Visage ?

Par cette question intérieure, on voit que mon intérêt n’allait pas seulement au champion de l’Angleterre. L’homme lui-même en avait sa large part.

Je me sentais affectueux à l’égard du personnage mystérieux que je ne pouvais pas me vanter de connaître.

Vous avez tous éprouvé les souffrances d’amitié, l’inquiétude que cause la certitude qu’un ami fait une bêtise, s’enfonce dans une entreprise dangereuse ou compromettante, s’enlise dans des relations indignes de lui.

Je me trouvais dans cet état désagréable, pénible ; seulement ceci se compliquait pour moi de ce que ma sympathie n’avait possibilité de s’exprimer que dans le vide… Mon ami étant un véritable feu follet, un être insaisissable, un mythe.

Oh ! un ami Sans-Visage… Un ami que notre imagination nous montre mort, avec sur les épaules une tête à transformations, c’est, je le jure, une impression de folie… Il semble que les lobes du cerveau se craquèlent, se fêlent, se dissocient.

Je suis persuadé que, derrière mon buisson, je fus durant un bon moment, absolument privé de raison.

Comment ne me trahis-je pas par un mouvement intempestif ? Je l’ignore… Les fous ont des minutes de calme.

Et puis, je me retrouvai dans ma cachette avec ma lucidité renaissante… Ah ! ma raison revenait de loin. Un aérolithe vous tombant sur la tête doit produire des effets de même nature.

Le comte et son secrétaire causaient gaîment.

Ils se réjouissaient de l’issue probable de leur combinaison ; M. de Holsbein se rengorgeant sous les compliments sincères de son subordonné.

Et tout à coup, effet de réaction sans doute, luminosité succédant, par le jeu naturel des fonctions, au brouillard… une pensée, ou plutôt une série de pensées s’épanouirent claires, précises dans mon cerveau.

C’était Minerve sortant tout armée du crâne de Jupiter… J’eus même le sourire en me remémorant le conte mythologique.

Jupiter, atteint de migraine, à une époque où l’on ignorait quinine, antipyrine et pyramidon, se faisant donner un coup de hache sur la tête, ce qui mettait au jour Minerve, déesse de la sagesse.

Oh ! la sagesse humaine, résultat d’une migraine, comme c’est bien cela !

Mais, voyons ma « Minerve » personnelle.

J’allais tâcher de regagner le salon sans être aperçu des causeurs… Je formulerais ma demande de mariage rapproché, dès la rentrée du comte.

Puis je partirais, je me rendrais là, où j’avais déjà rencontré X 323, avec l’espoir vague de l’y revoir.

Je ne me dissimulais pas que ces démarches présentaient à peine une chance favorable sur cent… et encore étais-je généreux en supposant même une chance.

Si tout cela était inutile ; alors j’entrerais résolument en scène. Je savais le secret du Puits du Maure, donc, rien de plus simple que d’arriver dans le sous-sol de l’Armeria. Et là, ma foi, là, je défendrais X 323… Un Anglais n’a pas le droit de déserter son drapeau… Un drapeau qui représentait à cette heure, chose étrange pour un drapeau, la paix de l’Europe.

Très bien ! Mais j’avais promis à Niète de l’accompagner le soir au Théâtre Royal. Il était triste de renoncer à cette joie.

Foin de mes convenances individuelles ; le Times, la Great Britain, l’Europe, le Monde et autres lieux comptaient sur moi… Je m’excuserais, ma récente blessure me fournirait un prétexte excellent, pour rentrer à l’hôtel et me coucher avec le jour.

Oui, c’était cela.

Et avec des précautions qu’eût envié un Indien de Fenimore Cooper ou de Mayne Reid Captain, je quittai ma cachette.

Dieu et mon Droit ! Le Dieu britannique protégeait le bon Droit, en vertu, sans doute, de l’accord intervenu entre les deux parties, lors de la confection de la devise du Royaume-Uni, qui souligne si magistralement l’Écusson national.

Et j’étais confortablement installé dans le salon, lorsque M. de Holsbein se décida à réintégrer le corps de logis principal.

Notre entrevue fut courte. Il écouta d’un air distrait ma requête, et sans marquer les résistances que je craignais, il fixa, à trois semaines de là, le jour où ma bien-aimée Niète aurait été l’épouse de Max Trelam.

Évidemment, le meurtre de X 323 le préoccupait trop pour qu’il discutât une chose de si mince importance que le mariage de sa fille.

En d’autres dispositions d’esprit, j’aurais jugé sévèrement son indifférence ; mais je me sentais moi-même si impatient d’agir que je lui fus reconnaissant de m’épargner l’ennui d’un entretien prolongé.

Je le quittai, le priant d’avertir Mlle de Holsbein que je souffrais de ma blessure, et que je croyais prudent de m’imposer un repos absolu.

