L’Homme roux/L’Homme roux/12

La Librairie illustrée (p. 192-209).
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XII

Oui, le docteur Hortwer pouvait être à la rigueur une chance de salut. Je pouvais menacer James d’un mariage et n’y consentir qu’à la dernière extrémité. Cette pensée m’était pénible ; cependant, je n’eusse pas hésité à faire le sacrifice de ma liberté à mon devoir. En attendant, ma réponse devait être évasive ; mon deuil de veuve finissant à peine, j’avais encore le temps de répondre, puisque le hasard m’avait empêché de le faire de suite. Je préparai une lettre fort ambiguë ; ce fut avec une grande répugnance que j’écrivis cette lettre. Elle était contre la loyauté ordinaire de ma façon d’agir. La conduite du docteur, assez mesquine, étouffa un peu mes scrupules, mais, hélas ! cette honteuse passion qu’il me fallait subir encore, attirait, insensiblement, ma conscience dans des compromis, dans une foule de pièges où j’eusse rougi de me laisser tomber autrefois.

Il est vrai que je pouvais me marier sans attendre. Seulement, appartenir à ce docteur Hortwer ne me souriait pas le moins du monde et je reculais toujours en présence d’un pareil avenir.

James ne me parla plus de cette singulière union du docteur avec la cave de Peddry. Il se montra extrêmement réservé vis-à-vis de moi. Je lui savais presque gré de cette réserve, car je voyais les efforts qu’il faisait pour résister à la plus simple des tentations.

Cet homme avait bien changé depuis mon départ. D’abord, son fils l’avait calmé en lui prenant une partie de son attention, et ma conduite, toujours la même, toujours aussi froide, le forçait à reconnaître la vertu et à la respecter. L’ouvrier grossier et sans mœurs s’était poli au contact des gens qui l’entouraient. Sa femme, elle aussi, bien qu’elle ne s’en doutât pas, lui avait donné les principes d’éducation qui lui manquaient.

James, sans cette fatale dépravation de cœur, serait devenu un véritable gentleman. Je ne pouvais me faire illusion ; la dépravation existait toujours en lui, mais, puisqu’elle ne se montrait maintenant que rarement au dehors, n’arriverait-il pas des circonstances, dans sa vie, capables de la faire disparaître tout à fait.

Le docteur Hortwer revint au cottage. Il avait une contenance fort embarrassée. Je le mis à son aise en le recevant aussi gracieusement que je le faisais avant sa déclaration. Il se crut obligé de me faire un peu la cour, ce qui m’obligea, moi, à l’éloigner le plus possible de mon beau-frère. J’avais eu une sévère leçon avec l’histoire du pauvre contremaître, William Raglle. Madge, trop préoccupée par son mari, ne s’aperçut point de l’état anormal du médecin. Elle ne le taquinait plus et causait rarement avec lui.

Un matin que je promenais le baby sur la pelouse, en attendant que la nourrice vînt lui apporter son déjeuner, sir Hortwer entra au cottage, puis en ressortit, ses salutations faites, pour venir me rejoindre. Avant de lier conversation avec moi, il procéda à sa toilette de prétendu, c’est-à-dire qu’il donna un coup de main au nœud de sa cravate, passa les doigts dans les fils gris-perle de sa perruque et ôta rapidement ses lunettes. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il faisait tous ces préparatifs en ma présence, quand il eut été si simple de les faire hors des murs de Peddry. Il voulait probablement bien me faire savoir que j’étais seule capable de l’engager à dissimuler sa maturité.

— Mistress, dit-il en portant furtivement à ses lèvres la main qui restait libre sous la robe du baby, chère mistress, vous voilà encore à vos devoirs de jeune mère. Ah ! combien je vous admire !… Est-il une femme aussi jeune, aussi belle que vous, qui renonce ainsi à tous ses charmes pour se consacrer au rôle de nourrice.

— Mais, cher docteur, dis-je en plaisantant, je vous assure que je ne renonce pas à mes charmes, si j’en ai. Je suis forcée de les garder même en ayant mon Henry sur les bras !

— En effet, mistress, vous êtes encore plus séduisante avec le baby ; surtout pour moi, qui adore les enfants.

Le bon docteur entama un chapitre sur les favoris de son cœur et y glissa pas mal d’allusions à sa maison, si déserte et si triste sans une femme pour la diriger.

Je mis, à l’écouter, autant d’indulgence que j’en ressentais, c’est-à-dire que je n’en mis peut-être pas beaucoup. Puis, ennuyée, à la fin, des étranges satisfactions que le docteur trouvait à me faire rester debout près de la barrière verte, en face de l’usine, où était James, je me retirai pour aller, soi-disant, rendre Henry à sa nourrice.

