L’Homme qui s’évada/Texte entier
I
AU DÉBUT DE L’ANNÉE QUI VA FINIR…
Au début de l’année qui va finir, tout homme qui achète un journal put lire une dépêche provenant de Cayenne. Elle annonçait que le forçat Dieudonné, « ancien membre de la bande à Bonnot », avait trouvé la mort en voulant s’évader.
Dieudonné ?
Camille-Eugène-Marie Dieudonné. Il a vingt-six ans, quand éclate l’affaire Bonnot. De son métier, il est ouvrier ébéniste ; d’idées : anarchiste, illégaliste, ainsi que l’on disait à l’époque.
Il a nourri son jeune âge de la littérature des citoyens Alexandre Millerand, Urbain Gohier, Aristide Briand, Gustave Hervé. Il n’ignore pas Gustave Le Bon. Il réciterait sans défaillance les livres de l’éminent M. Félix Le Dantec, professeur à la Sorbonne. Stirner, Nietzsche sont ses maîtres.
C’est assez dire qu’il ne fait pas partie de ces ouvriers de marchands de vin et de vélodrome d’hiver. Il est intellectuel !
La journée finie, il court les réunions que lui recommandent les professeurs plus haut cités. L’innocent ! Il ferait mieux d’aller au zinc ! Là, il rencontre tous les ennemis de la société. Il en connaît même qui s’appellent : Garnier, Bonnot, Callemin, dit Raymond-la-Science.
Justement, à cette date, Garnier, Bonnot, Callemin, montent dans des automobiles. Ils ont un revolver au poing et ils tirent sur des employés de banque, ils « descendent » des agents de police, ils assassinent des chefs adjoints de la Sûreté. Ils en font bien d’autres !
Mauvaises fréquentations pour un ébéniste !
Il eût fallu se saisir des garçons qui, croyant faire les apôtres, ne faisaient que les bandits. La police n’y parvenait pas. Elle se rabattit sur le voisin, non le voisin d’habitation, mais le voisin de doctrine. Ainsi fut arrêté Dieudonné.
C’est là que le drame commence ; il ne peut tout de même pas ne pas les avoir connus !
Mais voici l’essentiel.
La bande à Bonnot a débuté dans le commerce du crime par l’attaque d’un nommé Caby, garçon de recettes, alors qu’il passait rue Ordener.
Caby ne mourut pas.
Il désigna Garnier comme son agresseur :
« C’est bien lui, s’écria-t-il, je le reconnaîtrais entre cent. »
Mais Garnier fut tué peu après, lors du siège qu’il soutint dans une maison de banlieue.
La police, alors, présenta plusieurs photographies à Caby. Caby les examina.
— Je m’étais trompé la première fois, en accusant Garnier, dit-il. Mon assassin, le voilà !
Et il posa le doigt sur le portrait d’un inspecteur, portrait glissé comme piège parmi des têtes d’anarchistes.
La bande à Bonnot, la vraie, continuait l’assaut contre la société. L’opinion, affolée, réclamait des coupables.
Dieudonné était en prison. Si on l’essayait comme l’agresseur de Caby ?
Un après-midi, Dieudonné, non rasé, sans col, hagard, traverse, entre deux policiers, les couloirs du Palais de Justice. On le conduit chez le juge d’instruction.
Caby est aussi dans ces couloirs. Au passage de Dieudonné, un agent de la Sûreté touche le coude de Caby : « Tenez, lui dit-il, regardez, voilà votre agresseur.
L’homme qui cherche son assassin en reste saisi.
Cinq minutes après, confrontation chez le juge.
— Connaissez-vous cet individu, Caby ?
Il le connaît, il vient de le voir. On lui a dit : « C’est celui-là ! »
— Oui ! fait Caby. C’est lui.
— Regardez-moi, monsieur, vous vous trompez !
Caby ne consent plus à se tromper ; deux fois, suffisent, il dit : « C’est lui ! »
— Ta-ra-ta-ta ! répondent les gens qui savent des choses ; si Caby a reconnu Dieudonné, ce n’est pas parce qu’on le lui montra dans le couloir, c’est que Dieudonné était rue Ordener. Il n’est pas l’assassin, mais il y était. Il y était par humanité, pour empêcher les autres de tirer.
C’est là du roman russe.
Au fait !
C’est Garnier qui attaqua Caby.
Garnier le proclama avant de mourir.
Avant de mourir, également, Bonnot écrivit : « Dieudonné est innocent ; il n’était pas rue Ordener ».
Callemin, une fois condamné à mort, s’écria : « Dieudonné est innocent. Il n’était pas rue Ordener. Je le sais, moi, j’y étais ».
Le témoignage d’un homme au moins deux fois abusé l’emporta sur la vérité.
Dieudonné fut condamné à la guillotine.
À cette époque, le président de la République se nommait Raymond Poincaré. M. Poincaré est connu comme un homme faisant consciencieusement son métier. On dira de lui difficilement que son habitude est d’agir au petit bonheur. Il étudia le cas Dieudonné. Son avis fut différent de celui du jugement rendu. Il gracia Dieudonné. M. Poincaré ne gracia pas Dieudonné parce qu’il lui accordait des circonstances atténuantes. Il le gracia parce qu’il ne trouvait pas dans le procès la preuve de sa culpabilité. Mais que veut dire, en l’état de nos lois, ce mot de grâce ? Il veut dire que l’homme ainsi gracié ira au bagne pour toujours.
Il y alla…
Onze ans plus tard, j’y allai, à mon tour. C’est ainsi que, me promenant un matin dans les locaux disciplinaires de Saint-Joseph des îles du Salut, je fus arrêté par un nom écrit sur la porte d’une des cellules. Ce nom était Dieudonné.
— Celui de la bande à Bonnot ?
On me répondit : « Oui ».
Le gardien fit jouer le judas, Une tête s’encadra dans l’ouverture. C’était celle de Camille-Eugène-Marie Dieudonné.
— Je viens voir ce qui se passe par ici, lui dis-je ; désirez-vous me parler ?
— Oui, oui, je voudrais vous dire des choses. Oh ! je n’ai pas à me plaindre, mais des choses en général sur la vie cruelle du bagne.
Sa voix était étouffée, comme s’il venait de faire une longue course ; cependant, sa cellule n’avait qu’un mètre cinquante de large sur deux mètres de long. Il y était enfermé depuis huit mois.
Cette tête qui parlait ajoutait encore au cauchemar de l’endroit. Je demandai que l’on ouvrît la porte.
On le fit.
Dieudonné se redressa. Il avait de grands yeux avec de la fièvre au fond, pas beaucoup de chair sur la figure ; aussi ses pommettes pointaient-elles. Il se tenait au garde-à-vous, mais sans force physique.
— La vie au bagne, dit-il, est épouvantable. Ce sont les règlements qui nous accablent. Ils trahissent certainement dans leur application l’idée des hommes qui les ont faits. C’est comme un objet qui tombe de haut et qui arrive à terre, son poids multiplié. Aucun ne peut se relever ; nous sommes tous écrasés.
Un rayon de lumière pénétrait ce tombeau. Au point où ce rayon touchait la dalle, il y avait des livres.
— Pourquoi êtes-vous en cellule ?
— J’y suis régulièrement. Je paye ma dernière évasion. J’aurais dû même avoir cinq ans de cachot, puisque c’était ma « seconde ». Le tribunal maritime ne m’en a infligé que deux.
— Parce que vous êtes bon sujet, dit le garde.
— Oui, fit-il, d’une voix toute simple, je dois dire que l’on me châtie sans méchanceté.
Le commandant des îles nous rejoignit.
— Ah ! vous avez trouvé Dieudonné ? Bonjour, Dieudonné !
— Bonjour, commandant !
— Tenez, — et il posa sa main sur l’épaule du forçat, — voilà un garçon intéressant.
— Alors, pourquoi le mettez-vous là-dedans ?
— … C’est un ouvrier modèle. Dieudonné est un exemple. Il a su se préserver de toutes les tares du bagne. Quand il a fini de travailler avec ses mains, il étudie dans les livres : la mécanique, la philosophie. Que lisez-vous maintenant ?
Dieudonné ramassa des Mercure de France et les présenta.
— Vous voyez assez clair ?
— Merci, commandant.
— Je ne devrais pas vous demander cela. Votre cachot n’est pas réglementaire. Dites-moi au moins que vous n’y voyez rien, pour le repos de ma conscience !
Ils sourirent.
Un sourire est une fleur rare, aux îles du Salut !
— Il s’est évadé de Royale, reprit le commandant ; c’est là l’un des plus beaux exploits du bagne. Quatre-vingt-quinze chances de laisser ses membres aux requins. Comment vous a-t-on repris sur la grande terre ?
— Épuisé, commandant.
— Il a même repêché un gardien, une fois ! N’est-ce pas ?
Dieudonné esquissa un geste du bras.
— Voyons, dis-je au commandant, le cas Dieudonné est troublant. Beaucoup de gens croient à son innocence.
— Du fond de ma conscience, je suis innocent, fit Dieudonné.
Là-dessus, l’on referma l’enterré vivant dans son tombeau.
Ces dernières années, les hommes heureux voulurent bien reporter leur pensée vers la terre d’expiation. Le bagne nourrit un temps les conversations et les chroniques. Des avocats, des journalistes réveillèrent l’affaire Dieudonné. Des consciences furent alertées. Quelques hommes consentirent à se rappeler que Dieudonné n’avait été condamné que sur un témoignage incertain.
L’enquête fut reprise, les dossiers rouverts. Puis, un matin de 1926, Me de Moro-Giafferi et quelques autres pénétraient au ministère de la Justice.
Ils allaient demander la grâce de Dieudonné.
Les chefs du bagne la réclamaient avec eux.
Le gouverneur de la Guyane également.
La grâce fut refusée.
Deux mois après cela, je recevais une lettre de Cayenne. Elle n’était pas d’un forçat, mais d’un colon. La voici :
» Vous devez savoir que, malgré l’avis de tous, ici, la grâce vient d’être refusée à Dieudonné. Depuis deux ans, il ne vivait que de cet espoir. C’est bien triste de berner les pauvres gens. Je le crois innocent. En tout cas, il a proprement payé. Ne pourriez-vous agir de nouveau ? Il serait moral de récompenser ceux qui, dans ce monde affreux du bagne, ont su rester des travailleurs et des êtres propres… S’il s’évade, ce n’est pas nous, de Cayenne, qui lui souhaiterons malheur, etc. »
Pour la troisième fois, Dieudonné s’évada.
C’était au mois de juillet. Des dépêches annonçaient que Dieudonné n’était pas mort, qu’on l’avait découvert dans l’État de Para, que le Brésil l’avait mis en prison, puis relâché ; un taxi me déposait, 18, rue d’Enghien, au Petit Parisien. Je venais voir M. Elie-Joseph Bois, grand maître des vents et marées de l’opinion publique.
— Et Dieudonné ? me dit-il sans me laisser le temps de m’asseoir. C’est une histoire, celle-là. Vous le connaissez ; il faudrait retrouver l’homme.
— Mais il est au Brésil, dis-je.
— Et après ?
C’était bien évident. Le Brésil n’était pas la lune ; on rédigea des câbles, on réveilla des consuls au delà des mers, on fit ce qu’il fallait faire. Et après ? Je partis pour le Brésil.
Là, se placent vingt jours d’océan.
Le vingt et unième, à sept heures du matin, l’Hoedic, paquebot des Chargeurs Réunis, entrait, sans triomphe spécial, dans la baie de Rio de Janeiro.
Puis il allait à quai.
À cet instant de la journée, les personnes raisonnables ne se baladent pas le long des ports ; elles sont dans leur lit. On comptait cependant une quinzaine d’individus observant la manœuvre du bateau.
« Voyons, me dis-je, comment était-il, mon homme, la dernière fois que je le vis ? »
Je me rappelai son crâne et sa face rasés ; et la scène de nos adieux revint à ma mémoire. Il avait le corps dans sa cellule, la tête dans le guichet qui semblait vouloir le guillotiner et, de ses yeux mangés de fièvre, il me regardait m’éloigner. C’était, voilà quatre ans, au bagne.
Si les Brésiliens ne l’ont pas remis en prison et que nos câbles l’aient touché, il doit être par ici.
J’en étais là de mes pensées, quand Hippolyte, garçon du bord, me prévint qu’un monsieur me demandait.
— Il est à terre, au bout du bateau, près de l’hélice, ajouta-t-il.
Je me portai sur l’arrière.
— Bonjour ! me cria-t-on. Eh ! bien le bonjour !
C’était un homme pas très grand, coiffé d’un canotier et vêtu de bleu marine. Il avait des moustaches en brosse et des souliers tout neufs du matin même. Je crus voir en même temps qu’il n’était pas follement gras.
— Eh ! bien le bonjour ! répéta-t-il.
Comme je me penchais sur la rambarde :
— Je ne vous reconnais pas exactement, mais je comprends que c’est vous, fit-il.
— Moi, je ne vous reconnais pas du tout.
— Pardi, j’ai changé de tenue.
— Alors, c’est vous ?
Et, d’une voix sourde, il prononça : « Dieudonné ».
L’homme était retrouvé.
II
QUE FAISIEZ-VOUS
DANS LA « BANDE À BONNOT » ?
Nous étions installés tous deux sur l’une des collines du grand port, à Santa Therezina, parce que, dans Rio, il faisait chaud, déjà.
Cet endroit s’appelait l’hôtel Moderno, où vont les Français. On y voyait les officiers de la mission militaire, des professeurs de Sorbonne en tournée de conférences, des ingénieurs de Polytechnique, Mme Vera Sergine et sa troupe, M. le consul de France, les aviateurs de la future ligne Paris-Buenos-Aires en sept jours.
Le bagne venait d’y entrer.
Nous avions beau, l’évadé et moi, changer le sujet de notre conversation, afin, sans doute, de varier les plaisirs, toujours le sujet était le plus fort. Nous en revenions à l’évasion.
— Alors, ce fut « assez réussi » ? lui demandai-je.
Il secoua la tête de bas en haut et, dans le silence de cette réponse, il y avait le prolongement sonore d’une inoubliable misère.
— Il ne vous restait que deux ans et neuf mois.
Il me coupa la parole :
— … Et vingt-trois jours !
— … de bagne à faire. C’était moins que la mort que vous alliez chercher à cinquante pour cent de chance dans l’évasion.
— Je n’en pouvais plus.
Il prit son masque amer, il réfléchit, et :
— Ma foi non ! ce n’était plus possible. Voyez-vous, j’aurais pu vous en dire des choses, voilà quatre ans, quand je vous ai vu là-bas ! Ah ! là ! là ! là !
— Dites donc, avant de raconter l’histoire.
— L’histoire de mon évasion ? personne ne la croira.
— Avant ça, je voudrais vous demander quelque chose. Que faisiez-vous, enfin, dans la bande à Bonnot ?
Là, je dois vous présenter Dieudonné. Il n’est pas très grand. Comme il a été engraissé au bagne, il est un peu maigre. Brun. Sa tête est carrée et ses yeux, qui sont noirs, prennent par moments une fixité inébranlable.
Ce sont ces yeux-là que, sous le coup de ma question, il tourna brusquement vers moi, mais, de même que pendant la guerre on sucrait son café avec de la saccharine, il adoucit son regard d’une profonde amertume.
— Vous aussi ? Vous qui connaissez mon affaire, vous me posez cette question ?
Il balançait la tête à coups francs, comme pour dire : « Je ne l’aurais pas cru, je ne l’aurais pas cru… »
— Vous me posez cette question, vieille de quinze ans ? L’éternelle demande qui me fait bondir et qui, si je ne m’observais, me dresserait, provocant, face au curieux ?
Imaginez-vous un Caïn qui n’aurait pas tué Abel et qui, toute sa vie, entendrait derrière lui : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Voyez-vous ça d’ici ?
Il se défendra, se démènera, s’expliquera. On l’écoutera un moment d’une oreille sceptique, puis l’on s’en ira, alors qu’il continuera de se défendre dans le vide, tout seul. Et l’homme qui lui jettera un regard de mépris sera peut-être celui qui, le moins, en aurait le droit.
Et les timides qui détournent la tête ? Et ceux qui, vous voyant, passent sur le trottoir opposé ? Et ceux qui vous croisent sans vous voir ?
Et les meilleurs ? Les meilleurs qui restent indécis. Oh ! cette prudence des meilleurs ! Cette hésitation ! Cette main qui se tend mollement et comme dans l’ombre ! Ce regard qu’ils promènent autour d’eux, comme si ce regard avait la puissance de me faire disparaître, cette peur qu’on ne les voie avec le bagnard !
Quinze ans que cela dure, monsieur. J’ai beau y être préparé, je sens toujours, à ces moments, un choc au cœur, un chatouillement à l’épiderme, puis une honte, une pauvre honte contre quoi mon orgueil se cabre et qui me condamne à fuir les hommes le plus que je peux…
— Ce que je faisais dans la bande à Bonnot ? Laissez-moi me rappeler…
Il passa sa main, lentement, sur son front.
— Je n’ai connu la « bande à Bonnot » que par les rumeurs, alors que j’étais déjà incarcéré à la Santé. Ceux que j’ai connus, moi, s’appelaient Callemin, Garnier, Bonnot, mais ils n’étaient pas en bande quand je les voyais. Des centaines les connaissaient comme moi ; c’étaient, à cette époque, de simples mortels qui fréquentaient les milieux anarchistes où l’on me trouvait parfois. Ils étaient comme tous les autres. On ne pouvait rien lire sur leur front…
… Et que trafiquiez-vous dans les milieux anarchistes ?
— Nous reconstruisions la société, pardi !
Je l’ai dit et écrit : il y a quinze ans, je croyais à l’anarchie, c’était ma religion. Entre anarchistes, on s’entr’aidait. L’un était-il traqué ? Il avait droit à l’asile de notre maison, à l’argent de notre bourse.
… Alors, vous avez caché Bonnot ?
— Moi ? j’ai caché Bonnot ?
… Je vous demande.
— Mais non ! Je veux dire qu’en serrant la main à Callemin, à Garnier ou à Bonnot, je ne savais pas plus que vous ce qu’ils feraient ou ce qu’ils avaient fait déjà.
On n’exige ni papiers ni confidences de quelqu’un à qui l’on tend une chaise ou un morceau de pain.
Voilà mon crime. Il m’a conduit devant la guillotine.
… Dieudonné baissa la voix ; nous étions sur une terrasse de l’hôtel, et des gens qui sortaient de table passaient derrière nous.
— Alors, vous vous rendez compte de ce que je ressentis quand je fus accusé de l’assassinat de la rue Ordener. Je me rappelle nettement cette seconde-là. Tout ce que j’avais en moi s’effondra, tout ! Il me sembla que, seule, mon enveloppe de peau restait debout.
Le premier choc passé, je vis venir à moi un peu d’espoir. Je me disais : Caby a reconnu Garnier pour son assassin, ensuite un autre ; maintenant c’est moi. Dans quelques jours il en reconnaîtra un quatrième ; alors, le juge comprendra que cet homme est un peu affolé.
Bref, les déclarations de Garnier, de Bonnot m’innocentant, à l’heure de leur mort, celle de Callemin après le verdict, mes protestations angoissées, mes témoins, la défense passionnée de Moro-Giafferi, toute ma vie honnête, le cri de Me Michon : « Mais, messieurs les jurés, sa concierge même est pour lui ! » rien n’y fit : « Dieudonné aura la tête tranchée sur une place publique. »
J’ai encore les mots dans l’oreille. Tenez ! je l’avoue, je n’ai pas le courage de la guillotine. Être décapité comme une bête de boucherie, mourir par sentence pour un crime que l’on n’a pas commis. Léguer à son fils le nom d’un misérable. Ah ! laissez-moi respirer…
… Et que pensez-vous de Caby ?
— Je pense qu’un homme doit avoir une haute conscience ou une belle intelligence pour oser déclarer : « Je me suis trompé ».
… Il l’a déclaré, puisqu’il s’est démenti lui-même deux fois.
— Justement ! Il faut savoir s’arrêter ! Mais qu’il vive en paix, je ne veux plus penser à lui.
J’ai connu des heures effrayantes dans ma cellule de condamné à mort. Moro-Giafferi me réconfortait. Sans lui, je me serais suicidé. Ce n’est pas la mort qui me faisait peur, mais le genre de mort.
Le 21 avril 1913, à 4 heures du matin, on ouvrit cette cellule. On ouvrait en même temps celles de Callemin, Monnier et Soudy. À moi, in extremis, on annonça la grâce. J’entendais les autres qui se hâtaient pour aller à la mort. J’avais vécu si longtemps en pensant à cette minute que, sur le mur de mon cachot je vis, comme sur un écran, leur tête tomber. C’est horrible, ça, vous savez !
Les gardiens revinrent de l’exécution. Quelques-uns pleuraient. Dehors, il pleuvait. J’entrevis le bagne. Une faiblesse me prit. Un inspecteur me soutint. J’étais forçat pour la vie.
Voilà ce que j’ai fait dans la bande à Bonnot. J’ai été condamné à mort pour un crime commis par Garnier. C’est toujours un immense malheur d’être condamné sans motif ; c’en est un plus grand de l’avoir été dans le procès dit des « bandits tragiques ». Depuis quinze ans, je l’expérimente. Vous pourrez l’écrire comme vous voudrez, le doute demeurera toujours dans les esprits. Les quarante-trois ans de ma vie honnête et souffrante n’effaceront pas la honte de la fausse condamnation. Les regards timides me fuiront toujours, les portes se fermeront.
Demain, un autre homme que vous me demandera « Que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ? »
Qu’il aille au diable !
Un aviateur sortant de table vint me rejoindre sur la terrasse. Je lui présentai Dieudonné. On parla de l’histoire, bien entendu. Un moment plus tard, l’aviateur se pencha vers l’évadé :
— Enfin, lui demanda-t-il, que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ?
III
LA « BELLE »
Le lendemain, Dieudonné entrait dans ma chambre.
— Maintenant, à nous deux, lui dis-je, vous allez me conter votre évasion. Un beau matin, donc, vous décidez de fuir le bagne.
— Un beau matin ? Vous croyez ça ? J’ai toujours voulu m’évader.
Il s’assit sur mon lit et commença :
— Il faut être un individu pourri pour consentir à vivre au bagne quand on est innocent. Seulement, ce n’était pas commode. Savez-vous ce qu’est le bagne pour les « têtes de turc » comme moi ? Le pays de la perpétuelle délation.
Qu’un forçat ordinaire lève le camp, cela compte dans le nombre ; on n’avertit pas Paris, les chefs ne sont pas blâmés.
Pour des hommes de ma sorte, le cas ferait du bruit. Les administrateurs préviennent le coup. Ils lancent sur le malheureux tous les chiens galeux de la Guyane : les mouchards !
Et c’est comme pour la chasse à courre, ils ne vont que par meute. Mouchard, votre voisin de case à qui vous donnez du tabac ; mouchard, le balayeur privilégié qui flâne dans l’île. Le perruquier, le garçon de famille, le planton, l’infirmier, mouchards ! Il faut bien qu’ils gardent leur emploi ! Mouchards, les plus misérables, attachés aux corvées dégoûtantes ; ceux-là espèrent, par leur bassesse, mériter une meilleure place. Mouchards honteux, mouchards cyniques, mouchards doubles, dénonçant le forçat au gardien, le gardien au forçat. Mouchards patentés, reconnus, galonnés : les porte-clefs. Autant de mouchards que de moustiques.
Vous n’avez pas idée, vous, les hommes libres, de ce qui se passe dans le trou du bagne. L’homme est lâche devant la faim. Pour un supplément de pain, un fruit, une place de blanchisseur, il vend son camarade. N’a-t-il rien à dire ? Il invente. Comme il s’attaque de préférence aux hommes dont le procès fut retentissant, l’administration le croit — par peur des blâmes ministériels.
