L’Homme qui rit (éd. 1907)/Notes-III-1

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 577-590).


NOTES DE L’ÉDITEUR


I

historique de l’homme qui rit

Victor Hugo avait publié le 12 mars 1866 son roman Les Travailleurs de la mer, et tout aussitôt il avait conçu un vaste plan qu’il définissait lui-même dans cette note :

Sous ce titre : Études sociales,
l’auteur commence une série.
Un octogénaire plantait.
Cette série qui a aujourd’hui
pourprélude première page l’Homme qui Rit,
c’est-à-dire l’Angleterre après 1688,
se continuera par la France avant 1789
et s’achèvera par 93.

Le champ était immense, le projet séduisant, le sujet bien choisi pour faire œuvre à la fois de romancier, d’historien, de philosophe et de poète.

Les trois livres comprenaient trois grandes divisions : l’aristocratie, la monarchie, la démocratie.

C’est par l’aristocratie que Victor Hugo commençait ; nulle part mieux qu’en Angleterre il ne pouvait étudier le phénomène.

Depuis longtemps il s’y intéressait, car entre 1825 et 1830 il prenait déjà des notes sur les vieilles lois anglaises ; puis il les laissait de côté pendant plus de trente-cinq ans et les reprenait au début de 1868. Ces notes étaient incomplètes ; elles contenaient en germe l’idée. Il fallait constituer un dossier. N’ayant pas de bibliothèque, Victor Hugo se mit à la recherche de documents, visita des bouquinistes, découvrit de vieux livres ; il avait mis la main sur les volumes suivants ; l’État présent de l’Angleterre, du docteur Chamberlayne ; la Description des villes de Londres et de Westminster, de Fielding ; l’History of London, de Maitland ; des études de l’abbé Coyer. Son fils François-Victor, ayant déjà publié sa belle traduction de Shakespeare, était bien outillé en livres sur l’Angleterre et aussi en souvenirs ; c’était un auxiliaire précieux.

Victor Hugo lisait tout attentivement, prenait de nombreuses notes sur des papiers de formats divers et de diverses origines ; tout ce qui était à sa portée lui était bon ; il écrivait dans tous les sens, entourant de traits chaque renseignement, ce qui donnait à ces feuilles détachées couvertes de traits disposés en rayons l’aspect de toiles d’araignée. C’est ce qu’il appelait ses « notes de travail ». Il en avait accumulé un si grand nombre que le vieux Londres, « casse-tête chinois de rues et de ruelles bizarrement enchevêtrées », lui était devenu familier. Il connaissait assurément mieux qu’un touriste de 1688 les monuments, les ports, les églises, les cimetières, les prisons, les clubs, les brasseries, les théâtres, les baraques de saltimbanques, de bohèmes et de montreurs de bêtes. Il vous aurait donné tous les détails sur les dimensions des navires, la valeur des monnaies, les règles de la potence et l’efficacité des indulgences. Pendant plus de deux mois et demi il avait tout compulsé, vivant dans la vieille Angleterre, se pénétrant des coutumes, des mœurs et des idées de l’aristocratie. Son dossier n’était pas encore complet à la fin de mai 1866.

Mais on était au mois de juin, et le plus souvent, vers cette époque, parfois plus tard, Victor Hugo devait se préparer à partir, tantôt pour entreprendre quelque voyage de distraction et de repos, tantôt pour aller retrouver à Bruxelles sa famille qui le réclamait à grands cris. À partir de 1864, Mme Victor Hugo et ses fils passaient une partie de l’année à Bruxelles, devenu centre intermédiaire entre Paris et Guernesey ; les affaires de librairie y étaient traitées sur place par Charles et François-Victor, et la santé déjà chancelante de Mme Victor Hugo y trouvait son profit. Il s’embarquait donc le 20 juin sur la Normandie, et le 22 il arrivait à Bruxelles.

Victor Hugo avait emporté ses documents ; à peine installé, ce furent de nouvelles recherches, de nouvelles études et, par suite, de nouvelles notes, mais cette fois sur la Chambre des lords, si bien que cette Chambre des lords n’avait plus de mystères pour lui ; il la suivait année par année, depuis 1641 jusqu’en 1777 ; il avait, sur des feuilles séparées, fait de longues listes : noms des ducs, des marquis, des comtes, des vicomtes, des barons, des archevêques et des évêques ; il n’ignorait aucun des détails du cérémonial et de la procédure, qu’il s’agit de débats politiques ou d’un procès. Il connaissait les dispositions exactes de la salle des séances ; il en dressa même des plans (l’un d’eux est reproduit à la fin de ce volume), avec les places du roi, du chancelier, des lords, des huissiers : il n’omit pas les sacs de laine. Ces plans étaient tracés sur une lettre, en date du 6 juillet 1866, que lui adressait Armand Silvestre en lui envoyant son volume : Rimes neuves et vieilles, s’excusant, en raison de ses « pauvres vers », de n’avoir pas osé mentionner le nom de Victor Hugo dans le volume.

Ces plans étaient environnés de notes pressées et en tous sens, d’une écriture menue, sur la salle, les costumes, la marche des débats et le vote. Ce qui lui permettra plus tard de décrire cette étonnante séance de la Chambre des lords à laquelle il donnera la vie et le mouvement d’une façon si saisissante qu’elle aura toute l’apparence d’une « chose vue ».

Le mécanisme de la Chambre des communes lui était tout aussi familier que celui de la Chambre des lords. Il était armé. Il pouvait travailler.

Le 21 juillet, il commençait donc à Bruxelles son roman de l’Homme qui Rit, et, le 29 septembre, nous trouvons cette indication dans ses carnets : « J’ai lu en famille le commencement de mon nouveau roman : Lord Clancharlie. » C’était un projet de titre qui deviendra le titre d’un livre. Il avait achevé les deux premiers chapitres du livre troisième : L’enfant dans l’ombre, lorsqu’il partit de Bruxelles le 7 octobre pour être de retour le 9 à Guernesey.

