Albert Mérican (p. 45-49).


XIII

X 323 S’EST VENGÉ


Cependant, je me sens le cœur serré.

Il y a véritablement des instants où l’on sait qu’il va se produire un fait, qui modifiera notre état d’âme ou l’orientation de notre existence.

Je ne me suis jamais mêlé aux discussions des adeptes du spiritisme contre les fervents du magnétisme, lesquels cherchent, chacun en ce qui le concerne, à canaliser au profit de la science qu’il pratique, ces manifestations des rapports moraux de l’individu avec le monde extérieur invisible.

Je me borne comme toujours à enregistrer le fait.

Ces réflexions, j’eus le loisir de les exprimer pour moi-même, car un grand silence suivit l’interrogation du comte de Holsbein.

Je voyais distinctement le père et la fille à travers le léger écartement de la tenture.

Lui, vaguement inquiet, questionnant de tout son être.

Elle, comme repliée sur elle-même, un égarement dans les yeux, tremblant à ce point que le frissonnement de son corps m’était perceptible.

Elle souffre, la malheureuse petite, elle souffre au delà de tout ce que j’ai supposé jusque-là.

Je sens en elle une angoisse surhumaine, une horreur de sa pensée, une terreur d’être en face de son père.

Sans doute, il devine vaguement ces choses, car il a une longue hésitation avant de reprendre :

— Vous ne me répondez pas, Niète. Pensez-vous donc que ma fille ait le droit d’agir ainsi ?

C’est d’une voix sourde qu’elle murmure :

— Mon père, ne m’interrogez pas…

Il fronce les sourcils. L’homme de combat qui est en lui, s’irrite de cette résistance inexplicable.

— Teufel ! grommelle-t-il. Est-ce que vous vous figurez que je vais me contenter de pareilles phrases creuses ?… Vous l’avez vu hier, je suis entouré d’ennemis, je ne sais pas pourquoi…

— Oh !

Ce oh ! c’est un cri de protestation éperdue que Niète n’a pu retenir. Il vibre terrible dans la salle, amenant sur les traits du comte une contraction soudaine.

— Ah ! gronde-t-il, tandis qu’en ses yeux s’allume un éclair, voilà bien ce que je pressentais… Pour que ma petite Niète ne soupçonne pas mes angoisses depuis sa disparition ; pour qu’elle juge opportun de me refuser la joie de la savoir sauvée ; pour qu’elle permette que ce bonheur de la savoir vivante, libre, me soit jeté par un domestique indifférent ; il faut que mes ennemis l’aient gagnée à leur cause.

C’est une clameur déchirante qui sonne dans le silence.

— Oh père ! moi votre ennemie !

— Eh bien, alors, répondez, je le veux.

— Vous me demandez l’impossible.

— Pourquoi cela est-il si difficile à dire ? Ma fille a-t-elle honte de ses pensées, qu’elle n’ose les formuler devant moi ?

Je frissonne. Je sens le vent de la fatalité souffler sur ces deux êtres.

Niète a jeté brusquement ses bras en avant. Ses mains sont jointes. Elles supplient en un tremblement convulsif.

— Oh ! père, n’insistez pas. Puis, fondant en larmes :

— Je partirai… le couvent… Je serai la seule victime… Je ne puis pas, je ne dois pas juger mon père… je prierai pour lui !

Ah ! ce ne fut plus de la pitié que j’éprouvai pour Mlle de Holsbein !

Ce fut de l’admiration pour cette réserve filiale survivant à un désastre moral, dont je devinais la profondeur sans la pouvoir mesurer.

Le comte était demeuré un instant interdit. Il la regardait, le visage caché dans ses mains fines, les épaules soulevées par les sanglots.

Mais l’homme de proie n’était point taillé pour les méditations inactives.

Un flot de sang empourpra ses joues ; et, brutal, incisif, trahissant l’anxiété qui l’avait fait se lancer à la recherche de sa fille, je le compris à ce moment, il prononça :

— Que vous a-t-on dit ?

Niète secoua désespérément la tête : elle ne voulait pas répondre.

Mais il la saisit par le poignet, la secoua rudement.

Je fus sur le point de m’élancer au secours de la malheureuse enfant… Par bonheur, le destin ne permit pas que j’offrisse, aux yeux du comte de Holsbein, le champion qui n’eut pas dû se trouver là.

Sous la poussée, sous la douleur, une faiblesse détendit les nerfs de la jeune fille. Elle fléchit sur ses genoux, et dans l’attitude de la prière, devant cet homme frémissant de courroux, elle sanglota :

— Père ! père ! pardonnez-moi… Je vous implore. Ne lancez pas ces millions d’hommes sur les champs de bataille… Les morts crieraient contre vous !… Vous seriez le meurtrier.

Je chancelai. Un éclair rouge passa devant mes yeux.

Elle savait le terrible secret de son père.