Malgré tout, je ne cessais de penser à la Belle.
… Quelle Belle ?
— La liberté, pardi ! C’est ainsi qu’on la nomme là-bas. Vous supposiez autre chose ? Une femme ? Mais non ! Il n’est qu’une Belle, pour nous. À part les vieux (et pas tous encore) et quelques centaines de dégoûtants qui trouvent leur vie dans cette grande auge, tout le monde l’invoque. Le cœur de sept mille hommes bat pour elle. On lui fait des poésies :
Tes amants t’appellent
La Belle
Tout net, tout court.
Le boiteux, l’aveugle, le sourd
En pensant à toi, mon amour,
Ont des ailes !
C’est même rigolo de voir ça. Sept mille hommes vivant ensemble et n’ayant qu’une idée fixe en tête, une seule ! Ah ! vous ne saviez pas ce qu’était la Belle ?
… Tout avait changé de face, cependant, pour vous, les derniers temps. Vous pouviez compter sur votre grâce.
— Évidemment, « j’allais » mieux. Je n’étais plus en cellule, à cause de la « Belle », comme le jour où je fis votre connaissance. Le gouverneur Chanel m’avait ramené sur la grande terre, à Cayenne.
Si ce gouverneur était resté en Guyane, je ne me serais pas évadé, je lui avais donné ma parole. Il est parti… « Courage » Dieudonné ! À bientôt, à Paris ! » me cria-t-il du bateau qui l’emmenait.
Il pensait obtenir ma grâce.
Le temps passa. Le gouverneur ne revint pas… Un jour, c’était en décembre, je travaillais à la maison Chiris, sur le quai, vous savez, après les baraquements de la douane. Le surveillant Bonami, un Corse, un assez bon garçon, vint me chercher. « Faut que je vous conduise à la Délégation, on a quelque chose à vous apprendre. C’est même bon, je crois. »
Je suivis le chef.
Nous arrivâmes. « Vous avez cinq ans de grâce, me dit le commandant Jean Romains, vous êtes libérable le 30 juillet 1929. Signez. »
Mon cœur se refroidit. Je comptais sur la grâce totale. Elle m’avait été promise. J’avais acheté des malles. Elles étaient remplies de souvenirs : coffrets, tapis d’aloès, cannes en bois d’amourette, écaille travaillée par Belon, de Marseille. Encore un innocent !
… Il vient d’être gracié.
Cela n’empêche qu’il était innocent et qu’il fallut huit années de réflexion ! J’avais aussi des statues sculptées par Je Sais Tout, de Lyon ; des babouches en balata, faites par Bibi la Grillade ; des fleurs en plumes d’oiseaux, montées par les orphelines de Cayenne. Mes cadeaux, quoi ! pour mes bienfaiteurs. Rentré dans ma soupente, et comme si ces malles, subitement, me rappelaient tout, je m’effondrai.
Je me souviens que je fis, sur le plancher, la soustraction du temps que je devais encore rester au bagne. Elle donna deux ans, neuf mois et vingt-deux jours. Mon calcul est toujours sur les lattes sans doute.
Quinze ans de bagne pour un crime que je n’avais pas commis ! Après cela, encore deux ans, neuf mois et vingt-deux jours ! C’était trop. Je me relevai et je dis : Vive la Belle !
Mon évasion était décidée.
… L’évasion, c’est le risque. Là-bas, les derniers temps, vous étiez privilégié.
— Privilégié, parmi les forçats, beau privilège ! Voyez-vous, je ne me suis jamais plu au bagne, même dans un bagne amélioré. Guillaume Tell fut le héros de mon enfance. Ma fable aimée était Le chien et le loup. Non ! Non ! Plus de bagne, plus de casaque, plus de matricule.
Évidemment, je n’étais pas mal depuis quinze mois. J’avais un laissez-passer, je couchais en ville. La police, me rencontrant après l’heure fixée, faisait celle de ne pas me voir. Je gagnais mon pain parce que j’étais de ces exceptions qui peuvent travailler en Guyane : mécaniciens, ébénistes. Seulement, vous le savez bien, ce n’est pas une vie de vivre à Cayenne, pour celui qui a porté le petit chapeau. On a toujours la marque là — et il frappa son front — vous ne la voyez pas, vous, mais, là-bas, les négriots eux-mêmes nous appellent « popotes ». Il faut rester entre condamnés ou vivre seul, tout seul, en réprouvé, ainsi que fait Ullmo. Naturellement, celui qui accepte sa peine, parce qu’il est coupable, pourrait peut-être s’organiser une demi-existence. Ce n’était pas mon cas. Je n’avais rien fait pour être en Guyane. Vivre de la tolérance des uns et de la pitié des autres, dites-moi donc l’homme de cœur qui s’en accommoderait ? J’ai préféré la liberté à l’assiette de soupe, les savanes du Brésil à ma niche de Cayenne. Je suis descendu de ma soupente. Tenez, je me rappelle fort bien tout ce qui se passa ce jour-là.
Il était trois heures de l’après-midi. Le soleil s’abattait sur les pauvres hommes de là-bas, comme la massue sur la tête du bœuf. J’allai me planter devant le port. Il était vaseux, comme toujours. Des forçats déchargeaient un chaland. Des douaniers se traînaient aussi lentement que des chenilles. D’autres transportés, torse nu, tatoués comme les panthères sont mouchetées, cherchaient quelque besogne qui leur permettrait d’ajouter un hareng à la pitance administrative. Une machine à découper le bois de rose engloutissait, par son bruit, tous les autres bruits environnants. Quand la pétarade cessait, j’entendais Bibi la Grillade se disputer avec un surveillant :
« Oui, j’ai volé votre poule, lui disait-il, mais, comme vous nous voliez, sur nos rations, le riz dont vous l’engraissiez, je considère la poule comme à moi. » Je le vis partir avec son ami Biribi, chez Quimaraès, bar cosmopolite. Je les regardais de la rue. Ils pinçaient la bonne noire qui les giflait en riant. Des Guyanais allaient, coiffés du catouri, et portant le couac et le tafia pour le repas du soir. Des surveillants militaires promenaient un revolver sur leur panse.
Je regardais la mer.
À ce moment, le commandant Michel…
… Le gouverneur des îles ?
— Il a quitté la Pénitentiaire. Il était écœuré. Il est civil maintenant… passa près de moi.
— Eh bien ! Dieudonné, vous regardez la mer ?
— Oui, commandant.
— Ne faites pas de bêtises, ça vaudra mieux pour vous.
Il continua son chemin.
Je regardais toujours la mer et, derrière le phare de l’Enfant-Perdu, je voyais déjà s’élever la « Belle ».
IV
CHEZ LE CHINOIS
— Comme c’est curieux, fit Dieudonné, de revivre tout ça, maintenant !
… Nous étions toujours dans ma chambre, à Rio de Janeiro. Porte et fenêtre étaient ouvertes pour établir le courant d’air.
— Vous permettez que je ferme, dit-il. Nous aurons chaud, mais je pourrai parler plus à mon aise.
… Il revint s’asseoir en face de moi…
— Le lendemain, à la nuit, si vous aviez été toujours à Cayenne, vous auriez pu voir un forçat se diriger du côté du canal Laussat… C’était moi.
Cet endroit n’a pas changé. Il est encore le repaire de la capitale du crime. Je n’y allais jamais.
Peut-être la police aurait-elle compris si elle m’avait vu là.
Je regardai. Personne ne me suivait. Je traversai le pont en bois pourri. J’étais dans l’antre.
Je me rendais chez un Chinois. On me l’avait signalé comme intermédiaire. Sa cahute était un bouge. On y jouait, on y fumait, on y aimait, on y recélait. Moi, je venais pour m’évader.
Je pousse la porte. Aussitôt, un chien jappe, les quinquets à huile s’éteignent, des ombres disparaissent. Une jeune Chinoise, ma foi assez jolie, s’avance vers moi. Il y avait un mot de passe. Je le dis. La fille appelle le patron. Les quinquets se rallument, les ombres reviennent, le jeu reprend. Et une espèce de drôle de petit magot se montre : c’est mon homme.
— Je viens pour la « Belle », lui dis-je. Il m’entraîne dans une chambre qui servait à tout. Il y avait un fourneau, une volière, un étau, un lit pour l’amour. La Chinoise nous avait suivis. Il ferme la porte soigneusement. Étonné, je regarde la femme, me demandant ce qu’elle vient faire entre nous deux. Le Chinois comprend, sourit et pose un doigt sur ses lèvres pour me faire savoir que la fille est discrète. Elle sort et rapporte le thé. Est-il au datura ?
… Qu’est-ce, déjà, que le datura ?
— Vous savez bien, la plante dont on se sert en Guyane pour les vengeances, le mauvais café, quoi ! Alors, je retourne mes poches et je dis tout de suite : « Inutile, je n’ai pas d’argent sur moi. » Le magot sourit, la jolie petite guenon aussi, et, tous deux, ils disent : « Datura, pas pour toi. »
Le thé est bon. Au reflet du quinquet, la Chinoise apparaît coquine. Elle me lance des regards de femelle. Il s’agit bien de cela.
— Combien, patron, pour aller jusqu’à l’Oyapok ?
— Trois mille, plus deux cents pour les vivres, plus cent francs pour moi. Six passagers au maximum.
— Le pêcheur est-il sûr ?
— J’en réponds.
— Un blanc ?
— Un noir. Son nom est Acoupa. Si tu acceptes, il sera demain ici, à la même heure.
— À demain !
La Chinoise veut me retenir. Ma pensée est ailleurs. Je sors. Le sentier où je tombe est vaseux. J’avance en écrasant des crapauds-buffles.
Vous vous souvenez que mon ami Marcheras vous a dit, à l’île Royale : « L’évasion est une science. » C’est vrai. Mais c’est une science où le hasard et l’inconnu commandent.
Le plus grand des hasards est de réunir les compagnons de la tragique aventure. Au bagne, on ne choisit pas ses amis, on les subit. Impossible de s’évader avec des hommes de son choix. Êtes-vous à Cayenne ? vos camarades sont aux îles ou sur le Maroni. Il faut se contenter de ce que l’on trouve, éliminer les gredins, chercher ceux qui ont de l’argent pour payer leur part, car vous êtes pauvre, prendre les marins qui connaissent le chemin du Brésil ou du Venezuela, se méfier des mouchards. Ce ne sont pas les gardiens qui gardent les forçats au bagne, ce sont les forçats qui se gardent mutuellement.
Le jour suivant, je constituai ma troupe.
À midi, nous étions six pour la « Belle ».
Le premier, on l’appelait Menœil, une « mouche-sans-raison » lui ayant fait perdre un œil. Cinquante-six ans d’âge et vingt-neuf de bagne. Condamné à dix ans, mais dix-neuf de plus au livret pour évasions. C’était un paysan, un laborieux, attaché à sa famille ! Solide encore. Il avait sept cents francs.
Le deuxième était Deverrez : vingt-cinq ans d’âge. À perpétuité. Cinq ans accomplis. C’était Menœil qui l’emmenait. Je ne savais rien de plus sur lui. Cinq cents francs.
Le troisième était Venet : vingt-huit ans. Perpétuité. Sept ans de bagne. Pauvre Venet ! quel que soit son crime, il l’a expié ! Je le revois encore. C’est une vision épouvantable, mais ce n’est pas l’heure encore de vous raconter ça. Intelligent, poli, bien élevé, instruit, parlant l’allemand. Comptable à l’hôpital. Protégé par le clergé. Manquait d’endurance physique. Onze cents francs.
Le quatrième était Brinot : trente-cinq ans. Perpétuité. Six ans de bagne. Préparateur à la pharmacie. Boucher de profession, pouvant à la rigueur faire six parts égales dans un singe. Bon camarade. Neuf cents francs.
Jean-Marie était le cinquième : vingt-six ans. Perpétuité. Huit ans de peine. Devait sa condamnation à une tragédie bretonne. Sa fiancée s’empoisonne. On l’accuse du crime. Il n’y est pour rien. On l’arrête. En prison, son gardien le martyrise. Dix fois par jour, il le frappe de ses clefs en lui répétant : « Tu l’as empoisonnée, ta fiancée, hein ? » Jean-Marie est le plus fort. Au bout de vingt jours, la colère le domine. Il tue le gardien. Avant de mourir, le gardien lui demande pardon. Quel drame ! Aux îles, j’avais connu Jean-Marie. Je lui avais appris le métier d’ébéniste. Un forçat qui apprend volontairement un métier est un homme qui n’est pas pourri. Travailleur. Bonnes mœurs. Ne buvait pas. Ne se serait jamais évadé sans moi. Ah ! le malheureux aussi ! Neuf cents francs.
Voilà les passagers de mon « navire ».
… Dieudonné s’arrêta un moment, fouilla dans ses poches, et :
— Vous m’avez encore « refait » mes allumettes ?
… C’était vrai. Je les lui rendis. Il alluma une « Jockey-club » et dit : « Continuons ».
— Le soir, à la nuit, je repris le chemin du canal Laussat. Je frôlai Ullmo qui, sortant de son travail, rentrait chez lui, les yeux comme toujours fixés à terre. Celui-là, quelle expiation ! Si ses anciens camarades de la marine pouvaient voir ça ! Ils diraient : « C’est assez ! »
Et me voici devant le bouge du Chinois. Je fonce dans la porte comme si j’étais poursuivi. Cette fois, les joueurs n’eurent pas le temps de disparaître, mais ils empoignèrent l’argent qui était sur la table, et l’un qui n’avait pas de poche — il était nu — mit la monnaie dans sa bouche.
Le Chinois me conduisit dans la pièce à tout faire. Un noir, assis sur le lit, fumait la pipe. C’était le sauveur.
— Eh bien ! qu’il me dit, la pêche va mal. J’ai une femme et deux enfants ; alors, pour remonter mes affaires, je vais entreprendre les évasions.
Il ajouta :
— C’est moi Acoupa.
— Comment qu’elle est, votre pirôgue ?
… Jamais je n’ai entendu prononcer ce mot de pirogue comme par Dieudonné. Il roule l’o et y superpose les accents circonflexes. On dirait, quand il repense à l’embarcation, que la longue houle et le son rauque des mers de Guyane lui sont restés dans la gorge.
— Elle est sûre, répond Acoupa.
Le noir avait quarante ans. Il était solide. Il pêchait depuis dix ans sur la côte. À première vue, il ne paraissait pas être une fripouille. Trois mille, plus deux cents, plus cent, lui dis-je. Il répondit : « Pas plus ». On se toucha la main. C’était conclu.
Je sortis avec lui.
— Quel jour ? qu’il me demanda.
— Après-demain, le 6.
— Le rendez-vous ?
— Cinq heures du soir, à la pointe de la Crique Fouillée. Vous connaissez ?
Si je connaissais !
V
DÉPART
Un par un, chacun de son côté, moi en pékin, mes scies sur l’épaule, les cinq autres en forçats, numéro sur le cœur, nous voilà, le 6 décembre, — tenez, cela, pour moi, est une date, — quittant Cayenne, le cœur battant.
Et l’œil perçant.
Je n’ai pas vu, à ce moment, mes compagnons, mais je me suis vu. Ils sont partis, dans la rue, comme ça, sans un autre air que celui qu’ils devaient avoir. S’ils apercevaient un surveillant, ils faisaient demi-tour et marchaient, en bons transportés, du côté du camp ou de l’hôpital. Ça, c’est sûr.
Je croisais des forçats ; ils me semblaient subitement plus malheureux que les autres jours. J’avais pour eux la pitié d’un homme bien portant pour les malades qu’il laisse dans l’hôpital. L’un que je connaissais me dit : « Ça va ? » Sans m’arrêter, je lui répondis : « Faut bien ! » Je rencontrai aussi Me Darnal, l’avocat. « Eh bien ! Dieudonné, qu’il me dit, quand venez-vous travailler chez moi ? » J’avais une rude envie de lui répondre : « Vous voulez rire, aujourd’hui, monsieur Darnal ! » Je lui dis : « Bientôt ! » Je tombai également sur un surveillant chef, un Corse. On n’échangea pas de propos. Je me retournai tout de même pour le voir s’éloigner. Ce n’est pas que je tenais à conserver dans l’œil la silhouette de l’administration pénitentiaire ; c’était bien plutôt dans l’espoir que j’allais contempler la chose pour la dernière fois. Je me retins pour ne pas lui crier : « Adieu ! »
J’atteignis le bout de Cayenne. La brousse était devant moi. Un dernier regard à l’horizon. Je disparus dans la végétation.
Il s’agissait, maintenant, de ne pas tomber sur les chasseurs d’hommes. En France, il est des endroits où il y a du lièvre, du faisan, du chevreuil. En Guyane, on trouve de l’homme. Et la chasse est ouverte toute l’année. J’aurais été un bon coup de fusil, sans me vanter. La « Tentiaire » aurait doublé la prime. Fuyons la piste. Et, comme un tapir, je m’avançai en pleine forêt. Au bout d’une heure, je m’arrêtai. J’avais entendu un froissement de feuilles pas très loin. Était-ce une bête ? un chasseur ? un forçat ? Je m’aplatis dans l’humus. La tête relevée, je regardai. C’était Jean-Marie, le Breton. Je l’appelai. Ah ! qu’il eut peur ! Mais il me vit. En silence, tous deux, nous marchâmes encore une heure et demie, le dos presque tout le temps courbé. Et nous vîmes la Crique Fouillée.
Brinot, Menœil, Venet étaient là. On se blottit. Il ne manquait que Deverrer.
— S’il ne vient pas, dit Brinot, on aura cinq cents francs de moins, tout est perdu.
— J’ai de quoi combler le vide, que je dis. Et l’on resta sans parler. Chaque fois qu’une pirogue passait, nous rentrions dans la brousse, puis nous ressortions quand elle était au loin.
Deverrer arriva. Je ne sais comment il s’y était pris, il avait déjà les pieds en sang, celui-là.
Cinq heures.
Cinq heures et demie : « Tu vois Acoupa, toi ? » Six heures : « Ah ! le sale nègre ! S’il nous laisse là, les chasseurs d’hommes vont nous découvrir. » Rien non plus à six heures et demie, « Pourvu qu’il ne nous ait pas vendus ? Ou le Chinois, peut-être ? »
Nous sommes accroupis dans la vase, le cœur envasé aussi.
La crique devient obscure. Une pirogue se dessine sur la mer. Elle avance lentement, quoique nos désirs la tirent… très lentement, prudemment.
Je me dresse. Je fais un signe. J’ai reconnu Acoupa.
La pirogue se précipite, mais voilà qu’elle est suivie d’une autre, une autre plus petite. Et c’est le Chinois qui la monte !
Je puis dire que, sur le moment, nous nous mîmes à les adorer, ces deux hommes-là !
Ceux qui ont des souliers se déchaussent, et nous embarquons.
Le Chinois saute dans la pirogue avec nous. Il allume sa lanterne. Maintenant, avant tout, il s’agit de payer. Nous sortons chacun nos cinq cents francs. Brinot, qui n’avait rien préparé, est forcé de les retirer de son plan (porte-monnaie intime en forme de cylindre et en fer-blanc). Chacun compte et recompte. Il y a de menus billets, c’est long ! Quand ils ont recompté, ils recomptent une troisième fois ! Vous pensez, il y a des hommes comme Deverrer qui ont vendu la moitié de leur pain pendant deux ans pour rassembler la somme. C’est une affaire pour eux de les « lâcher ». C’est leur vie, ces cinq cents francs. On y arrive tout de même petit à petit. Cinq cents francs, puis mille, puis mille cinq cents, puis deux mille. Moi, j’ai bazardé mes coffrets, tous les souvenirs que je voulais rapporter aux bienfaiteurs. C’est dur aussi, de se séparer de cet argent-là. Enfin, je le donne. Menœil fut le dernier. Il ne trouvait pas le compte, il s’égarait au milieu de ses billets de cent sous. « Ça me fait mal à l’estomac, disait-il, de les revoir. » Il les avait échangés, lui aussi, contre son pain. Enfin, les trois mille francs y sont !
Le Chinois les prend. Il s’approche de sa lanterne. Et voilà qu’il commence à compter et à vérifier les billets, et cela avec un tel soin que l’on aurait dit qu’il cherchait sur chacun la signature de l’artiste auteur de la vignette. Il n’en passe pas un. Il en bave, la tête contre sa lanterne. Cela dure je ne sais combien, mais pas moins d’une demi-heure, c’est sûr. Après, le Chinois les repasse au nègre. Le nègre s’attache la lanterne au cou et se met à compter et à vérifier. Il ne va pas plus vite que son compère ! Après, il les repasse au Chinois, qui se remet à les recompter et à les revérifier. Enfin, c’est fait, le Chinois les glisse dans sa ceinture.
Je lui donne les cent francs promis comme gratification.
Il souffle sa lanterne, regagne son embarcation et, silencieux, dans la nuit chaude, emportant l’argent du pêcheur, il rame vers son bouge.
— En route, dit Acoupa.
Et il enlève notre pirogue.
Elle a sept mètres de long et un de large. Nous sommes sept dedans. Il fait noir. Nous longeons la forêt vierge. Soudain, comme sur un ordre, les moustiques nous attaquent furieusement.
Deverrer, qui est jeune, geint sous la souffrance. « Silence, ordonne Menœil. Ce n’est pas la peine d’avoir échappé aux chasseurs d’hommes pour les attirer maintenant à cause de deux ou trois moustiques. »
Le jeune se tait. Et alors commence la chasse, qui durera jusqu’à l’aube. On se caresse sans arrêt la figure, le cou, les pieds, les chevilles, de haut en bas, de bas en haut, dans un continuel mouvement de va-et-vient. Et à pleines mains on les écrase. Ils sont des millions contre nous, vous entendez, oui, des millions ! J’en ai écrasé neuf heures de suite, et plus de dix mille contre ma peau, pour mon compte !
La crique a cinquante kilomètres ; nous n’en sortirons qu’au matin.
Acoupa pagaie. Menœil, debout à l’avant, et couvert par les moustiques comme d’une résille, manie un long bambou. Jean-Marie le reprend, puis je reprends Jean-Marie. Le bambou s’enfonce dans la vase et la manœuvre est éreintante.
Mais nous allons.
Dans une nuit qui s’éclaircit et devant le nègre qui s’en f…, nous bâtissons des vies nouvelles.
Deverrer parle de sa mère, qui sera si contente.
Brinot, qui est boucher, montrera aux Brésiliens comment on travaille à la Villette.
Venet, catholique fervent, qui n’a jamais quitté son scapulaire, qui, le matin même, est allé trouver le curé de Cayenne, pour se confesser et communier, nous met sous la protection du Bon Dieu.
Jean-Marie, qui est Breton et, par conséquent, assez religieux aussi, apercevant la Croix du Sud, dit que le Ciel est pour nous. Il fera de beaux meubles pour les Brésiliens.
Menœil, avec son seul œil, n’y voit plus clair, tellement il pleure de joie : « Ah ! je la tiens, cette fois, la Belle. » Il a cinquante-six ans. C’est la quatrième fois qu’il part à sa recherche. Je ne sais qui l’inspire. Mais il ne doute plus. Il chante, ce vieux forçat.
… Et vous ?
— Moi, j’étais comme les autres, pardi ; j’entrevoyais le bonheur tout en écrasant mes moustiques.
Acoupa pagayait comme un sauvage. La crique s’élargissait.
On entendait l’appel de la mer. Puis on la vit. On hissa la voile. Cris de joie : nous avions échappé aux chasseurs d’hommes.