Il haussa légèrement les épaules, comme pour dire :

— Reposez-vous autant qu’il vous plaira. Cela m’est parfaitement égal.

Mais il promit de transmettre mes excuses à Niète ; lui-même s’excusa sur des travaux urgents et alla s’enfermer dans son cabinet de travail.

Il avait hâte de ne plus être en face de moi. Je concevais ce besoin d’être seul, vis-à-vis de sa pensée.

Allons, je pouvais me mettre à la recherche de X 323.

Mais sous le vestibule accédant à la Carrera de San Geronimo, je me trouvai face à face avec Niète.

Elle n’avait pu supporter l’attente, et rentrait de meilleure heure avec Concepcion, afin de connaître plus tôt le résultat de mon entretien avec son père.

La réponse la réjouit.

Puis elle s’inquiéta quand, avec un peu d’embarras, je lui déclarai ressentir de violentes douleurs de tête.

Pauvre chère mignonne… L’idée du mensonge ne pouvait naître en elle. Elle fut la première à me conseiller de rentrer, de ne pas sortir le soir même. Elle irait au Théâtre Royal avec Concepcion et son père…

Je fus sur le point de lui dire :

— Ne comptez pas sur lui.

Mais je retins à temps la phrase imprudente. J’abrégeai la conversation et je m’éloignai, en redisant après la chère douce enfant.

— À demain !

Ô chers yeux bleus ! chers yeux bleus ! Pourquoi ne vous ai-je pas considérés plus longtemps ; pourquoi n’ai-je pas pénétré mon âme de vos scintillements de saphirs ?… Regret subtil, facette douloureuse dans les mille facettes du désespoir !

Le Salon du Prado, la maisonnette de la rue Zorilla me virent successivement, anxieux, fureteur… Pas de X 323, naturellement.

Je m’y attendais.

Un moment, j’eus la pensée de me présenter chez la marquise de Almaceda… J’y renonçai… Savais-je maintenant quels étaient les liens l’unissant à X 323… Le connaissait-elle moins superficiellement que je ne le connaissais moi-même ?

Dans ces sortes d’affaires, on ne saurait s’entourer de trop de précautions.

Et enfin, le correspondant du Times, puisqu’il faut tout dire, n’était pas autrement fâché de jouer un rôle dans l’aventure.

Quel encens si je sauvais X 323, et du même coup la paix européenne. Le Times me tresserait des couronnes… d’or, car le « patron » est généreux pour ceux qui servent bien le journal.

Plus il rentrerait d’or dans mon escarcelle, plus doux serait le nid que je bâtirais à ma bien-aimée « engagée ».

Ah ! fou ! pauvre fou ! les phtisiques, lit-on, rêvent ; la vie impossible à l’heure même où elle s’éteint. Hélas ! ils ne sont point les seuls. Tous, tant que nous sommes, nous nous épuisons en projets, oubliant que l’avenir, ce collaborateur sans lequel rien ne se fait, ne nous appartient pas.

Je regagnai l’hôtel de la Paix. Je me munis de quelques sandwiches, d’un petit flacon d’Alicante et, la nuit protectrice ayant étendu sa cendre sur Madrid, je m’engageai dans le dédale de rues devant me conduire à la Taberna Camoëns et au Puits du Maure.

J’arriverais à l’Armeria bon premier, en m’y prenant si longtemps avant l’heure fixée par le comte.

Peut-être, si X 323 obéissait à un raisonnement analogue, me serait-il permis de le prévenir. Et c’est nous qui surprendrions le comte, oui l’immobiliserions sans, d’ailleurs, lui faire de mal.

Il est mal porté d’occire son beau-père, et cette idée ne se présenta même pas à mon esprit.

Je traversai la taberna sans encombre. Je me trouvai seul dans l’enclos du Puits. Le déversoir fonctionna dans la perfection… ; j’eus bien soin de le refermer avant de descendre, afin que le niveau remontât à son degré normal ; — il fallait vingt minutes pour cela, je l’avais appris lors de ma dernière expédition.

De la sorte, ceux qui me suivraient par la voie souterraine, ne se douteraient pas qu’un représentant du Times les y avait précédés.

Le couloir parcouru, je soulevai la dalle mobile. Je la remis soigneusement en place, après qu’elle m’eût livré passage ; puis, à tâtons, dans le sous-sol obscur, j’allai me blottir derrière un caparaçon de guerre, admirable embuscade pour un curieux.

Et confortablement assis par terre, je dégustai mes sandwiches, raisonnablement arrosés d’alicante.

Quand on est de faction, il est sage de renouveler ses forces.

J’avais longtemps à attendre… Mais j’y étais préparé. Le caparaçon s’accompagnait d’une housse somptueuse de velours frappé et brodé… Je l’étendis sur le sol, sans respect pour sa valeur historique, ni pour le haut personnage ignoré qui l’avait autrefois chevauchée.