Victor Hugo avait alors pour éditeur — et depuis 1862 — Albert Lacroix, un belge, petit homme fluet, très remuant, très épris de littérature et aussi très lettré, plein d’une verve endiablée, la physionomie très éveillée, avec des yeux malicieux, embusqués derrière un binocle qu’il assujettissait sans cesse sur un nez un peu bombé et effilé, la figure tout embroussaillée de favoris roux. Lacroix avait conquis Victor Hugo autant par son entrain, sa fougue, son enthousiasme de commerçant que par ses connaissances littéraires très réelles et son admiration pour Shakespeare. Il y avait bien un autre éditeur, l’éditeur des premières heures de l’exil, aux jours de lutte et de danger, celui-là aussi un lettré et de plus un ami, ami fanatique, dévoué, capable de tous les sacrifices pour servir son dieu. C’était Hetzel. Mais il s’était tenu à l’écart, un peu attristé de voir, à l’époque de la publication des Misérables, les relations d’affaires interrompues, car l’amitié était toujours restée intacte. Hetzel s’émut pourtant un beau jour, et, le 28 octobre 1866, il écrivit à Victor Hugo, d’abord pour tenter de redevenir son seul éditeur et surtout pour lui adresser quelques remontrances amicales :

Vous avez fait une mauvaise affaire avec les Misérables, une mauvaise affaire avec les Travailleurs de la mer. Vous avez escompté à 50 pour 100 vos succès. Et vous n’êtes pas assez pressé pour qu’il soit raisonnable de faire plus longtemps de ces sacrifices.

L’édition illustrée des Misérables a produit en deux ans un bénéfice de 368,000 francs. Avec vos deux tiers sur lesdits bénéfices, jugez de ce qu’elle vous eût rapporté. Mais j’ai pour une affaire des amis prêts qui m’offriront le capital nécessaire, si vous voulez me donner le roman qu’on dit que vous faites en attendant 93

J’ai un désespoir quand je pense à l’ensemble de votre œuvre scindée entre Lacroix et moi. Toutes les combinaisons fructueuses et brillantes sont entravées. Si un bon génie pouvait vous inspirer de ne pas la scinder davantage, vous faire percevoir que c’est le capital sacrifié à l’accident que les livres aliénés tout à fait d’un côté et retranchés de l’autre, votre patrimoine général y gagnerait… Votre affaire des Travailleurs de la mer à 30,000 francs le volume après le succès des Misérables a été une affaire d’enfant, permettez-moi de vous le dire…

Hetzel s’excusait de parler à Victor Hugo avec cet abandon et cette franchise un peu maussade, et Victor Hugo n’était pas éloigné de penser qu’Hetzel n’avait pas tort. Mais à l’époque où il aliénait son œuvre par traité, il ne prévoyait pas le succès prodigieux des Misérables et, satisfait des conditions qui lui étaient faites, il s’était engagé à céder à Lacroix le droit d’exploiter les œuvres à venir moyennant des conditions à débattre. Lacroix, enivré par le succès des Misérables, était bien résolu à se plier à toutes les exigences. Victor Hugo était pris dans un engrenage d’où le zèle, la bonne volonté et l’amitié d’Hetzel ne pouvaient le tirer.

Victor Hugo reprenait à Guernesey, le 6 novembre 1866, son roman interrompu à Bruxelles le 6 octobre. Il achevait le livre troisième : L’Enfant dans l’ombre. Au bout de dix-huit jours, son travail était forcément suspendu.

Une préface lui était demandée par Louis Ulbach qui avait eu l’idée d’offrir aux étrangers un guide de Paris, sous le nom de Paris-Guide, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867. Nos plus grands écrivains avaient promis un article. Pas de plus beau frontispice qu’une introduction de Victor Hugo ! Et à partir du 24 novembre la plupart des heures furent consacrées à ce travail inattendu.

Dans les moments de répit, Victor Hugo revenait à son roman simplement pour noter quelques fragments de dialogue ; et comme il ne pouvait guère résister au désir de faire des vers, il ébauchait des scènes de Mangeront-ils, une comédie dont il avait tracé un plan auparavant[1].

Trois mois environ lui suffirent pour achever à la fois cette introduction, qu’il lut à sa famille le 22 février 1867, et le premier acte : la Mort de la sorcière, qu’il lut le 25. Il ne voulut pas laisser de côté sa comédie ; il fit le second acte. Ce qui le conduisit jusqu’au 27 avril.

Le 1er mai seulement, c’est-à-dire après cinq mois d’interruption, il se remettait à son roman et il avait écrit presque en entier les deux premiers livres de la seconde partie : Par ordre du Roi, à la fin de juin ; le 20 du même mois, le drame d’Hernani était repris à Paris à la Comédie-Française, avec un succès éclatant pour l’auteur et ses interprètes ; Delaunay et Mme Favart.

Le 11 juillet, Victor Hugo dut s’occuper de ses préparatifs de départ. On lit dans ses carnets :

Je compte partir pour Bruxelles par Londres demain lundi 15. Je laisse entre les mains de Julie[2], qui le gardera sous clé, un rouleau ficelé contenant :
1° Le manuscrit de mon roman commencé : l’H.q. R.[3] (2 chapitres préliminaires, 1re partie : trois livres ; 2e partie : 2 livres inachevés).
J’en emporte la copie faite par Julie.
2° Le manuscrit de Mangeront-ils ? comédie. J’en emporte la copie.
3° Le dossier des notes de travail pour l’H.q. R.
4° La copie de mon Archipel de la Manche.
5° Un dossier contenant des choses commencées (dont Margarita).

Le 18 août, Victor Hugo partait avec sa famille, à 10 h. 45, pour Anvers et de là pour la Zélande. Charles Hugo raconta ce voyage avec beaucoup de verve dans la Liberté sous le pseudonyme de Paul de la Miltière.

Le poète revenait à Bruxelles dans la seconde quinzaine de septembre, et le 17 il causait avec Lacroix d’un projet de livre qui n’a pas été réalisé : le monde, l’homme, le peuple, encyclopédie du dix-neuvième siècle, en trois volumes. En octobre il rentrait à Guernesey, mais il ne reprenait pas son travail interrompu depuis le 10 juillet.

Des événements se produisaient en Italie : Garibaldi tentait de s’emparer de la ville de Rome pour la rendre à l’Italie ; le 26 octobre, après avoir remporté un premier succès contre les troupes pontificales, il fut battu, le 4 novembre, à Mentana, par une partie du corps expéditionnaire français, puis interné dans le fort de Varignano près de la Spezia et renvoyé à la fin de novembre à Caprera, brisé par la maladie.

Victor Hugo écrivit en trois jours (16, 17, 18 novembre) son poème de protestation : Mentana (la Voix de Guernesey), qui fut traduit aussitôt dans toutes les langues de l’Europe.