VI
ET LA PIROGUE SOMBRA
Dites donc, reprit Dieudonné, avez-vous entendu parler du banc des Français quand vous étiez là-bas ? C’est à « Niquiri », en Guyane anglaise. Là, généralement, les pirogues des forçats en route vers le Venezuela viennent s’asseoir.
… Et alors ?
— Eh bien ! le banc, c’est de la vase, et les forçats s’enlisent et meurent.
Nous non plus, on ne tardera pas à s’asseoir.
Acoupa est mauvais marin. Il ne sait pas prendre la barre à la sortie du Mahury. Il entre dans la pleine mer comme un taureau dans l’arène, donnant de tous côtés, à coups de rames saoules. Enfin, grâce au « perdant », nous arrivons tout de même à la hauteur des îles Père-et-Mère.
Et le vent tombe. Et nous sommes forcés d’ancrer.
On voit deux barques de pêcheurs au loin. Nous entendons un moteur. C’est Duez dans sa pétrolette qui, de son île, va à Cayenne vendre ses légumes « frais ».
— Acoupa ! nous reculons ! fis-je subitement.
Nous tirons sur la corde de l’ancre. La corde vient seule. L’ancre est restée au fond. Nous reculons toujours. On mouille une grosse pierre. La pierre s’échappe de la corde : nous reculons. J’avais emporté ma presse d’établi, pour travailler, sitôt libre ; je la sacrifie, nous l’attachons à la corde. La tension est trop forte, la corde casse. Nous reculons de plus en plus vite.
Nous pagayons à rebours avec tout ce qui nous tombe sous la main. Moi, avec mon rabot ; Jean-Marie avec une casserole ! Pittoresques à voir, hein ? pour un peintre qui serait passé par là !
Nos efforts n’ont rien obtenu. Le courant nous a rejetés. Nous sommes face au dégrad des Canes.
Nous ancrons avec un bambou que nous plantons dans le fond. L’eau bientôt se retire et notre pirogue s’assied sur la vase. Nous pensons tous, alors, au banc des Français !
La nuit vient nous prendre comme ça.
Deverrer et Venet en font une tête ! Menœil, le vieux, est encore tout bouillant. C’est lui qui les remonte : « Je serais presque votre grand-papa, et pourtant, moi, je rigole. Je sens qu’ça sent bon ! Ma femme qui m’attend depuis vingt-neuf ans, cette fois, ne sera pas déçue. » Enfin, c’est ce qu’il disait !
Aussi loin que s’étend le regard, ce n’est plus qu’un banc de vase dont on ne voit pas la fin.
Conseil de guerre. Nous décidons de sortir de là dès le lendemain au « montant », à la pagaie et à la voile. Les pagaies manquant, nous arrachons les bancs de la pirogue et nous taillons sept palettes. On pagayera à genoux, voilà tout !
Maintenant, dormez, dis-je aux compagnons. Il faudra être forts demain. Je veillerai.
La nuit est froide. La lune bleuit les flaques d’eau qui sont restées sur la vase. La lanterne du dégrad des Canes, le seul œil de cette côte réprouvée, cligne au loin.
Menœil ne s’est pas endormi. Deverrer rêve tout haut. Je l’entends qui dit : « Non, chef ! Non, chef ! Ce n’est pas vrai. » Il se débat encore avec la « Tentiaire », celui-là ! Venet est agité. Jean-Marie ronfle. Acoupa grince des dents sur le tuyau de sa pipe.
La nuit passe. L’eau arrive. La pirogue frémit.
— Debout, vous autres !
Acoupa est déjà à la barre. Jean-Marie et Menœil sautent à la voile ; les autres, nous luttons contre le montant qui veut nous rejeter encore.
Nous ne pouvons pas avancer, mais nous ne reculerons pas, nous le jurons ! Pendant trois heures, nous nous maintenons à la même place, pagayant, pagayant, pagayant. Oh hiss ! Oh hiss ! Oh hiss !
Une brise se lève. Hourra ! la pirogue avance. Nous passons la pointe de Monjoli. La brise se fortifie. Elle nous emporte. L’enthousiasme fait valser les pagaies. Nous sourions à Acoupa. Nous doublons l’îlot la Mère. Adieu, Duez ! Et que tes légumes frais viennent bien ! Voici les Jumelles ! Plus qu’un petit coup, et le large est à nous. Le vent, soudain, n’est plus dans la voile. Est-ce Jean-Marie et Menœil qui l’ont perdu ? La voile le cherche de tous les côtés. Le vent est parti. La mer nous repousse. Tous à la pagaie ! Allez, les sept ! La mer est plus forte. Elle nous renvoie à la côte. Nous touchons la vase, où la pirogue vient se rasseoir.
Et c’est comme l’autre nuit…
Seulement, personne ne veille cette fois. Qui donc, hommes ou bêtes, viendrait nous déranger ici ? Plus même à l’horizon la lanterne du dégrad des Canes !
Le jour. La marée arrive lentement. Pas de vent ! Nous prenons nos pagaies. La pirogue n’avance pas. Acoupa nous commande de ne pas gaspiller nos forces. À midi, nous sentons la pirogue qui se soulève. C’est la vase qui fait soudain le gros dos. Puis elle se fige là-haut ! Et nous restons dessus !
Et la troisième nuit vient, amenant le montant.
— À la pagaie ! crie Acoupa.
Le vent est fort, la vague méchante.
Nous longeons les palétuviers. Ah ! ces palétuviers, on dirait de la fièvre en branches. La pirogue avance si vite que nous ne voyons pas fuir les arbres à notre droite.
— Hardi ! Acoupa, crions-nous.
Tout d’un coup, après avoir touché plusieurs fois le fond, la pirogue bute.
Nos huit efforts donnés à plein ne la font plus bouger d’un pouce. Nous sommes sur un banc de vase surélevé. Vous croyez peut-être, vous, que la vase est plate comme une plaine. Elle forme des escaliers, je vous dis, qu’on croirait taillés de main d’homme. Nous étions au sommet d’un de ces escaliers !
Et la mer de nouveau se retire. Et c’est la vase, rien que la vase. Nous nous dressons dans la pirogue : au lointain, la vase !
Le matin arrive : la vase !
— Enfin, est-ce qu’on va mourir là-dedans ? demandons-nous à Acoupa.
Il nous répond qu’on y peut rester pendant une dizaine de jours, jusqu’aux grandes marées !
Alors, je racontai à mes compagnons l’histoire des mineurs de Courrières. Et j’ajoutai : « Cela dura dix-sept jours, pour eux et ils furent sauvés ! »
Acoupa dit :
— Il n’y a qu’un seul moyen d’en sortir. À deux cents mètres de nous, je vois de l’eau. Donc, le fond est plus bas. Si nous y amenons la pirogue, nous avons des chances de flotter à la marée du soir. Flottant, nous sommes sauvés. Voulez-vous descendre dans la vase et haler la pirogue ?
Nous arrachons nos vêtements.
— Attendez ! fait Acoupa. Écoutez bien la leçon. Vous vous enfoncerez dans la vase, les jambes écartées et le corps penché en avant ; autrement, elle vous avalera. Vous vous agripperez au bordage et, pour marcher, vous retirerez les jambes lentement l’une après l’autre.
Nous entrons dans la vase. Elle nous aspire jusqu’au ventre. C’est un frisson, ça, vous savez ! Mais nous n’enfonçons plus. Nos quatorze bras sont bandés autour du bordage. Menœil crie : « Ho ! hiss ! garçons ! » comme lorsqu’il était à Charvein, au halage. Nous tirons de toutes nos forces. La pirogue démarre. Elle avance maintenant de vingt centimètres à chaque effort, « Ho ! hiss ! garçons ! » Le succès nous grise. Nous crions tous : « Ho ! hiss ! ensemble ! N… de D… ! Hôôô ! hisse ! Hôôô ! hisse ! Hardi pour le Brésil ! Hôôô ! hisse ! garçons ! Hôôô ! hisse ! »
Le soleil nous assomme. Nous n’avons pas des cœurs de demoiselles, mais la vase nous écœure. Toutes les deux minutes, nous devons nous reposer sur le bordage, tellement nous sommes éreintés. À chaque poussée, nous enfonçons jusqu’au poitrail. Il est plus pénible de sortir notre corps de la vase que de tirer la pirogue.
Deux heures de lutte, et nous remportons la victoire. Nous sommes sur la flaque d’eau. Je n’avais jamais vu sept hommes plus dégoûtants !
Plus de vivres. Plus rien à boire.
Acoupa tire trois coups de fusil. Cinquante petits oiseaux de vase dégringolent. Acoupa va les chercher. On les fait cuire.
De nouveau, le soir ramène la mer. Nous sommes chacun à notre place, la pagaie prête. L’heure est décisive. La mer avance, avance. Elle entoure déjà la pirogue. Montera-t-elle assez pour nous soulever ? Comme nous la regardons ! La pirogue oscille, décolle, lève le bec. En avant les pagaies. Nous raclons le fond de la vase. L’arrière ne démarre pas. Hardi, les pagaies ! C’est notre dernier espoir ! Nous raclons farouchement. C’est la nuit noire. Alors, au milieu du silence, un chant s’élève, accompagnant chaque plongée de pagaie. Un chant de la Bretagne, où l’on parle du Bon Dieu et de la Sainte Vierge du pays de là-bas ! C’est Jean-Marie.
— Elle flotte, les enfants, hardi ! criai-je.
Elle flotte ! Elle avance vers la haute mer, butant parfois sur le fond, mais à intervalles espacés. Jean-Marie chante toujours. Et nous chantons tous. Le vieux Menœil plus fort que les cinq. Et la pirogue ne bute plus. Elle bondit. Elle s’éloigne des palétuviers. « Tu reverras, ta mère, Deverrer », crie le vieux. Il ajoute : « Et moi, mon épouse ! »
Au Brésil ! clamons-nous tous. Au Brésil !
Soudain, nous entendons le bruit formidable de la barre qui écume devant nous.
Tout le monde se tait.
Menœil et Jean-Marie hissent la voile. La vague est grosse. Elle passe parfois au-dessus de nous.
Nous franchissons la barre. C’est la pleine mer. La pluie tombe. Le vent s’enfle. Jean-Marie, debout à côté de la voile, ne garde l’équilibre que par miracle. Nous ne pagayons plus, ne faisant que vider la pirogue.
Elle offre maintenant le flanc à la lame.
— Barre à gauche, Acoupa !
— Elle n’obéit plus, hurle le nègre dans le vent.
Jean-Marie n’arrive pas à rouler la voile. Une lame emplit l’embarcation. « Videz ! Asseyez-vous, n’ayez pas peur », hurlé-je à tous. Venet et Deverrer, les deux jeunes, crient à la mort, debout. Une autre lame, puis une autre encore. Nous sombrons.
VII
L’ENLISEMENT DE VENET
… Et Dieudonné continua.
— Il faisait terriblement noir…
… Vous avez l’air un peu fatigué. Si l’on buvait un petit coup de vermouth français ?
— Ça me remue, de revivre ce drame. Tenez, j’entends encore les cris d’effroi de Venet et de Deverrer qui ne savaient pas nager.
Donc, nous sombrons.
… Quelle heure était-il ?
— Autour de neuf heures du soir. Moi, je sens qu’un drap m’enroule. Je donne des jambes et des bras : je suis empêtré dans la voile. Sa corde, comme pour me pendre, traîne à mon cou. Je veux me dégager, deux mains m’agrippent.
… Qui était-ce ?
— Je ne sais pas !… et me paralysent. Je me libère. Je remonte à la surface de l’eau, j’essuie mes yeux et je vois. Un quart de lune éclairait tout. C’était une scène farouche. Des hommes enlevés par une lame semblaient bondir de la mer. Trois autres, hurlant, se cramponnaient à la pirogue retournée. Ils cherchaient à la tenir à pleins bras, mais ils ne pouvaient pas. Les épaves : des petites boîtes nous servant de malles et où était toute notre fortune, dansaient une gigue diabolique sur la crête des vagues. Et le grondement dramatique de l’océan ! Je me rappelle que ma malle passa à ma portée ; je la saisis comme un avare. C’est curieux, l’instinct de propriété, hein ? Je la mets sous un bras. Je nage d’un seul. Je vois Jean-Marie qui soutient Venet, et Menœil, avec son œil et ses cinquante-six ans, qui entraîne le gosse Deverrer. Ils les sauvent ! Je perds de vue les compagnons.
… Vous étiez à combien de la côte ?
— On distinguait les palétuviers très loin, très loin. Je continue ma nage dans le chemin de lune. Ma petite malle raclait le fond. Elle était pleine d’eau ; je l’abandonnai.
Je lève les bras. Je hurle pour rallier les naufragés : « Oôôôô ! Oôôôô ! » J’entends, de divers points de l’Océan, d’autres « Oôôôô ! Oôôôô ! »
Tout à coup, mon pied touche le plancher. C’est la vase. Je me souviens de la leçon de marche. Accroupi, je trotte sur les coudes et sur les genoux pour éviter d’enfoncer, car, si loin de la côte, la vase est molle.
J’avance, essoufflé comme un pauvre chien après une course.
— Oôôôô ! Ôôôôô !
On me répond : « Oôôôô ! Oôôôô ! »
Une ombre passe près de moi et me dépasse : Acoupa.
— Où sont les autres ? demandai-je.
— Derrière.
— Personne ne manque ?
— Là, tous !
En effet, trottant comme nous, sur la vase molle, voici Brinot, Deverrer, Menœil.
— Courage, Gégène ! me crie Menœil, t’en fais pas pour si peu ! Il avait du cœur au ventre, le vieux, hein ?
Jean-Marie est derrière. Venet suit, mais lentement.
— Avance ! lui criai-je. Aie pas peur !
Bientôt je les perds de vue. Il ne peut être question de porter un homme, ce serait l’enlisement pour tous deux.
Ces cochons de palétuviers étaient de plus en plus loin. C’était à s’imaginer que l’administration pénitentiaire les tirait à elle pour nous faire souffrir un coup de plus. Une vieille lymphangite coupait mes forces. J’étais à bout.
Je m’accroupis et je m’assieds tout doucement. J’enfonce, mais à peine. Et je me repose là, sous la lune, mes mains tenant mes genoux comme dans un bain de siège.
Jean-Marie me rejoint, m’encourage.
— Va, patron ! me crie-t-il. Fais dix mètres et repose-toi. Respire fort. Fais encore dix mètres. Les voilà, les palétuviers !
Ils étaient loin encore !
On y arrive une heure et demie après. Moi, je suis à bout de mon effort. Jean-Marie me hisse sur des branches. Il fait froid, froid.
De plus, il pleut, la lune se cache.
— Oôôôô ! Oôôôô !
Cette fois, la réponse est faible.
Nous nous endormons. Le froid, la pluie, la faim, le vent nous réveillent. La pluie cesse, les moustiques arrivent. Elle est longue, cette nuit !
Le désastre est complet. Nous avons tout perdu. Il nous faudra retourner vers Cayenne, seul point d’hommes sur cette rive, marcher vingt kilomètres dans les palétuviers. Comment fera-t-on ? Et comment qu’on retraversera le Mahury ? On est de beaux évadés ! Enfin, on n’est pas morts et, après quinze ans de bagne !
Et voilà le jour !
— Oôôôô ! Oôôôô !
On nous répond. Les autres ne sont pas loin. Nous repoussons le cri. Ils nous le renvoient. Le cri se rapproche. Ils viennent vers nous. Les voilà ! Ils sont propres ! Ils me font peur. Si j’avais eu le cœur à rire, je leur aurais demandé d’où ils sortaient.
On se serre la main ! Je pense qu’un homme ordinaire eût été renversé s’il avait pu voir ces individus dégoûtants, presque nus, la bouche ouverte par la soif, se serrer les mains, au petit matin, avec conviction, au milieu d’une mer de vase !
Acoupa est gêné. Il cherche à nous expliquer des tas de choses. Menœil nous fait signe de ne rien lui dire. À quoi bon ? Nous avons appris, au bagne, à ne pas revenir sur la misère passée.
— Où est Venet ? demandai-je en regardant tout autour.
— Il était avec vous ! répond Deverrer.
— Jamais de la vie !
— Venet ! Venet ! crions-nous tous à la fois, comme si déjà nous devinions. Venet !
Un long appel, faible, nous répond. Il vient de la mer. Nous regardons.
— Venet ! Venet !
Une plainte se traîne dans l’espace. Acoupa tend le bras. Il montre un point noir dans la vase :
— Là ! enlisé !
Nous grimpons sur les palétuviers. À huit cents mètres de la côte, nous voyons un tronc. C’est peut-être un palétuvier solitaire. Ce point-là semble un tronc comme les autres.
— Venet !
Les bras du tronc s’agitent. C’est Venet.
— Venet ! Camarade ! Camarade !
Une voix sort du tronc. Il nous répond !
Perché sur mon palétuvier, je retire ma chemise et je l’agite. Menœil fait des moulinets avec sa ceinture. Comment qu’il a pu s’y prendre pour rester là ? C’est-y un suicide ? Un accident ? Peut-être parce qu’il était le plus grand et le plus mince et que, plus on est long et léger, plus on enfonce dans la vase ? Ah ! ce que nous l’appelons ! C’est tout ce qu’on peut pour lui.
— Avance, Venet ! Aie pas peur !
Déjà, la marée le rejoint. Il nous semble que le tronc bouge. N’est-ce pas l’eau autour de lui qui nous trompe ?
C’était l’eau. Lui ne bougeait pas, mais il criait toujours.
Acoupa dit qu’il va partir, qu’il prendra une pirogue au dégrad des Canes et qu’il reviendra le chercher à la marée.
— Tu vois bien qu’il enfonce et que le tronc diminue. Ce sera trop tard !
Le nègre s’en va.
— Accompagnez-le, dis-je.
Brinot, Deverrer, Menœil le suivent pour le ramener.
Jean-Marie reste avec moi.
On plaquera nos pas dans les vôtres, on vous retrouvera, dis-je.
Ils partent.
Nous déracinons des palétuviers.
Nous les poussons devant nous et nous avançons vers le tronc, dans la vase.
L’eau le balance, mais ne le libère pas. Au contraire, il ne reste plus que les épaules et la tête, maintenant.
Nous nous arrêtons, La vase nous a déjà happés tous les deux jusqu’à mi-cuisse. Nous avons peur.
— Venet ! Camarade !
La marée l’achève. Il n’y a bientôt plus qu’une tête. Et, quand la tête a disparu, il y a encore deux mains.
Et nous voyons qu’il n’y a plus rien.
— Camarade ! Camarade !
Il n’y avait même plus de plainte pour nous répondre…
VIII
LE RADEAU FANTÔME
Ah ! comme ils étaient las quand ils sont revenus !
— C’est un vers de Samain. Il n’a pas été fait pour nous ; pourtant, on l’aurait bien mérité !
Les trois autres et le nègre qui étaient partis devant n’avaient pas brûlé le terrain. On les rejoignit ; pourtant, nous ne marchions pas vite.
— Et Venet ? demandent-ils.
— Il y est passé tout entier !
Le silence que cela produisit dura jusqu’au cri de Deverrer : « J’ai soif ! »
Nous sommes dans la flotte depuis quatre jours, et nous mourons de soif ! Nous goûtons l’eau vaseuse de toutes les flaques. Peut-être est-ce de la pluie de cette nuit ? Non ! elle est salée !
Ma jambe — celle qui ne marche pas encore bien, celle-ci — me fait mal, mal. Jean-Marie m’assiste. Il m’aide à passer les criquots. Parfois, un tronc de palétuvier est jeté dessus en guise de pont. Par qui ? Par quel chercheur de je ne sais quoi ? Par des évadés, sans doute ? Il n’y a pas que Venet qui dorme dans cette vase !
— Allons ! me crie Jean-Marie, du courage !
On est devant une crique large de cent mètres. Les autres ont déjà de l’eau jusqu’aux épaules. Je n’ai plus confiance dans ma jambe. Je préférerais l’avoir coupée. Ça me gênerait moins !
— Courage !
Nous entrons dans la crique. Il me soutient. Nous en sortons. Nous voilà devant le Mahury, c’est marée basse. La vase ! toujours elle ! Au moins cinq mètres de vase avant d’atteindre le fleuve.
On cherche à faire un radeau, et voilà qu’on en trouve un. Où sont ceux qui l’ont abandonné là ? Nous le hissons sur la vase.
La manœuvre que nous avons faite pour la pirogue voilà deux jours, nous la recommençons. Mais l’entrain n’y est plus. Nous sommes épuisés. Soif, surtout ! Soif !
— Y a de l’eau, de l’autre côté, dit Menœil ! Y a de la vie !
— Vôôô ! Vôôô ! Vôôô !
… Qu’est-ce que vous dites, Dieudonné ?
— Ah ! c’est le cri que nous poussions en chassant le radeau. Il me revient, je ne sais pourquoi ? Quand il y avait assez d’eau, nous poussions les planches, en nageant, ce qui permettait aux non-nageurs et aux épuisés de s’y raccrocher. Pendant des heures, nous avons fait ça. Tout pour un verre d’eau, vous entendez, tout ! C’est la nuit de nouveau. Une lumière apparaît : la lanterne du dégrad des Canes. La revoilà, celle-là !
Nous étions à moitié morts. Tous nous montons sur le radeau et ne bougeons plus.
Acoupa se met soudain à crier : « O ! du canot ! O ! mouché du canot. » Mots créoles, appel aux noirs des parages.
On ne répond pas.
Alors, je rassemble mes forces, je me jette dans le fleuve. J’irai à terre chercher du secours, puisqu’il y en a. Je nage. À cent mètres de la côte, je n’avance plus. Toujours cette sacrée barre ! J’essaie de la prendre de biais, puis de tous les côtés. Pas moyen. J’ai la sensation que je vais couler. Je reviens vers l’endroit où j’avais laissé le radeau.
Il n’y est plus !
Je cherche. Je nage mollement. Je fais la planche, les vagues me retournent. Je coule. Je n’ai plus la force de lutter, mes membres sont raides. Alors, volontairement, je me laisse couler.
Je lève les bras, je bois tant que je peux pour abréger le supplice, mes oreilles bourdonnent. Adieu, la Belle ! Et je ne me souviens plus.
Tout à coup, je sens l’air vif sur ma figure. La conscience me revient. Je respire, je nage. Je respire, j’appelle : « Jean-Marie ! Jean-Marie ! »
— Oôôôô ! par ici !
Une main forte me saisit et me jette sur le radeau. Acoupa a disparu.
À son appel, un canot monté par deux noirs est venu du dégrad des Canes. Les noirs n’ont voulu prendre qu’Acoupa. Ils ont dit à mes compagnons : « Vous pouvez crever ! »
— C’est bien ! dit Jean-Marie, que tu sois revenu crever avec nous !
Et le radeau vogue. Il va jusqu’à cinq cents mètres des îles Père-et-Mère et revient au dégrad des Canes. La lanterne ! Encore elle ! Puis, peu à peu, le radeau se disloque, une pièce se détache, nous commençons d’enfoncer. Nous avons de l’eau jusqu’aux hanches, puis jusqu’aux épaules. Nos têtes seules émergent.
Il ne reste plus du radeau que les pièces principales.
Deverrer et Brinot veulent se noyer tout de suite. Je leur jure que nous n’enfoncerons plus davantage.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? qu’ils demandent.
Je ne suis pas savant, vous savez, mais on apprend des choses utiles, au bagne.
— C’est la loi d’Archimède, que je réponds.
— De qui ?
En fait de lois, ils ne connaissaient que celles des députés, mes copains !
— Archimède !
— Qu’est-ce qu’elle dit, ta loi ?