L’enfant était devenu un peu souffrant depuis une semaine, il criait souvent la nuit et empêchait sa mère de dormir. Je l’avais pris chez moi, et j’avais mis son berceau à côté de mon alcôve. La nourrice couchait dans l’ancienne chambre de Madge ; la jolie petite chambre aux tentures de mousseline était bien défraîchie. Hélas ! depuis que Madge l’avait abandonnée, je ne la soignais plus.

Je vins m’asseoir près du berceau bleu, et changer de robe mon petit neveu ; j’avais une grande peau de mouton à mes pieds et quand il n’avait que sa chemise, je m’amusais à le laisser rouler dessus. Il essayait de grands mouvements ; il agitait les bras, il remuait ses jambes, ou il prenait à poignée des touffes de laine. Ses lèvres roses se crispaient déjà comme dans un sourire. Il ouvrait, tout grands, ses yeux et les fixait sur moi, étonnés. Ou bien, il restait étendu, très sage, ayant l’air de me regarder attentivement. J’avais de longues conversations avec lui, bien plus amusantes qu’avec le docteur Hortwer.

Je venais de lui ôter ses brassières ; je l’avais mis sur la peau de mouton, le dos appuyé par un coussin. Le soleil entrait à flots dans ma chambre. Henry se tenait immobile, sérieux, comme le sont parfois les petits garçons, les yeux fixés sur une grosse mouche, qui courait au bout de son pied mignon et blanc. Voyait-il cette mouche ? C’était la question que je me posais depuis un moment.

J’avais sur le dossier de mon fauteuil une longue robe de piqué toute garnie de broderies. Mon aiguille avait couru longtemps dans ces broderies. Je raccommodais un accroc ; ma boîte à ouvrage sur les genoux, de temps en temps, je surveillais la direction du regard de mon baby et celle de la mouche. Il était sûr qu’il la voyait !

Madge passait dans le corridor ; elle laissait traîner négligemment son long peignoir de soie bleue. Je voyais ses cheveux d’or entourer sa tête dans l’ombre, comme une auréole. Elle s’approcha du seuil, elle se prit à rire :

— Oh ! la bonne petite nourrice ! dit-elle. Veux-tu que je t’aide ?

— Non, merci.

— Alors, je vais rejoindre le docteur qui est en bas.

Elle ajouta :

— Sais-tu où est James ? Il doit aller à Londres aujourd’hui.

— Je crois qu’il doit être à l’usine.

— J’y vais. J’ai envie d’aller à Londres, aussi.

Elle envoya un baiser à son fils et passa. Elle allait chercher James… Pendant ce temps, le petit pouvait crier. Heureusement qu’il regardait sa mouche.

Quelques minutes après, James entra. Madge causait avec le docteur et ne l’avait pu rejoindre.

Il hésita un instant, mais son fils était un prétexte suffisant pour s’approcher de mon fauteuil. Je m’empressai de lui dire que sa femme le demandait ; il haussa les épaules sans me répondre.

— Eh bien, Ellen, votre futur, comment s’explique-t-il ?

— Il est fort affectueux, James, je serai obligée de dire oui.

— En vérité, Ellen ; alors, il suffit d’être affectueux pour vous arracher un consentement.

Je me mis à pousser l’aiguille aussi vite que je pus.

— Je ne me serai point douté, chère Ellen, que votre cœur pût s’attendrir aux banales paroles d’un Hortwer, quand…

Il s’agenouilla, prit son fils et le couvrit de caresses. Il le posa sur la traîne de ma robe et se mit à le chatouiller pour le faire rire. Il jouait avec une douceur qui m’étonnait de la part d’un homme si violent.

— Es-tu gentil, murmura-t-il, petit monstre ! Tu seras un bien beau garçon plus tard, cela te servira !… Oui, monstre, cela vous servira ! Toutes les ladies de l’Angleterre vous courront après !… Vous aurez de la chance !… Mais je vous souhaite, enfant, de n’en aimer aucune ; faites-les bien souffrir, au contraire.

Il eut de grands éclats de gaieté en voyant l’enfant se réfugier derrière le pan de ma robe.

— Si tu crois que je n’irai pas te chercher !

Il lui tira la jambe. Le baby ignorait complètement ce que c’était que de faire un pas ; il roulait comme une boule. James s’assit sur la peau de mouton. Il mit son enfant debout, en le soutenant rien que par un doigt.

— Prenez garde ! James, vous allez le faire tomber.

— Non certes, regardez-moi ce garçon, comme il se tient !… On dirait le lord maire se rendant à la cour !