La réponse de l’empire ne se fit pas attendre. Les représentations d’Hernani furent suspendues, et quinze jours après la reprise de Ruy Blas fut interdite à l’Odéon.

Victor Hugo était préparé à ces sortes d’aventures. Il se remit à son roman.

Les cinq premiers mois de l’année 1868 furent particulièrement laborieux. Il avait écrit à la fin de mai les sept premiers livres de la seconde partie.

Chemin faisant, il inscrivait sur des chemises des titres : le premier semble avoir été Lord Clancharlie, puis Par ordre du Roi (titre provisoire : l’Homme qui Rit). Sur une chemise on lit :

GWYNPLAINE
(autre titre possible)
pair d’angleterre
.

En mai, l’œuvre étant assez avancée, il songeait à la préface : il multipliait les notes sans plan bien arrêté ; mais c’était toujours la même idée qui le hantait, et, dans toutes ses improvisations, une phrase, qu’il avait écrite sur une feuille de papier pliée en deux, revenait sans cesse :

PRÉFACE (possible)
de gwynplaine.
J’ai senti le besoin d’affirmer l’âme
.

v.h.

Sa profession de foi spiritualiste ne ressortait-elle donc pas avec éclat de l’œuvre tout entière ? que lui emportait ? Il craignait avant tout de n’être pas suffisamment compris, ou tout au moins il ne voulait laisser planer sur ses intentions aucune équivoque. Ne l’avait-on pas accusé autrefois d’être fataliste :

On a voulu voir dans Anankè, toute une profession de foi, et l’on a déclaré que l’auteur de Notre-Dame de Paris, des Misérables et des Travailleurs de la mer était fataliste. Il est le contraire. Il pense, quant à lui, que la série de ses œuvres est une série d’affirmations de l’Âme. À cette série il ajoute aujourd’hui ce livre.

Contre la Fatalité l’homme a deux armes : la conscience et la liberté ; la conscience qui lui indique le devoir, la liberté qui lui signale le droit.

Victor Hugo n’avait pas seulement le souci de dégager l’idée maîtresse de ses œuvres ; il tenait aussi à établir le lien qui existait entre elles. Qu’on se rappelle une de ses notes de la Légende des Siècles : « Dans mon œuvre les livres se mêlent comme les arbres dans une forêt. » Ce qu’il disait pour ses poésies, il le répétait pour ses romans dans cette note :

De même que le livre les Misérables est rattaché par l’idée Anankè, à un livre antérieur N.-D. de P.[4] et à un livre ultérieur les T. de la m.[5], le livre 93 sera précédé de deux livres parallèles, l’un sur l’Angleterre après 1688, qu’on va lire[6], l’autre sur la France avant 1789[7], qui sera publié prochainement.

Et sur le même feuillet les lignes encadrées et barrées :

L’idée des trois précédentes œuvres communes était Anankè, ; l’idée qui se dégagera de ces trois nouveaux livres sera :

Espérance.
Liberté.
Progrès.

Le plan était nettement arrêté, mais Victor Hugo ne voulait pas tout d’abord se borner à ces indications qui lui semblaient trop laconiques. Son intention première était de donner une préface plus étendue, de marquer les divers caractères de son livre. En réalité ce n’était pas un roman ordinaire qu’il avait voulu écrire, mais un drame qui participât de l’épopée, une œuvre philosophique et un livre d’histoire ; il avait voulu affirmer la conscience, la volonté, la liberté, et tirer de l’histoire, qui montre les faits, du roman, qui montre l’âme, et de la peinture des vieilles monarchies, qui engendrent l’oppression, la conclusion logique et nécessaire : l’avènement de la démocratie.

C’est pendant les mois de mai, juin et juillet que Victor Hugo écrivait ces ébauches de préface. On peut suivre dans les notes[8] ses tâtonnements ; il était partagé entre deux désirs : celui d’exposer complètement sa pensée et celui de condenser son programme en une formule simple. On sent qu’il craint d’être conduit à de trop grands développements dans le premier cas et de n’être pas suffisamment compris dans le second. De là toute une série de projets abandonnés, repris, amalgamés ; il puisera dans l’un une idée, dans l’autre une phrase, indiquant au coin de chaque préface projetée : ceci est la bonne, ou : ceci est la meilleure, ou : la dernière, la meilleure.

Le mois de juillet était arrivé. Sa famille le réclamait. Il interrompait son travail le 21, et le 27 il partait pour Bruxelles, impatient, anxieux, mais avec une fortifiante espérance. N’ayant pu se consoler de la perte de son premier petit-fils Georges, mort le 16 avril 1868, il partait pour fêter à Bruxelles la venue imminente d’un nouveau petit Georges.

Son roman était à peu près terminé.

Sur une feuille de papier gris d’emballage pliée en quatre on lit :

MANUSCRIT
de
L’H. Q. R.
J’emporte
la copie
à Bruxelles.
Le dénouement
me reste à faire.


________________1er juillet 1868

Et sur une grande feuille bleue couverte de notes jetées en tous sens ces mots en travers :

(à réserver)
DISCOURS
à La ch. des l.[9]
dénouement.

En effet, quelques jours après son arrivée, le 1er août, Victor Hugo travaillait au dénouement, place des Barricades, 4, à Bruxelles. Il écrivait la conclusion : le Paradis retrouvé ici-bas. Le 16 août, dans ce dernier chapitre, il montrait, sur le bateau qui l’emportait avec Ursus, Dea brûlée par la fièvre, agitée par le délire, appelant Gwynplaine, l’absent, le bien-aimé, et chantant :

Nuit, va t’en
L’aube chante.

Et la voix de Gwynplaine répondait

Oh ! viens ! aime !
Tu es âme
Je suis cœur

À ce moment l’absent revenait, le second petit Georges naissait. Victor Hugo était heureux : dans son roman et dans sa vie, c’était bien le Paradis retrouvé ici-bas. L’aimé renaissait ; il était rené, renatus, comme Victor Hugo disait, René, le second nom qu’il aurait voulu donner à son petit Georges.

Le roman était achevé le 23 août 1868. Il avait été commencé le 21 juillet 1866. Il portait le titre : Par ordre du roi (titre provisoire : l’Homme qui Rit) ; le titre Par ordre du roi fut rejeté finalement à la seconde partie.