— Tout corps plongé dans l’eau perd une partie de son poids égale au poids du volume d’eau qu’il déplace. Or notre poids actuel, sur le radeau, est à peu près de trois kilos chacun. Les bois ont absorbé tout ce qu’ils peuvent boire. Si nous ne descendons plus, à présent, c’est que le radeau ne peut plus descendre. Vous entendez bien ?
— Il a raison ! crie Menœil. Ah ! celui-là, quel vieux lapin ! Il ne veut jamais mourir !
Et puis, c’est le silence. Une sorte d’agonie au gré du courant. On a bien froid, le corps submergé. Notre fatigue est si immense que nous dormons quand même quelques secondes, pour nous réveiller quand nos têtes tombent dans l’eau et nous rendormir la minute d’après. Comment pouvons-nous nous cramponner si longtemps à ces pièces de bois ? Nous pensons tous aux requins et aux marsouins. Nous espérons que ni les uns ni les autres ne nous verront. Les requins nous mangeraient, et les marsouins, en voulant jouer avec nous, nous noieraient.
Et l’on voit arriver le petit jour. Nos yeux se remplissent d’espoir, nous ne sommes qu’à un kilomètre du dégrad.
— Allons à la nage chercher du secours, Jean-Marie !
Une planche sous la poitrine, nous partons ! Allégé, le radeau remonte, et les trois compagnons peuvent ramer avec leur main. Ils avancent !
Plus de fatigue ! Jean-Marie seul s’arrête. Un point le transperce au côté. Il ne peut plus nager. Il fait la planche, couché sur le flotteur. Je nage jusqu’au fort du courant. Mais je suis maté. Il faut connaître ces barres de Guyane pour me croire ! Près de nous, un barrage à poissons. Hurrah ! nous allons donc retrouver des hommes.
Nous montons sur le barrage.
— Oôôôô ! Oôôôô !
Un canot apparaît avec deux noirs.
— Oôôôô !
Il approche.
— Cinquante francs ! que hurlent les nègres.
Il y avait trente mètres jusqu’à la terre ! Je proteste. Ils s’en vont ! Je les rappelle !
Deux minutes après, nous touchons le sol.
Ah ! ce que nous buvons ! Et il y a des pastèques ! Que c’est bon ! Quel festin !
Voyant que j’avais de l’argent, les noirs se découvrent des âmes de sauveteurs. Ils vont chercher nos trois compagnons sur le radeau.
Les voici. Ce qu’ils boivent, eux aussi ! Ils donnent cinq francs aux noirs, toute leur fortune. Les noirs se fâchent, se tournent vers moi. Je refuse de casquer.
Il y a là un vieux lépreux qui parle d’avertir la police de Remire.
Mais on se divise pour filer tout de suite : Menœil, Deverrer, Brinot d’un côté ; Jean-Marie et moi de l’autre. On se retrouvera à la nuit, dans la forêt. Nous savons où.
Nous sommes seuls au rendez-vous, le soir. Menœil, Deverrer, Brinot se sont fait reprendre par des chasseurs d’hommes, en longeant Remire, à quinze kilomètres de Cayenne…
IX
DANS LA JUNGLE
… Dites donc, Dieudonné, après de telles séances de vase, je ne comprends plus pourquoi vous vous êtes mis à beugler comme une sirène de paquebot, hier, quand cette auto nous aspergea d’une simple et misérable boue, rue Ouvidor.
— C’est sans doute que je redeviens civilisé. Pourtant, je n’ai pas fini, dans mon histoire, de vivre comme une bête. Je crois même que ça commence. Vous pouvez toujours faire monter du vermouth qui, en tout cas, est bon pour la fièvre, et des cigarettes ; nous avons encore longtemps à causer.
Nous voilà donc dans la forêt vierge.
… À quel endroit ?
— Du côté du dégrad des Canes, à vingt kilomètres de Cayenne. D’abord, nous dormons. Nous dormons toute la nuit, tout le jour suivant, toute la deuxième nuit. On s’était fait un lit de feuilles mortes. C’était du luxe. C’est aussi bon qu’un matelas d’hôtel, vous savez !
… Alors, vous ne mangiez pas ?
— On se nourrissait. L’homme peut manger ce que le singe mange. On les observait. Vous ne pouvez imaginer comme c’est rigolo à regarder vivre les singes ! Ainsi, ils craignent l’eau. Savez-vous comment ils passent les criques ? Le plus fort s’attache à une branche haute ; un autre se pend après le premier, et tous se pendent à la suite, de manière à faire juste la longueur de la crique, dix mètres, vingt mètres, ça dépend. Jamais ils ne se trompent. Quand ils sont le nombre qu’il faut, ils se mettent à se balancer, le singe de queue attrape une branche de l’autre côté de la crique. Le pont suspendu est établi. Toute la tribu le traverse, dos en bas. Quand elle a passé, le singe de tête, celui qui soutenait la guirlande, lâche tout. Et le « pont » ainsi détaché franchit l’eau redoutée.
Mais nous n’étions pas ici pour regarder jouer les singes. Le matin du second jour, on décide d’agir.
Jean-Marie connaît la région. Il a travaillé sur la route. Il part à la recherche d’êtres humains qui ne soient pas hostiles.
Moi, je reste au point. Je fais bien remarquer à Jean-Marie que ce point est nord.
… Vous aviez une boussole ?
— Pas besoin ! La mousse vous guide en forêt. Direction nord : mousse sur les troncs ; rien : direction sud.
Je reste seul. Je ne perds pas mon temps, j’organise un petit buffet froid. Ce que les singes jettent, à moitié mangé, je le ramasse. N’oubliez pas que le singe est gaspilleur. Ce sont des fruits sauvages, des feuilles, des racines. C’est assez bon ! Si Jean-Marie ne trouve pas de secours, on ne mourra pas de faim.
… Et à boire ?
— Nous sommes près d’une crique. À la nuit, j’entends qu’on froisse les feuilles. Une voix qui a mis une sourdine fait : oh ! oh !
C’est Jean-Marie. Je réponds.
Il revient flanqué de deux jolis cocos. Jean-Marie me fait un signe qui veut dire : je n’ai pas trouvé mieux. Chacun porte une musette pleine de choses à manger.
Présentations : l’un est Robiron, dit Pirate, ravitailleur d’évadés, ancien maître de danse à Toulouse. L’autre s’appelle Blaise, dit Jambe de Laine, trimardeur de profession. Ce sont des interdits de séjour, deux libérés, vous savez, ceux qui, leur peine terminée, sont jetés à la porte du bagne, puis envoyés au kilomètre 7, afin qu’ils puissent, à l’aide de cette borne, et dans la brousse, se refaire une vie nouvelle. Ces loques-là, on les trouve dans un bar chinois ou une cantine arabe. Jean-Marie les a pêchés là.
Ils n’ont pas une figure que j’aime bien. Pirate est habillé pauvrement, mais il est propre ; Jambe de Laine est lamentable. Par les trous de ses hardes, je vois son sous-vêtement de tatouages. Nu-pieds, hirsute, barbe incolore, plus de dents ; sur le chef, une calotte informe qui, sans doute, fut un chapeau.
Pirate porte beau. Jambe de Laine approuve tout ce qu’il dit. Tous deux acceptent de nous ravitailler, mais « comme ils risquent gros, qu’ils ont à se défiler comme des chats-tigres, que tout est si cher ! » ils exigent cent francs tout de suite, « afin de remercier Dieu qu’ils se soient, eux, Pirate et Jambe de Laine, trouvés sur notre chemin ».
— Vous pensez, ajoute Pirate, je devrais être à Toulouse à l’heure qu’il est. Je suis libéré depuis huit ans ; alors, si j’avais pu, depuis tant d’années, mettre huit cents francs de côté pour m’offrir le retour dans la belle France, vous ne m’auriez pas rencontré. Ça se paye, ça !
Ils demandent ensuite cent francs chacun de gratification quand ils auront trouvé le pêcheur pour nous conduire à l’Oyapok.
… Vous rêviez déjà de recommencer ?
— Pardi ! Jean-Marie est Breton, moi Lorrain, deux têtes de buis ! De plus, nous paierons double le prix des vivres. Quant aux gratifications, dit Pirate, en arrondissant un geste élégant, je les laisse à votre générosité !
Jean-Marie, indigné, lui dit :
— F… le camp, j’en trouverai d’autres !
Je crains la délation.
— Marché conclu ! fis-je.
Alors Pirate :
— C’est bien pour vous que je le fais, c’est le devoir d’un homme d’aider les évadés. Si j’étais riche, je vous soutiendrais pour rien.
Je paye.
Ils vident leurs musettes : pain, harengs saurs, beurre salé, chocolat, tabac, allumettes.
— Venez, qu’ils disent, on va vous présenter, près d’ici, à une vieille négresse solitaire qui pourra être bonne pour vous.
Un carbet dans la forêt vierge. Une femme noire, qui paraît avoir un grand âge, broie du manioc. Elle lève la tête et son sourire, dans une face laide, est très joli. Elle nous plaît !
— Asseyez-vous, peti enfants, dit-elle.
Pirate et Jambe de Laine sont partis. Elle nous fait une boisson chaude avec des herbes de sa connaissance. Nous lui racontons notre pauvre histoire. Elle nous écoute en se signant souvent. Quand nous en arrivons à la fin horrible de Venet, elle pleure de vraies larmes de pauvre vieille. Ce qui l’étonne, c’est que les requins ne nous aient pas mangés sur le radeau, quand il n’y avait que notre tête qui dépassait. « C’est Dieu et notre saint Père Fabre de Cayenne qui vous ont protégés », qu’elle dit.
Je lui mets un peu d’argent dans la main. Elle le refuse. Il faut insister. Elle le prend. Puis, s’approchant de nos oreilles, comme si quelqu’un autre qu’une bête de jungle pouvait l’entendre :
— Méfiez-vous de Pirate, il est capable de tout. Jambe de Laine n’est qu’un z’idiot exploité par lui.
Il est bien huit heures. Les singes rouges hurlent dans la nuit, couvrant les bruits d’insectes, d’oiseaux, de reptiles, de mammifères et de végétaux que le vent tourmente. Vous avez entendu le singe rouge ? Il a un sifflet à roulette dans la gorge, cet animal-là ! On croirait que cent hommes poussent le cri de la perdition, et ce n’est qu’un singe, et qui n’est pas plus gros qu’un bébé !
La bonne vieille négresse installe des nattes de feuilles de cocotier. Ce sera notre lit, un paquet de fibres sèches pour oreiller. Elle nous garde, la nuit.
Dans le feu, elle met une branche verte qui fera un « boucan » contre les moustiques.
Qu’il fait bon !
Au petit jour, elle nous réveille. Elle nous apporte quelque chose de chaud à boire, comme une maman française à ses garçons. C’est ça, une aventure, alors !
Puis, elle nous reconduit à notre cachette. En route, elle nous en montre d’autres, en cas de danger.
— Je vous ferai signe, mais ne venez jamais chez moi tout seuls.
Elle ne craint pas les surveillants chasseurs d’hommes, on les voit venir, mais les Arabes mouchards, qui marchent pieds nus, et que l’administration dresse comme des chiens à dépister les évadés, qui, pour eux, ne sont jamais que des roumis.
— C’est l’époque, dit Dieudonné, où je passais pour mort, à Paris.
X
NOUVEAU DÉPART
Savez-vous combien de temps nous sommes restés dans la forêt, à vivre comme des bêtes de pays chauds ? Un mois.
Nous avions découvert un arbre immense que protégeaient des bambous et des lianes. Nous nous étions fait un lit de feuilles dans ses branches et surprenions tous les secrets de la jungle : la goinfrerie du tapir qui, sitôt réveillé, se mettait à avaler des fourmis ; la pitrerie des singes. Ils étaient intrigués, ceux-là, de nous voir dans leur royaume ; ils ne cessaient de nous regarder sous le nez. Tout ce que nous faisions, ils l’imitaient. Je touchais mon nez, ils touchaient le leur ; je jouais de la trompette avec mon doigt, ils en jouaient ; je fumais, ils dégringolaient pour ramasser le mégot. Et la scène de famille chez papa et maman puma, qui corrigeaient petit-puma à coups de crocs dans l’arrière-train ! Si j’avais eu une machine à tourner les films, j’en aurais gagné, de l’argent, et j’aurais maintenant un joli complet pour me promener avec vous dans Rio de Janeiro.
Les soirs, on descendait, afin de recevoir la visite de Robichon, dit Pirate, ex-maître de danse à Toulouse.
Il n’a jamais connu notre installation dans l’arbre. C’était notre refuge secret contre les traîtres, les mouchards, les chiens de chasseurs d’hommes. Pirate nous entretenait des rumeurs de Cayenne. Menœil, Deverrer, Brinot avaient parfaitement été arrêtés dans Rémire. C’est la soif qui les avait fait prendre. Il y a des gens qui ne savent pas souffrir tout le temps qu’il faut pour réussir. Or, la souffrance dans l’évasion est comme le devoir dans certains autres cas, elle ne doit pas avoir de limites.
Pauvre Menœil ! hein ? C’était sa cinquième ! Et il chantait avec tant de confiance, en proue, sur la pirogue !
Jean-Marie et moi, nous passions pour morts. Nous nous étions, paraît-il, enlisés avec Venet. Seulement, disait Pirate, il faut confirmer la légende ; c’est bien, de la part des copains, d’avoir dit ça. Mais ce que je fais est mieux.
— Et que fais-tu ?
— Je vous enlise, chers camarades. À tous les transportés que je rencontre, je débite d’effarants récits sur votre supplice. Toi, Dieudonné, je te fais périr en hurlant. On entendait tes cris, que je précise, jusqu’au dégrad des Canes. Donne-moi vingt francs !
— Assez tapé ! N’as-tu pas honte de saigner deux misérables ?
— J’ai honte, faim et soif, qu’il répond. Donne vingt francs ou je te ressuscite !
D’autres payent pour se faire enterrer ; moi, j’ai donné vingt francs pour mourir en hurlant.
Pirate trouvait des arguments de diplomate pour nous empêcher de chercher asile ailleurs. Il avait déjà tout engagé, tâté le pêcheur, préparé les voies de la liberté. C’est ainsi qu’il s’exprimait. Il nous apportait des preuves innombrables et incontrôlables de sa bonne foi, de « son dévouement jusqu’à terre ». Jambe de Laine confirmait tout.
— Jambe de Laine, demandait Pirate, est-il pas vrai qu’hier j’ai crié devant un surveillant : « Ah ! Dieudonné ! le malheureux ! crever comme ça ! »
— C’est vrai, disait Jambe de Laine.
— Est-ce pas vrai que je me suis déjà mis en rapport avec le plus habile pêcheur des mers de Guyane, et qu’il s’appelle Célestat ?
— C’est vrai !
— Donne-moi trente francs !
Ils restaient deux jours, parfois, sans nous ravitailler. Ils buvaient notre pauvre argent chez un Chinois. C’est alors que nous mangions avec les singes.
La bonne vieille négresse n’osait plus nous recevoir. Le bruit avait fini par courir à Cayenne que nous n’étions pas morts, mais cachés dans les environs. Des Arabes rôdaient près de notre retraite. Nous ne fûmes bientôt plus en sûreté que dans notre arbre. Nous y vécûmes vingt-huit jours, ne descendant qu’à l’heure où Pirate devait venir. Nous y grelottions de froid quand il pleuvait et, quand il faisait beau, les moustiques nous suppliciaient. Et, comme si nous étions déjà des morts, les vers macaques nous mangeaient. J’en ai eu douze. Et les fourmis flamandes ! On a souffert ! Pourtant, notre torture était surtout morale. La confiance en Pirate s’en allait. L’argent aussi ; l’espoir…
Le trentième jour, jours comptés un par un, Pirate apparut, accompagné d’un noir.
— Enfin, salut ! dis-je au nègre, en le bénissant presque.
— M’appelle Strong Devil, suis de Sainte-Lucie. Connais la « mé » depuis les Antilles jusqu’au Brésil sud. Moi, sais passer barre ! Ai trois foçats déjà. Veux bien prendre vous. Huit cents francs !
— Pirate, dis-je, tu vas aller à Cayenne, cette nuit. Voici une lettre. Tu frapperas à cette adresse, on te remettra mille francs. Cinquante pour toi.
Et je dis au noir :
— Entendu. Quand ?
Pirate répond :
— Demain, à la nuit, avec les trois autres, Strong et moi, dans le carbet de la bonne vieille. Tu donneras cent francs à Jambe de Laine, cent francs à moi, plus les cinquante promis tout de suite, petit Dieudonné !
Sept heures, le lendemain. Jean-Marie et moi sommes dans le carbet. La vieille panse les plaies de nos pieds. Du bruit. Ce sont les trois compagnons, trois têtes inconnues. On est sept mille au bagne ! Pirate et Strong suivent. Jambe de Laine suit. Nous sommes tous là.
— Payez ! dit Strong.
Pirate me remet les mille francs.
On paye.
— Paye, dit Pirate, tendant la main et montrant Jambe de Laine.
Je paye.
Les trois s’appellent : Dunoyer (meurtre) ; Louis Nice (assassinat) ; Tivoli, dit le Calabrais (meurtre).
— Mon femme est malade, dit Strong, a pas pu accompagner moi pour ramener argent. Je vais le porter Cayenne. Moi revenir dans quatre heures.
Ce sera alors minuit..
Il ne vint pas. Ni le lendemain. Ah ! nous étions de brillants individus ! Volés par Strong, dénoncés par Pirate. Plus d’argent, la pluie, la faim.
À la nuit, je prends le Calabrais et je lui dis :
— Tant pis ! Pirate doit être chez son Chinois, allons !
Il y était. Nous le sommons de nous conduire d’urgence chez Strong. Mais il était saoul comme un nègre.
— La nuit prochaine, qu’il dit.
Nous retournons dans la forêt. Il pleut.
Le lendemain, à midi, j’entends un bruit auprès de notre retraite. Le haut des taillis remue. Un Arabe passe sa tête, me désigne et me fait signe d’approcher. J’ai un mouvement de recul. Il insiste. J’y vais. Les compagnons me suivent.
— Vous êtes dénoncés, qu’il dit. Je suis chargé de repérer votre refuge. D’autres Arabes cherchent ailleurs. Pirate vous a vendus, mais toi, Dieudonné, tu as sauvé Azzoug — c’était le marabout des forçats musulmans ; il était en train de se noyer, un jour, aux îles du Salut — alors, nous, les Arabes, ne dirons pas où vous êtes. Je suis venu te prévenir. Jambe de Laine est filé. Fuyez.
Nous décampons à travers lianes, bambous, épines, bêtes de brousse que traquent les chasseurs d’hommes. Nous tombons sur des mouches-sans-raison. C’est la même chose que lorsqu’on est aux prises avec un essaim d abeilles. Nous approchons heureusement d’une savane inondée. Nous y plongeons. Elles nous laissent.
Louis Nice connaît la demeure de Strong. Il ira seul. Nous l’attendrons de l’autre côté de Cayenne.
Que voulez-vous faire ? Il faut traverser Cayenne. La biche aussi se jette dans l’étang ! On se sépare. C’est la nuit. On traverse. Depuis trente-six jours, je n’ai plus revu la ville ! Pas un casque de surveillant. Je suis déjà devant l’église. Mes narines se pincent, tellement j’ai peur. Mais la chasse est commencée, et nous sommes forcés. J’arrive place des Palmistes. À droite, l’hôpital, quelques lumières ; à gauche, la poste, un blanc en sort. Je ne prends pas le temps de saluer l’hôtel du gouvernement. Je me ratatine. Des urubus se couchent, des crapeaux-buffles beuglent. Silence. Obscurité. Mélancolie. La brousse ! Cayenne est traversée !
À huit heures du soir, Nice arrive au rendez-vous. Il sort de chez Strong. Il n’y a trouvé que sa femme. Son mari est dehors et nous attend depuis deux jours. La femme avait conduit Nice au rendez-vous. Et maintenant, nous suivons Nice.
Deux heures de marche. Une crique. Strong est là, assis sur son fusil, fumant sa pipe. Il rit.
— Vous avoir, payé, moi veni ! Moi pas voleur !
Mais, l’autre soir, qu’il nous explique, il a rencontré Sarah ! Il avait de l’argent — le nôtre — Alors, Sarah ! tafia ! bal Dou-Dou ! Et puis l’amou ! Une nuit d’amour, quoi ! pendant que nous l’attendions.
Le lendemain, à son réveil, il apprend que nous sommes vendus. Il charge Pirate de nous donner ce nouveau rendez-vous.
— Commant Pirate n’a-t-il pas dénoncé ce point de ralliement ?
— Pirate eut peur de Strong, qui a toujours son fusil et qui est un homme, voilà pourquoi !
Bref nous avions retrouvé le sauveur ! Le nègre se lève, étend le bras, désigne une ombre sur l’eau : la pirogue
XI
VIVE LA BELLE.
LA BELLE DES BELLES !
La pirogue ! Dire que nous n’avons pas un frisson au cœur en la voyant, cette nouvelle, si pareille à l’autre, la pirogue du malheur, cela, je ne le dirai pas.
Le drame me réapparaît, ainsi qu’à Jean-Marie.
Les trois autres, qui n’ont rien vu, ne comprennent pas : ils rient, eux, devant la pirogue !
Bah !
Elle s’appelle la Sainte-Cécile… Strong dit d’elle : « C’est un poisson. » Il ajoute : « Par mouché Diable (monsieur Diable), je vous conduirai à l’Oyapock. »
On attend que le montant emplisse la crique.
— Acoupa avait juré aussi, lui dis-je.
— Acoupa ? Très vilain petit singe noir, marin des savanes, rien du tout de bon. Strong prend cher, mais Strong arrive. Allons ! fit-il.
Il est onze heures de la nuit.
La pirogue est belle : pagaies de rechange, deux ancres, chaînes solides, cordes neuves, un réchaud, du charbon de bois, des provisions.
— Moi, homme de conscience, dit Strong.
Nous embarquons, Il voit tout de suite que Jean-Marie et Nice seront les meilleurs à la voile. Les autres prennent les pagaies.
— Maintenant, dit Strong, parlez bas ; le son s’entend de loin sur l’eau. On reconnaîtrait vos voix de voleus et de assassins !
Nous arrivons devant le Mahury.
Revoilà la petite lanterne du dégrad des Canes. Elle est toujours là, celle-là.
L’aube ! Nous hissons la voile.
Strong est beau. D’une main il tient là corde, de l’autre le gouvernail. Il tire des bordées en sifflant, il zigzague avec science.
Une pirogue, c’est haut comme ça, cinq centimètres au-dessus de l’eau, non quillée pour mieux s’asseoir sur la vase. C’est calé à manœuvrer. Nous avançons sur Père-et-Mère. Je vois venir l’endroit où nous avons reculé avec Acoupa… Jean-Marie le voit aussi et le regarde. Et tous deux, ensemble, subitement :
— Oh ! hisse ! garçons ! C’est là ! Oh ! hisse !
Toutes nos forces et toutes nos âmes sont dans les pagaies.
Nous passons !
— Merci, mouché Diable ! dit Strong. Et il va asseoir la pirogue sur la vase.
— Pourquoi ? lui demandons-nous, effrayés.
Il mouille les deux ancres, roule la voile et dit : « Strong connaît ! »
On ne repartira que le lendemain.
La nuit vient. C’est là, exactement, que nous avons fait naufrage. Il ne reste rien de nos épaves, la vase a tout avalé. Rien. Nous sommes sur le tombeau de Venet. Je sens quelque chose d’aigre monter à mes pensées. Tout me rappelle : Duez ou sa femme allume là-bas, sur leur île, leur lanterne-phare. Au fond, le vent qui se lève fait crier les palétuviers, de fièvre et d’abandon. Un tronc apparaît dans la vase. Il ne va pas lever les bras, au moins, celui-là ? Ah ! non ! Eh bien ! Il faut le dire, mon cauchemar ne dura pas. Un tel désir de liberté bouillonnait en moi qu’il chassa le passé. La nuit était belle. Il y avait clair de lune. Strong dormait comme un bon saint noir. L’espoir submergea le souvenir.