Il se pencha, et, d’un seul baiser, renversa le baby sur la laine. Il rejeta ses cheveux en arrière ; le baby semblait s’amuser, il ne criait pas. Il allait recommencer ; ses yeux tombèrent sur le bout de mon pied, qui, malheureusement, était trop bien chaussé. Il suffit d’une étincelle pour rallumer un foyer mort… James, qui m’avait oubliée avec son fils, releva les yeux sur moi. Il se rapprocha, se coucha presque devant moi, tout en agaçant Henry sur son coussin.

Si j’avais été réellement la mère, c’eût été un tableau charmant que de voir ces deux êtres à mes pieds. L’un, toute innocence et toute grâce ; l’autre, si passionné et si sauvagement beau ; car James était beau ! Je m’en étais aperçue depuis long-temps.

Je voulus me lever.

— Non, Ellen, reste en repos ; je ne te dis rien, je te regarde !…

— Vous ne devez pas me regarder, James ; regardez votre enfant et je ne m’en irai pas.

— Mon Dieu, Ellen, vous vous ressemblez tant tous les deux, que regarder l’un, c’est voir l’autre.

Je ne répondis pas, je me remis à mon ouvrage.

— Dis-moi, petite mère, continua James, que t’a raconté le docteur, aujourd’hui ?… Que tu étais une charmante femme, que tu lui plaisais… que les vins étrangers lui plaisaient aussi. Tu ne répondais guère, je te voyais de l’usine. Tu marchais très incertaine, souvent tu te cachais derrière l’enfant !… Ce n’est pas bien, un homme si bon, si rempli d’attention… Oh ! que tu seras heureuse avec lui !… À quand la noce ?…

J’étais à la torture, car cette ironie était dans mes sentiments.

James, le bras arrondi au-dessus du coussin, tirait le bonnet de son fils en ne me quittant pas de l’œil.

— Sans compter qu’il te saignera à ta première attaque de nerfs. Te souviens-tu de toutes les sottises que je lui ai dites, le jour où je m’étais brûlé à la fusion !… Que je voudrais lui en dire encore !… C’est fort ennuyeux, de poser en gentleman… Mistress Hortwer, ce sera fort réjouissant de vous voir au temple, installée à côté du pasteur, l’ami de cet excellent médecin. Entre ces gens stupides, vous aurez l’air d’une perle entre les deux coquilles d’une huître.

Malgré toute ma raison, je me détournai pour sourire.

— Tu n’as pas besoin de te tourner ; je sais que tu as envie de rire… Il y a de quoi ! Quand tu seras sa femme, je te défendrai de toucher mon fils ; je te défendrai d’entrer chez Madge ; Madge, je lui ferai également la défense d’aller te voir ! Par exemple, tous mes ouvriers seront malades ; le docteur viendra à l’usine pendant que j’irai là-bas. Tant pis, on ne peut pas m’empêcher de me promener ! Je monterai à cheval, par exemple… C’est un si bon exercice ! Je…

— D’une manière ou d’une autre, James, il faudra que vous me poursuiviez ? Je crois que je n’aurai de sûr refuge que dans la mort. Vous ne savez peut-être pas que ma santé n’est plus très solide et que mon cœur emportera mon corps, quelque jour !…

— Vous ne vous plaignez jamais, Ellen ; voyons, où souffrez-vous ?

Il s’était relevé et avait mis son fils sur moi. Il le tenait, pendant que j’écartais ma boîte à ouvrage.

— Que vous importe, dis-je en souriant, puisque je vais épouser un médecin ?

— D’abord, je ne veux pas que tu l’épouses… Est-ce entendu ?

Il scanda chacun de ces mots en fronçant le sourcil.

— James, je vous en prie, relevez-vous !

— Je sais que je n’ai pas droit sur votre volonté, mais je dirai au docteur…

— J’espère que vous ne lui direz rien, de votre honteux amour, James ; il faudrait ne plus avoir de dignité !… Vous êtes fort, cependant, quand vous le voulez. Voyons, James, un seul moment d’énergie ! Je vous rendrai mon estime ; ce sera beaucoup !

— Je t’assure que je préférerais autre chose. Je tiens peu à de l’estime sans tendresse !… Pauvre Henry ! que deviendras-tu quand ta maman sera partie ?…

Il posa son front sur mes deux mains en train d’ôter le bonnet de l’enfant.

— James, il va falloir que je vous chasse d’auprès de votre fils ou que je l’abandonne aux soins de sa nourrice. Vous ne serez jamais content qu’en faisant le mal ! Mon unique bonheur, il faudra le perdre à cause de vous !… Mais, plus vous m’aimez, plus je vous déteste !…

Mes larmes tombèrent sur son épaisse chevelure fauve ; je les vis étinceler un instant.