Et je compris l’épouvante de la jeune fille, marquée au front, marquée à l’âme, par cette blessure inattendue : être la fille d’un espion !

Je sentais le vertige né en elle, la chute des illusions.

Jusque-là elle avait vécu insouciante, heureuse, la vie d’une riche héritière. L’existence lui était apparue peuplée de sourires, de fleurs, d’harmonies… Elle avait rêvé le mariage peut-être, le compagnon heureux et doux comme elle, ignorant des rudesses que donne l’âpre combat pour la vie.

Et, tout à coup, le voile s’était déchiré, démasquant à ses regards l’affreuse vérité.

Elle était la fille, elle portait le nom d’un espion.

Quel écroulement. Ah ! pauvre enfant !

À cet instant, le visage de mon directeur du Times se présenta à ma pensée. Pourquoi, je l’ignore. Est-ce que l’on connaît le mystère décousu qui préside aux mouvements de l’esprit ?

Je me confiai que le « patron » serait bien surpris s’il voyait Max Trelam, le reporter imperturbable, la figure sillonnée de larmes, derrière ce rideau qui l’isolait du drame, auquel il prenait tant de part.

Je tressautai, en entendant la voix du comte s’élever de nouveau :

— Idées de petite fille, jeta-t-il dédaigneusement.

Ah çà ! Il avait du ressort, pour ne pas demeurer écrasé sous la révélation.

Niète dut ressentir une impression analogue, car elle leva sa tête inclinée, fixant sur son interlocuteur son regard bleu, empreint d’une inexprimable anxiété.

Lui, la souleva, la conduisit à un siège, et demeurant debout devant elle :

— Je répondrai dans un instant, et je pense que ma fille regrettera de n’avoir pas provoqué elle-même une explication que je ne redoute pas. Pour l’instant, voulez-vous me permettre quelques questions ?

Elle fit oui de la tête.

Je regardais avec stupeur. Qu’allait dire le comte.

Je voyais son front volontaire, son regard incisif, et je rendais justice à la puissance de l’homme qui ne se courbait pas sous l’une des plus honteuses accusations qui peuvent s’abattre sur un mortel.

— Dites-moi, Niète, reprit-il d’un ton aussi calme que s’il eût parlé de choses parfaitement indifférentes, lorsque vous fûtes enlevée par la croisée de ce pavillon, qu’avez-vous vu ?

— Rien.

— Comment cela peut-il être ?

— Un carré d’étoffe emprisonna ma tête avant que j’eusse atteint la terrasse supérieure. Je sentis que l’on me saisissait ; puis j’eus l’impression que celui qui me portait, descendait et remontait des pentes raides.

— Des échelles, probablement.

— Je le crois.

— Oui, on a dû descendre de la terrasse par ce moyen… En empruntant l’escalier, on eût rencontré Concepcion… Ensuite, on a sans doute franchi le mur séparatif de cette propriété et de la maison voisine. Villa Hermosa est en effet inhabitée pour l’instant… Après ? Continuez ?

Obéissante, Niète poursuivit :

— On me hissa dans une voiture qui roula longtemps. Elle s’arrêta. On me tira au dehors. On me porta de nouveau, on me débarrassa de l’étoffe qui m’aveuglait. Je me trouvai dans un petit salon, meublé simplement. Un grand feu brûlait dans la cheminée.

— Vous étiez seule.

— Non. En face de moi, se tenait respectueusement un grand vieillard aux cheveux blancs, à la barbe taillée en pointe.

J’eus une sourde exclamation que la tenture étouffa probablement, car aucun des interlocuteurs ne parut l’avoir entendue.

Le portrait tracé par la jeune fille avait évoqué en moi le souvenir du vieillard mystérieux du Prado.

Le comte, lui, eut un mouvement de dépit. J’en conclus que ce personnage aux cheveux neigeux ne lui fournissait aucune indication.

— Mademoiselle, disait cependant la jeune fille, c’est ce monsieur qui parla ainsi… Mademoiselle, vous avez quelques heures à passer ici. Ne vous inquiétez aucunement. Votre père est averti de votre absence.

Le comte serra les poings et je m’expliquai ce geste rageur. Ah oui ! il avait été averti !… La Chambre Rouge en faisait foi !

Niète n’avait point remarqué ce mouvement. Elle allait toujours :

— Je restai seule. On me servit un dîner léger… Je n’avais pas faim. Puis je me retrouvai seule. Où étais-je ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Une fenêtre existait bien, mais elle était très haute. En me hissant sur une chaise, mon front arrivait à peine au niveau du rebord inférieur. — Aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu’à moi.

— Enfin, comment vous rendit-on la liberté, s’exclama M. de Holsbein avec une nuance d’impatience ?

Et comme elle pâlissait de nouveau, il ajouta plus doucement :

— Ne craignez pas de tout dire. Je vous ai promis de répondre à tout… Il appuya fortement sur ce dernier mot. Et vous savez, je pense, que je tiens toujours ce que j’ai promis.