Le 25 août, Mme Victor Hugo était frappée d’une attaque d’apoplexie et rendait le dernier soupir le 27.

En une semaine : une naissance, une mort, et, par un contraste poignant, un livre qui venait d’être terminé, intitulé : l’Homme qui Rit.

La mort de Mme Victor Hugo avait été aussi rapide qu’imprévue.

Une belle et noble figure disparaissait.

Comme dans toutes les circonstances dramatiques de sa vie, Victor Hugo avait choisi ses carnets comme confidents et dépositaires de ses sentiments :

Dieu recevra cette douce et grande âme, je la lui rends. Qu’elle soit bénie. .........................

J’ai semé des fleurs sur tout le corps et j’en ai rempli le cercueil, puis je l’ai baisée au front et je lui ai dit tout bas : Sois bénie, et je suis resté à genoux près d’elle.

Mme Victor Hugo avait exprimé la volonté d’être enterrée à Villequier auprès de sa fille Léopoldine. Victor Hugo, exilé, conduisit jusqu’à la frontière le cercueil que Paul Meurice et Auguste Vacquerie accompagnèrent ensuite jusqu’à Villequier.

Le poète resta à Bruxelles pendant tout le mois de septembre ; il ne travaillait pas. Sa maison n’était ouverte qu’à quelques amis intimes ; Lacroix était venu lui faire signer le traité de l’Homme qui Rit et de diverses œuvres inédites ; il le pria de revenir plus tard ; le soir, Victor Hugo faisait à sa famille quelques lectures de poésies récentes qui devaient être publiées avec d’autres, plus anciennes, sous le titre : les Années funestes. Et c’est seulement le 27 septembre qu’il signait le traité avec Lacroix, mentionné en ces termes dans ses carnets :

Je lui cède (à Lacroix) pour douze ans le roman en quatre volumes Par ordre du roi, plus 1, 2 ou 3 volumes de théâtre ou de poésie à mon choix, 40,000 francs par volume payés comptant.

Le 7 octobre 1868, Victor Hugo partait pour Guernesey.

Aussitôt arrivé, il s’inquiéta non seulement de la publication de son roman, mais aussi de la rédaction de sa préface. Il ne devait pas se servir des premières ébauches. Les seules notes qui vont suivre, et que nous donnons dans leur disposition exacte, seront utilisées pour sa version définitive. Ici se manifeste, pour la première fois, le scrupule très vif d’enlever à son livre tout caractère d’hostilité contre la pairie anglaise ou de malveillance contre l’Angleterre :

Ce livre, comme on le reconnaîtra en le lisant, n’est en aucune façon dirigé contre la pairie anglaise. Les très grands services rendus à l’Angleterre par les lords sont particulièrement énumérés et constatés, etc…

Ce livre est avant tout impartial.

L’aristocratie à Sparte, l’aristocratie à Venise, l’aristocratie en Angleterre, sous ces trois formes, a souvent bien mérité de la démocratie et du progrès. Mais l’aristocratie, comme phénomène, veut être étudiée. L’Angleterre était son chef-lieu ; c’est sur l’Angleterre que l’auteurl’historien a dû fixer son regard.

De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon ; même l’oligarchie, même l’aristocratie. Les très considérables et très réels services rendus par la pairie anglaise et l’Angleterre sont énumérés dans ce livre… L’auteur a dû constater de la sorte son impartialité.

Du reste, étudier l’aristocratie, l’étudier dans son chef-lieu qui est l’Angleterre…

Le seul vrai lecteur, c’est le lecteur pensif. C’est à lui que ce livre est adressé.

Peut-être ce lecteur découvrira-t-il dans ce livre plus d’un point de vue.

Le drame, — le roman c’est le drame hors cadre, — le drame comme la vie, comme la création, doit avoir plusieurs aspects et ouvrir plusieurs perspectives sans pour cela cesser d’être un.

L’unité se compose d’infini.

Au point de vue historique et politique, pour n’indiquer que celui-là, le vrai titre de ce livre serait l’Aristocratie.


Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif. Toute œuvre digne de lui être offerte a, comme la vie et comme la création, plusieurs aspects et ouvre plusieurs perspectives sans pour cela cesser d’être une.

L’unité se compose d’infini.

Ce roman, cette histoire, ce drame, l’Homme qui Rit, s’il était ce que l’auteur l’a voulu faire, et s’il valait la peine d’être étudié, présenterait, à ceux qui aiment à méditer sur l’horizon mystérieux d’un livre, plus d’un point de vue.

Au point de vue historique et politique, pour n’indiquer que celui-là, son vrai titre serait l’Aristocratie.

De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon ; même l’oligarchie. L’aristocratie anglaise c’est par excellence l’aristocratie. Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace.

C’est en Angleterre que le phénomène veut être étudié.


Et, à cette place, Victor Hugo indique au crayon :

Rattacher ici le projet de préface Monarchie et 93 (quelques lignes).

Enfin sur le dos d’un prospectus, avec cette indication au coin : la meilleure, Victor Hugo écrit ces quelques lignes :

Le vrai titre de ce livre serait l’Aristocratie.

CeluiLe livre qui suivra pourra être intitulé : la Monarchie, et ces deux livres en précéderont et en amèneront un troisième qui sera intitulé : Quatrevingt-treize.

On remarquera que Victor Hugo a fait la préface définitive de l’Homme qui Rit avec cette dernière note et le dernier paragraphe un peu modifié de la précédente.

Son manuscrit était prêt à être expédié ; il fallait choisir le titre définitif ; Paul Meurice, d’accord avec Vacquerie, avait insisté pour que Victor Hugo adoptât le titre de l’Homme qui Rit et il avait reçu du poète la lettre suivante, du 15 novembre :

Je suis absolument de votre avis très justement unanime quant au titre Par ordre du Roi, l’Homme qui Rit vaut beaucoup mieux. En choisissant d’abord Par ordre du Roi, je voulais accentuer tout de suite la partie démocratique du livre. Cet effet est, je crois, maintenant produit, et je puis sans inconvénient, comme vous l’indiquez et comme je l’avais moi-même toujours cru meilleur, donner au livre le titre de l’Homme qui Rit et à la deuxième partie le litre : Par ordre du Roi.

Le 21 novembre, Victor Hugo envoyait à Lacroix par lettre chargée la première partie de son roman : la Mer et la Nuit, et, le 25, il terminait la revision commencée le lendemain de son retour à Guernesey.