— James !… mon frère, je vous en conjure, allez-vous-en !

Il se mit à se bercer de droite et de gauche, comme font les enfants qui veulent dormir. Je repris :

— James, Madge va venir… Elle doit monter ! Songez à mon désespoir, si vous ne songez pas au sien…

Je tirai doucement le baby. J’avais honte de voir ce chérubin assister, sans comprendre à cette scène-là. Je le mis dans son berceau, sur sa robe blanche.

— Ne l’embrassez pas ! fit James sans se relever, je suis jaloux de lui quand vous l’embrassez.

Je repoussai son front ; puis, voyant que rien n’y faisait, je pris sa tête et la serrai avec colère.

— Il faut que tu t’en ailles, ou je sens que je ne serai plus maîtresse de moi !

Il se releva vivement.

— Tu as dit ! s’écria-t-il, répète !… Oh ! répète… Mais alors, ce n’est pas contre moi que tu luttes ?…

Je fus effrayée de mes propres paroles. Certes, elles ne voulaient pas exprimer autre chose que de la colère !… Les yeux de James m’éblouissaient… j’eus le vertige !… Mes joues devinrent brûlantes… mon cœur se mit à bondir, je voulais me lever.

James s’était complètement redressé. Il m’entoura de ses bras.

— Enfin, dit-il d’une voix sourde, tu t’es trahie !

Il me serra à me briser toute entière. Je me cramponnai au berceau.

— Grâce… je te jure que c’est bien de la haine qui m’a fait te dire cela… Tu es un lâche ! Je voulais appeler quelqu’un… j’ai eu peur de crier ! je t’ai prévenu !… mon Dieu !

— Ose me regarder en lace, alors !

Il relâcha son étreinte, se pencha sur moi ; il souriait d’un sourire infernal.

J’ouvris les yeux tout grands.

— Oh ! si tu savais combien je…

Il m’épouvanta tellement que je cachai, éperdue, mon visage sur son épaule. Je la mordis, je crois pour ne pas crier. Il releva ma tête avec une douceur infinie.

— Mon Ellen bien-aimée, tu te fais beaucoup de mal ; calme toi !

Et de ma gorge serrée aucun son ne pouvait sortir.

Il mit sa bouche ardente sur mon front.

— Merci ! dit-il bien bas.

Il se recula, je tombai sur le fauteuil. La porte de la chambre s’ouvrit, Madge parut.

— Enfin ! James, je te trouve !… Grand Dieu ! qu’a donc Ellen ?…

Elle s’arrêta, stupéfaite ; James, immobile, me regardait toujours.

Je me glissai à genoux.

— Je suis innocente ! m’écriai-je, je suis innocente !

Une chaleur intense me monta au cerveau… un nuage de sang passa devant mes yeux.

— Docteur, docteur, s’exclama Madge en courant à la croisée. Mon Dieu ! elle se meurt.

Elle essaya de me soulever. Elle se tourna du côté de son mari.

— Mais parle, toi, que lui est-il arrivé ?

— Un accès de folie, je pense, ma chérie…

— Ellen, un accès de folie !… Ce n’est pas possible. Pourquoi criait-elle : « Je suis innocente !

Je vis James s’approcher de sa jeune femme ; il lui prit les bras et la conduisit près du berceau d’Henry.

— Prends cet enfant, emporte-le, et va chercher le médecin ! dépêche-toi !…

— Pourquoi faut-il que j’emporte l’enfant ?

— Parce que c’est lui qui est cause de tout !

— Lui ! mon Dieu !

Elle se pencha sur le berceau. Elle n’eut pas le temps de le voir… Il l’enleva au-dessus d’elle… J’entendis un cri aigu… Je me traînai jusqu’à James, je voulus parler… je n’eus pas la force !…

Madge saisit son fils, avec un geste de terreur.

— Henry !… mon enfant ! qu’a-t-il ? dis-le moi, ou je deviens folle aussi !

James lui désigna la porte froidement.

— L’enfant a eu une syncope ; voilà tout !… Elle l’a cru mort… Cours au docteur. Ta sœur a plus besoin de soins que lui !…

Madge bondit dans le corridor. Le docteur arrivait.

— Ah !… une syncope ; ce n’est rien. Les enfants ont de ces accidents… c’est la croissance ; il était déjà souffrant.

Hortwer accourut vers moi pendant que Madge, rassurée à mon égard, essayait de ranimer le petit Henry en le couvrant de caresses étouffantes.

Je perdis complètement connaissance.

James, le misérable ! pour me sauver et se sauver, avait failli tuer son enfant !…