Puis on se réveilla. C’était encore la nuit. Il y avait, dans un coin de la terre que nous fuyions, une lanterne que nous n’avions pas encore vue.
— La crique Can, dit Strong, là où Bixier des Âges…
— Bixier des Âges ? mais je connais ça.
— Je pense bien. Vous l’avez vu à l’île Royale…
— Voilà comment il faisait, Bixier des Âges, reprend Strong. Vous pensez si je le sais. C’était un z’ami z’à moi-même. Il habitait à cent pas de moi, à Cayenne. On a pêche dix ans ensemble sur les mêmes bancs. Il prenait, comme moi je vous ai pris, cinq, six voleus ou z’assassins, ou pas coupables, pour l’évasion. Des Arabes, surtout. C’est les z’Arabes qu’il aimait le mieux. Tout le temps il me demandait si je n’avais pas des z’Arabes à lui donner pour remplir sa tapouille. Il les conduisait jusque-là, ici même, devant la lanterne. Puis il leur disait :
— Z’amis, faut débarquer pour faire eau douce.
Ils débarquaient. Alors quand les z’Arabes ils étaient bien jusqu’au ventre dans la vase, Bixier, mon z’ami, il prenait un fusil comme celui-là.
Strong fouille le fond de la pirogue et ramène son fusil. J’ouvre des yeux, dit Dieudonné, et je me tiens prêt !…
— Comme celui-là, reprend le nègre, et, pan, il les tuait !
Strong remet son fusil à sa place. On a tous eu chaud, vous savez, une seconde !
— Alors, quelques-uns de ces z’Arabes, ils se sauvaient en suivant la crique. Mais, là, juste à la lanterne, il y a une fourche. Je la connais bien. À cette fourche, Bixier des Âges avait des complices. Les complices achevaient le travail. Il leur y ouvraient le ventre et leur y volaient le plan. C’est là où ça se passait. Regardez bien.
C’est de la histoire vraie, termina Strong.
Dieudonné arrête un moment son récit. Il se lève et se promène dans ma chambre. Sa pensée travaille maintenant pour son propre compte. Elle a lâché l’évasion, elle est revenue au bagne. Il dit :
— Quel trou hors du monde, le bagne ! Ce Bixier des Âges a été pris, jugé, condamné. Il n’a pas changé de pays, il a eu la perpétuité. Maintenant, il vit à Royale, parmi les compagnons de ceux qu’il tuait. Et que lui disent ces compagnons ? Rien. Au début, l’administration, qui pourtant connaît son monde, redoutait le contact ; elle l’avait isolé au sémaphore. La précaution n’était pas utile. Je l’ai vu dans une case avec cent autres, dont le frère d’un homme qu’il avait assassiné. Tout ça jouait ensemble à la Marseillaise, le bourreau, les victimes. Le bagne, c’est la liquéfaction de tous les sens. Pouah !
… Un coup de vermouth, lui dis-je, et reprenons.
— Alors, le matin arriva. La colline de Monjoli, la première, sortit de la nuit. On était frais, heureux. La confiance nous habitait.
— À la pagaie ! nous crie Strong.
Il eût fallu voir notre entrain.
— Voyez-vous, fait notre nègre, la faute d’Acoupa est d’avoir passé la barre à la voile et de nuit. Il faut travailler de jour et à la main. Allons !
La pleine mer est proche. Strong compte : « Un, deux ».
Dans le danger, les hommes ne demandent pas à être libres ; ils veulent se sentir commandés. Strong se révèle un homme de commandement, et nous avons du bonheur, un poids de moins au cœur à lui obéir. Nous pagayons, pagayons, pagayons…
L’eau glauque s’éclaircit. On n’aperçoit bientôt plus que des taches sombres. Elle devient limpide. C’est la pleine mer. Strong regarde et dit : « C’est fait ! Nous avons passé la barre sans nous en apercevoir. » Nous hissons la voile. Le Calabrais s’approche de Strong et l’embrasse. Sur le visage, la joie chasse le bagne, et tous à la fois, comme des fous ou des imbéciles, nous nous mettons à hurler en plein océan : « Vive la Belle, la Belle des Belles, la Plus Belle des Plus Belles ! »
XII
SEPT LONGS JOURS
Six jours exactement que nous sommes en mer. Le vent est fort, la vague méchante. La pirogue, couchée sur sa droite, bordage au ras de l’eau, avance. Nous la vidons à coups de calebasse.
Strong est beau de plus en plus. Pipe aux dents, il manie tout, la voile, la barre. Nous chevauchons les vagues, les descendons sans dévier jamais de notre route :
— Ventez ! Ventez ! sainte Cécile ! Ventez ! Ventez, mouché Diable ! Allume ma pipe, Calabrais !
Plus il vente, plus il rit ! Il faut savoir que, lorsque les noirs croient le diable dans leur jeu, ils ne doutent de rien.
Voici l’Approuague, un des fleuves de Guyane. Nous apercevons le mariage de son eau jaune avec la mer, L’Approuague, où il y a de l’or ! Et puis une crique :
Il s’y dirige, l’atteint, ancre.
Après, il dit :
— Strong va pêcher.
Il jette une ligne de fond. Trente minutes après, vingt mâchoirons gisent dans la barque.
C’est bon, le mâchoiron, fait Dieudonné, Ainsi appelions-nous le directeur du bagne de votre temps, le très honorable M. Herménegilde Tell. Il avait les yeux, comme ce poisson, hors de la figure. Mais le poisson est beaucoup meilleur !
Maintenant, Strong dit : « Au nom du Diable, je fais la cuisine. » Il allume le réchaud.
On mange.
Cette crique, reprend le nègre, s’appelle « Crique des Déportés ». Vous ne le saviez pas ? Je vais apprendre à mouchés Blancs la géographie, moi, Noir-Noir !
Tout en mangeant, il conte :
— Quand j’étais peti-enfant, petit, petit, je venais là avec des grands qui faisaient ce que moi, à présent, je fais : les évasions. Vous n’étiez pas nés, vous, mouchés blancs, ou pas au bagne, mais encore chez le papa ! Alors les grands, ils laissaient là mouchés forçats. Ils disaient : « Allez, z’amis, chercher de l’eau. » Et mouchés forçats descendaient, et la pirogue s’en allait, et mouchés forçats ils crevaient dans vase et le palétuvier. Ou bien les forts, les beaucoup-courage, ils se sauvaient, gagnaient hauteurs, là-bas. Ce furent les premiers bûcherons de bois de rose ou chercheurs d’or de l’Approuague. J’étais petit, moi, tout petit…
On regarde Strong. Il comprend notre pensée. Il dit :
— Humanité a fait progrès pendant que moi devenir grand.
Il lève les ancres. Nous pagayons. Quatre heures après, pointant le doigt vers un sommet, Strong dit : « Montagne d’Argent ! »
Montagne d’Argent ! Je connais ça ! me dis-je en moi-même. Moi aussi, c’était quand j’étais petit, petit. J’allais à Nancy faire les commissions de ma mère. Elle me disait : « Tu rapporteras du café de la Montagne d’Argent. C’est le meilleur ! » Et la voilà !
C’est bien elle. Si loin ! Si près !
Dans ce temps-là, c’étaient les jésuites qui la cultivaient. Elle rendait. L’administration lui succéda.
— Depuis, dit Strong, montagne donne rien de café. Elle est devenue de bronze, puis de bois, puis de lianes, puis d’herbes folles.
La mer est grosse. Il pleut. Nous traversons un terrible endroit. Strong lutte magnifiquement. Louis Nice et le Calabrais vident la pirogue. Jean-Marie est barreur. L’autre et moi, nous faisons le balancier pour empêcher la barque de chavirer. Je me souviens que nous avions un peu peur. Est-ce un peu ? Est-ce beaucoup ? Je ne sais plus bien, à présent !
Strong gagne une anse et crie :
— Mouché Diable, protège ton fils, mouché Strong !
On ancre.
On prépare à manger. Tout à coup, un vent subit s’engouffre dans l’anse, des vagues chargent notre pirogue. Elle oscille terriblement. Le réchaud, notre marmite, sont culbutés. Strong blanchit.
… C’était un nègre, mon vieux.
— Alors, vous n’avez jamais vu un nègre blanchir quand il y a de quoi ?
— Pagayez ! Pagayez ! qu’il crie.
Jean-Marie lève l’ancre. Il était temps. C’est une tornade qui passe, arrachant les palétuviers, jetant des épaves contre la pirogue. Les nuages courent si près de nos têtes que nous pensons les toucher de la main.
Jean-Marie se dresse comme s’il avait quelque chose à dire à la nature. « On s’en fiche, crie-t-il, si on coule encore cette fois, on recommencera une troisième ! »
Et, parlant toujours à l’Invisible : « Et une quatrième ! »
À quoi cela servait, je vous le demande. Je lui dis de s’asseoir et d’obéir. Il répond : « Bien, patron ! »
Un quart d’heure après, le calme était revenu.
On ancre.
Alors, comme nous regardons devant nous, on voit arriver un nouveau nuage ! Celui-là vole ; ce sont les moustiques des palétuviers voisins, Ils nous ont découverts et viennent, de droit, torturer la seule proie qu’ils aient : les évadés.
Ils tombent sur nous.
Notre bois est mouillé. Nous ne pouvons allumer de « boucan ». Ils nous recouvrent. Vaincu, Jean-Marie s’abat dans le fond de la pirogue. Il pleure de souffrance. Il n’a que vingt-huit ans ! Et, tout en se laissant manger, il répète, comme des litanies ! « Ah ! misère ! Oh ! misère ! Oh ! Oh ! »
Et voici le matin du septième jour.
— Aujourd’hui, nous dit le noir, vous verrez le Brésil.
Les cœurs battent. Nous nous regardons dans les yeux, comme pour mieux nous montrer notre joie.
— Tu es sûr, on le verra ? demande Jean-Marie à Strong.
— Par mouché Diable !
— F…-nous la paix avec ton diable. Je te demande si on arrivera, oui ou non.
— Tais-toi, dis-je à Jean-Marie.
Il se tut.
Pas de vent. Nous allons à la pagaie. Il y a beaucoup d’écueils, par là. La journée est difficile.
On ne mange pas. Pour mon compte, j’ai l’impression que je ne mangerais jamais assez vite et que je perdrais trop de temps.
La chaleur est si gluante qu’une lassitude chargée de sommeil nous pénètre. On dirait qu’elle nous saigne, que notre sang s’en va en même temps que nos forces. La pagaie tombe de nos mains. On n’en peut plus.
— Là ! Là ! dit Strong, regardez ! Cap Orange. Brésil !
Le sang me remonte au cerveau. Je saute presque à la figure du nègre.
— Que dis-tu ? Le Brésil !
— Le Brésil ! Cap Orange ! Le Brésil !
— À la pagaie ! les petits frères !
Je n’ai pas besoin de commander deux fois ; tout le monde est réveillé.
— C’est le Brésil, camarades !
Quand je réfléchis, maintenant, je me demande ce que nous trouvions de beau à ce cap Orange. Il était aussi lugubre que le reste. Mais ça, c’est après coup. C’est de l’émotion raisonnée, La nôtre ne l’était pas. Ah ! cet instant ! Je vois danser, entre les arbres du cap Orange, le double des créatures qui m’attendent en France. Je le vois !
Jean-Marie est fou comme moi : sur le cap Orange, il aperçoit sa Bretagne, lui. Il dit : « Ma Doué ! » comme je vous le dis et sur son visage il vient comme un sourire d’extase. L’Autre, je n’ai jamais bien su son nom, parle d’une petite amie qu’il a, rue des Trois-Frères, à Montmartre, qu’il avait, tout au moins ! Nice et le Calabrais, eux, retournent du coup à leur origine ; ils baragouinent l’italien.
Quant à Strong, il fume sa pipe.
— Ventez ! Ventez ! sainte Cécile ! Ventez ! mouché Diable !
Cette fois, on ne se moque plus de lui. Nous voyons la gueule de l’Oyapock.
Répondant à l’invocation de Strong, le vent se lève.
L’Oyapock est large comme une mer. Nous l’abordons. Il nous avale par une espèce de courant secret, tels des moucherons.
La pirogue vole sur le courant ainsi que sur des roulettes. L’eau entre. Nous la sortons. L’Autre et Nice quittent leur pantalon pour être prêts, en cas de danger, à continuer à la nage.
Une saute de vent arrache notre voile par le bas. Dans l’orage qui commence, elle claque comme un drapeau. Un quart de seconde, je revois la scène de notre naufrage. Mais non ! Jean-Marie rattrape la voile, la reficelle. Bravo !
Pendant deux heures, nous courons sur l’Oyapock déchaîné, glacés de froid, d’espoir, de peur, de joie ! On arrive. Ces lumières, là-bas, c’est Demonty. Demonty, la première ville du Brésil. Ah ! que la nuit est belle au pays du Brésil !
-C’est beau ! C’est beau ! disions-nous tous ensemble.
Ce n’était pas beau, vous savez, mais cela nous le paraissait.
Il fait nuit noire. Nous avons plié la voile. Nous allons maintenant à la pagaie, évitant tout bruit de choc dans l’eau.
Une éclaircie dans les palétuviers.
Quelques maisons…
(Ceux qui n’ont pas entendu Dieudonné — c’est-à-dire vous tous — prononcer à cette minute ces deux mots : quelques maisons n’entendront jamais tomber du haut de lèvres humaines la condamnation du désert !)
Strong aborde. Nos pieds touchent terre. Silencieusement, sans mot d’ordre, nous, les cinq forçats, nous embrassons le nègre.
— Adieu ! nous dit-il, que mouché Diable vous protège !
XIII
EN PAYS PERDU
— Le Brésil, oui ! Mais, avant tout, l’endroit où nous sommes s’appelle pour nous : l’Inconnu !
… Dieudonné se ranime à ce moment du récit. Il veut me faire sentir que l’évasion d un forçat consiste à passer d’un mauvais cercle dans un cercle redoutable.
— Ah ! ce n’est pas fini ! dit-il.
Nous ne savions qu’une chose, le nom du lieu où nous étions ; cela oui ! Pas un bagnard qui ne l’épèle : Demonty.
Pour mon compte, je rêvais à Demonty depuis quinze années.
Nous y sommes. Onze heures du soir. Nuit d’encre, vingt maisons de bois dans la forêt. Silence tragique.
Tout à coup, nous nous serrons les mains, les cinq ! Jean-Marie, joignant les siennes, prononce : Demonty ! Nous répétons : Demonty ! La joie tourne en nous comme la tornade sur mer. Jusqu’ici, nous devions nous cacher de tout : des chiens de chasseurs d’hommes, des gens. Là, nous n’avons plus à craindre, nous n’avons qu’à peiner. Vingt maisons ! mais, pour sept mille hommes, c’est la ville la plus grande du monde, c’est la liberté !
Nous restons bien trois heures là sur place, sans bouger, parlant bas, morts de froid, mais si heureux !
— Il ne faut pas croire, ajoute-t-il, que le bonheur ne soit fait que pour les heureux !
Enfin, nous nous mettons en marche. Il est deux heures du matin, exactement ; la pendule de l’église vient de sonner. Si par hasard l’église était ouverte, on irait dormir dedans. Nous avançons sur le village. L’église est fermée. À côté, un hangar délabré avec une lanterne au fond. Entrons.
C’est une étable. Des vaches couchées lèvent la tête. Quel œil accueillant elles ont ! Un gros chien nous regarde, vient nous flairer et se frotte à nous. Il n’aboie pas ! Il remue même sa queue ! Depuis que nous avons quitté la vie pour le bagne, on n’a jamais eu réception pareille.
Chacun s’étend contre une vache pour avoir chaud. La mienne était rousse et bien bonne !…
À l’aube, un bruit. On se réveille. Un homme fort, gros, nous regarde. Il a deviné qui nous sommes.
Il hoche la tête devant notre misère, et s’en va.
On ne bouge pas.
L’homme revient, portant une énorme marmite de riz et de giraumons. Cela fume.
Nous croyons que c’est saint Vincent de Paul.
Vous pensez si on a trouvé ça bon !
On sort sur la petite place. Les femmes, les jeunes filles, les hommes, les enfants nous entourent. Nos mines, nos loques ne leur font pas peur. Les femmes nous montrent du doigt la direction de la Guyane. Nous faisons « oui » de la tête. Alors, elles se signent en levant les yeux au ciel.
… Là, je dois dire que Dieudonné ferma ses paupières et s’endormit. Il était toujours dans ma chambre, assis dans un fauteuil d’osier. Je supposai d’abord qu’il se recueillait, mais quand je lui dis : « Eh bien ! Après ! » il ne broncha pas, Je sortis et revins deux heures plus tard. Il n’avait pas bougé. Je repris ma place devant la table. Il se réveilla :
— Savez-vous, me dit-il, sans s’être aperçu du hiatus, que toutes les femmes, là-bas, sont magnifiquement blondes ? Et coquettes ! coiffées à la garçonne, rouge aux lèvres et fumant la cigarette ! On grelottait de fièvre, hein ! Elles nous apportèrent de la quinine. Elles nous tâtèrent le pouls, le front, tout naturellement. Et nous étions sales ! Elles nous donnèrent des bols de lait chaud ! On croyait être au paradis ! Alors les douaniers…
… Ah ! ceux-là !
— Comment, ceux-là ? Les braves gens ! Ils connaissent d’avance notre histoire. Ils en ont vu arriver de semblables à nous, de l’autre côté de l’Oyapock ! Ils savent bien que nous n’avons rien à déclarer. Ils nous disent que les mines d’or de Carcoenne ont repris l’exploitation, que l’on peut aller là, qu’on nous embauchera.
On remercie tout le monde. Jean-Marie entre dans l’église faire une prière, Louis Nice et le Calabrais disent qu’ils vont partir de leur côté. Adieu !
Nous restons, Jean-Marie, moi et l’Autre.
— Pourquoi l’appelez-vous l’Autre ?
— On n’a jamais bien su son nom, c’était un pauvre petit, bête et malheureux. On l’appelait l’Autre parce que lui disait toujours à propos de tout : c’est la faute de l’Autre. L’Autre, c’est celui qu’il avait tué, après une orgie de cidre dans une ferme du côté de Lisieux, je crois.
Tous trois, on se mit à compter notre argent. Moi : trois cent soixante-cinq francs guyanais et vingt grammes d’or. Jean-Marie : cent cinq francs et quinze grammes d’or. L’Autre : sept francs dix.
— On t’emmène jusqu’aux mines, lui dit-on.
— Merci, Jean-Marie ; merci, Dieudonné, fait-il en s’inclinant devant nous comme si nous étions des évêques. Enfin !
Las douaniers nous trouvent un canoë qui part pour Carcoenne. Le patron nous prend à raison de cent francs et de vingt grammes de poudre d’or.
On embarque.
Je vais vous défiler rapidement la suite de cet épisode, fait Dieudonné, le malheur étant toujours le malheur.
Alors, on est sur le canoë avec les six marins et le patron. Nous tournons le cap Orange. Là, on s’arrête pour acheter du poisson salé aux Indiens à cheveux plats. On repart. On longe la côte. Palétuviers ! Ah ! ceux-là ! Si j’en revoyais, à présent, je crois que je me mettrais en colère et cracherais dessus. On rencontre des petits points habités qui s’appellent : Cossuine, Cassiporé. Le surlendemain du départ, nous voyons quelques maisons. On demande ce que c’est ; le patron dit : Carcoenne.
— C’est là que nous allons, piquez dessus.
— Non, fait le patron, qui rit et continue la route.
On se fâche. Le patron déclare que lui se rend à Amapa, qu’il nous a pris pour gagner de l’argent, et qu’il ne s’arrêtera pas à Carcoenne.
Où allions-nous trouver du travail, embarqués comme ça ?
Le matin, le canoë entre dans une crique vaseuse. Au fond, un hangar et six nègres nus qui scient des planches. Le patron parle à l’un des hommes, longuement, et nous fait signe de descendre. Je parie mes grammes d’or que nous aurions été tués comme des lapins par les scieurs de long si nous étions descendus. C’étaient des Indiens à l’œil d’oiseau, les plus mauvais. Nous refusons. Tout le monde crie. Nous crions plus fort. « On n’est pas des Arabes, que je dis. Vous allez voir ce que c’est d’avoir affaire à des Français. » Ils ne m’ont sans doute pas compris. Le ton a dû produire son effet tout de même. Le patron nous mènera jusqu’à Amapa.
La confiance est partie. La nuit, nous veillons à tour de rôle. Au matin, c’est une nouvelle crique vaseuse, noire, un vrai paysage de crime : Amapa. Que faire là ? Onze baraques de pêcheurs. Ah ! ce qu’on était amers, tous les trois, et désespérés. Quand je me rappelle ce matin d’Amapa, j’ai la pensée comme les lettres de mort : bordée de noir !
— Patron, dis-je au Brésilien du canoë, deux cents francs pour nous descendre plus bas.
Il veut aussi quinze grammes d’or. Tout ce qu’on a, quoi ! Mais il ne va qu’à Vigia, sur l’Amazone. De là, nous pourrons gagner Belem.
Belem ! Deux cent cinquante mille habitants, le grand phare de tous les bagnards !
J’accepte. Il dit : « Manhana » demain ! D’amanha a tarde (de demain à ce soir). Cela dura six jours !
Six jours, et onze baraques de pêcheurs.
Mais j’ai vu des sirènes…
Pas celles de la légende. Bien mieux. Non en écaille de poisson, en chair et en os.
C’était le quatrième jour. On m’avait signalé un campo, dans l’intérieur, où nous pourrions trouver de la farine, et la gagner en faisant l’âne qui tourne la meule. J’étais le mieux portant des trois. J’y partis. Je savais qu’il fallait traverser la savane, de l’eau jusqu’au ventre. J’entrai dedans. J’allais ainsi depuis trois heures, quand je vis venir à moi, de l’eau jusqu’au ventre aussi, des sirènes ! Elles avançaient avec tant d’aisance, que je m’arrêtai. Elles riaient de mon ébahissement. Elles avaient les cheveux coupés, de la poudre aux joues, du noir aux yeux, des corsages de satin, des colliers d’or ou d’argent. Elles étaient jolies, très jolies. On ne voyait que le buste, tout le reste était dans l’eau, tout. Elles ne se baignaient pas, elles allaient à leurs affaires. J’en restai comme ça !
— Bon dia ! leur dis-je. Elles parlaient ! et me renvoyèrent : « Bon dia ! »
Elles avancent ainsi cinq ou six.
Et voilà que je crois en reconnaître une.
… Il est permis, après tout cela, d’avoir quelques visions, lui dis-je.
C’était une vision, en effet. La jeune fille était si belle qu’elle me rappela subitement, à travers trente années, la Vierge Marie de la chapelle Saint-Stanislas, de l’orphelinat de Nancy, où je fus élevé, et devant qui sœur Thérèse, nous accompagnant à l’harmonium, nous faisait chanter :
… Dieudonné redescendit sur terre. Ce fut pour dire :
— On en voit des choses en évasion !
XIV
C’ÉTAIENT TROIS CHEMINEAUX
DU BAGNE
Les trois chemineaux du bagne commencent une nouvelle « station ». Ils reprennent la mer pour descendre jusqu’à l’Amazone.
C’est là, sur ces rives de légende, que s’est construit Belem. Il leur reste en tout, le canoë payé, quatorze grammes d’or et un billet de dix milreis (trente-trois francs).
