Eds de France (p. 108-118).


X

NOUVEAU DÉPART


Savez-vous combien de temps nous sommes restés dans la forêt, à vivre comme des bêtes de pays chauds ? Un mois.

Nous avions découvert un arbre immense que protégeaient des bambous et des lianes. Nous nous étions fait un lit de feuilles dans ses branches et surprenions tous les secrets de la jungle : la goinfrerie du tapir qui, sitôt réveillé, se mettait à avaler des fourmis ; la pitrerie des singes. Ils étaient intrigués, ceux-là, de nous voir dans leur royaume ; ils ne cessaient de nous regarder sous le nez. Tout ce que nous faisions, ils l’imitaient. Je touchais mon nez, ils touchaient le leur ; je jouais de la trompette avec mon doigt, ils en jouaient ; je fumais, ils dégringolaient pour ramasser le mégot. Et la scène de famille chez papa et maman puma, qui corrigeaient petit-puma à coups de crocs dans l’arrière-train ! Si j’avais eu une machine à tourner les films, j’en aurais gagné, de l’argent, et j’aurais maintenant un joli complet pour me promener avec vous dans Rio de Janeiro.

Les soirs, on descendait, afin de recevoir la visite de Robichon, dit Pirate, ex-maître de danse à Toulouse.

Il n’a jamais connu notre installation dans l’arbre. C’était notre refuge secret contre les traîtres, les mouchards, les chiens de chasseurs d’hommes. Pirate nous entretenait des rumeurs de Cayenne. Menœil, Deverrer, Brinot avaient parfaitement été arrêtés dans Rémire. C’est la soif qui les avait fait prendre. Il y a des gens qui ne savent pas souffrir tout le temps qu’il faut pour réussir. Or, la souffrance dans l’évasion est comme le devoir dans certains autres cas, elle ne doit pas avoir de limites.

Pauvre Menœil ! hein ? C’était sa cinquième ! Et il chantait avec tant de confiance, en proue, sur la pirogue !

Jean-Marie et moi, nous passions pour morts. Nous nous étions, paraît-il, enlisés avec Venet. Seulement, disait Pirate, il faut confirmer la légende ; c’est bien, de la part des copains, d’avoir dit ça. Mais ce que je fais est mieux.

— Et que fais-tu ?

— Je vous enlise, chers camarades. À tous les transportés que je rencontre, je débite d’effarants récits sur votre supplice. Toi, Dieudonné, je te fais périr en hurlant. On entendait tes cris, que je précise, jusqu’au dégrad des Canes. Donne-moi vingt francs !

— Assez tapé ! N’as-tu pas honte de saigner deux misérables ?

— J’ai honte, faim et soif, qu’il répond. Donne vingt francs ou je te ressuscite !

D’autres payent pour se faire enterrer ; moi, j’ai donné vingt francs pour mourir en hurlant.

Pirate trouvait des arguments de diplomate pour nous empêcher de chercher asile ailleurs. Il avait déjà tout engagé, tâté le pêcheur, préparé les voies de la liberté. C’est ainsi qu’il s’exprimait. Il nous apportait des preuves innombrables et incontrôlables de sa bonne foi, de « son dévouement jusqu’à terre ». Jambe de Laine confirmait tout.

— Jambe de Laine, demandait Pirate, est-il pas vrai qu’hier j’ai crié devant un surveillant : « Ah ! Dieudonné ! le malheureux ! crever comme ça ! »

— C’est vrai, disait Jambe de Laine.

— Est-ce pas vrai que je me suis déjà mis en rapport avec le plus habile pêcheur des mers de Guyane, et qu’il s’appelle Célestat ?

— C’est vrai !

— Donne-moi trente francs !

Ils restaient deux jours, parfois, sans nous ravitailler. Ils buvaient notre pauvre argent chez un Chinois. C’est alors que nous mangions avec les singes.

La bonne vieille négresse n’osait plus nous recevoir. Le bruit avait fini par courir à Cayenne que nous n’étions pas morts, mais cachés dans les environs. Des Arabes rôdaient près de notre retraite. Nous ne fûmes bientôt plus en sûreté que dans notre arbre. Nous y vécûmes vingt-huit jours, ne descendant qu’à l’heure où Pirate devait venir. Nous y grelottions de froid quand il pleuvait et, quand il faisait beau, les moustiques nous suppliciaient. Et, comme si nous étions déjà des morts, les vers macaques nous mangeaient. J’en ai eu douze. Et les fourmis flamandes ! On a souffert ! Pourtant, notre torture était surtout morale. La confiance en Pirate s’en allait. L’argent aussi ; l’espoir…

Le trentième jour, jours comptés un par un, Pirate apparut, accompagné d’un noir.

— Enfin, salut ! dis-je au nègre, en le bénissant presque.

— M’appelle Strong Devil, suis de Sainte-Lucie. Connais la « mé » depuis les Antilles jusqu’au Brésil sud. Moi, sais passer barre ! Ai trois foçats déjà. Veux bien prendre vous. Huit cents francs !