Je m’allongeai mollement sur cette couverture improvisée. Je me sentais désormais une patience inlassable.

Sur une housse, royale peut-être, je me déclarai que je commençais une faction de sybarite, et cela me donna véritablement un grand courage.


XXI

CE QUE CONCEPCION M’A RACONTÉ


Certes, Niète n’avait pas mis en doute la réalité de la souffrance qui m’empêchait de passer la soirée au Théâtre Royal ; mais elle avait auprès d’elle son inséparable Concepcion.

Et les yeux noirs de cette soubrette madrilène avaient le don de lire les choses les plus soigneusement dissimulées.

Cette brave fille, d’une intelligence médiocre à l’ordinaire, devenait, dès qu’il s’agissait de tendresse, l’un des esprits les plus subtils, les plus affinés et affilés que j’aie jamais rencontré.

Elle avait remarqué mon attitude embarrassée, moi qui croyais avoir dissimulé si complètement ma préoccupation.

Aussi, à peine me fus-je éloigné, qu’elle murmura assez haut pour que sa maîtresse ne perdît pas une syllabe de sa réflexion :

— Par la Madone ! Voilà un mal de tête qui ne veut pas nous conduire au spectacle !

Ce qui amena aussitôt cette question de la jeune fille :

— Que prétends-tu dire, Concepcion ?

— Oh ! que le señor Max a autre chose que ce qu’il nous a avoué… Peut-être bien que tout n’a point marché d’un pas égal, avec le señor conde.

— Peux-tu croire ?…

— Moi, señorita, je ne crois rien… Seulement, si j’étais la señorita au lieu d’être la servante, j’irais causer avec mon père et je verrais bien…

Quand on aime, la plus légère inquiétude prend aussitôt des proportions gigantesques.

Il n’en fallait pas davantage pour troubler profondément la douce mignonne.

Je crois que ces êtres charmants, aux regards bleus comme le ciel, sont incapables de supporter même l’idée d’un nuage s’étendant sur leurs aimés.

Et vite, vite, son cœur dévoué rythmant de coups sourds ses pas précipités, elle courut au cabinet de travail où elle pénétra en coup de vent.

Ainsi, elle surprit le comte, debout sur une chaise, décrochant à une panoplie, un casse-tête de fonte, arme rapportée par lui d’un voyage dans le Sud-Amérique, une bola à main composée d’une boule hérissée de pointes, fixée au bout d’une courte chaîne.

Il eut une exclamation. D’un geste instinctif, il cacha le redoutable instrument dans sa poche et sauta à terre.

Niète avait vu.

Sur le moment, elle pensa seulement que son père était mécontent qu’elle vînt le déranger.

Dans sa hâte, la chère petite avait omis de frapper pour annoncer sa venue.

En phrases pressées, elle s’excusa… Elle expliqua l’indisposition de sir Max Trelam, obligé de rentrer à l’hôtel de la Paix, incapable d’escorter sa fiancée au Théâtre Royal.

— Je viens vous demander, père, de vouloir bien me tenir compagnie dans ma loge, — et avec une pointe d’émotion, elle acheva : — ainsi que vous le faisiez toujours auparavant.

La réponse de Holsbein fit renaître toutes les inquiétudes, un instant oubliées.

— Ce me serait un plaisir, Niète ; mais je dîne avec M. de Kœleritz…

— Après y avoir pris votre déjeuner ?

— Oui. De graves intérêts nous contraignent à nous réunir de nouveau.

Et, une ironie dans la voix, l’espion conclut :

— Je regrette de vous négliger ainsi, Niète. Votre façon d’envisager les choses m’empêche de vous donner des explications plus circonstanciées… Toutefois, je puis vous annoncer que mes préoccupations touchant à leur terme… je pourrai sans doute être plus à vous, durant les quelques jours que vous passerez encore sous le toit de votre père.

Il vint à elle, la serra dans ses bras, la baisa longuement sur le front.

Peut-être à cette minute songea-t-il que toute embuscade porte en soi des aléas. Si indifférent au danger qu’il soit, l’homme qui va au combat peut penser qu’il ne reviendra pas.

Trop préoccupé par la lutte prochaine, il ne remarqua pas que la jeune fille tremblait.

Une idée troublante germait dans son esprit.

Cette coïncidence étrange, faisant que son fiancé et son père, chacun de son côté, se dérobait à la douce corvée de la conduire au Teatro Real, l’anxiété née en elle des réflexions de Concepcion, tout la troublait.

— Mon père et Max Trelam doivent-ils se rencontrer en un endroit désigné par eux ?

Elle se répondit avec l’autorité des âmes craintives :

— Oui, oui… Max me dissimulait quelque chose… Il s’est éloigné précipitamment… sans se retourner comme il le fait d’ordinaire.

Son émoi lui rappelait le souvenir de détails infimes.

— Et mon père… Quel air singulier… Il était ému certainement…

Puis une clarté fulgurante éclatant soudain.