Pas de travail ; partant, pas de pain. Comme ils jeûnent, ils sont malades. Ils embarquent à Monténégro d’Amapa, où les mouches à dague, sans doute pour les guérir, leur font des pointes de feu toute la nuit. Celui qu’ils appellent l’Autre est à bout et geint dans le fond du canoë, l’homme calé, à cause du roulis, entre deux ballots de poissons secs !
— Il délire tout le temps, reprend Dieudonné, « Non ! Non ! qu’il dit, vous ne ferez pas ça, monsieur le directeur ! »
Il est loin, le directeur, qu’on lui dit. Il est à Saint-Laurent-du-Maroni ! On va vers l’Amazone, tu entends, réveille-toi ! On lui met des compresses d’eau salée sur le front. L’eau coule dans ses yeux et sur ses lèvres, ça le brûle. Il sort de son cauchemar pour y retomber.
Il nous faudra six jours de ce canot pour atteindre l’Amazone. Je les passe. Ce n’est que de la faim — les durs matelots ne sont pas compatissants et mangent devant nous sans rien nous donner — de la maladie, du chagrin, le chagrin de ceux qui n’ont pas la chance avec eux. Mais, dans l’histoire, cela n’est rien ; ce n’est pas plus que l’accompagnement monotone d’une guitare pour une chanson !
Je passe donc, hein ! Et voilà l’Amazone. Alors, là, je dois vous dire mon opinion. C’est tout de même rudement beau à voir ! Ni l’Autre, ni Jean-Marie, ni moi, pauvres bougres, n’avions jamais pensé voyager un jour, tout comme des explorateurs, sur le fleuve le plus mystérieux du monde. C’est ce que le sort nous réservait, pourtant ! Nous avons l’ahurissement de pèlerins qui n’étaient pas destinés à sortir de chez eux. On regarde ça comme un enfant quelque chose de trop magnifique qu’on vient de lui donner.
— Ce n’est peut-être pas pour nous, dit Jean-Marie.
On longe une rive. Nous ne voyons pas l’autre, il s’en faut. C’est le matin. L’eau est vert tendre. Des feuilles, des branches, des arbres entiers accompagnent le courant. Voici déjà des maisons. Plus loin, une scierie mécanique. Puis un phare. Deux phares. Nous arrivons chez les hommes.
Il y a soixante-huit jours, à cette heure, que nous nous sommes évadés de Cayenne ; cela ne vous a peut-être pas paru long, à vous ; je parle pour Jean-Marie et moi. Alors, voir tout ça, des fumées qui sortent des toits, un tramway ! C’est le tramway surtout qui nous bouleverse. On rit. C’est Vigia que nous apercevons. Et il marche, vous savez, le tramway ! Il marche vite ; ça, c’est vraiment épatant.
— Eh ! l’Autre, lève-toi, regarde !
— C’est Paris ? qu’il demande, à moitié crevé.
— Des toits, des hommes, un tramway, des bicyclettes !
Il fait « Ah ! » et repose sa tête sur son sac puant le poisson séché.
— Courage ! il va falloir te tenir sur tes pieds. Essaye !
Nous préparons nos besaces et la sienne.
Un havre aux rives boisées. Le canoë l’aborde. Un appontement de bois.
On relève l’Autre à coups de pied dans les fesses, non par brutalité, mais par nécessité. On aborde. Les pêcheurs nous disent quelque chose qui doit signifier : Débarrassez-nous ! Nous entraînons le troisième : Vigia !
Un vieux douanier nous crie :
— Hep ! Hep !
Il parle français et nous demande de le suivre. Est-ce que nous avons l’air de posséder des biens ? On se regarde tous trois, les habitants s’arrêtent et nous contemplent avec beaucoup de curiosité. Nous entrons à la douane. Il sait qui nous sommes, pardi !
— Vous allez à Belem ? qu’il nous dit.
— Oui, et c’est tout ce que nous avons à déclarer.
— Eh bien ! allez-y ! fait le vieux bonhomme.
Il nous reste quatre milreis et cinq grammes d’or en tout, pour tout et pour trois. La première station de chemin de fer est à Santa-Izabel, à soixante kilomètres. Une fois par semaine seulement, une auto joint les deux villes. Coût : dix milreis chaque place. Nous courons tout Vigia à la recherche d’un emploi. Nous entrons dans une scierie. On ne veut pas de nous. C’est l’Autre qui doit nous faire du tort, tellement il a l’air de vouloir mourir. Nous le couchons dans une impasse. Nous repartons. Pas de travail au port ; ce n’est d’ailleurs qu’un appontement. Un tailleur chinois ne veut pas de nous ; pourtant, nous savons coudre. On s’informe s’il y a des meules pour le manioc ; nous pourrions nous embaucher comme mulets. Pas de meules.
Le soir tombe comme ça. La preuve est faite : rien à espérer ici. Nous avons trop l’air bagnard encore. Une seule solution : abattre les soixante kilomètres à pied.
On retrouve l’Autre dans le fond de son impasse. La charité lui a donné à manger. Ça l’a réveillé, du coup. Heureusement ! Il nous suit. Nous prenons la route de l’autocar. Neuf heures du soir. La route coupe la forêt ; nous trébuchons dans les ornières. Il pleut. Aucun abri. Marchons.
— Peux-tu suivre, toi, l’Autre ?
Il marche un peu en arrière, mais il marche.
La nuit est sans lune. J’entends les dents de Jean-Marie qui claquent : un accès de fièvre. Depuis longtemps, on n’avait plus de quoi acheter un pain ; on se passait aussi de quinine. Nos pieds sont déchirés par les cailloux. Le sable, la terre, l’eau, nos chaussures, tout cela ne fait qu’un seul poids à traîner. En plus, Jean-Marie a sa malaria, l’Autre sa crève, et moi, ma jambe gauche qui est gonflée du quart maintenant.
Nos effets, qui étaient la seule chose légère, sont alourdis par la pluie.
Nous buvons l’eau qui coule le long des arbres. Jean-Marie ne peut pas. Il tremble tellement qu’il casserait ses dents contre l’écorce.
On marche en suivant le fil télégraphique, en le devinant, plutôt.
Ce sont trois forçats en promenade.
Au matin, nous avons fait vingt kilomètres. Nous tombons où nous sommes et dormons. Une heure après, nous reprenons la route. D’avoir tant eu faim, je n’ai plus faim. Que c’est dur de repartir ! Nous marchons tout le jour, nous arrêtant souvent. Il y a des bananes ; nous en prenons : la nature nous les donne.
Les maisons des villages que nous traversons sont en vase compressée. Qu’il ferait bon, là-dedans, une heure ! une nuit ! Les habitants ferment leurs portes. Les chiens aboient, les enfants nous montrent de loin. La nuit revient.
L’Autre suit comme un automate. Il n’a pas dit un mot depuis vingt-quatre heures. Mais il n’est pas mort, puisqu’il marche. Il pleut. Nous marchons toute la nuit. Longtemps après notre passage, les chiens hurlent encore. L’eau tombe, par trombes. Nous avisons une masure. L’Autre s’écroule contre le mur et ne bouge plus. On s’écroule comme lui. Je me retiens pour ne pas tousser. La toux l’emporte. Deux chiens aboient, nous trouvent, et n’en finissent plus. On remue dans la masure. Nous reprenons la route inondée.
Mais, cinq cents mètres après, nous nous dirigeons tous les trois vers un poteau télégraphique ; nos reins glissent contre lui. On tombe assis dans la boue. Cela nous semble bon !
On reste là deux heures, comme si le poteau ne pouvait tenir sans nous.
On repart. Il doit être trois heures du matin.
L’Autre suit en parlant tout seul maintenant. Il délire debout. Enfin, pour l’instant, il ne nous retarde pas.
Les coqs chantent au matin !
Au loin, des lumières électriques, pâles dans le jour qui vient.
Attiré par elles, l’Autre passe devant ; il marche comme un pantin à manivelle, si vite qu’on ne peut le suivre. Il ne parle plus, mais il comprend encore. Il a compris que c’est la gare de Santa-Izabel.
Il a fait soixante kilomètres à pied en agonie.
Il arrive, s’effondre.
Le train part à quatre heures du soir, pour Belem. Les jours ordinaires, cela coûte un milreis deux cents. Aujourd’hui, dimanche de carnaval, paraît-il, le prix est de deux milreis neuf cents. On en pleurerait. On n a pas de quoi prendre le train !
Des gens s’approchent, viennent nous voir, comme autrefois on allait regarder les macchabées à la morgue. On leur vend notre plan. On trouve toujours à vendre ça, au dernier moment ; c’est si peu ordinaire ! Une femme meilleure que d’autres nous achète des bananes.
Nous comptons l’argent. Il y a de quoi ! Quatre heures arrivent. Nous montons dans un wagon. Des banquettes ! On s’assoit, un peu hallucinés par la souffrance et la faim.
Des marchands de gâteaux font circuler leurs paniers. Tout le monde mange. Nous nous tenons raides et dignes et regardons par la portière pour ne pas voir les pâtisseries.
Douze petites stations dans la forêt amazonienne. Puis Belem !
L’Autre vit encore.
XV
SOUS LES CONFETTIS
Belem ! Il est 8 h. 12 du soir. Santa Maria do Belem do Para !
Nous descendons du wagon, traînant l’Autre. Deux pensées dans notre cerveau : l’une est de joie et nous répète : « Tu es arrivé. » La seconde est de crainte et nous souffle : « Passeras-tu inaperçu ? »
C’est que nous mettons le pied pour la première fois dans une ville organisée du Brésil. Il va falloir compter avec la police. Jusqu’ici » nous n’avions abordé qu’à des « dégrad » perdus où le chef ne pouvait rien nous dire de plus méchant que ceci : « Allez plus loin ! »
Nous sortons de la gare ; ses lumières nous aveuglent, nous grisent. Nous cherchons tout de suite un coin moins éclairé. Il est trouvé. On se concerte.
Nous savons où nous rendre. J’ai l’adresse d’un camarade évadé depuis six mois. Où est-ce ? Dans quelle direction ? Aucun de nous ne parle encore portugais. Je décide d’aller seul du côté du public et de montrer l’adresse écrite sur un papier. Je pars. J’hésite avant d’aborder un passant. Je choisis une dame à l’air bon. Elle est un peu étonnée ; je suis tellement sale : une barbe repoussante, et mes souliers surtout ! Mais j’ai ma casquette à la main, et mon regard ne doit pas être celui d’un homme dangereux. Elle me montre un tramway et me fait voir que c’est tout au bout.
Je reviens trouver les deux loques.
On voudrait prendre le tram, mais on ne sait combien cela coûte. Nous n’avons peut-être pas assez d’argent. Il convient d’éviter des explications. Nous ne gagnerions rien à nous faire remarquer.
On ira à pied.
L’Autre, qui est à sa toute dernière extrémité, part le premier, mécaniquement.
Nous suivons les rails ; nous sommes malades, en guenilles, affamés. La ville est tout illuminée. Une musique joue, la population est en fête. C’est le dimanche du carnaval. De fenêtres à fenêtres, à travers la rue, les gens se lancent des serpentins. Les autos passent, remplies de fêtards qui s’envoient des confetti ; les jeunes hommes aspergent les femmes de parfum. Elles répondent à coups de petites boules en celluloïd. Place de la République, les globes électriques blanchissent les visages. Des voitures où hommes et femmes pincent de la guitare tournent autour de la place ; cela fait un jovial carrousel.
Nous sommes couverts de confetti. Nous avons faim ; nous regardons les restaurants, les pâtisseries, Des badauds, des masques nous empêchent d’avancer. Alors, nous écoutons les orchestres du Grand Hôtel et du café da Paz. L’Autre est héroïque. Il reste dans la fête, comme s’il était venu spécialement pour elle. On le soutient. Nous avançons. Une rue, deux rues. Nous demandons dix fois. Enfin, voilà l’impasse et le numéro. Une baraque. Je frappe.
… Ici, je dois enlever la parole à Dieudonné. Elle revient de droit à Rondière. C’est chez lui que les trois forçats se rendaient. Évadé du bagne, Rondière n’est plus à Belem. Je l’ai rencontré au Brésil, pas à Rio, dans le Sud. Il est venu m’attendre au sommet d’un funiculaire, parce qu’il est né dans la même ville que moi et que nous avons peut-être joué ensemble, autrefois, sans trop plus le savoir.
— On frappe, commence Rondière. Il était dix heures du soir. J étais couché. Je prends ma chandelle, j’ouvre en chemise, regarde. Je vois trois loqueteux traînant des serpentins à leurs chevilles et portant confetti dans leur barbe. Ensuite, ce qui me cloue, ce sont leurs yeux maquillés par la faim et la peine. J’ai reconnu ça tout de suite, je suis de la troupe !
— Eugène ! que je crie.
— C’est moi ! qu’il fait.
— Eh bien ! t’es beau !
Je me recule ; ils entrent. Je n’en avais pas encore vu d’aussi abîmés que ces trois-là.
— Combien donc que t’as mis de temps, Eugène ?
Il laisse tomber, d’une bouche qui a soif :
— Soixante-douze jours !
Je donne de l’eau, du pain. Alors, je m aperçois que parmi les trois il y a un moribond qui ferme déjà les paupières sur mon plancher.
— Qui c’est ? que je demande.
Dieudonné répond :
— De là-bas !
— Il faut le conduire à l’hôpital. Pour lui d’abord, pour nous ensuite. S’il meurt ici, nous serons jolis !
Le moribond ne pouvait plus marcher. Nous n’avions pas d’argent pour prendre une voiture.
Ah ! que je dis à Jean-Marie, t’es encore fort, toi ; moi aussi. On le portera, à la chaise morte. Comme c’est carnaval et la rigolade dehors, les gens croiront qu’on s’amuse.
Je m’habille. J’empoigne l’Autre, comme ils l’appelaient. On sort tous les quatre.
On allait à un kilomètre de là, à la Santa Casa de Misericordia.
D’abord, je le portai tout seul. Quand on entra dans le quartier de la fête, je le pris en chaise avec Jean-Marie. On causait, on riait. Je disais à Dieudonné, qui suivait derrière :
— Ramasse des confetti et jette-les nous : on aura l’air d’un groupe de bambocheurs.
Il nous en mit quelques poignées. Je repris le copain sur mon dos dès qu’on eut passé les lumières. Il ne dormait pas ; c’était un rude paquet tout de même !
On atteignit à la Santa Casa.
On ne nous demanda pas de papiers. Il y avait là une sœur française. Elle en avait vu arriver quelques-uns comme ça. Elle savait d’où il venait !
— Encore un ! quelle dit.
Il est mort au matin. Ce fut sa Belle à lui.
Alors, le lendemain… (c’est Dieudonné qui parle)… je me lave, je me rase. Un Russe nous prête dix milreis. Je vais acheter une chemise pour moi et Jean-Marie.
… Ça fait deux chemises, alors.
— Une seule. On la mettra tour à tour, suivant les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux I Je reviens. Rondière nous fait manger du pain et du beurre. Je sors pour chercher du travail.
Je vois : Fabrique de meubles, Casa Kislanoff et Irmaes. Je me présente. On m’embauche. À une heure de l’après-midi, j’avais le rabot à la main.
J’achète des vêtements à prestâcoes, à tempérament.
Le lendemain, je suis beau. Je fais embaucher Jean-Marie. On est beau tous les deux !
Je loue une chambre. Je ne suis plus le forçat Eugène Dieudonné, mais M. Michel Daniel, ébéniste. Michel Daniel, parce que tout le monde se nomme Michel et tout le monde Daniel. On ne peut pas s’appeler Victor Hugo, par exemple !
Quinze jours après, je vais même à la police pour me faire établir ma cadernette, cette carte d’identité qui sert de tout en Amérique du Sud. J’ai le certificat de ma logeuse, celui de mon patron. Je donne ma photo. On me délivre la cadernette. Officiellement, je suis M. Daniel.
On est presque heureux, Jean-Marie et moi, maintenant. Tout le monde nous accueille bien. Notre patron nous augmente. Il veut me nommer contremaître. Je refuse, pour éviter les jalousies.
Puis arrive Pinedo. Songez ce que cela doit faire sur un homme qui sort du tombeau et n’a rien vu depuis quinze ans ! Cet enthousiasme ! Ce fut mon premier remariage avec l’âme de la foule. Ah ! être libre d’acclamer et d’applaudir !
J’achetais tous les soirs la Folha do Norte. Ce soir-là était le 25 mai. Je l’ouvre. Je pâlis. Jean-Marie pâlit : ma photo en deuxième page !
Je lisais le portugais depuis deux mois. L’article n’était pas méchant. Mais il disait que la police française avait signalé à la police brésilienne qu’Eugène Dieudonné, évadé du bagne, devait être dans l’État de Pernambouc ou dans celui de Para.
Je revis le bagne. Nettement. Ce fut atroce. Et puis je me dis : je me suiciderai, mais n’y retournerai pas. Et j’eus comme un soulagement.
Je croyais déjà que tout le monde allait me reconnaître. À l’atelier, le lendemain, rien de changé. Ma propriétaire m’appelle toujours M. Daniel. Aucun chien ne levé le nez pour me regarder. Une semaine passe. Rien.
Une autre, puis d’autres.
Le 14 juin, à onze heures, je sors de mon atelier. Il fait très chaud. Je prends, comme chaque jour, le chemin de mon restaurant l’Estrella da Serra ! Un beau nom, hein ? J’ai très soif. J’entre dans la pension. Je me verse un verre d’eau. Je le buvais, debout, lorsque quatre hommes, assis à la table à côté, se dressèrent. Ils m’entourent. Je reste le verre aux lèvres. C’était quatre investigadores de la police.
— Suivez-nous !
XVI
D’ÉTONNEMENT EN ÉTONNEMENT
… Ma chambre à Rio de Janeiro, est vaste ; cela permet à Dieudonné de se promener à grands pas dès qu’il a rappelé le mot des quatre investigadores : « Suivez-nous ! »
— En français, encore ! Ces quatre-là n’avaient dû apprendre le français que pour venir un jour derrière moi et me dire : « Suivez-nous ».
Peut-être étaient-ce les deux seuls mots qu’ils savaient !
Alors quoi ? (Dieudonné s’emballe. Ce souvenir-là ne lui vaut rien.) J’entendrai toujours ce « Suivez-nous » ? Je posai mon verre. Je les regardai très en face, l’un après l’autre, et je dis : « Voilà, emmenez-moi. »
La patronne de la pension lança quelques mots qui avaient tout l’air d’une injure contre les investigadores.
On sortit. Ils ne m’avaient pas mis les menottes.
À peine à cent pas du lieu, Jean-Marie, qui allait déjeuner, aperçoit le lot. Il comprend que je lui demande de ne pas bouger et de filer. Il ne fait qu’une de ces deux choses : il reste pile sur le trottoir, pâle d’abord pour moi, ensuite pour lui, comme il était naturel !
Je passe entre mes hommes sans plus le regarder. Voilà le magasin de nouveautés où j’ai acheté à tempérament l’habit que je porte. Je dois encore vingt milreis dessus. Comment les paierai-je ? Je ne gagnerai plus rien. On va pouvoir dire que je suis un escroc. Je pense à cela en emmenant en prison le seul habit d’homme libre que j’aie possédé depuis quinze ans. Jean-Marie me suit. Je le vois place de la République, qui m’accompagne à distance, Il est fou ! Il doit bien se douter où l’on me conduit. Je ne puis lui faire de signe. Dans son intérêt, je ne me retourne pas.
Voici la prison ! Les investigadores n’ont pas besoin de me guider. Je ne l’ai jamais vue, mais je la reconnais. C’est un nid que l’on m’a appris à sentir de loin. J’y entre le premier. J’attends à deux portes. On les ouvre ; je les franchis. Le bruit quelles font en se fermant est le même que dans les autres pays.
On m’enferme dans une cellule. J’ai retrouvé mon domicile attitré. J’étais en voyage depuis plus de six mois. Et je suis rentré chez moi. Voilà !
Qu’est-ce que j’ai fait, moi, au Brésil ?
Je travaillais neuf heures par jour. J’étais couché à dix heures. Le dimanche, j’apprenais le portugais.
Je saisis les barreaux de ma cage ; je cale mon front contre eux, et je reste là, regardant dans le couloir.
C’est l’heure où je me rendais à l’atelier. Que va dire le patron, qui voulait faire de moi son contremaître ? Je dois six jours de chambre à ma logeuse. Pauvre Michel Daniel, on ne veut pas que ta tête remonte sur l’eau !
Et je me sens tout amer, comme si je chiquais du bois de quinquina.
J’entends s’ouvrir la porte du fond du couloir. Des pas résonnent. Je m’apprête à regarder qui vient : Jean-Marie, entre deux gardiens ! Lui ne me voit pas ; il va, portant son sort.
Je tourne comme une bête dans ma cellule.
Une heure passe. Elle passe mal ! Un gardien ouvre ma cage et, gracieusement, me fait signe de le suivre. On me conduit à la direction de la prison.
Un monsieur est là, jeune. Il dit :
— Je suis Antonello Nello, deuxième préfet de police.
Il me fait asseoir.
— Vous êtes Michel Daniel ?
— Je suis Eugène Dieudonné, évadé de la Guyane française…
— Je vous remercie de n’avoir pas voulu me tromper.
Sur son bureau, une collection de journaux français du temps du procès, le livre de Victor Méric : les Bandits tragiques, puis un dossier.
— Depuis longtemps, Dieudonné, je connais votre cas. Nous, policiers, nous nous intéressons aux grands procès internationaux.
— Je vivais honnêtement de mon travail ; pourquoi m’avoir arrêté ?
Il sourit et lève un doigt comme pour dire : « Je vous dirai cela plus tard ».
Il me lit un procès-verbal que je dois signer, m’expliquant en français les termes que je comprends mal. La pièce est simplement pour me faire déclarer que je suis bien Eugène Dieudonné, l’évadé. Il demande doucement si je veux signer : je signe.
— On vient d’arrêter l’un de mes amis. Pourriez-vous me mettre dans la même cellule que lui, monsieur le Préfet ?
— Avec grand plaisir, qu’il répond.
Il se lève et me serre la main !
Cette politesse, cette main tendue, je n’avais jamais rien vu de plus renversant dans ma vie de prisonnier.
Je demeurai interdit.
Et l’on me mena dans la cellule de Jean-Marie. Il n’est pas seul ; un troisième évadé est là : Paul Vial. Quand je leur dis que le deuxième préfet de police vient de me serrer la main, ils s’assoient sur les dalles. Mettez de plus malins à notre place, ils n’y auraient rien compris non plus.
— C’est peut-être l’habitude au Brésil, dit Jean-Marie.
On se rend compte que cela ne peut pas être.
Nous divaguons toute la nuit.
Au matin, Jean-Marie et Paul Vial sont appelés à la Centrale. Je ne les ai plus revus, On leur a fait prendre le Casipoor.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un bateau brésilien qui, tous les mois, va de Belem à l’Oyapock. On les a ramenés à la Guyane.
J’avais deviné cela, le soir même, dans ma cage.
Moi ! je ne prendrai pas le Casipoor, me dis-je, je me pendrai.
… Je ne cessais pas, évidemment, d’écouter Dieudonné, mais je dois dire que ce fut tout de suite avec un léger petit froid dans les oreilles.
— Le lendemain, 16 juin, on ouvre ma cellule. On me dit de prendre mon chapeau, de rattacher mes souliers. On m’emmène.
On m’emmène me promener…
Nous sortons de la prison. Le gardien qui m’accompagne cause gentiment avec moi. Tout cela est invraisemblable. Agissent-ils ainsi pour que je m’évade ? Ce n’est pas une façon de garder un prisonnier ! Nous arrivons à la préfecture de police. On prend l’ascenseur ! Est-ce que le préfet m’attendrait pour m offrir le thé ?
