L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-8-IV

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 464-467).

IV

la vieille chambre

Toute la cérémonie de l’investiture de Gwynplaine, depuis l’entrée sous la King’s Gate jusqu’à la prise du test dans le rond-point vitré, s’était passée dans une sorte de pénombre.

Lord William Cowper n’avait point permis qu’on lui donnât, à lui, chancelier d’Angleterre, des détails trop circonstanciés sur la défiguration du jeune lord Fermain Clancharlie, trouvant au-dessous de sa dignité de savoir qu’un pair n’était pas beau, et se sentant amoindri par la hardiesse qu’aurait un inférieur de lui apporter des renseignements de cette nature. Il est certain qu’un homme du peuple dit avec plaisir : ce prince est bossu. Donc, être difforme, pour un lord, c’est offensant. Aux quelques mots que lui en avait dits la reine, le lord-chancelier s’était borné à répondre : Un seigneur a pour visage la seigneurie. Sommairement, et sur les procès-verbaux qu’il avait dû vérifier et certifier, il avait compris. De là des précautions.

Le visage du nouveau lord pouvait, à son entrée dans la chambre, faire une sensation quelconque. Il importait d’obvier à cela. Le lord-chancelier avait pris ses mesures. Le moins d’événement possible, c’est l’idée fixe et la règle de conduite des personnages sérieux. La haine des incidents fait partie de la gravité. Il importait de faire en sorte que l’admission de Gwynplaine passât sans encombre, comme celle de tout autre héritier de pairie.

C’est pourquoi le lord-chancelier avait fixé la réception de lord Fermain Clancharlie à une séance du soir. Le chancelier étant portier, quodammodo ostiarius, disent les chartes normandes, januarum cancellorumque potestas, dit Tertullien, il peut officier en dehors de la chambre sur le seuil, et lord Wilham Cowper avait usé de son droit en accomplissant dans le rond-point vitré les formalités d’investiture de lord Fermain Clancharlie. De plus, il avait avancé l’heure pour que le nouveau pair fit son entrée dans la chambre avant même que la séance fût commencée.

Quant à l’investiture d’un pair sur le seuil, et en dehors de la chambre même, il y avait des précédents. Le premier baron héréditaire créé par patente, John de Beauchamp, de Holtcastle, fait par Richard II, en 1387, baron de Kidderminster, fut reçu de cette façon.

Du reste, en renouvelant ce précédent, le lord-chancelier se créait à lui même un embarras dont il vit l’inconvénient moins de deux ans après, lors de l’entrée du vicomte Newhaven à la chambre des lords. Myope, comme nous l’avons dit, lord William Cowper s’était aperçu à peine de la difformité de Gwynplaine ; les deux lords parrains, pas du tout. C’étaient deux vieillards presque aveugles.

Le lord-chancelier les avait choisis exprès.

Il y a mieux, le lord-chancelier, n’ayant vu que la stature et la prestance de Gwynplaine, lui avait trouvé « fort bonne mine ».

Ajoutons que Barkilphedro, renseigné à fond comme un espion qu’il était, et déterminé à réussir dans sa machination, avait dans ses dires officiels, en présence du lord-chancelier, atténué dans une certaine mesure la difformité de lord Fermain Clancharlie, en insistant sur ce détail que Gwynplaine pouvait à volonté supprimer l’effet de rire et ramener au sérieux sa face défigurée. Barkilphedro avait probablement même exagéré cette faculté. D’ailleurs, au point de vue aristocratique, qu’est-ce que cela faisait ? Lord William Cowper n’était-il pas le légiste auteur de la maxime : En Angleterre, la restauration d’un pair importe plus que la restauration d’un roi ? Sans doute la beauté et la dignité devraient être inséparables, il est fâcheux qu’un lord soit contrefait, et c’est là un outrage du hasard ; mais, insistons-y, en quoi cela diminue-t-il le droit ? Le lord-chancelier prenait des précautions et avait raison d’en prendre, mais, en somme, avec ou sans précautions, qui donc pouvait empêcher un pair d’entrer à la chambre des pairs ? La seigneurie et la royauté ne sont-elles pas supérieures à la difformité et à l’infirmité ? Un cri de bête fauve n’avait-il pas été héréditaire comme la pairie elle-même dans l’antique famille, éteinte en 1347, des Cumin, comtes de Buchan, au point que c’était au cri de tigre qu’on reconnaissait le pair d’Écosse. Ses hideuses taches de sang au visage empêchèrent-elles César Borgia d’être duc de Valentinois ? La cécité empêcha-t-elle Jean de Luxembourg d’être roi de Bohême ? La gibbosité empêcha-t-elle Richard III d’être roi d’Angleterre ? À bien voir le fond des choses, l’infirmité et la laideur acceptées avec une hautaine indifférence, loin de contredire la grandeur, l’affirment et la prouvent. La seigneurie a une telle majesté que la difformité ne la trouble point. Ceci est l’autre aspect de la question, et n’est pas le moindre. Comme on le voit, rien ne pouvait faire obstacle à l’admission de Gwynplaine, et les précautions prudentes du lord-chancelier, utiles au point de vue inférieur de la tactique, étaient de luxe au point de vue supérieur du principe aristocratique.