— S’il doit rencontrer sir Max Trelam… Pourquoi cette arme perfide, cette bola que les sauvages gauchos, ou les Indiens des Llanos emploient seuls ?

Dès lors, la chère enfant n’était plus maîtresse de sa pensée.

Elle fut entraînée dans un tourbillon d’épouvante. Les courants d’imagination sont irrésistibles… Voilà certes un des arguments les plus irréfutables des philosophes idéalistes. Cette imagination, qui est en nous, emporte son contenant, telle une rivière, engloutissant un navire plus long et plus large qu’elle-même.

Le barbarisme physique de la proposition suffit à démontrer que les deux quantités en présence ne sont pas physiques ; l’une a seule cette qualité. Car, au moyen d’objets matériels, il serait impossible d’enfermer le plus grand, dans le plus petit.

Pardon… Ne faites pas attention… C’est une petite bouffée universitaire de Cambridge qui me remonte au cerveau.

Je suis si troublé, en écrivant ces lignes, en retraçant les derniers épisodes de cette lutte de géants, dont la paix de l’Europe fut l’enjeu…

La paix, l’Europe… s’il n’y avait que cela ! Ce sont là des expressions de sentiments impersonnels. Certes, on leur accorde toute l’attention, scientifique si je puis dire, dont on est susceptible.

Mais les palpitations où l’âme bat désespérément de l’aile, ainsi que l’oiseau blessé, se produisent seulement à l’encontre des êtres bien définis, devenus, de par le miracle de la tendresse, partie intégrante de nous-mêmes…

Niète, cher doux cœur, tu resteras l’inoubliée, pauvre petite hostie.

Concepcion connut de suite les transes de la jeune fille. Elle les partagea de toute sa fougue espagnole.

À sa voix, les suppositions se précisèrent en certitudes.

Niète hésitait à croire son père préméditant un crime. La soubrette, elle, n’avait point les mêmes motifs de réserve.

La Vierge d’Alcala, le saint Jacques de Compostelle, qui est le plus grand des saints Jacques, et dont tous les autres saints Jacques ne sont pas dignes de dénouer les alpargates (espadrilles) furent pris à témoin de la perspicacité de la brave fille.

Elle avait toujours pensé que le comte méditait un tour de coquin. — Elle demandait pardon à la señorita d’employer un mot aussi mal reçu dans le monde, mais la señorita devait penser que, si elle en avait eu un autre à sa disposition pour exprimer la même chose, elle lui eut donné la préférence.

Niète au surplus l’écoutait mal, toute à la tristesse de me savoir, ou de me croire menacé.

Concepcion, d’ailleurs, avec la plus entière inconscience, aggravait la situation de minute en minute. Son cœur était fidèle et sa tête folle. Son exaltation naturelle l’entraînait.

À présent, elle était sûre que rien de ce qui avait été dit par sir Trelam et par le señor comte n’était vrai.

Le señor comte ne dînait pas chez M. de Kœleritz.

Sir Trelam n’avait pas mal à la tête, mais il pourrait bien y avoir mal, si son crâne rencontrait la boule ornée de pointes que M. de Holsbein avait en poche.

Elle affola littéralement sa jeune maîtresse, qui finit par admettre comme chose utile, nécessaire, indispensable, que la camériste se lançât dans les traces du comte, quand il quitta la Casa Avreda.

Concepcion demeura absente durant une demi-heure.

Les nouvelles qu’elle rapportait montèrent à leur comble les terreurs de la jeune fille.

— Ah ! la Sainte Madone m’a inspirée, lança-t-elle comme entrée en matière.

Si l’on en croyait les Espagnols fervents, la Madone occuperait son temps à leur inspirer les actes les moins louables… Bah ! l’homme est toujours semblable à soi-même. Que pour être vil tout à son aise, il corrompe l’Idée, ou affecte d’être matérialiste et négateur de l’Idée, le résultat est le même. Idéalisme, matérialisme, sont trop souvent des masques voilant turpitude et vilenie.

— Donc, poursuivit Concepcion qui, elle au moins, obéissait à une affection excessive mais fidèle ; le señor comte n’a point du tout gagné la demeure de M. de Kœleritz. Il est à la fonda (hôtel) de Cadix, où il s’est fait servir son repas… Un homme comme lui, se commettre dans une fonda, bonne tout au plus pour des employés de commerce ou de minces greffiers, cela démontre bien qu’il se cache. Quant à sir Max Trelam, pour le retrouver, il faudrait être saint Antoine de Padoue, dont l’œil miraculeux découvre les objets perdus ; car sir Trelam n’a fait que passer à l’hôtel de la Paix. Il est sorti en annonçant qu’il rentrerait peut-être tard dans la nuit… Et où est-il à présent ? Avec la feuille sèche que le vent de la Sierra a détachée hier.

On juge de l’effet de semblables confidences.