Au premier étage, le guide me dit de m’asseoir, et il disparaît. Je suis seul. Je n’aurais qu’à descendre l’escalier et à m’en aller.
Mon gardien revient après cinq minutes.
— Venez ! monsieur Dieudonné.
Il ouvre une belle porte. Je suis dans le cabinet du préfet de police de l’État de Para, le Dr Paulo Pinhero.
Il est à son fauteuil. À côté de lui, le deuxième préfet. Je reste debout.
— Asseyez-vous, me dit le premier.
Le second me demande :
— Vous allez bien ?
Ils parlent tous les deux. J’entends les mots : Guyane ! Franca ! Pernambuco ! Ils regardent des fiches. Le deuxième préfet insiste : « Trabalhador honesto ! » ne cesse-t-il de répéter. Ils ont devant eux les déclarations des frères Krislanoff, mes patrons, des frères Fernandez, mes restaurateurs, de Dona Maria, ma logeuse. Le préfet me les montre et dit : « Très bon ! très bon ! » Il me dit : « J’ai écrit au ministre, à Rio. » Puis il sonne. Mon gardien apparaît. Il lui parle en portugais. Mon gardien me montre que je dois le suivre. Le préfet me serre la main. On m’enferme dans une pièce à côté.
Il y a un fauteuil, un lit, un grand stock de bottes de gendarmes ! Ah ! les braves bottes !
Je m’étends sur le lit. Le gardien se met dans le fauteuil.
On entre ; c’est le préfet de police. Il déloge le gardien, approche le fauteuil de mon lit, s’installe.
Il cause avec moi, en bon français. Je lui raconte mon évasion. Alors, il fait apporter de la limonade et, lui assis comme un pacha, moi couché comme une princesse d’Orient, je parle, et il m’écoute quatre heures durant — non sans trinquer de temps en temps.
Je suis tout à fait ahuri.
Après, il me dit :
— Je vais vous faire conduire à la Cadeia de Sao-José. On y est beaucoup mieux.
Je pars à pied, sans menottes, fumant les cigarettes de la préfecture.
Le lendemain, le préfet vient me voir. Pendant les huit jours que je reste là, il me rend visite quatre fois. À la dernière, il me dit :
— Vous serez mieux dehors. Voici ma carte, vous êtes libre !
Et je sors avec lui.
Je reprends mon travail ! Je réoccupe mon logement, je m’installe à ma pension. Tout le monde me reçoit avec enthousiasme. Deux jours plus tard, je vois arriver, chez Krislanoff, un policier de ma suite.
Il me dit bonjour, me serre la main et m annonce qu’il doit de nouveau me conduire en prison.
Je pose le rabot. Ce n’était pas une blague, il me ramène à la prison !
On m’enferme dans ma cellule.
Heureusement que mon cerveau était solide de naissance !
XVII
LE MINISTRE DE LA JUSTICE
VEUT VOUS VOIR !
Le mur du bagne est dur à escalader.
Comptez. Dans la première pirogue : six. L’un est mort ; trois autres sont repris ; Jean-Marie rentre au bagne sur le Casipoor ; moi, je suis assis sur mes dalles, derrière mes barreaux,
Cinq dans la seconde pirogue. Ne parlons plus de Jean-Marie et de moi ; le troisième : mort ; les deux autres : pas encore à Belem après quatre mois, ce qui signifie qu’ils n’ont pas réussi.
… Que s’était-il donc passé pour Jean-Marie et vous ?
Comme j’écrasais un seul moustique contre le mur, Dieudonné s’arrêta court, me regarda avec commisération, dit : « Enfin ! » puis :
— À notre évasion du bagne, la Sûreté de Paris est aussitôt prévenue. Elle ne « coupe » pas dans l’histoire de ma mort. Les polices, en général, ne croient pas sur parole, et, comme je ne lui ai pas amené mon cadavre pour pièce à conviction, au lieu d’ouvrir ma tombe, elle ouvre l’œil.
Elle télégraphie au Brésil que je dois être réfugié dans l’État de Pernambouc.
Bon ! L’État de Pernambouc, qui avait peut-être d’autres soucis, commença par ne pas se soucier de moi. Il y avait, en effet, à cette époque — et il y a encore — une affaire extraordinaire : celle du bandit Lampèro, dit le Lion du Nord.
Ce Lion du Nord est quelque chose comme devait l’être notre Mandrin, mais en plus moderne. Il entend non seulement lever les impôts, mais diriger la politique de l’État de Pernambouc. Il ravit, comme rien, les élus qui ne lui plaisent pas. On le voit descendre avec sa cavalerie jusqu’au centre des villes. La police a du travail.
C’était justement l’époque où, moi aussi, j’en avais trouvé à Belem !
Deux mois passent.
Lahipèro, dit le Lion du Nord, décide de prendre des vacances. Il part pour les montagnes ! Voilà donc une bande perdue.
À ce moment, la police de Pernambouc se rappelle qu’on lui en a signalé une autre : la bande à Bonnot.
Elle cherche dans ses archives, retrouve le télégramme de la Sûreté à Paris, décide d’agir.
À cette date, on peut lire dans les journaux de Récife des articles qui font croire que la bande à Bonnot vient de traverser l’Atlantique et se prépare à piller l’État de Pernambouc. On y précise que l’un des principaux acteurs de cette sanglante compagnie, Eugène Dieudonné, qui était au bagne, s’est évadé de la Guyane avec de nombreux complices dans le but de reprendre au Brésil les exploits qui terrorisèrent l’État de la Seine.
— Tenez, dit Dieudonné en fouillant une vieille besace, voilà ces journaux. Regardez si je mens !
Où les gens qui écrivent prennent-ils ce qu’ils écrivent ?…
La police de Pernambouc arrête les évadés de la Guyane domiciliés à Recife.
Que ceux-là me pardonnent. Ils ont souffert à cause de moi.
Je ne suis pas dans le nombre. Mais il s’y trouve un traître. Lui sait par d’autres évadés que j’habite Belem, que je m’appelle Michel Daniel, où je travaille. Il me vend pour sa liberté.
Cinq minutes d’entracte, fait Dieudonné. Un mouchard m’a toujours mis hors de souffle.
… Qui était-ce ?
— J’en soupçonne deux. Je ne puis donner un nom. Je suis payé pour savoir que l’on ne doit pas accuser sans certitude.
La police de Pernambouc n’aurait plus, légalement, qu’à se tenir tranquille. Ce n’est pas ce qu’elle décide. Pourquoi ? Me croyant un redoutable bandit, elle espère une forte prime de la France.
Deux de ses as prennent le bateau. Cinq jours de mer. Ils débarquent à Belem. Cela constitue le premier chapitre.
Passons au deuxième acte, continue Dieudonné.
Les deux as de Pernambouc vont trouver le préfet du Para. Ils lui dévoilent que son État court un grand danger. Ils lui récitent la fable des journaux de Pernambouc.
— Bien, dit le préfet, un peu surpris de posséder depuis si longtemps la peste chez lui sans s’en être aperçu. Voilà deux de mes agents. Arrêtez-le.
On m’arrête à l’Estrella da Serra, le verre d’eau aux lèvres.
Vous suivez bien ?
… Je suis.
— On arrête Jean-Marie, Paul Vial, Rondière ; on fait une rafle générale des évadés, ces évadés, ne l’oubliez, pas, qui devaient constituer, sous ma haute direction, la nouvelle bande à Bonnot !
Ah ! j’en ai commis, des dégâts !
La police de Para, qui ne se considère pas comme aveugle, est piquée dans son orgueil. Elle avait un grand bandit chez elle et n’en savait rien ! Elle dit : « Voire ! »
En deux heures, elle fait le tour des maisons où je travaille, mange et couche. Elle ne découvre pas de bandit, mais un ouvrier assidu, un citoyen rangé.
Le deuxième préfet m’appelle dans son bureau, me serre la main. Vous revoyez la scène ?
… Je revois.
— Le lendemain, ayant étudié mon affaire, contrôlé les renseignements, le premier préfet me reçoit chez lui. C’est là que nous fumons ensemble et qu’il vient bavarder quatre heures avec moi, auprès de mon lit, ce qui me faisait ouvrir pour le moins autant les yeux que la bouche.
Pendant que l’on me ramenait en prison, mon sort se décidait : Para refuserait de me livrer à Pernambouc.
Les journaux, sous l’inspiration du préfet, écrivaient des phrases que je vais vous traduire parce qu’elles en valent la peine.
(Il fourragea dans un tas de vieilles gazettes.)
— Écoutez ça :
« La recherche de la police de Pernambouc nous semble étrange. La présence de Dieudonné chez nous devait moins l’incommoder que celle, à ses portes, du Lion du Nord et de sa bande… Évidemment, il est plus commode de se tailler un succès en s’attaquant à un humble forçat dont la conduite est exemplaire qu’à des bandits bien chaussés et bien armés et tout à fait décidés. Les intentions de la police de Pernambouc sont donc inavouables. Nous ne lui remettrons pas l’ébéniste évadé pour être transporté à Récife et de là à Cayenne ou à Paris, Ce serait un acte ni noble, ni juste, ni humain. »
Cet article — lisez ! — était signé Antonio Nello, deuxième préfet.
Là-dessus, la préfecture de Para prie les policiers de Pernambouc de retourner dans leur Recife.
Puis elle me met en liberté.
J’étais maintenant fougueusement défendu par… la police. Que dites-vous des fantaisies de l’existence ?
Sur ce coup-là, l’ambassade de France au Brésil demande mon extradition. La préfecture de Rio transmet l’ordre à celle de Para. Voilà Para forcé de me remettre en prison.
Elle m’y conduit, vous vous souvenez, après m’avoir serré la main.
J’arpente ma cellule. Je languis. Je ne sais rien à cette époque de ce que je vous raconte. Mes compagnons chantent. Ils chantent jusqu’à neuf heures du soir, et même plus tard, la voix soutenue par des guitares et des mandolines. Cela me renverse davantage encore. Je ne comprends rien à cette prison où l’on me fait entrer, sortir, rentrer, où les autres s’amusent comme à une noce, où les gardiens m’appellent monsieur ! Tous les quarts d’heure j’entends crier : « Sentinella, alerta ! » La sentinelle répond : « Alerta eston ! » Là-dessus, un petit air de guitare. C’est du roman d’aventures !
Le 7 juillet au matin, la porte de ma cellule s’ouvre poliment. Un monsieur bien habillé se présente. Il a son chapeau à la main et me tend sa carte. Je la prends :
Commissaire de police.
Monsieur Dieudonné, me dit-il, M. le ministre de la Justice vous demande à Rio de Janeiro. Il veut vous voir. Le préfet de police m’a désigné pour vous accompagner. C’est un bien beau voyage, et j’en suis tout heureux. Connaissez-vous Rio ? Quelle merveille ! Nous serons deux bons compagnons. Je suis certain que nous ne nous ennuierons pas sur le bateau, ni aux escales. Nous embarquons ce soir sur l’Itabera. Vous serez passager libre, bien entendu, libre comme moi. Savez-vous jouer au bridge ? Avec le commandant et le docteur, nous ferions une table. Autrement, je vous apprendrai.
— Le ministre de la Justice veut me voir, moi ?
— Il le veut, monsieur Dieudonné.
Eh bien ! monsieur Londres, cette fois — écoutez-moi avec toute votre attention — je m’assis sur mon lit et je crus perdre l’entendement…
XVIII
UN FAMEUX VOYAGE
Il est six heures, le soir du même jour. Je crois bien que, dans ma cellule, je cours encore après mon entendement !
Un gardien ouvre la cage. Il me fait signe de prendre mon chapeau, de m’épousseter le mieux que je peux, de m’embellir, quoi !
Il me manque tout pour reluire. Il le comprend. Je le vois partir dans le couloir et revenir portant deux brosses, l’une à habits, l’autre à souliers. J’astique mes cuirs, je me bichonne. L’après-midi, l’on m’avait conduit chez le perruquier de la prison, si bien qu’à la fin on aurait peut-être pu trouver au Brésil un homme aussi élégant que moi, mais certainement pas davantage !
Je suis le gracieux gardien. Il me mène à la direction de la Cadeïa.
M. Luiz Zignago m’y attend.
À côté de lui, au port d’armes, le plus magnifique agent de l’État de Para. Il est jeune, grand et beau dans un uniforme neuf. Il a la tenue, il est de la race de ceux que l’on attache à la personne des personnages politiques. Il n’en est pas de plus magnifique à la porte de l’Élysée. M. Zignago me le présente : « L’agent 29 ».
Les portes de la prison s’ouvrent devant nous trois. Nous sortons.
— L’Itabera ne part qu’à onze heures du soir, dit le commissaire. Je suis venu vous chercher avant ; comme cela, nous pourrons prendre tout à l’aise l’apéritif, dîner à l’hôtel et gagner le port en fumant un bon cigare.
Je dis : « Merci, monsieur le commissaire ! » Que vouliez-vous que je dise ?
Et nous nous arrêtons place de la Republique, au café da Paz.
— Connaissez-vous un homme heureux ? me demande M. Luiz.
— Je vous remercie, que je dis en souriant. Je serais difficile si je me plaignais.
— Il ne s’agit pas de vous. L’homme heureux, c’est l’agent 29. Regardez-le !
Il jubilait.
C’était la récompense de cinq années de bons services. Dans son quartier, on ne voyait jamais traîner les boîtes à ordures. Il n’y avait ni chiens errants, ni batailles. Quant aux dames de nuit, joli garçon comme il est, il les menait d’un seul clin d’œil. Cela le désigna au choix. Il n’était jamais sorti de Para ; alors, accomplir un voyage de treize jours, visiter Pernambouc, Bahia, voir Rio, il n’en dormait plus ! Il vivait l’un des plus beaux moments de son existence.
Soudain, sous le coup du bonheur, l’agent 29 cherche ma main et me la secoue avec une reconnaissance que je n’oublierai jamais.
On trinque, puis on boit. Et l’on va dîner.
On est bien calé tous les trois contre une même table, mais un curieux défilé commence.
Les gens qui entrent, M. Luiz les connaît. Ce sont des commissaires de police, dés agents de la sûreté, des guardas civils. À chacun mon hôte me présente, et c’est, de leur part, d’infinies protestations d’amitié. On parle toujours des poules qui trouvent un couteau ; il faudrait changer ça et mettre un peu à la mode le forçat qui rencontre la protection de la police. C’est un étonnement d’une bien meilleure qualité. On me souhaite bon voyage.
— Au Para, vous êtes chez vous, qu’ils disent !
Je n’ose rien dire ; mais, tout de même, une heure avant, où étais-je ? En prison ! C’est peut-être cela qu’ils appellent chez moi ? Pour dire la vérité, je ne comprends plus rien à rien. Alors, je mets un gros cigare dans mon bec et je laisse courir.
On se lève tous trois. Il est dix heures. Faisant une grande fumée, nous cheminons sans souci vers le Port of Para. On y arrive. La prison, ou je ne sais qui — en tout cas ce n’est pas moi — a fait porter nos bagages. Je reconnais à la douane ma vieille besace de Guyane. Je me baisse pour la charger ; l’agent 29 se précipite et me la prend des mains. Je regarde partir avec attendrissement, manié non sans respect par le représentant de la loi, le dernier instrument de mon évasion.
L’Itabera illumine le quai. Je trouve le bateau admirable. Après les pirogues d’Acoupa et de Strong, vous pensez ! Des voyageurs montent à la coupée et en descendent. Nous la gravissons à notre tour. Soudain, l’agent 29 opère un redressement prodigieux, M. Luiz s’incline : le préfet de police et ses deux adjoints sont sur le pont qui m’attendent.
… Dites-moi, mon vieux Dieudonné, n’est-ce pas un tout petit peu fort, cette dernière affaire-là ?
Le visage de l’évadé marqua un grand étonnement.
— Ce n’est pas la peine de m’avoir écouté si longtemps, si vous ne me croyez pas. Je ne dis que ce qui s’est passé, cela fait déjà bien assez. Si vous voulez les preuves…
… Le préfet et ses adjoints vous attendent. Après ?
— Ils me serrent la main. Les autres passagers tournent autour de nous. Ah ! c’était curieux à voir, l’embarquement de Dieudonné pour Rio de Janeiro, c’est moi qui vous le dis ! Ce fut un événement. Le préfet de police me demande de ne pas m’évader pendant le voyage. Je lui en donne ma parole. Il ajoute : « Si l’on ne vous extrade pas, revenez au Para, vous serez bien accueilli. » Je l’en remercie. Un journaliste m’offre un cigare, le second préfet me tend une allumette, la famille de l’agent 29, qui l’accompagne jusqu’à bord, vient me serrer la main. Je tends mes mains. Je n’en ai pas assez pour tout le monde. Je sens même que l’on m’embrasse. Je veux me dégager. L’agent 29 me fait comprendre que c’est sa mère ; alors j’offre l’autre joue. La sirène meugle. Les non-voyageurs descendent. Derniers cris. L’Itabera s’enfonce dans la nuit amazonienne.
On vogue. On vogue. Le 9 juillet, c’est Sao Luiz de Maranhâo. Le 11, Fortaleza. Le 12, Aera Branca. Le 13 au soir, une féerie : Pernambouc qui s’illumine. Toute la journée, l’agent 29 a fourbi, astiqué, ciré. Il est prêt, ganté de blanc, revolver au côté, visière sur les yeux. Il attend de pied ferme ceux de Pernambuco. Il sautera à la gorge du premier policier qui osera m’appréhender.
Nous mouillons.
Une vedette aborde. Elle porte trente investigadores de Pernambouc. Ils prennent le bateau d’assaut. Aucun doute : ils vont m’enlever. L’agent 29 se met devant moi. M. Luiz va à la rencontre de la troupe. Je reconnais dans le nombre l’un de ceux venus à Belem pour m’arrêter. L’agent 29 me fait de petits signes qui signifient : « Qu’il approche, et vous allez voir ! »
Une seconde vedette : trente journalistes. Le plus petit commence à soutenir la thèse de Pernambouc, et dit, à ce que je comprends, que Pernambouc aurait parfaitement le droit de m’arrêter. L’agent 29, champion de Para, fonce sur lui. À minuit, les soixante visiteurs sont redescendus. M. Luiz, l’agent 29 et moi, tous trois installés au bar, nous buvons à notre amitié, à la victoire de Para sur Pernambouc, et, comme nous sommes le 14 juillet, à la prise de la Bastille.
Et c’est le lendemain. Nous descendons à terre. Nous achetons les journaux. Ils chantent en prose et en vers le 14 juillet 1789. En première colonne, les portraits de M. Doumergue et de Clemenceau. À côté — j’en demande pardon à M. le Président de la République ainsi qu’au Père la Victoire — le portrait de Dieudonné ! C’est les circonstances seulement qui l’ont voulu !
Tous les journaux plaident en ma faveur. L’un d’eux : A Noticia, annonce sur un immense placard pendu à son balcon mon arrivée à Recife. L’agent 29 me montre la chose. La foule, journal en mains, me reconnaît. On s’écarte pour me laisser passer. Un homme m’offre un portrait de saint Vincent de Paul avec une prière donnant trois cents jours d’indulgences. Le bon Dieu est plus généreux que les hommes : à trois cents jours d’indulgences pour une bonne pensée, notre grâce arriverait vite, au bagne ! Un capucin me serre la main ! Mais l’agent 29 a soif. On va boire. On regagne l’Itabera. Départ.
La mer est mauvaise. L’agent 29 est malade ; il me confie son revolver, sa malle et ses bottes. Nous sommes dix-sept sur le pont ; il n’a foi qu’en moi ! Quand il va mieux et que je vais mal, il garde mes affaires.
— Une orange, agent 29 !
— Un verre d’eau glacée, Ougène !
Deux vieux et bons copains.
Bahia ! C’est la nuit. Nous descendons. L’agent 29 me dit qu’il compte bien rigoler. Nous rencontrons un de ses amis de Para, sergent comptable. Et nous partons voir les négresses.
À quatre heures du matin, l’agent 29 debout sur une table, chante un fado. Je m’absente un instant. Je reviens. Mon gardien a disparu !
Et le bateau part à six heures ! Où est passé mon gendarme ?
Je m’inquiète. J’appelle. Sa voix me répond. Il roucoule un duo d’amour dans une chambre au premier étage. J’attends. Cinq heures ! Il est long ! Cinq heures et quart ! Je monte et frappe. Il m’envoie promener ! Alors, je force la porte. Il ne veut rien savoir, et la négresse se cramponne à un si bel homme. Je le tire par les pieds, je l’aide à se rhabiller. Je prends son revolver qu’il oubliait sur la table de nuit. Enfin, il me suit…
En dégringolant de la haute dans la basse ville, il me disait : « Pas si vite, Ougène ! »
Nous n’avons eu que le temps d’attraper l’Itabera.
XIX
RIO DE JANEIRO À L’OMBRE
Vous pensez si j’attendais Rio de Janeiro ! Le voyage dura treize jours. Vous souriez ? Si, si, je le vois, cela vous amuse que je guette avec impatience l’heure d’être ramené dans une prison.
L’impression que Rio me fait ? C’était tellement joli que je ne pouvais m’imaginer qu’il y eût des prisons dans un endroit pareil.
On entre dans la baie.
L’agent 29 traduit son enthousiasme par des coups de poing que je reçois dans le dos, amicalement.
Une vedette pique sur l’Itabera ; elle amène la police.
La vedette est pour nous. Nous descendons. M. Luiz me précède. L’agent 29, la main gauche sur l’étui éblouissant de son revolver, me suit pour mieux me protéger. En route !
Nous atteignons le quai.
— Crac ! vous y êtes ? fait M. Luiz. Et allez ! voilà les photographes qui croissent et multiplient. Crac ! Crac !
On me pousse dans les locaux de la police maritime. Les journalistes m’y attendent et me sautent dessus.
Enfin ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Ils me montrent vingt journaux où ma photo domine, et sur quatre, sur cinq colonnes : O caso Dieudonné ! (Le cas Dieudonné.) Recordacoes da terra dos mortos. (Souvenirs de la terre des morts.) Dieudonné victima da justicia dos homens. Une caso de erro judiciario, Dieudonné sera innocente.
Qu’est-ce qui se passe ? Je me le demande. Je n’ai pas pipé depuis que je suis au Brésil. Je n’ai cherché que silence et oubli, et voilà que je deviens un sujet d’actualité à grosse manchette !
— Faz favor ! disent vos confrères en voulant m’entraîner. Ils me crient : « Vous êtes innocent ! »
— Merci ! messieurs, merci !
Tous veulent une déclaration.
— Messieurs, je vous répondrai comme aux douaniers : « Je n’ai rien à déclarer ! »
Sans l’agent 29, je n’en sortais pas. Mon brave ami me dégage. Une auto est devant la porte. Elle nous emmène. M. Luiz Zignago, l’ami et moi.
Nous filons vers le ministère de la Justice.
Que me veut le ministre ?
Nous voici devant le bâtiment. Un bel escalier, ma foi ! Un huissier géant. Quel salon ! Comme locaux de justice, je n’ai connu que les prisons. Il y a aussi des palais ! Des bustes de marbre, des fauteuils, et ce n’est que le cabinet d’attente !
Le géant vient nous prendre, pousse une portière : le ministre nous apparaît.
Il me regarde, il me regarde même bien. Je reste immobile. Il semble las et à la fois. Il dégage son fauteuil pour être plus à l’aise. Il part dans une longue conversation avec M. Zignago. Mon commissaire lui conte les détails de l’affaire. Le ministre écoute, prend des notes. Je comprends que M. Zignago plaide ma cause et demande que l’on ne me mette pas en prison. Le ministre lève les bras comme pour dire qu’il ne peut rien faire, que je dois y aller. Pendant ce temps, debout à côté de moi, l’agent 29 est grandi par sa mission. Je suis sûr qu’il n’entend pas ce qui se dit. Il est sourd de tant de gloire !