Dès le mois de décembre, Lacroix annonçait dans les journaux l’apparition du livre sous l’appellation de « roman historique », et le poète lui répondit aussitôt :

Décembre 1868.
Mon cher éditeur[10],

Le roman historique est un très bon genre, puisque Walter Scott en a fait, et le drame historique peut être une très belle œuvre puisque Dumas s’y est illustré ; mais je n’ai jamais fait de drame historique ni de roman historique. Quand je peins l’histoire, jamais je ne fais faire aux personnages historiques que ce qu’ils ont fait ou pu faire, leur caractère étant donné, et je les mêle le moins possible à l’invention proprement dite. Ma manière est de peindre des choses vraies par des personnages d’invention.

Tous mes drames, et tous mes romans qui sont des drames, résultent de cette façon de voir, bonne ou mauvaise, mais propre à mon esprit.

Par ordre du Roi sera donc l’Angleterre vraie, peinte par des personnages inventés. Les figures historiques, Anne, par exemple, n’y seront vues que de profil. L’intérêt ne sera, comme dans Ruy Blas, les Misérables, etc., que sur des personnages résultant du milieu historique ou aristocratique d’alors, mais créés par l’auteur.

Le roman était livré à l’impression, et les deux amis les plus chers de Victor Hugo, Paul Meurice et Auguste Vacquerie, le lisaient en placards et faisaient les corrections. Ils ne connaissaient de l’œuvre que l’idée générale. Aussi attendaient-ils avec impatience les épreuves, et c’étaient pour chaque chapitre des cris d’admiration. On ne sentait pas la flatterie, mais l’élan du cœur, la conviction ardente, la joie de lire d’aussi belles pages, l’impatience fiévreuse de connaître la suite du drame.

Victor Hugo expédiait rapidement sa copie à Lacroix puisque, le 10 janvier 1869, le tome II était parvenu à destination ; mais on imprimait lentement, car à cette même date Paul Meurice et Vacquerie n’avaient pu lire encore en placards que les cent premières pages. C’était déjà un premier grief de l’auteur contre l’éditeur, mais c’était encore le moindre ; Lacroix était d’avis de publier le livre en trois livraisons : le tome I, puis les tomes II et III réunis et enfin le tome IV, avec des intervalles dans la publication. Paul Meurice avait, dès le début, protesté contre cet émiettement, avec l’assentiment de Victor Hugo ; il insistait pour la publication en lieux livraisons, l’une en un volume, la seconde en trois avec un intervalle de quinze jours.

Le 24 janvier, Paul Meurice et Vacquerie n’avaient lu encore que le tome I, réclamant impatiemment la suite qui avait été envoyée depuis le 10 et que l’imprimerie tardait à livrer. Aussi Victor Hugo renseignait-il à l’avance ses amis sur la marche du livre ; il écrivait le 27 janvier à Vacquerie :

Du drame dans les faits ce livre passe au drame dans les idées. Tout le tome II y est consacré : histoire, philosophie, cœur humain. Puis le drame proprement dit reprend violemment au tome III jusqu’à la fin. L’ensemble, je crois, satisfera votre grand esprit, Je pense, en effet, n’avoir rien fait de mieux que l’Homme qui rit.

C’est une trilogie qui commence :
L’Aristocratie (l’Homme qui Rit) ;
La Monarchie ;
Quatrevingt-treize.
Là j’aurai fait la preuve de la révolution.
Ce sera le pendant des Misérables.

Le second volume était imprimé, fait en placards, le 7 février ; Lacroix protestait toujours contre l’idée de publier les quatre volumes en même temps, disant qu’il en vendrait quatre mille de moins.

Paul Meurice tenait bon pour la mise en vente presque sans interruption.

Victor Hugo adressait à Lacroix le tome III, le 11 février, et le tome IV, le 17 février.

Auguste Vacquerie et Paul Meurice communiquaient leurs sentiments à Victor Hugo au fur et à mesure qu’ils corrigeaient les épreuves. Vacquerie écrivait :

dans Notre-Dame de Paris, ni dans les Travailleurs de la mer, ni dans les Misérables, vous n’avez commencé d’une façon plus grande ni peut-être aussi intéressante. On est saisi absolument.

Paul Meurice écrivait :

Quant à Gwynplaine et à Dea, l’invention de ce couple, de ces « amoureux assortis » est, dans la pure acception du mot, une trouvaille divine. Oui, c’est des idées du bon Dieu, ça. Seulement comme il ne peut pas les réaliser dans ce monde-ci, il vous charge d’exprimer sa bonne intention et ce qu’il ne demanderait pas mieux que de faire, mais ce qu’il ne peut exécuter que par la main idéale du génie. Avouez que j’ai deviné le secret. Alors ce n’est pas très malin à vous. Eh bien, c’est égal, je vous remercie tout de même de nous donner de telles émotions et de telles larmes.

Le 25 février, Vacquerie réclamait le quatrième volume déjà expédié depuis le 17. Il pressait Victor Hugo : les élections législatives étaient proches et eussent pu amener une diversion préjudiciable à la première explosion.

L’impression du troisième volume était terminée à la fin de février.

Mais une grave querelle éclata entre l’auteur et l’éditeur. Lacroix avait imaginé, dans les premiers jours de mars, toute une combinaison de librairie pour le lancement de l’Homme qui Rit. Il devait écrire à Victor Hugo le 14 pour la lui exposer. À cette date, Victor Hugo n’avait rien reçu ; le 21, Vacquerie avertit Victor Hugo que Lacroix lui avait affirmé avoir écrit le 14. Toujours pas de lettre. Peut-être ce retard était-il justifié par les préoccupations de Lacroix, intéressé dans les affaires de l’imprimerie qui venait de déposer son bilan ? L’imprimerie était en désarroi, les créanciers s’étaient arrangés pour continuer provisoirement à leur compte l’exploitation ; néanmoins pendant plusieurs jours on avait suspendu l’impression du quatrième volume de l’Homme qui Rit. Ce qui était fâcheux en raison de l’approche des élections.