Niète, éperdue, persuadée qu’un drame allait s’accomplir, drame dont je serais victime, la bola dont s’était muni le comte ne pouvant menacer que moi, Niète en arriva à des résolutions désespérées.

Conduite par Concepcion, la bonne soubrette concevait l’affection ainsi, elle s’échappa de la Casa Avreda par la sortie de la rue Zorilla, se rendit à la fonda de Cadix, et à travers les vitres, distingua son père qui réglait sa dépense au domestique de la table d’hôte.

Il allait partir, se diriger vers ce but inconnu où il m’avait sans doute convoqué.

Une lueur de raison incita la malheureuse Niète à renvoyer sa fille de chambre à la Casa.

S’il y avait tentative de crime, la servante n’en devait pas être témoin.

Assez douloureuse déjà serait la présence de la fille du coupable.

Oh ! Niète n’avait plus peur. Elle serait là, pour défendre, pour protéger son fiancé… Mais le fait que son père eût voulu, eût préparé le meurtre, n’en subsistait pas moins… le savoir espion avait éloigné de lui son enfant… Mais quel abîme creuserait la certitude qu’il ne répugnerait pas au meurtre.

Malheureuse et chère petite chose ! Les pensées rouges assassinent les âmes blanches.

Concepcion naturellement regimba, résista ; une soubrette ne renonce pas volontiers à assister au dernier acte d’un drame, dont elle a vécu les premières scènes.

Mais l’excellente créature adorait son « petit agnelet » ainsi qu’elle désignait, avec une tendresse quasi maternelle, sa jeune maîtresse.

Elle céda, pour ne la point mécontenter, et Niète, frissonnante demeura seule, en face de la fonda de Cadix, derrière les vitres de laquelle elle découvrait son père mettant lentement ses gants. Il allait sortir.

Et elle, sa fille, si longtemps respectueuse et tendre, elle espionnerait celui qui lui avait semblé flétri par l’espionnage.


XXII

LA VISION ROUGE


Dans le sous-sol de l’Armeria, à l’abri du caparaçon de guerre d’un Cid quelconque, je n’avais pas encore eu le temps de trouver le sol dur à mes côtes, en dépit de la housse séparant ces deux objets résistants.

J’étais arrivé à mon poste… de conciliation (je me plaisais à le croire du moins), vers sept heures… Je pus mesurer le temps de ma faction avec certitude, car une horloge sonnait les heures, demies et quarts, avec une désolante régularité.

Où était cette horloge ?

Cela m’intriguait terriblement, car le son m’en apparaissait arriver à travers la masse même des murs.

On eût dit, pour expliquer l’impression particulière produite sur mon tympan que la vibration du timbre sonore, martelée par le maillet de sonnerie, se communiquait aux pierres, les faisait entrer en vibration à l’unisson.

Je reconnais de suite que je ne trouvai point l’explication de ce phénomène acoustique. Au surplus, je n’en avais nul besoin pour compter les fractions du temps qui annonçaient ainsi leur défilé à la surface du sol.

Huit heures ! neuf heures ! Je suis toujours seul dans la salle obscure.

Je m’impatiente. Non pas de l’attente en elle-même, mais de l’inconcevable lenteur de X 323.

Comment n’est-il pas encore là ?

Le raisonnement, si simple qui m’a fait venir au rendez-vous bien avant l’heure fixée, pourquoi ne l’a-t-il pas fait lui-même ?

N’a-t-il pas songé au piège possible ?

J’ai beau m’exhorter à la confiance en cet homme que nos brèves relations m’ont révélé extraordinaire… une sourde inquiétude persiste en moi.

Je suis sur des charbons ardents. L’expression française exprime bien l’état qui incommode mon esprit.

Telle est l’absorption de l’idée fixe que je ne crois pas avoir eu une pensée pour Niète.

L’aimant comme je l’aime, cet aveu en dit plus long qu’un discours.

Je suis hors de moi-même. Je subis une extériorisation douloureuse. Mon moi semble avoir échappé à ma volonté propre. Il est l’esclave d’autres individualités. Il erre au loin, à la recherche de X 323, du comte de Holsbein.

C’est une poursuite morale obstinée dans les ténèbres.

Je songe à la scie des Beaux Arts, que m’ont contée des confrères parisiens.

Au nouveau venu à l’École, un ancien présente une toile uniformément recouverte de noir et pose cette question saugrenue :

— Nous allons juger de ton intelligence. Que représente ceci ?

Et le malheureux ayant vainement pressé ses méninges sans réussir à découvrir le mot de cette charade picturale, l’ancien reprend gravement :

— Je m’en doutais. Tu es idiot… Sache, jeune crétin, que tu as devant les yeux un pur chef-d’œuvre, le fin du fin de l’impressionnisme… Ce tableau figure un combat de nègres dans la nuit.

Eh bien, mon cerveau est torturé par la même impression.