Le ministre me fait un sourire et nous congédie. Nous sommes dehors. L’agent 29 s’éponge.
— Hélas ! je dois vous conduire à la Centrale. L’ambassade de France a demandé votre extradition. Le ministre est pris entre l’opinion publique d’ici et les nécessités d’ordre international.
— Tant pis ! monsieur Luiz.
Nous voilà à la Centrale.
Mes amis me remettent au chef de la police.
Nous avons les larmes aux yeux. L’agent 29 me laisse toutes ses cigarettes. M. Luiz promet de veiller sur moi. On s’embrasse, et c’est l’adieu !
Identification. Anthropométrie. Bureaux, escaliers, couloirs. Bureau, bureau, bureau ! Cellule d’attente. Une heure après : panier à salade.
Ainsi fais-je ma première grande promenade à travers Rio de Janeiro. Elle aboutit à la casa de Detencâo. Encore !
Je monte un escalier de fer. Au premier étage, on m’arrête devant la cellule 41. Quatre et un font cinq ! Mauvais chiffre ! Le cinq m’a toujours été néfaste.
La cellule a vingt mètres carrés. Ils sont dix-sept là-dedans, qui me dévisagent. Les riches ont des paillasses et des couvertures. Je fais comme les pauvres ; je sors de grands journaux de ma poche. C’est intéressant, les journaux de quarante pages, quand on est en prison, vous savez !
… Il y a plus à lire.
Ce n’est pas cela. On les étend sur les dalles, c’est épais ; ça vous préserve mieux du froid ! J’arrange mes souliers en traversin. Je me couche.
Première nuit !
Deux Allemands, trois Espagnols, cinq Portugais, un Polonais, cinq Brésiliens et un Français (moi), telle est la case à mon réveil.
Parmi tous, il en est un qui fait un bruit formidable : un Indien. Il met ses habits au bout d’un manche à balai et les enflamme. D’une main il tient le manche, de l’autre il fait le salut militaire. Il crie : « Vivo Diabo ! » Vive le Diable ! Il veut prendre mes journaux pour les brûler. Je les défends. Il saute sur mes souliers que je rattrape. Il est nu. Devinez qui c’est ? Febronio !
… Febronio est en ce moment pour le Brésil ce que Landru fut pour la France. La célébrité de l’un vaut celle qu’avait l’autre. Ils ne l’ont pas gagnée, cependant, sur le même champ de crime. Landru travaillait dans l’article femme, Febronio préférait le rayon garçonnet. Il les faisait bouillir, après, dans une marmite, prétendant que des voix célestes lui en donnaient mission. Le nombre de ses sacrifices connus se monte à six. Au dixième, affirme-t-il, la nouvelle religion eût d’un seul coup éclairé le monde. C’est du moins ce qu’il m’expliqua à l’aide d’un interprète, lorsque, recherchant les traces de la captivité de Dieudonné, je visitai la prison de Rio. Ce dont il se plaignait surtout, c’est qu’en l’arrêtant, on eût arrêté les desseins du Très-Haut !
— Voilà avec qui l’on m’a mis, reprend mon évadé.
Cette fois, je suis bien abandonné. Comme je n’ai pas un milreis et que la nourriture de la prison brésilienne passe mal, je meurs de faim. Je l’absorbe, mais elle s’évade de moi. Je me souviens qu’un des Allemands polyglottes m’avait prêté la traduction française d’un roman russe. Ce que l’on y mangeait, dans ce livre ! On y mangeait à toutes les pages. « Ah ! que je me disais, si j’étais là-bas ! »
Le sixième jour, je vois arriver un monsieur, Me Fessy-Moyse, avocat du consulat français. Il faut vous dire que j’avais écrit à notre ambassade. Dans ma lettre, je disais : « Vous demandez que je me rende aux autorités françaises, et vous m’avez fait enfermer dans une prison brésilienne ; comment en sortir pour satisfaire votre désir ? De plus, vous devez connaître, monsieur l’ambassadeur, les habitudes pénitentiaires du pays. Ici, le prisonnier se nourrit, pour les trois quarts, par ses propres moyens. Personnellement, comme moyens, je n’ai que celui de ne rien manger. »
Me Fessy-Moyse m’apporte cinquante milreis de la part de M. Conty. Il ajoute cinquante milreis de sa poche. Il obtient que je sois mis dans une cellule du rez-de-chaussée. Adieu, Febronio et tes invocations au diable et tes feux de joie tellement inquiétants que, les nuits, je ne dormais plus afin d’être prêt à les éteindre !
J’ai de l’argent. J’achète les journaux. Ils sont remplis de mon affaire. Regardez seulement les titres ; vous aurez une idée de ce qui se passait : Le Brésil a-t-il le droit de livrer Dieudonné ? Nous devons libérer Dieudonné. La Gazeta dos Tribunâes est plus violente. Elle prend officiellement mon parti. L’article est signé J. V. Pareto junior.
Le soir de ce même jour, à trois heures, deux messieurs se font ouvrir ma cage.
— Je suis Pareto junior, avocat, dit l’un d’eux. Et voilà M. Beaumont, directeur de la Gazette des Tribunaux, Nous venons, au nom de la conscience brésilienne, nous constituer vos défenseurs. Je demanderai pour vous l’habeas corpus au Suprême Tribunal fédéral !
C’est tellement beau qu’un mal de tête que j’ai disparaît illico.
Ils me serrent la main avec effusion.
— Vous avez maintenant deux amis, disaient-ils.
Le lendemain 2 août, deuxième visite. Ma cellule devient un salon, il ne me manque que des chaises et un piano. C’est le consul de France, en personne, M. Henri Brun.
— Je viens vous annoncer officiellement que le gouvernement français ne demande plus votre extradition.
Un consul de France dans ma cellule avec une bonne nouvelle à la bouche, voilà de nouveau que le merveilleux entre dans ma vie !
Une heure après :
— Vous êtes libre, vient me dire le directeur de la prison.
Mon gardien ajoute : « Au revoir, professor ! »
Je suis devenu professeur !
Attendez, il y a encore autre chose. Mon compagnon de cellule est superstitieux. Quand il me voit boutonner ma besace, il me dit : « Donne-moi ta ceinture ; avec elle, tu t’es sauvé du naufrage, tu as réussi la deuxième évasion, et maintenant tu sors de la Cadeïa. Donne-la à moi qui n’ai pas de chance. » Je la lui donne.
Ceci vous explique pourquoi, un quart d’heure plus tard, ahuri, égaré, je me trouve dans la rue, au milieu d’une capitale inconnue, avec un pantalon qui dégringole !
XX
LIBRE !
Il est trois heures, à peu près.
Cette heure semble être la première de ma vie, de ma deuxième vie…
Quelque chose en effet, me dit que j’en ai fini avec le bagne, les prisons, les surveillants militaires, les guardas civils et les bat-flanc !
Je suis libre !
Libre !
Le mot magique me remplit le cerveau.
Mon pantalon tombe. Je ne sais pas où je suis, mais je me sens léger comme une danseuse.
J’ai la sensation d’avoir déposé un fardeau écrasant.
Je marche devant moi, sans me demander où je vais. Est-ce moi qui ai fait quinze ans de bagne ? Ce doit être un autre.
Le malheur passé me semble presque bienfaisant. Si j’avais vécu ma vie normale, je serais blasé. Tout me paraît nouveau, magnifique, enviable. Je suis mort à vingt-six ans ; je viens de renaître. Mon état-civil dit que j’ai quarante-trois ans ! Sur le papier peut-être ! pas dans le cœur ! J’ai vingt ans ! L’âge de mon fils. Et j’ai un fils ! J’ai une femme ! Je marche droit ; mais mon esprit titube, je suis grisé de joie.
Je me dis : « Eh bien ! mon vieux Gégène, tu as fini de souffrir, hein ! » Je ris à la pensée que je n’aurai pas besoin de me pendre.
Je marche.
Je ne regrette pas d’avoir donné ma ceinture à un pauvre diable, mais que c’est gênant ! Je cherche un magasin qui vendrait de la corde. Je mets bien une heure à le trouver. J’en achète un mètre cinquante et je me ficelle à la taille. En route !
Soudain, une idée me frappe ; je pense à l’avocat brésilien Pareto junior, qui doit demander l’habeas corpus. Je n’en ai plus besoin, je suis dehors ! Il faut que je le prévienne.
J’ai sa carte. Il habite 68, rua Rosario, Où est-ce ? Je m’informe. C’est dans Rio Branco, qu’on me dit. Je ne connais pas. J’étais comme un étranger qui, à Paris, chercherait la place de l’Opéra. On me renseigne, non sans me regarder. Mais, aujourd’hui, tout le monde peut me regarder : les chiens, les chevaux, les hommes, la police. J’ai même envie de crier : « Regardez bien, je suis un homme libre ! » Ah ! rien ne me fait plus peur. Si vous m’aviez vu !
Je vais vite. Je traverse la foule avec volupté. C’est un bain que je n’avais pas pris depuis longtemps ! C’est bon ! Je marche. Je marche. Voilà qui doit être Rio Branco ; c’est large et long ; il y a des autobus. Qu’il y en a ! Que c’est beau ! C’est Rio Branco.
Voilà la Rosario. Je la prends. La rue est étroite, ce qui fait que la foule est plus dense. Je nage dans la joie. Être au milieu de tant de monde ! Je n’aurais jamais cru la vie si agréable !
Numéro 40 ! J’approche. 60 ! 68 ! Une plaque : J. V. Pareto junior, advogado.
Je grimpe l’escalier. C’est à l’entresol. Pas de sonnette, tout est ouvert. J’entre. Trois portes donnent dans l’antichambre. Je mets mon nez à chacune. Dans la dernière pièce, il y a du monde. J’hésite, puis j’avance. Je reconnais l’un des deux messieurs qui sont venus me voir hier dans ma cellule : M. Beaumont. Il me regarde. Je lui dis : « Je suis Dieudonné. » Il se lève précipitamment. Il fait : « Alors ! Alors ? » Qu’a-t-il ? « Pareto est en train de demander l’habeas corpus, qu’il dit, et vous voilà ici ? » Je m’excuse. Je m’excuse d’être libre ! M. Beaumont était en bras de chemise ; il empoigne son veston, m’empoigne. Dans l’escalier, il met sa veste. Nous sommes dans la rue. Nous courons après un taxi, le prenons d’assaut. « Supremo Tribunal ! » dit-il. La voiture nous emporte.
— Comment êtes-vous là ? me demande-t-il. Je lui dis que la France renonce à mon extradition et que l’on m’a mis dehors.
— Depuis quand ?
— Une heure !
— Et Pareto qui plaide pour vous !
Le Supremo Tribunal. On s’y engouffre. M. Beaumont connaît les lieux. Nous nous précipitons dans une salle d’audience. Les juges siègent. Un avocat parle. C’est M. Pareto ; je le reconnais malgré sa robe. Sa voix est forte, chaude, et j’entends qu’il dit Dieudonné ! Dieudonné !
M. Beaumont va droit à lui. Quelques mots. L’avocat se tourne, me voit ; il reste la bouche ouverte. Les juges, le public, tous portent les yeux sur moi.
M. Pareto reprend haleine et s’adresse aux juges. Il leur raconte l’événement. Il me montre. Les juges rient. Les avocats rient. Le public bat des mains. M. Pareto termine par quatre mots en français ; il s’écrie : « Louons la grande France ! »
Nous sortons.
Une heure après, je me retrouve seul.
Je vais droit devant moi. Je marche, Je marche. Je me rends compte que je suis perdu, mais je suis si content detre perdu ! J’entends sonner dix heures du soir. Cela fait quatre heures que je marche. Je ne me sens pas fatigué. J’oublie de manger. En prison, j’aurais certainement eu faim ! La liberté nourrit peut-être ?
Je reviens dans Rio Branco. Alors, je vois des cinémas avec leur façade en folie. De mon temps, les hommes, les femmes, les enfants seuls se déguisaient. Les maisons se travestissent, maintenant ? Que ça doit coûter cher ! Soudain, l’on m’arrête.
— Comment ? on vous arrête encore ?
— Attendez ! Ce ne sont pas des investigadores, mais des jeunes filles qui quêtent pour la Croix-Rouge. Je n’ai pas l’habitude d’être arrêté par de si jolies mains. L’une épingle un trèfle à mon revers. Non seulement je suis libre, mais j’ai l’air d’un homme libre, puisque de vraies jeunes filles n’ont plus peur de moi !
Et les haut-parleurs ? Ce sont des trucs…
… Je sais, je sais.
— Moi, j’ignorais. On ne nous fait pas défiler les inventions nouvelles au bagne, vous savez ! Ce que je me suis amusé à entendre ça ! Je suis resté une heure devant celui de l’Imperio.
Après, je me rappelle que je suis reparti me promener. C’est si bon de marcher dans une ville où il y a du bruit, des lumières, des tramways, des autos qui manquent de vous écraser. Je suis un peu affolé, je me gare maladroitement. C’est délicieux. J’arrive comme ça devant un grand jardin que clôturent des grilles : le jardin de la République. Je m’avance vers les barreaux et je leur parle : « Bonjour, vieilles connaissances, vous allez toujours bien ? Continuez ! mais à cette heure, je me f… de vous. » Et regardant les arbres qui sont « enfermés » je leur dis : « Pauvres vieux ! »
Il était deux heures de la nuit. Je me promenais toujours.
Tout de même, il faut se coucher. Je commence à lorgner les hôtels. Dans mon esprit, je pense que cela me coûtera dans les trois francs, un milreis ! Je frappe à l’un qui me paraît être dans ces prix.
— Huit milreis, que l’on me répond.
Je fais le calcul : vingt-six francs ! Je crois que l’hôtelier est fou et je m’en vais.
Je ne suis pas sans argent. M. Pareto a passé par là… Mais vingt-six francs rien que pour dormir ? Je vivais une semaine avec ça, jadis, moi !
Je me re-promène, toujours aussi joyeux.
À trois heures du matin, j’arpente l’avenue Men de Sa.
… Alors, vous n’avez pas mangé de toute cette journée ?
— Je pensais bien à ça ! Mais je me dis : tu dois te coucher. Il ne faut pas qu’on t’arrête comme rôdeur de nuit.
Au numéro 109, je vois « Hôtel Nice » !
Ce nom est déjà la France. Je regarde. L’hôtel me plaît. Je sonne :
— Sept milreis !
Bah ! voilà seize ans que tu n’as pas couché dans des draps ; tu peux bien t’offrir ça pour le plus beau jour de ta vie.
Et je monte.
Voilà ma chambre. Je tourne le bouton électrique. Il y a une glace au mur, un grand miroir où l’on se voit tout entier ! Vous pensez si je me contemple ! Il y a longtemps que je n’avais regardé comment j’étais fait. Un lit avec deux draps ! Et le matin, sans que j’aie rien commandé, une petite femme de chambre qui m’apporte un café avec un croissant. Un croissant ! Oui, monsieur !
Eh bien ! ça, vous pouvez me croire, c’est ce que l’on appelle retrouver la vie.
XXI
C’EST À CE MOMENT…
C’est à ce moment, où Dieudonné retrouvait la vie, que, moi, je retrouvais Dieudonné.
— Est-ce vrai, vous venez me chercher ? Je vais revoir la France ?
… Justement, nous passions devant la compagnie des Chargeurs-Réunis. Alors, naïvement, comme si nous allions repartir sur-le-champ :
— Tenez, c’est là. Débarquerons-nous au Havre ou à Marseille ?
… Vous avez attendu quinze ans ; peut-être patienterez-vous encore quelques jours ! Écoutez d’abord ce que j’ai à vous dire. Votre grâce est décidée, paraît-il, mais elle n’est pas signée ; toutefois, Moro-Giafferi a reçu du gouvernement les assurances les plus nettes à ce sujet. Cela étant donné et l’opinion publique avertie, je crois devoir prendre sur moi d’organiser votre retour. Sommes-nous d’accord ?
— Savez-vous ce que je ne voudrais pas ? Débarquer en France entre deux gendarmes. Mon fils ne m’a jamais vu à l’état de prisonnier. Il est venu dans ma prison, mais il était petit, il ne comprenait pas. Il me disait : « Pourquoi ne rentres-tu pas avec nous à la maison ? C’est-y que tu es malade ? »
… Mon ami, lui dis-je, on va tenter la chance.
Au début, notre affaire se présenta bien. Le consulat français m’avait promis de délivrer un passeport à mon client.
Nous étions tranquilles, et même joyeux. Nous allions déjeuner avec appétit. Nous visitions le jardin botanique, gravissions le Corcovado. On nous vit plusieurs fois à Tijuca. Comme si cela ne coûtait rien, on s’offrit une belle petite balade jusqu’à Petropolis. S’il y avait des gens qui s’en faisaient en Amérique du Sud, ce n’était pas nous. Ne nous doutant pas du changement de temps qui se préparait au-dessus de nos têtes, nous prenions la vie par ses meilleurs côtés. Un homme, après quinze ans de bagne, a besoin de ressusciter ; j’aidais à ce miracle.
Une après-midi, vers trois heures, il commença de pleuvoir sur notre bonne humeur. Nous avions gravi l’échelle, je veux dire l’escalier qui conduit au consulat de France. L’heure était venue de retirer le passeport. J’apprêtais mon plus beau sourire en l’honneur du consul, quand l’éminent fonctionnaire, m’ayant fait entrer dans son bureau, me déclara ne plus pouvoir délivrer de passeport à Dieudonné. Dieudonné attendait dans l’antichambre. Je fis remarquer quç c’était revenir sur une décision. Le consul me dit que, réflexion faite, il ne pouvait se charger de pareille responsabilité.
Cependant, il ajouta que, pour me faire plaisir, il allait me proposer une solution. Je m’assis donc. Il ne donnerait pas de passeport, mais un sauf-conduit. L’homme signerait une formule où il reconnaîtrait se remettre entre les mains de la justice française. Alors, le consul le ferait monter à bord comme passager signalé. De plus, il télégraphierait à la police du port de débarquement pour qu’elle vînt chercher mon forçat à l’arrivée.
Il était indispensable de faire à ce moment deux déclarations. La première, c’était que, n’ayant jamais eu l’idée de ramener Dieudonné clandestinement, la surveillance ne me gênait pas. La deuxième fut pour remarquer qu’en toute saine justice le moyen proposé ne convenait pas à l’homme à qui le gouvernement désirait remettre une peine appliquée quinze années auparavant, par erreur.
Cela posé, je priai le consul d’appeler Dieudonné. Dieudonné entra. Je lui dis que notre hôte refusait de lui délivrer un passeport.
« Ah ! » fit-il.
Et sa figure se figea.
J’ajoutai qu’il nous proposait une combinaison. Quand Dieudonné eut écouté l’offre :
« J’accepte, dit-il ; je n’ai jamais fui la justice française, je suis prêt à tout ce que vous voudrez. »
Il était préférable de ne pas traiter à chaud ; j’emmenai mon évadé.
Pourquoi les autorités françaises du Brésil avaient-elles changé d’avis ? À cause du bruit que cette affaire faisait à Rio. Les préfets de police des divers États continuaient d’expédier à Dieudonné des lettres amicales et protectrices, et les journaux, prenant acte du geste du Petit Parisien de ramener Dieudonné, écrivaient : « C’est un homme libre que la presse brésilienne remet aux mains de la presse française », et ils invoquaient l’esprit de justice de la France immortelle ! Ils parlaient de la Révolution de 89. Ils rappelaient l’affaire Dreyfus. C’était un beau chambard. Une ambassade, un consulat n’osaient plus décider par eux-mêmes. Ils avaient demandé des ordres au Quai d’Orsay ; les ordres n’arrivaient pas.
— Nous allons nous passer du consul, dis-je, et entrer par Hambourg sur un bateau allemand.
— Par Hambourg ? jamais de la vie !
— Alors, voulez-vous par Gênes ?
— Ni par Gênes. Je ne veux pas me cacher. Je veux débarquer en France, et rien que là !
— Mais, mon vieux, avec le papier du consul et le vapeur français, si nous tombons sur un commandant timide, il vous boucle pendant toute la traversée.
— Eh ! cela n’empêchera pas que je sois innocent !
Alors, nous nous promenâmes dans Rio de Janeiro… assez longtemps.
Un soir, il m’arrêta place Floriano, parce qu’au quatrième étage, une bande lumineuse déroulait les nouvelles du vaste monde.
— Continuons notre chemin, cela n’est pas passionnant.
Il restait immobile, le nez en l’air.
— Qu’attendez-vous ? L’annonce de votre grâce ?
— Pas même, mais il faut voir les dépêches de Paris, il y en a.
Les dépêches de Paris apparurent. Elles ne valaient pas qu’on s’arrêtât. Je le lui dis :
— Pour vous, c’est possible, mais c’est un plaisir pour moi. Rien que de lire le mot Paris et le mot Havas, je me sens transporté au pays ; c’est comme ça pour nous autres.
Enfin, le Quai d’Orsay répondit. Il donnait l’ordre au consulat de délivrer un passeport à Dieudonné.
Je cherchai mon homme :
— Cette fois, nous partons.
— Cela vaut mieux. Tant pis si l’on m’enferme à bord. Je supporterai encore ça pour rentrer en France.
— Mais non. Nous partons bras dessus bras dessous. Le ministère a répondu. Vous avez le passeport.
Il pleura.
Le lendemain, à neuf heures du matin, on frappa chez moi.
— C’est Eugène !
J’ouvris. Il portait une valise. Un homme qui possède un passeport doit avoir une valise.
— Je l’ai payée trente-cinq milreis.
Il ajouta :
— Une valise, on dirait que c’est la liberté qu’on a dans la main.
J’examinai l’objet.
— C’est une saleté. Elle ne supportera qu’un voyage, encore tout juste.
— Une saleté ? Une valise d’homme libre ? Voilà quinze ans que je rêve à cet objet. Une saleté ?
Mais c’est l’après-midi qu’eut lieu une séance solennelle. Nous avons d’abord gravi les marches du consulat, comme deux personnes désormais en règle avec les lois de la société. Puis, après avoir salué la blonde jeune fille qui se tient derrière le guichet, nous avons dit :
— Nous venons faire établir le passeport.
Ayant remis deux photos, la demoiselle en colla une sur la pièce désirée ; ensuite, elle écrivit : « Cheveux bruns, nez moyen », etc.
— Quel âge ?
— Quarante-trois ans.
— La profession ?
— Ébéniste.
— Où vous rendez-vous ?
— Eh ! comme si vous ne le saviez pas… En France, pardi !
Nous passâmes dans le bureau consulaire. Le consul présenta son propre porte-plume à Dieudonné. Dieudonné se plaça bien en face du fameux document, releva sa manche droite et, hardi ! il griffa sa photo d’un paraphe nerveux.
— Maintenant, filons, lui dis-je.
Dans la rue, il me demanda de lui montrer mon passeport. Il le compara au sien.
— Ils sont tout à fait les mêmes, dit-il ingénument.
— Le vôtre est plus beau. Il a d’abord été établi sans frais. Puis regardez ça : « Délivré par autorisation télégraphique du ministère des Affaires étrangères. »
— Alors, c’est la grâce ?
— Je le crois.
Le soir, il était minuit quand l’ex-forçat me quitta pour regagner le quartier de la Lappe. De ma fenêtre de Santa Therezina, je le regardais descendre la rue Candido-Mendès. Il s’arrêta contre un bec de gaz, tira un carnet de sa poche ; il se mit à le lire, à le tourner en tous sens, puis il le contempla : c’était son passeport.