D’un signe de tête, elle acquiesça à l’affirmation de son père, mais cependant son organe trahissait l’effort lorsqu’elle reprit :

— Au bout de combien de temps, je ne saurais le dire, le vieillard reparut. Seulement, sa physionomie me sembla plus grave. J’eus l’intuition que ses yeux se portaient sur moi avec tristesse.

Il vint jusqu’à moi.

— Mademoiselle, fit-il d’un ton véritablement douloureux, je souffre de ce que je vais vous apprendre… Mais il est des devoirs cruels… lisez ceci.

Il me présentait un parchemin, à entête du service de la police politique anglaise.

— Et ce parchemin disait ? gronda le comte d’un air de défi.

— Votre nom, mon père, notre nom à tous deux.

— Et, au-dessous ?

— L’origine de notre fortune… Les missions secrètes accomplies par vous, en exécution des ordres de…

Elle s’arrêta, comme cherchant un mot.

— De l’espionnage allemand, acheva-t-il avec éclat. Et la dernière mission, sans doute, le vol de ce traité anglo-franco-russe, auquel a adhéré secrètement l’Italie, et qui isole l’Allemagne, qui veut la livrer à la dent des puissances signataires.

Enfin, je savais ce qu’était le document enlevé dans le coffre-fort de lord Downingby. J’entrevis, avec la rapidité prodigieuse de la pensée, les conséquences de la divulgation de cet acte.

L’Allemagne menacée, se lançant dans la guerre avec le courage du désespoir.

Ce traité, de caractère purement défensif, justifiant l’offensive d’un peuple affolé.

Niète considérait son père avec un étonnement pénible. Peut-être jusque-là, la malheureuse enfant avait-elle conservé un doute qui venait de s’évanouir.

— Puis on vous a encapuchonnée derechef, reprit le comte ; on vous a remise en voiture, et l’on vous a déposée…

— Au parc de Madrid, fit-elle d’une voix étranglée.

— Bien… Maintenant, écoutez-moi… Et tâchez à me comprendre.

Il la tenait sous son regard.

— Être espion, cela ne veut rien dire… Espion est un mot vide de sens, ou plutôt de sens variés, suivant qu’il s’applique à un drôle subalterne surprenant le secret de fabrication d’un fusil, d’un canon, d’un explosif quelconque, ou bien à l’un des chefs du service, pour lesquels les gouvernements n’ont point de réticences, et qui sont chargés d’assurer l’existence même de la nation. Je suis un de ces chefs !

Ma parole, je me surpris à admirer la grandeur avec laquelle M. de Holsbein se targuait de sa qualité d’espion.

J’ai certes, comme tout le monde, le mépris de ces êtres cauteleux, fugaces, opérant dans l’ombre ; mais le comte bouleversait quelque peu les idées que je m’étais faites des espions.

Peut-être cet homme était-il chargé de m’amener à comprendre X 323, l’espion qui a toutes les noblesses et tous les désintéressements.

Un regard sur Mlle de Holsbein me rendit toute mon horreur de son père.

Elle était comme écrasée.

Ah ! sur son âme pure, la fausse grandeur du comte n’avait pas fait impression. Les anges ne se méprennent pas à la faconde du crime. Leur ignorance du mal ne les empêche pas de concevoir que l’individu taré cherche toujours à parer sa honte de prétextes honorables.

Le père se trompa au silence de la jeune fille.

Il parlait, exprimant la gloire de sa mission, le but « élevé », la grandeur de la grande Allemagne, les périls inconnus, alors que, durant la paix, l’espion seul courait des dangers.

— Relevez la tête, enfant, fille d’espion signifie fille de patriote.

— Hélas ! gémit-elle tout à coup, je penserais ainsi, si l’on ne payait pas votre patriotisme.

Il s’arrêta net, appliqua un coup de poing rageur sur une petite table de rotin, dont le pied se rompit sous le coup et rugit :

— Stupide créature, allez-vous me reprocher de vivre ?

Elle joignit de nouveau les mains.

— Oh ! père, je vous demande seulement de mourir au monde… de me retirer dans un couvent.
père, ne soyez pas l’assassin de deux
peuples.

Il leva sur elle des poings menaçants… Elle ne songea même pas à détourner la tête.

— Père, frappez-moi, mais épargnez tous ceux que vous allez jeter au carnage… Père, ne soyez pas l’assassin de deux peuples.

Il avait blêmi, ses dents apparaissaient sous ses lèvres retroussées en un rictus nerveux.

Je crus qu’il allait écraser la malheureuse mignonne, et au risque de tout ce qui pourrait arriver, je me préparais à bondir sur l’homme furieux, à sauver sa victime coûte que coûte.

Mais il se domina, par un effort dont la contraction de toute sa personne marqua la violence, et avec un geste fou, tragique et menaçant, il s’élança au dehors.

Niète s’affaissa avec un gémissement sur le siège qu’elle occupait.