Je cherche des ombres invisibles dans la nuit.

Dix heures… Ah ! mon cœur se serre.

La dalle du passage souterrain se soulève. Qui va paraître ? Ami ou ennemi ? X 323 ou Holsbein ?…

Par le pied fourchu de Satan, c’est le comte, dont je reconnais la large carrure, confusément éclairée par la petite lanterne qu’il porte à la main.

La conjoncture la plus grave se produit.

L’Allemand arrivé premier, je devrai l’attaquer pour protéger la vie du champion anglais, je devrai lutter contre le père de Niète.

Au mieux, il y a de fortes chances que ce soit la rupture de mon mariage. Un homme a beau être un espion, on ne saurait lui demander de couronner de fleurs celui qui fait manquer ses plans d’espionnage… Or, je ne projette pas autre chose.

Mais ce nouveau motif d’alarme n’a pas le temps de s’implanter dans mon cerveau. Un danger plus immédiat occupe toutes mes facultés d’attention.

J’ai peur d’être découvert !

Le comte, en effet, va et vient à travers le sous-sol. On croirait qu’il dresse un catalogue des vénérables ferrailles remisées en ce lieu.

Il les examine, cela n’est pas douteux. Je perçois le frémissement du métal sous ses doigts.

Mais que fait-il donc ?

Il s’est précipité vers la trappe. Je crois deviner. Il l’a laissée ouverte et il ne veut pas laisser cette indication de son passage.

Mais non, je le distingue confusément, se dressant auprès du trou béant, puis plus rien.

Il a soufflé la lanterne.

Une cloche de nuit m’entoure… Je tends mes nerfs, j’écoute et un glissement léger parvient à mon oreille.

Ah ! je sais, je devine… L’heure décisive est venue… Un pas subtil fait crisser les poussières accumulées dans l’escalier ignoré.

C’est X 323 évidemment. Et le comte est là, dans l’obscurité, qui l’attend, qui va bondir sur lui.

Adieu vat ! Pour l’Angleterre !… Je me dresse.

Mais, plus prompt que moi, le drame s’accomplit.

Je vois… ou plutôt je ne vois pas… Comment exprimer cette situation, où l’on perçoit un mouvement d’ombres dans l’ombre… Les yeux ne sont pour rien dans cette vision. Il semble qu’un sens supplémentaire, un sixième sens, inconnu, inhabituel se révèle soudainement.

Sens psychique, disent les pontifes du mystère, lesquels en imposent à la foule ignorante, au moyen de mots sonores qui n’expliquent rien.

Mais enfin mon « moi » voit alors que mon être physique, emprisonné par les ténèbres, est complètement aveuglé. Je constate, c’est tout ce que je puis faire. Le phénomène se produit, voilà ce que je puis affirmer.

Je note ici des impressions informulables avec les mots usuels.

Une forme de nuit jaillit par l’ouverture béante de la trappe… Il me semble qu’un bras se lève, décrit un moulinet dans l’espace, s’abat.

Un choc mat, un cri bref et qui cependant a le temps de parcourir, en la durée d’un éclair, la gamme tragique qui va de l’épouvante au râle… Une chute molle… Un silence…

Tout cela se succède avec une rapidité inouïe. Ce qui m’a demandé tant de lignes s’est accompli presque simultanément.

Je suis étourdi, fou, mes membres me paraissent paralysés.

Ah ce cri !… C’est une voix de femme qui l’a poussé… Et mon cœur, bondissant dans ma poitrine ainsi qu’un tigre en cage, précipite mon sang avec violence dans les artères… Dans le bouillonnement du fleuve sanguin, je crois entendre chuchoter le nom de ma douce « engagée » : Niète ! Niète ! C’est toi, chère aimée, qui a jeté ta plainte dans la nuit.

J’ai un irrésistible besoin d’agir, de rompre le silence qui m’oppresse, me pousse. Pourtant, ce silence dure à peine une seconde.

Une traînée lumineuse perce l’obscurité. C’est le même pinceau de rayons projetés par une petite lanterne électrique de poche.

Et sous la clarté, je distingue le comte de Holsbein, debout, la chaînette de la bola à la main, et à ses pieds un paquet d’étoffe… une robe que j’ai vue tantôt encore…

Niète… J’avais bien reconnu sa voix. C’est Niète que son père, la prenant pour X 323, a abattue d’un coup furieux de son arme barbare.

Et puis une détonation claque dans le souterrain. L’espion pousse un han ! et s’abat à terre, les bras en croix, le front troué d’une balle de revolver.

Il vous est arrivé certainement de vous couper fortement… Avez-vous remarqué que la douleur ne se perçoit qu’un bon moment après la blessure reçue ?

Je pense qu’au moral il en est de même, car à ce moment, je n’éprouvais ni douleur, ni aucun sentiment autre.

Il y avait un engourdissement de mon réseau nerveux distillateur des tortures humaines.