Le 25 mars, Victor Hugo n’avait toujours pas reçu la lettre que Lacroix prétendait lui avoir envoyée, et Paul Meurice se décidait alors à exposer la combinaison de vente dans une longue lettre dont nous reproduisons ce fragment :

Voilà en quoi elle consiste. L’Homme qui Rit coté à 7 fr. 50 le volume, 30 francs pour les quatre volumes, ne pourra pour tout ce premier tirage, de 10,000 à 15,000 exemplaires, être vendu séparément. Il sera donné pour rien, en primeur et en prime, à tout acheteur qui prendra ou s’engagera à prendre pour 100 francs de livres, au prix fort, dans le catalogue Lacroix, soit : Victor Hugo, Lamartine, Michelet, Quinet, Pelletan, Jules Simon, etc. On devra payer les 100 francs comptant. On pourra aussi ne payer rien d’avance, mais alors on souscrira quatre billets à 3, 6, 9 mois et un an, de 28 fr. 50, soit 114 francs. Pas d’exception pour les libraires. La combinaison a pour base un marché passé par Lacroix avec M. Panis, libraire (le fils de Panis, l’ancien fermier d’annonces), lequel sera vendeur en nom de l’Homme qui Rit et directeur de la combinaison. Lacroix lui a cédé et vendu tout le premier tirage, 10, ou 15,000, avec monopole exclusif, pendant vingt-cinq jours pleins. Toutefois si, au bout de quinze jours, la combinaison n’a pas atteint un minimum stipulé de vente, 5,000 je crois, Lacroix et Panis pourront écouler le reste de ce premier tirage par le procédé ordinaire de la vente séparée.

Pour une telle combinaison Lacroix promettait 6,000 francs d’affiches et 80,000 francs d’annonces répétées. Victor Hugo répondit aussitôt à Vacquerie et en même temps à Meurice qu’il protestait contre cette combinaison qui était un danger matériel et une blessure morale pour le livre.

Munis de leurs lettres, Paul Meurice et Vacquerie se rendirent chez Lacroix le Ier avril, lui disant qu’il n’avait pas le droit de ne laisser lire Victor Hugo que sous peine de cent quatorze francs d’amende, et que, si on lui faisait un procès, il n’aurait pour lui aucun juge, même bonapartiste. Mais Lacroix s’obstinait, déclarant sa combinaison merveilleuse, affirmant une vente de vingt-cinq mille ; et, en présence de cette résistance, Paul Meurice et Vacquerie n’hésitèrent pas à conseiller à Victor Hugo de protester publiquement ; Vacquerie lui écrivait :

Au moins, que le mécontentement du public retombe tout entier sur le coupable. Pensez que ce Lacroix a dans les mains, non seulement un chef-d’œuvre, mais un succès certain, et qu’il lui inflige le supplice d’Hardquanonne ! Il écrase la poitrine de L’Homme qui Rit de tout son fonds de librairie.

Et Paul Meurice, malgré sa foi dans le succès certain, ajoutait : « Ce qui ne veut pas dire que l’expérience Lacroix in anima nobile ne gênera pas ce succès » ; il se prononçait pour une protestation directe et fière ; et préoccupé de l’effet de cette combinaison aristocratique, qui restreignait la publicité du livre, Paul Meurice traitait avec Lacroix pour le droit de reproduction de l’Homme qui Rit en feuilleton dans le Rappel, l’ancien Événement, qui devait revivre sous ce titre le Ier mai, ayant pour fondateurs Paul Meurice, Vicquerie, Rochefort et les fils de Victor Hugo. Lacroix avait imposé des conditions très dures au journal, mais, disait Paul Meurice à Victor Hugo ; « la publication de l’Homme qui Rit dans le Rappel corrigera dans une certaine mesure par l’élargissement du public l’étroitesse de la combinaison Lacroix ».

Le 29 mars, Victor Hugo, partageant le sentiment de ses amis, répondait à Paul Meurice :

Soyez assez bon pour dire à M. Lacroix qu’il s’expose de ma part à un procès peut-être et à coup sûr à une protestation. Il a trouvé là un admirable moyen de me mettre à dos le public et la presse et de centupler le nombre de mes ennemis.

Le 4 avril, Victor Hugo envoyait à Paul Meurice la lettre suivante destinée à Lacroix :

Hauteville-House, 4 avril 1869.
Monsieur,

Moyennant la somme de quarante mille francs par volume, et non de cinquante mille, comme on l’a imprimé par erreur, vous avez acquis de moi le droit de publication et de traduction, pendant douze années, de l’Homme qui Rit, et d’un autre ouvrage que j’aurai à vous livrer plus tard.

Aujourd’hui vous faites paraître l’Homme qui Rit dans des conditions de publication imprévues et inusitées, et qui, en équité, excèdent évidemment votre droit.

Les remontrances ont été vaines. Vous avez persisté, et vous persistez. Je ne m’adresserai pas aux tribunaux. La perte de mon procès contre le Théâtre italien[11], procès gagné ensuite par Mme Scribe, m’a prouvé que, dans ma situation, être hors de France, c’est être hors la loi. Cette situation, je l’accepte.

Du reste, en présence du fait insolite auquel donne lieu la mise en vente de l’Homme qui Rit, me tenir à l’écart me suffit. Le mode inattendu de publication, adopté par vous pour ce livre, m’étonne, je le déclare, je n’en suis pas solidaire, et je tiens à le dire hautement.

Recevez l’assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo

Hugo accompagnait cette lettre des réflexions suivantes :

Voici ma lettre en-cas à M. Lacroix. Elle lui serait remise, puis publiée. Lisez-la avec Auguste. Je crois que vous la trouverez bien. J’ai tâché de la faire modérée et dure. Lacroix le mérite. Je n’ai pu préciser davantage le grief. Car développer et indiquer le dommage, ce serait donner au public de nouvelles raisons contre et ajouter encore à tout ce qui va nuire au livre.

Le 8 avril, Vacquerie écrivait à Victor Hugo :

Il n’est plus temps d’agir sur Lacroix. Au moment où j’ai reçu votre lettre, les annonces étaient dans les journaux et les affiches sur les murs.

Pour rien l’Homme qui Rit, voilà tout ce que les passants lisent et vont lire. C’est déplorable. Et un boniment qui serait bien pour M. Lecoq ou pour Faringbea.

Et Vacquerie annonce qu’il va avec Meurice chez Lacroix, qu’il lira la lettre, mais qu’il est d’avis d’attendre une huitaine pour la publier.

L’Homme qui Rit ne paraît toujours pas. L’imprimerie est en désarroi ; on compose à un endroit, on tire à un autre.

