Albert Mérican (p. 53-55).


XVI

J’AI COMMIS UN CRIME


J’avais tressailli.

Holsbein, Kœleritz, ces noms évoquaient en moi des souvenirs que la scène du crime m’avait un instant fait oublier.

Est-ce que je rentrais dans le drame politique que je devais, à un moment donné, raconter aux lecteurs du Times ?

Et j’éprouvai un soulagement à sentir cette pensée traverser mon esprit. Le meurtre n’était plus un acte de malfaiteur vulgaire… C’était un épisode brutal, mais explicable, d’un duel mondial.

Mais alors, le personnage brun était donc ennemi du comte de Holsbein ? Par suite, ami de X 323.

Il ne me permit pas encore de l’interroger. Il examinait la lettre et monologuait :

— Une simple feuille repliée sur elle-même, et fixée par deux pains à cacheter. Un jeu de l’ouvrir.

Un canif à lame aiguë se trouva dans sa main, sans que j’eusse vu d’où il l’avait sorti.

Il plongea l’acier dans l’eau bouillante, et tandis qu’il attendait sans doute qu’il fût suffisamment échauffé,

— Le pain à cacheter humidifié perd toute adhérence et peut se recoller le plus aisément du monde.

Il daignait m’expliquer ses actions. Il continua :

— Avec un cachet de cire, cela eût été un peu plus long… Mais, avec une empreinte que j’ai prise sur le cachet même du comte de Holsbein-Litzberg, le travail eût été fait tout aussi proprement.

— Vous saviez donc que cette lettre allait passer à votre portée ?

Il eut un sourire.

— Naturellement.

Naturellement ! Mais cela n’est point naturel du tout. Mon interlocuteur comprit probablement ce qui se produisait en mon esprit, car il ajouta toujours souriant :

— Tandis que M. de Holsbein se trouvait tout à l’heure dans le kiosque…

J’eus une exclamation involontaire.

— Dans le kiosque, vous savez ?…

L’étrange individu haussa les épaules, avec un dédain aussi complet que si je lui avais demandé :

— Usez-vous d’une cuillère pour manger de la crème ?

Et poursuivant, sans même tenir compte par une parole de mon interruption :

— Pendant ce temps, un messager de M. de Kœleritz était arrivé à l’hôtel d’Avreda. — M. de Kœleritz est impatient, toutes les lenteurs de M. de Holsbein l’ennuient, et puis il ne serait pas fâché d’arriver au bout de ses relations avec le comte… M. de Kœleritz est un fonctionnaire de « grand jour » ; l’autre est un fonctionnaire « d’obscurité ». Eh ! eh ! ricana l’inconnu, on sert le même maître, mais on se méprise… Bref, ce digne M. de Kœleritz qui aide les espions, en s’essuyant les mains, pressait son correspondant de lui remettre le document.

J’écoutais bouche bée. Le personnage prenait les proportions d’un être ubiquiste et féerique.

À la même minute, il semblait avoir assisté au drame moral se déroulant dans le kiosque et à l’arrivée de la missive de M. de Kœleritz.

Ma stupeur me fit prononcer à haute voix :

— Mais comment savez-vous cela ?

— Comment ? mais comme on sait toute chose. En voulant savoir.

Puis changeant de ton :

— Nous reprendrons tout à l’heure ; lisons d’abord la réponse de ce brave comte.

Il reprenait son canif à la lame humide, et l’introduisait délicatement entre les plis du papier que retenaient les pains à cacheter.

Un glissement d’une dextérité inouïe, le papier est ouvert.

L’inconnu y jette les yeux.

— Une lettre, un plan, fait-il à mi-voix.

Puis, avec une ironie presque amicale :

— Je n’ai pas de secrets pour vous, sir Max Trelam, je vous connais, je sais votre amour du Times tempéré par votre loyalisme. Écoutez ce que mande à son… complice, le comte de Holsbein.

Et il lut :

« Excellence.

« La nuit prochaine, j’irai prendre la pièce secrète là, où par bonheur je l’ai dissimulée. Donnez l’ordre qu’à toute heure, je sois introduit auprès de vous… Et après, après, veillez, car l’être infernal qui agit contre nous est redoutable… »

— X 323, prononçai-je à voix basse.

Il me regarda d’un air railleur, puis examinant le plan annexé à la lettre :

— Le plan du quartier avoisinant le musée de l’Armeria, fit-il d’un air tout pensif… Et ici un point marqué à l’encre rouge… qu’est ce point ?

Brusquement son regard s’éclaira :

— J’y suis… le Puits du Maure !… Oh ! oh ! monsieur le comte, vous connaissez bien Madrid… Seulement, je le connais tout comme vous-même !

Il exposa un instant la lettre à la vapeur s’échappant du réchaud.

Je compris qu’il amollissait les pains à cacheter de manière à refermer le billet sans laisser de traces de sa violation.