— Pirate, dis-je, tu vas aller à Cayenne, cette nuit. Voici une lettre. Tu frapperas à cette adresse, on te remettra mille francs. Cinquante pour toi.

Et je dis au noir :

— Entendu. Quand ?

Pirate répond :

— Demain, à la nuit, avec les trois autres, Strong et moi, dans le carbet de la bonne vieille. Tu donneras cent francs à Jambe de Laine, cent francs à moi, plus les cinquante promis tout de suite, petit Dieudonné !

Sept heures, le lendemain. Jean-Marie et moi sommes dans le carbet. La vieille panse les plaies de nos pieds. Du bruit. Ce sont les trois compagnons, trois têtes inconnues. On est sept mille au bagne ! Pirate et Strong suivent. Jambe de Laine suit. Nous sommes tous là.

— Payez ! dit Strong.

Pirate me remet les mille francs.

On paye.

— Paye, dit Pirate, tendant la main et montrant Jambe de Laine.

Je paye.

Les trois s’appellent : Dunoyer (meurtre) ; Louis Nice (assassinat) ; Tivoli, dit le Calabrais (meurtre).

— Mon femme est malade, dit Strong, a pas pu accompagner moi pour ramener argent. Je vais le porter Cayenne. Moi revenir dans quatre heures.

Ce sera alors minuit..

Il ne vint pas. Ni le lendemain. Ah ! nous étions de brillants individus ! Volés par Strong, dénoncés par Pirate. Plus d’argent, la pluie, la faim.

À la nuit, je prends le Calabrais et je lui dis :

— Tant pis ! Pirate doit être chez son Chinois, allons !

Il y était. Nous le sommons de nous conduire d’urgence chez Strong. Mais il était saoul comme un nègre.

— La nuit prochaine, qu’il dit.

Nous retournons dans la forêt. Il pleut.

Le lendemain, à midi, j’entends un bruit auprès de notre retraite. Le haut des taillis remue. Un Arabe passe sa tête, me désigne et me fait signe d’approcher. J’ai un mouvement de recul. Il insiste. J’y vais. Les compagnons me suivent.

— Vous êtes dénoncés, qu’il dit. Je suis chargé de repérer votre refuge. D’autres Arabes cherchent ailleurs. Pirate vous a vendus, mais toi, Dieudonné, tu as sauvé Azzoug — c’était le marabout des forçats musulmans ; il était en train de se noyer, un jour, aux îles du Salut — alors, nous, les Arabes, ne dirons pas où vous êtes. Je suis venu te prévenir. Jambe de Laine est filé. Fuyez.

Nous décampons à travers lianes, bambous, épines, bêtes de brousse que traquent les chasseurs d’hommes. Nous tombons sur des mouches-sans-raison. C’est la même chose que lorsqu’on est aux prises avec un essaim d abeilles. Nous approchons heureusement d’une savane inondée. Nous y plongeons. Elles nous laissent.

Louis Nice connaît la demeure de Strong. Il ira seul. Nous l’attendrons de l’autre côté de Cayenne.

Que voulez-vous faire ? Il faut traverser Cayenne. La biche aussi se jette dans l’étang ! On se sépare. C’est la nuit. On traverse. Depuis trente-six jours, je n’ai plus revu la ville ! Pas un casque de surveillant. Je suis déjà devant l’église. Mes narines se pincent, tellement j’ai peur. Mais la chasse est commencée, et nous sommes forcés. J’arrive place des Palmistes. À droite, l’hôpital, quelques lumières ; à gauche, la poste, un blanc en sort. Je ne prends pas le temps de saluer l’hôtel du gouvernement. Je me ratatine. Des urubus se couchent, des crapeaux-buffles beuglent. Silence. Obscurité. Mélancolie. La brousse ! Cayenne est traversée !

À huit heures du soir, Nice arrive au rendez-vous. Il sort de chez Strong. Il n’y a trouvé que sa femme. Son mari est dehors et nous attend depuis deux jours. La femme avait conduit Nice au rendez-vous. Et maintenant, nous suivons Nice.

Deux heures de marche. Une crique. Strong est là, assis sur son fusil, fumant sa pipe. Il rit.

— Vous avoir, payé, moi veni ! Moi pas voleur !

Mais, l’autre soir, qu’il nous explique, il a rencontré Sarah ! Il avait de l’argent — le nôtre — Alors, Sarah ! tafia ! bal Dou-Dou ! Et puis l’amou ! Une nuit d’amour, quoi ! pendant que nous l’attendions.

Le lendemain, à son réveil, il apprend que nous sommes vendus. Il charge Pirate de nous donner ce nouveau rendez-vous.

— Commant Pirate n’a-t-il pas dénoncé ce point de ralliement ?

— Pirate eut peur de Strong, qui a toujours son fusil et qui est un homme, voilà pourquoi !

Bref nous avions retrouvé le sauveur ! Le nègre se lève, étend le bras, désigne une ombre sur l’eau : la pirogue