Au moment où les door-keepers avaient ouvert devant Gwynplaine la grande porte à deux battants, il y avait à peine quelques lords dans la salle. Ces lords étaient presque tous vieux. Les vieux, dans les assemblées, sont les exacts, de même que, près des femmes, ils sont les assidus. On ne voyait au banc des ducs que deux ducs, l’un tout blanc, l’autre gris, Thomas Osborne, duc de Leeds, et Schonberg, fils de ce Schonberg, allemand par la naissance, français par le bâton de maréchal, et anglais par la pairie, qui, chassé par l’édit de Nantes, après avoir fait la guerre à l’Angleterre comme français, fit la guerre à la France comme anglais. Au banc des lords spirituels, il n’y avait que l’archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre, tout en haut, et en bas le docteur Simon Patrick, évêque d’Ely, causant avec Evelyn Pierrepont, marquis de Dorchester, qui lui expliquait la différence entre un gabion et une courtine, et entre les palissades et les fraises, les palissades étant une rangée de poteaux devant les tentes, destinée à protéger le campement, et les fraises étant une collerette de pieux pointus sous le parapet d’une forteresse empêchant l’escalade des assiégeants et la désertion des assiégés ; et le marquis enseignait à l’évêque de quelle façon on fraise une redoute, en mettant les pieux moitié dans la terre et moitié dehors. Thomas Thynne, vicomte Weymouth, s’était approché d’un candélabre et examinait un plan de son architecte pour faire à son jardin de Long Leate, en Wiltshire, une pelouse dite « gazon coupé », moyennant des carreaux de gazon, alternant avec des carreaux de sable jaune, de sable rouge, de coquilles de rivière et de fine poudre de charbon de terre. Au banc des vicomtes il y avait un pêle-mêle de vieux lords, Essex, Ossulstone, Peregrine, Osborn, William Zulestein, comte de Rochford, parmi lesquels quelques jeunes, de la faction qui ne portait pas perruque, entourant Price Devereux, vicomte Hereford, et discutant la question de savoir si une infusion de houx des apalaches est du thé. — À peu près, disait Osborn. — Tout à fait, disait Essex. Ce qui était attentivement écouté par Pawlets de Saint-John, cousin du Bolingbroke dont Voltaire plus tard a été un peu l’élève, car Voltaire, commencé par le père Porée, a été achevé par Bolingbroke. Au banc des marquis, Thomas de Grey, marquis de Kent, lord-chambellan de la reine, affirmait à Robert Bertie, marquis de Lindsey, lord-chambellan d’Angleterre, que c’était par deux français réfugiés, monsieur Lecoq, autrefois conseiller au parlement de Paris, et monsieur Ravenel, gentilhomme breton, qu’avait été gagné le gros lot de la grande loterie anglaise en 1694. Le comte de Wymes lisait un livre intitulé : Pratique curieuse des oracles des sibylles. John Campbell, comte de Greenwich, fameux par son long menton, sa gaîté et ses quatrevingt-sept ans, écrivait à sa maîtresse. Lord Chandos se faisait les ongles. La séance qui allait suivre devant être une séance royale où la couronne serait représentée par commissaires, deux assistants door-keepers disposaient en avant du trône un banc de velours couleur feu. Sur le deuxième sac de laine était assis le maître des rôles, sacrorum scriniorum magister, lequel avait alors pour logis l’ancienne maison des juifs convertis. Sur le quatrième sac, les deux sous-clercs à genoux feuilletaient des registres.

Cependant le lord-chancelier prenait place sur le premier sac de laine, les officiers de la chambre s’installaient, les uns assis, les autres debout, l’archevêque de Canterbury se levait et disait la prière, et la séance commençait. Gwynplaine était déjà entré depuis quelque temps, sans qu’on eût pris garde à lui ; le deuxième banc des barons, où était sa place, étant contigu à la barre, il n’avait eu que quelques pas à faire. Les deux lords ses parrains s’étaient assis à sa droite et à sa gauche, ce qui avait à peu près masqué la présence de ce nouveau venu. Personne n’étant averti, le clerc du parlement avait lu à demi-voix et, pour ainsi dire, chuchoté les diverses pièces concernant le nouveau lord, et le lord-chancelier avait proclamé son admission au milieu de ce qu’on appelle dans les comptes rendus « l’inattention générale ». Chacun causait. Il y avait dans la chambre ce brouhaha pendant lequel les assemblées font toutes sortes de choses crépusculaires, qui quelquefois les étonnent plus tard.

Gwynplaine s’était assis, silencieusement, tête nue, entre les deux vieux pairs, lord Fitz Walter et lord Arundel.

En entrant, selon la recommandation que lui avait faite le roi d’armes et que les deux lords parrains lui avaient renouvelée, il avait salué « la chaise royale ».

Donc c’était fini. Il était lord.

Cette hauteur, sous le rayonnement de laquelle, toute sa vie, il avait vu son maître Ursus se courber avec épouvante, ce sommet prodigieux, il l’avait sous ses pieds.

Il était dans le lieu éclatant et sombre de l’Angleterre.

Vieille cime du mont féodal regardée depuis six siècles par l’Europe et l’histoire. Auréole effrayante d’un monde de ténèbres.

Son entrée dans cette auréole avait eu lieu. Entrée irrévocable.

Il était là chez lui.

Chez lui sur son siège comme le roi sur le sien.

Il y était, et rien désormais ne pouvait faire qu’il n’y fut pas.

Cette couronne royale qu’il voyait sous ce dais était sœur de sa couronne à lui. Il était le pair de ce trône.

En face de la majesté, il était la seigneurie. Moindre, mais semblable.

Hier, qu’était-il ? histrion. Aujourd’hui, qu’était-il ? prince.

Hier, rien. Aujourd’hui, tout.

Confrontation brusque de la misère et de la puissance, s’abordant face à face au fond d’un esprit dans une destinée et devenant tout à coup les deux moitiés d’une conscience.

Deux spectres, l’adversité et la prospérité, prenant possession de la même âme, et chacun la tirant à soi. Partage pathétique d’une intelligence, d’une volonté, d’un cerveau, entre ces deux frères ennemis, le fantôme pauvre et le fantôme riche. Abel et Caïn dans le même homme.