Et la simplicité des procédés employés me remplissait d’étonnement. Une fois de plus, je constatais que les adversaires les plus à craindre sont ceux qui ne se perdent pas en complications inutiles.

Mais que fait donc mon singulier compagnon ?

Il replace la lettre dûment cachetée dans la poche du mort… Maintenant il a une petite fiole à la main ; dans cette fiole tremblote un liquide verdâtre.

Il introduit le goulot entre les lèvres du cadavre, et comme je le considère avec effarement, il s’exclame gaiement :

— Dans cinq minutes, il reprendra ses sens et ne se doutera pas de l’intéressante expérience à laquelle nous venons de nous livrer.

J’eus un cri naïf :

— Il n’est donc pas mort !

Qui m’attira cette réplique moqueuse :

— S’il était mort, il lui serait impossible de remplir la mission dont son maître l’a chargé… Et je tiens à ce qu’il la remplisse à la satisfaction de tous.

Mais reprenant un ton moins badin :

— Seulement, pour qu’il ne soupçonne rien… il faut qu’il se retrouve à l’endroit où il est tombé. Voulez-vous m’aider à l’y reporter.

Du moment que le mort ressuscitait, l’aventure devenait plaisante et digne d’amuser un reporter du Times.

Sans me faire prier donc, j’exécutai avec l’aide de l’inconnu la manœuvre inverse de celle de tout à l’heure, et le domestique, mollement étendu sur le trottoir, je rentrai dans la chambre où je venais de passer par les émotions les plus contradictoires.

Avec son flegme déconcertant, mon compagnon me désigna une chaise :

— Prenez place, M. Max Trelam, et causons.

Certes, il allait au-devant de mes désirs, mais il m’eût été impossible de trouver un mot… mes idées se ressentaient encore des impressions subies depuis mon lever.

Heureusement, l’inconnu avait conservé, lui, tout son sang-froid.

— M. Max Trelam, vous êtes un loyal sujet anglais ; cela seul suffirait à expliquer mon estime pour vous ; mais de plus, vous m’avez rendu à la Chambre Rouge un service signalé.

— Vous, c’était vous !

— De plus, depuis cet instant, vous vous êtes conduit comme un gentleman plein de cœur… Votre noble intervention auprès d’une pauvre enfant qui pleure…

L’image de Niète se présenta à mes yeux.

— Ah ! m’écriai-je, emporté par le souvenir rétrospectif de la scène du pavillon… Pourquoi avoir frappé cette innocente victime… ?

Mon interlocuteur sursauta.

Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises, une expression de souffrance passa sur sa physionomie, et d’une intonation grave contrastant avec l’accent enjoué qu’il avait affecté jusqu’à ce moment :

— Les savants prétendent, dit-il lentement, qu’agir c’est tuer. À chaque pas, nous écrasons des peuples d’êtres microscopiques. Nous ne sommes cependant pas coupables de ces hécatombes, dont nous n’avons pas conscience et que nous ne pourrions empêcher. Dans la partie engagée, il y a aussi des victimes qu’il ne m’est pas loisible d’épargner, sans cela…

Il secoua violemment la tête et reprit :

— Laissons cela… à quoi bon affirmer ce qu’il est interdit de démontrer… J’ai voulu que vous viviez auprès de moi un excellent article pour le Times… Ceci pour vous démontrer que vous n’avez pas obligé un ingrat. Que voulez-vous savoir ? Comment j’ai réduit l’envoyé du comte de Holsbein à l’état d’où il va sortir ?

Il se pencha vers sa fenêtre, regarda au dehors à travers les carreaux brouillés de poussière.

— Il ne va plus tarder à revenir à lui. J’ai pourtant le temps de vous renseigner. Connaissez-vous le curare ?

— Ce poison végétal dont certaines peuplades sauvages imprègnent leurs flèches… un poison mortel.

— Non, pas toujours ; dilué dans un composé d’éther et d’eau, le curare devient un simple stupéfiant temporaire, dont l’antidote est la caféine, combinée au suc de certaines plantes. Une sarbacane, une pointe imbibée de curare, l’homme tombe mort. Quelques gouttes de caféine… il se redresse et repart, convaincu qu’il a été pris d’un simple étourdissement.

Et m’attirant auprès de la fenêtre :

— Voyez vous-même.

Je regardai dans la rue.

L’homme s’était redressé.

Il était là, assis sur le trottoir, se tâtant machinalement d’un air stupéfait.

De toute évidence, il cherchait pourquoi il se trouvait dans cette situation.

Enfin, le souvenir lui revint… Au regard circulaire dont il fouilla le sol, je jugeai qu’il cherchait la cause de sa chute.

Ne trouvant rien, il haussa les épaules avec dépit et se remit sur ses pieds. Encore un regard inutile. Un nouveau mouvement d’épaules ; et il se décida à se remettre en marche.