Machinalement, je suivis du regard le rayon électrique. À son origine, je reconnus avec stupeur l’uniforme des gardiens du Musée porté par un homme petit, râblé, entre deux âges ; l’air et l’attitude d’un ancien soldat.

J’allai à lui et avec un sang-froid inconcevable en pareille circonstance :

— J’étais ici pour prévenir le crime qui vient de s’accomplir.

L’homme ne me laissa pas achever.

— Ah ! ça ! Il faut donc que je vous trouve partout, fit-il d’un ton bourru. Mais changeant aussitôt le timbre de sa voix… Vous connaissiez donc l’existence de la lettre envoyée à M. de Kœleritz ?

— Oui, et le guet-apens qui vous était tendu.

J’avais compris que j’avais devant moi X 323, sous un nouvel aspect, ne rappelant en rien ceux sous lesquels je l’avais rencontré précédemment.

Il s’était baissé sur le corps du comte de Holsbein.

Il se releva, une enveloppe à la main, et d’un ton où vibrait une joie profonde :

— J’ai les documents… Il les avait cachés ici, dans ces vieilles armures de tueurs de Maures.

Et me saisissant par le poignet :

— Arrivez, Max Trelam. Mon coup de revolver va amener tout le personnel de nuit de l’Armeria. Inutile que l’on nous trouve ici.

Je résistai… la sensation terrible de la vérité commençant à se faire jour en mon cerveau.

— Mais Niète ?…

— Eh ! n’avez-vous pas entendu le coup… Le crâne a été brisé… Pauvre gamine !

Avec une force irrésistible, il m’entraîna dans l’escalier. Presque courant, nous parcourûmes le couloir souterdain… Dix minutes après, nous sortions du Puits du Maure.

À quelque vingt mètres de la Taberna Camoëns, une voiture stationnait.

X 323 me la montra.

— Dans une heure, le rapide de nuit m’emportera vers Londres. Dès demain vous pourrez conter au Times ce que vous avez vu…

Et avec une émotion soudaine :

— Pauvre Max Trelam ! Travaillez… travaillez… Le travail seul sauve de l’idée persistante qui broie sans trêve la pensée…

Il courut à la voiture ; la portière s’ouvrit. D’un bond il disparut à l’intérieur et le véhicule partit aussitôt.

Au passage, réalité, hallucination, le sais-je, il me sembla apercevoir derrière la glace du coupé, la physionomie de la marquise de Âlmaceda.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux jours après, dans l’église de Santa Cruz, appelée aussi Saint-Thomas, les prêtres chantaient les adieux liturgiques sur deux cercueils, dont l’un était drapé de blanc.

Le corps du comte de Holsbein Litzberg et celui de celle, qui avait été ma fiancée, allaient retourner à la terre l’un auprès de l’autre.

Les yeux bleus, hélas, ne sont que poussière. Tout ce que nous aimons doit réintégrer l’argile, avec laquelle une volonté infinie, divine ou matérielle, nous modela.

La découverte des deux morts dans les sous-sols de l’Armeria avait fait grand bruit. Les journaux s’étaient répandus en articles compendieux, sur l’étrangeté d’un crime inexplicable, et sur l’existence du conduit oublié, aboutissant au Puits du Maure.

Tout cela n’avait pu m’intéresser.

J’avais même retardé de vingt-quatre heures l’envoi au Times de la dépêche de sept mille trois cent trente-sept mots, qui me classa parmi les princes du grand reportage.

Que m’importaient la gloire, la réputation, les faits de la vie.

Je vivais, moi, avec le souvenir d’une morte, aux regards de pervenche, aux cheveux tressés de rayons de soleil pâle.

Et sous la nef de Santa Cruz, parmi la désespérance des chants funèbres, mes larmes tombaient une à une, chacune semblant être une parcelle de mon cœur.

Une main serra la mienne.

Je reconnus Concepcion… Elle était là, la bonne fille, avec son fiancé Marco, tous deux pleurant, désolés et excessifs, dans leur impuissance à rien faire avec la modération de nos races du Nord.

Ce qui me frappa, moi, c’est que ces deux fiancés vivaient l’un pour l’autre.

J’enviai le laquais, la fille de chambre, les futurs confiseurs du Prado.

Et peut-être, les braves gens devinèrent ce qui se passait en moi… Dans la douleur, il n’est plus de maîtres, de domestiques… Il ne reste que des êtres sortis d’une même souche… Tous les cœurs sont nobles pour souffrir. Oui, ils me devinèrent, Car ils s’éloignèrent sans bruit et se dissimulèrent derrière un pilier qui me les cacha entièrement.

Ah ! l’atroce cérémonie, puis la marche vers le cimetière, puis l’adieu à la tombe, gueule ouverte sur l’infini où disparaît à jamais ce qui fut la tendresse.