À la même date, 8 avril, Paul Meurice espérait obtenir que, concurremment avec sa combinaison à prime, Lacroix consentît à vendre des exemplaires séparés et à donner le choix au public.

Dans l’intervalle Victor Hugo avait réfléchi : sa première lettre à Lacroix lui avait paru un peu sèche et un peu dure, et puisqu’elle n’avait pas encore été remise, il en avait écrit une seconde, plus calme, plus modérée qu’il avait expédiée à Auguste Vacquerie ; mais la veille Vacquerie avait lu la première lettre à Lacroix. Il l’annonce à Victor Hugo, Lacroix « écumait », le surlendemain il lui avait lu la seconde, Lacroix « n’écumait plus », mais il promettait d’écrire à Victor Hugo « un éloge ampoulé de sa combinaison. Il est très fier d’avoir eu 500 souscriptions en 4 jours ».

L’imprimerie était toujours en pleine anarchie ; les ouvriers ne venaient pas parce qu’ils n’étaient pas payés ; le 15 avril, Vacquerie se lamentait : « Avec la sacrée imprimerie où nous sommes, nous ne paraîtrons jamais. »

Son avis est d’attendre encore pour publier la lettre ; l’effet de la combinaison étant déplorable, les libraires étant tous irrités, Lacroix sera probablement dégrisé de sa combinaison et donnera le choix au public ; néanmoins, Paul Meurice tient fermement pour la publication de la lettre, parce qu’il faut que Victor Hugo se dégage de cette exorbitante et insolente spéculation.

Lacroix s’entêtait, persistait dans sa grande pensée, refusait de donner l’option au public, menaçait de publier une lettre violente, prêt même à ne pas reculer devant le procès. Pendant trois jours, du 17 au 20 avril, ce sont des courses folles de Paul Meurice et de Vacqueric dans Paris ; visites répétées à Lacroix, luttes plutôt amères, promenades dans les bureaux de journaux ; enfin, il est décidé qu’en présence des prétentions insoutenables de Lacroix, la lettre de Victor Hugo sera publiée le lundi 19 avril ; elle est donc remise aux journaux amis, mais un hasard apprend à Paul Meurice et à Vacquerie que vers deux heures Lacroix cède sur un point et offre l’option au public. Ils retournent à la librairie et négocient avec Lacroix aux conditions suivantes : la lettre de Victor Hugo serait retirée, et Lacroix on écrirait une, dont les termes seraient arrêtés d’accord entre eux. Lacroix consent. Nouvelles courses dans les journaux ; huit heures de voiture ; partout on arrive à temps pour empêcher la publication, sauf au National qui était déjà cliché. Nouvelle entrevue avec Lacroix pour lui annoncer le mécompte, fureur de Lacroix, puis apaisement à la suite d’un accord sur la rédaction d’une lettre de Lacroix qui serait publiée.

Voici les deux lettres ; d’abord celle de Victor Hugo, publiée par le National le 20 avril, avec cette note :

Aussitôt que M. Victor Hugo été informé par son éditeur de la façon inusitée dont il entendait publier l’Homme qui Rit, il lui a repondu par la lettre suivante :

Hauteville House, 8 avril 1869.
Mon cher Monsieur Lacroix,

« Votre lettre du 14 mars et votre lettre du 3 avril me sont arrivées ensemble, hier soir, 7 avril, sous la même enveloppe.

« J’avais appris par les journaux votre combinaison, sur laquelle vous n’avez pas jugé à propos de me consulter.

« Ne recevant de vous aucune communication à ce sujet, j’ai prié mes amis de vous voir, et vous avez su par eux ma surprise et ma désapprobation.

« Je voulais pour l’Homme qui Rit, comme pour les Misérables et les Travailleurs de la mer, la publication pure et simple, sans complication, avec les abaissements de prix successifs qui permettent d’atteindre, comme cela a eu lieu pour les Misérables illustrés, des tirages de deux cent mille exemplaires.

« Loin de démocratiser le livre, votre combinaison, dont vous me faites enfin part, lui crée des difficultés de circulation.

« Si vous persistiez dans cette combinaison, qui, du reste, vis-à-vis de moi, auteur, excède votre droit, je serais forcé de rendre public mon dissentiment. Ce serait pour moi un véritable regret.

« Recevez la nouvelle assurance de mes sentiments distingués.

« Victor Hugo...

Voici la réponse de Lacroix :

20. avril 1869.
Monsieur le rédacteur.

En présence de l’insertion dans les colonnes d’un journal d’une lettre que M. Victor Hugo m’avait adressée, je désire donner spontanément satisfaction au scrupule de M. Victor Hugo et je dois déclarer qu’il a été et demeure absolument étranger à la combinaison adoptée pour la publication de l’Homme qui Rit.

Je n’avais pas à le consulter et je ne l’ai pas consulté sur cette combinaison, que je crois être dans mon droit et favorable à la diffusion de l’œuvre et aux intérêts du public.

Agréez, etc.

Albert Lacroix.

Lacroix avait enfin consenti à l’option ; mais le prix des quatre volumes avait été porté de 50 francs à 40 francs, ce qui était exorbitant. M. Panis avait voulu éviter que la concurrence ne fût trop redoutable pour sa combinaison.

Le 19 avril, paraissait le premier volume de l’Homme qui Rit. et, le 8 mai, le quatrième volume ; mais Victor Hugo avait déjà reçu le 30 avril l’œuvre complète qui se vendait à Londres avant de se vendre à Paris, et il notait sur ses carnets : « violation du traité ».

Sur le dos de la couverture du tome I on lisait :

Pour paraître prochainement :
LE THÉÂTRE EN LIBERTÉ
DRAMES ET COMÉDIES.
DIEU
POËME
LA FIN DE SATAN
POËME

Le Théâtre en liberté, sauf trois petites pièces, était écrit en entier. Les poèmes Dieu, achevé depuis 1855, et la Fin de Satan, commencé en 1854, repris en 1859 et en 1860, avaient été déjà annoncés sur le dos de la couverture des Contemplations en 1856.

Dès le samedi 8 mai, le nouveau roman de Victor Hugo pouvait être acheté à part ; mais, par suite des exigences de Lacroix et de Panis, les quatre volumes se vendaient 40 francs à Paris. On pouvait se les procurer pour 30 francs seulement à Londres, ainsi que l’annonçait le Pall mall Gazette.

