Eds de France (p. 78-87).


VII

L’ENLISEMENT DE VENET


… Et Dieudonné continua.

— Il faisait terriblement noir…

… Vous avez l’air un peu fatigué. Si l’on buvait un petit coup de vermouth français ?

— Ça me remue, de revivre ce drame. Tenez, j’entends encore les cris d’effroi de Venet et de Deverrer qui ne savaient pas nager.

Donc, nous sombrons.

… Quelle heure était-il ?

— Autour de neuf heures du soir. Moi, je sens qu’un drap m’enroule. Je donne des jambes et des bras : je suis empêtré dans la voile. Sa corde, comme pour me pendre, traîne à mon cou. Je veux me dégager, deux mains m’agrippent.

… Qui était-ce ?

— Je ne sais pas !… et me paralysent. Je me libère. Je remonte à la surface de l’eau, j’essuie mes yeux et je vois. Un quart de lune éclairait tout. C’était une scène farouche. Des hommes enlevés par une lame semblaient bondir de la mer. Trois autres, hurlant, se cramponnaient à la pirogue retournée. Ils cherchaient à la tenir à pleins bras, mais ils ne pouvaient pas. Les épaves : des petites boîtes nous servant de malles et où était toute notre fortune, dansaient une gigue diabolique sur la crête des vagues. Et le grondement dramatique de l’océan ! Je me rappelle que ma malle passa à ma portée ; je la saisis comme un avare. C’est curieux, l’instinct de propriété, hein ? Je la mets sous un bras. Je nage d’un seul. Je vois Jean-Marie qui soutient Venet, et Menœil, avec son œil et ses cinquante-six ans, qui entraîne le gosse Deverrer. Ils les sauvent ! Je perds de vue les compagnons.

… Vous étiez à combien de la côte ?

— On distinguait les palétuviers très loin, très loin. Je continue ma nage dans le chemin de lune. Ma petite malle raclait le fond. Elle était pleine d’eau ; je l’abandonnai.

Je lève les bras. Je hurle pour rallier les naufragés : « Oôôôô ! Oôôôô ! » J’entends, de divers points de l’Océan, d’autres « Oôôôô ! Oôôôô ! »

Tout à coup, mon pied touche le plancher. C’est la vase. Je me souviens de la leçon de marche. Accroupi, je trotte sur les coudes et sur les genoux pour éviter d’enfoncer, car, si loin de la côte, la vase est molle.

J’avance, essoufflé comme un pauvre chien après une course.

— Oôôôô ! Ôôôôô !

On me répond : « Oôôôô ! Oôôôô ! »

Une ombre passe près de moi et me dépasse : Acoupa.

— Où sont les autres ? demandai-je.

— Derrière.

— Personne ne manque ?

— Là, tous !

En effet, trottant comme nous, sur la vase molle, voici Brinot, Deverrer, Menœil.

— Courage, Gégène ! me crie Menœil, t’en fais pas pour si peu ! Il avait du cœur au ventre, le vieux, hein ?

Jean-Marie est derrière. Venet suit, mais lentement.

— Avance ! lui criai-je. Aie pas peur !

Bientôt je les perds de vue. Il ne peut être question de porter un homme, ce serait l’enlisement pour tous deux.

Ces cochons de palétuviers étaient de plus en plus loin. C’était à s’imaginer que l’administration pénitentiaire les tirait à elle pour nous faire souffrir un coup de plus. Une vieille lymphangite coupait mes forces. J’étais à bout.

Je m’accroupis et je m’assieds tout doucement. J’enfonce, mais à peine. Et je me repose là, sous la lune, mes mains tenant mes genoux comme dans un bain de siège.

Jean-Marie me rejoint, m’encourage.

— Va, patron ! me crie-t-il. Fais dix mètres et repose-toi. Respire fort. Fais encore dix mètres. Les voilà, les palétuviers !

Ils étaient loin encore !

On y arrive une heure et demie après. Moi, je suis à bout de mon effort. Jean-Marie me hisse sur des branches. Il fait froid, froid.

De plus, il pleut, la lune se cache.

— Oôôôô ! Oôôôô !