La foule s’était écoulée… J’étais toujours là. Soudain une main légère se posa sur mon bras.

Je sursautai, avec un regard interrogateur à qui troublait l’ultime dialogue avec ma Niète, ma petite engagée.

La « Tanagra » était devant moi. Sa beauté avait à cette heure quelque chose d’austère, d’immensément désespéré.

— Travaillez, me dit-elle, répétant sans le savoir la dernière parole que m’eût adressée X 323. Et croyez que tout est peut-être mieux ainsi.

Je pâlis à cette affirmation cruelle. Elle reprit vivement :

— Non, je ne suis point insensible… Je vous plains… Je la plains, elle aussi… Mais je sème en vous l’idée qui germera, car elle est vraie.

Et avec une autorité étrange, où je crus entendre sangloter tout le désespoir humain, elle me répéta la phrase découragée qu’elle m’avait jetée naguère comme adieu dans le salon de lecture de l’hôtel de la Paix :

— Patriotisme, dévouement, courage, amour, rien n’est compté aux espions et aux leurs, filles, femmes… elle soupira — ou sœurs… Ils sont espions et ce mot qui flagelle, les marque à jamais… Je sais bien, oui, le monde est injuste, mais il est tel.

Et s’éloignant doucement, elle redit :

— Tout est peut-être mieux ainsi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel est le récit de mon entrée en relations avec X 323. Prochainement, le Times aura la primeur de mes nouvelles relations avec lui. Je vous avertis, parce qu’avec le Times, universellement lu, on peut parler franc, sans être accusé de viser à la réclame.

Je suis devenu le « roi des interviewers mondiaux », mes articles ayant produit une sensation énorme ; car j’ai donné des détails ignorés de mes confrères les plus documentés.

J’ai même pu désigner la cachette, où le traité volé avait déjoué si longtemps les recherches de notre agent X 323.

Et cela, je l’avoue sans fatuité aucune, je le dois uniquement à l’amabilité de ce dernier, qui m’a renseigné par un billet ainsi conçu :

« Dear sir, la cachette était bien trouvée. Vous savez que certaines lances des anciens chevaliers étaient formées de deux parties, vissées l’une dans l’autre, à hauteur de la poignée. C’est dans la cavité ainsi ménagée que Holsbein avait introduit le traité. La lance choisie était celle du Prince Noir, no 1417 du catalogue de l’Armeria. Salutations, X 323 ».

Malgré tout cela, je porte une blessure en moi, qui, je le crains bien, ne se cicatrisera jamais.

Les chers doux yeux bleus sont fermés pour toujours… Jamais plus ils ne distilleront leur caresse et j’ai la nostalgie de leur scintillement.

Le prisonnier dans sa geôle doit souffrir ainsi de l’absence du soleil.

Je vis dans une ombre morale, isolé dans la foule.

En vain le « patron » qui a beaucoup d’affection pour moi, m’accable de travail… Je m’y lance à corps perdu, y cherchant le repos de l’idée fixe.

Hélas ! Niète est de toutes mes enquêtes, interviews, voyages.

Elle est là, à mes côtés, silhouette désolée. Mon imagination la fait revivre. Mais il y a une chose horrible dans cette évocation incessante de la chère disparue.

Son doux visage se reconstitue à mon appel, mais les paupières de l’hallucinante apparition demeurent closes.

Je ne puis plus revoir les yeux de bluets.

Et c’est eux que j’aime ; eux que je pleure… Eux que j’irai chercher un de ces jours dans un au-delà possible.

Mais qui vient troubler mes réflexions si douces et si pénibles. On frappe à la porte de mon cabinet… car, j’ai omis de le dire, c’est dans mon bureau du Times que je me souviens ainsi.

— Entrez !

C’est un boy, un de ces petits décrotteurs ambulants qui entre :

— Sir Max Trelam ?

— C’est moi.

— Une lettre pour vous…

Il me tend une enveloppe.

— Attends… Il y a peut-être une réponse.

— Non, la dame a dit qu’il n’y en avait pas.

Et le gamin disparaît comme un lutin endiablé.

J’ouvre et je lis :

« Dear sir Trelam,

Demandez mission Directeur Times… Vous ferai savoir, à bord paquebot Douvres-Calais, votre destination. Intérêt majeur, digne du premier reporter du Times. Pour vous décider, il s’agit d’une merveille antihumaine :

« Le canon du sommeil…

« Votre vraiment,
« X 323. »


Je sautai sur mes pieds. À partir de ce moment, j’entrais dans l’extraordinaire aventure que je vous conterai à mon retour. Je pars en vous souhaitant le bonjour.


FIN
  1. Plus royaliste que le roi. Locution de Biscaye.
  2. Dicton du pays de Galles
  3. Détails exacts. Le couloir en question fut découvert à l’occasion de travaux de soutènement de l’Armeria.
  4. Association de bandits, qui a désolé l’Espagne.