La fabrication lente et défectueuse du roman, le lancement fâcheux, les dissentiments sur le mode d’application du traité, avaient laissé des traces d’amertume entre l’auteur et l’éditeur. Il paraissait difficile de maintenir bien longtemps l’ancienne entente cordiale. Victor Hugo le comprenait. Il écrivit à son éditeur cette lettre, dont nous avons le brouillon :

J’ai longtemps réfléchi avant de prendre la détermination dont je vais avoir l’honneur de vous entretenir. Il me resterait à vous livrer un volume de vers pour lequel vous m’avez donné, le mois dernier, aux termes de mon traité, 40,000 francs. Il me conviendrait beaucoup, et je pense qu’il vous conviendrait à vous aussi, de ne pas donner suite à des relations que nous ne comprenons plus, vous et moi, de la même manière. Je désire ne pas vous livrer ce volume de vers et vous rembourser la somme reçue pour ce livre. Si, comme je l’espère, ma proposition vous agrée, vous pouvez tirer à vue sur moi pour cette somme de 40,000 francs. Je la tiens à votre disposition.

En note :

Plus un mois échu d’intérêts à 5 p. 100.

Les volumes de vers que Victor Hugo avait dans ses cartons à cette époque étaient : la Pitié suprême, Dieu, les Années funestes, le Théâtre en liberté.

L’Homme qui Rit avait paru dans de mauvaises conditions. S’il avait été accueilli avec enthousiasme par tous les lettrés, il n’avait pas obtenu le même succès de vente que les œuvres antérieures ; ce qui s’explique suffisamment par les déplorables spéculations qui avaient mécontenté le public et les libraires. Victor Hugo ne voulait pas voir là le seul motif de l’insuccès relatif. Il avait déjà, en 1868, signalé, à tort sans doute, un désaccord entre l’opinion et lui.

Nous avons trouvé, dans une note de cette époque, ces lignes :

Mes œuvres actuelles étonnent, et les intelligences contemporaines s’y dérobent le plus qu’elle peuvent.

Était-ce bien désaccord ? ne fallait-il pas incriminer plus justement cette tendance habituelle du public à considérer, surtout après de retentissants succès, l’œuvre publiée en dernier lieu comme étant inférieure à ses devancières ?

C’est ce que Victor Hugo pressentait et constatait, en ces termes, avant l’apparition du livre :

Quand Notre-Dame de Paris fut publiée, on a dit :

— C’est inférieur à Han d’Istande.

On se trompait.

Quand les Misérables et les Travailleurs de la mer ont paru, on a dit :

— C’est inférieur à Notre-Dame de Paris.

On s’est trompé.

Quand l’Homme qui Rit paraîtra, on dira : — C’est inférieur aux Misérables et aux Travailleurs de la Mer.

On se trompera.

Cette crainte de malentendu s’accentua encore lorsque l’Homme qui Rit fut mis en vente :

Le succès s’en va.

Est-ce moi qui ai tort vis-à-vis de mon temps ? Est ce mon temps qui a tort vis-à-vis de moi ? Question que l’avenir peut seule résoudre.

Si je croyais avoir tort, je me tairais, et ce me serait agréable. Mais ce n’est pas pour mon plaisir que j’existe, je l’ai déjà remarqué.

Et sur le haut de cette bande, en travers, ces mots :

Si l’écrivain n’écrivait que pour son temps, je devrais briser et jeter ma plume.

il ne lui suffisait pas de dénoncer un fait, il voulait l’expliquer, et sur une feuille bulle de bande de revue il écrivait :

Il est certain qu’un écart se fait entre mes contemporains et moi.

Je ne suis ni assez orgueilleux pour croire que je n’ai pas un tort, ni assez insensé pour croire qu’ils n’ont pas une raison.

Avoir un tort, ce n’est pas avoir tort. Avoir une raison, ce n’est pas avoir raison.

Quel est mon tort ?

Quelle est leur raison ?

Et Victor Hugo s’interrompit.

Nouvelle note, datée août 1869  :

L’Homme qui Rit est un livre qui a eu en naissant des malheurs dont le principal est son éditeur. Ce livre est si peu jugé qu’on pourrait dire qu’il n’est pas même publié. Attendons.

Néanmoins, il s’obstinait, il voulait découvrir le motif de l’insuccès. Et sur une large bande, qui a enveloppé une brochure, on lisait d’abord cette phrase entre deux traits :

Ceux qui considèrent l’exil comme rien se trompent.

Et ensuite après quelques points cette note :

.........................

Il m’importe de constater l’insuccès de l’Homme qui Rit.

Cet insuccès se compose de deux éléments : l’un, mon éditeur ; l’autre, moi.

Mon éditeur. — Spéculation absurde, délais inexplicables, perte du bon moment, publication morcelée, retards comme pour attendre le moment d’engouffrer le livre dans le brouhaha des élections.

Moi. — J’ai voulu abuser du roman, j’ai voulu en faire une épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre moi.

Il est très vrai que le roman paraissait à une heure fâcheuse, alors que l’opinion se passionnait pour la politique et que l’opposition tentait, dans les élections, un grand effort contre l’empire. Paris était en pleine fièvre, la littérature le laissait un peu indifférent. L’éditeur avait maladroitement lancé le livre en irritant les libraires et le public par une sorte de confiscation préventive ; il avait indisposé la presse en ne lui communiquant pas d’épreuves ; et après avoir capitulé devant la protestation énergique de Victor Hugo contre la combinaison commerciale, il avait fixé ce prix de quarante francs qui n’était accessible qu’aux privilégiés de la fortune.

Quant à la valeur de l’œuvre, Victor Hugo avait raison d’être confiant dans l’avenir. Il ne pouvait, à ce moment, se défendre de l’ordinaire mélancolie qui atteint les hommes de génie ou simplement les hommes illustres, toujours inquiets, à l’heure de la maturité, de l’accueil des générations nouvelles, et volontiers disposés à croire qu’ils sont moins bien compris parce que leurs livres

  1. Le 21 décembre 1865.
  2. Mme Chenay, sœur de Mme Victor Hugo.
  3. L’Homme qui Rit.
  4. Notre-Dame de Paris.
  5. Les Travailleurs de la mer.
  6. L’Homme qui Rit.
  7. La Monarchie, livre qui n’a pas été fait.
  8. Voir les notes du reliquat.
  9. Chambre des lords
  10. Correspondance
  11. Sans doute pour La pezia Borgi…