Cette fois, la réponse est faible.

Nous nous endormons. Le froid, la pluie, la faim, le vent nous réveillent. La pluie cesse, les moustiques arrivent. Elle est longue, cette nuit !

Le désastre est complet. Nous avons tout perdu. Il nous faudra retourner vers Cayenne, seul point d’hommes sur cette rive, marcher vingt kilomètres dans les palétuviers. Comment fera-t-on ? Et comment qu’on retraversera le Mahury ? On est de beaux évadés ! Enfin, on n’est pas morts et, après quinze ans de bagne !

Et voilà le jour !

— Oôôôô ! Oôôôô !

On nous répond. Les autres ne sont pas loin. Nous repoussons le cri. Ils nous le renvoient. Le cri se rapproche. Ils viennent vers nous. Les voilà ! Ils sont propres ! Ils me font peur. Si j’avais eu le cœur à rire, je leur aurais demandé d’où ils sortaient.

On se serre la main ! Je pense qu’un homme ordinaire eût été renversé s’il avait pu voir ces individus dégoûtants, presque nus, la bouche ouverte par la soif, se serrer les mains, au petit matin, avec conviction, au milieu d’une mer de vase !

Acoupa est gêné. Il cherche à nous expliquer des tas de choses. Menœil nous fait signe de ne rien lui dire. À quoi bon ? Nous avons appris, au bagne, à ne pas revenir sur la misère passée.

— Où est Venet ? demandai-je en regardant tout autour.

— Il était avec vous ! répond Deverrer.

— Jamais de la vie !

— Venet ! Venet ! crions-nous tous à la fois, comme si déjà nous devinions. Venet !

Un long appel, faible, nous répond. Il vient de la mer. Nous regardons.

— Venet ! Venet !

Une plainte se traîne dans l’espace. Acoupa tend le bras. Il montre un point noir dans la vase :

— Là ! enlisé !

Nous grimpons sur les palétuviers. À huit cents mètres de la côte, nous voyons un tronc. C’est peut-être un palétuvier solitaire. Ce point-là semble un tronc comme les autres.

— Venet !

Les bras du tronc s’agitent. C’est Venet.

— Venet ! Camarade ! Camarade !

Une voix sort du tronc. Il nous répond !

Perché sur mon palétuvier, je retire ma chemise et je l’agite. Menœil fait des moulinets avec sa ceinture. Comment qu’il a pu s’y prendre pour rester là ? C’est-y un suicide ? Un accident ? Peut-être parce qu’il était le plus grand et le plus mince et que, plus on est long et léger, plus on enfonce dans la vase ? Ah ! ce que nous l’appelons ! C’est tout ce qu’on peut pour lui.

— Avance, Venet ! Aie pas peur !

Déjà, la marée le rejoint. Il nous semble que le tronc bouge. N’est-ce pas l’eau autour de lui qui nous trompe ?

C’était l’eau. Lui ne bougeait pas, mais il criait toujours.

Acoupa dit qu’il va partir, qu’il prendra une pirogue au dégrad des Canes et qu’il reviendra le chercher à la marée.

— Tu vois bien qu’il enfonce et que le tronc diminue. Ce sera trop tard !

Le nègre s’en va.

— Accompagnez-le, dis-je.

Brinot, Deverrer, Menœil le suivent pour le ramener.

Jean-Marie reste avec moi.

On plaquera nos pas dans les vôtres, on vous retrouvera, dis-je.

Ils partent.

Nous déracinons des palétuviers.

Nous les poussons devant nous et nous avançons vers le tronc, dans la vase.

L’eau le balance, mais ne le libère pas. Au contraire, il ne reste plus que les épaules et la tête, maintenant.

Nous nous arrêtons, La vase nous a déjà happés tous les deux jusqu’à mi-cuisse. Nous avons peur.

— Venet ! Camarade !

La marée l’achève. Il n’y a bientôt plus qu’une tête. Et, quand la tête a disparu, il y a encore deux mains.

Et nous voyons qu’il n’y a plus rien.

— Camarade ! Camarade !

Il n’y avait même plus de plainte pour nous répondre…