L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-8-III

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 457-463).

irréductible, attentive, patriotiquement défiante. C’est elle qui, à la fin du dix-septième siècle, par l’acte dixième de l’an 1694, ôtait au bourg de Stockbridge, en Southampton, le droit de députer au parlement, et forçait les communes à casser l’élection de ce bourg, entachée de fraude papiste. Elle avait imposé le test à Jacques, duc d’York, et sur son refus l’avait exclu du trône. Il régna cependant, mais les lords finirent par le ressaisir et par le chasser. Cette aristocratie a eu dans sa longue durée quelque instinct de progrès. Une certaine quantité de lumière appréciable s’en est toujours dégagée, excepté vers la fin, qui est maintenant. Sous Jacques II, elle maintenait dans la chambre basse la proportion de trois cent quarante-six bourgeois contre quatrevingt douze chevaliers ; les seize barons de courtoisie des Cinq-Ports étant plus que contre-balancés par les cinquante citoyens des vingt-cinq cités. Tout en étant très corruptrice et très égoïste, cette aristocratie avait, en certains cas, une singulière impartialité. On la juge durement. Les bons traitements de l’histoire sont pour les communes ; c’est à débattre. Nous croyons le rôle des lords très grand. L’oligarchie, c’est de l’indépendance à l’état barbare, mais c’est de l’indépendance. Voyez la Pologne ; royaume nominal, république réelle. Les pairs d’Angleterre tenaient le trône en suspicion et en tutelle. Dans mainte occasion, mieux que les communes, les lords savaient déplaire. Ils faisaient échec au roi. Ainsi, en 1694, année remarquable, les parlements triennaux, rejetés par les communes parce que Guillaume III n’en voulait pas, avaient été votés par les pairs. Guillaume III, irrité, ôta le château de Pendennis au comte de Bath, et toutes ses charges au vicomte Mordaunt. La chambre des lords, c’était la république de Venise au cœur de la royauté d’Angleterre. Réduire le roi au doge, tel était son but, et elle a fait croître la nation de tout ce dont elle a fait décroître le roi.

La royauté le comprenait et haïssait la pairie. Des deux côtés on cherchait à s’amoindrir. Ces diminutions profitaient au peuple en augmentation. Les deux puissances aveugles, monarchie et oligarchie, ne s’apercevaient pas qu’elles travaillaient pour un tiers, la démocratie. Quelle joie ce fut pour la cour, au siècle dernier, de pouvoir pendre un pair, lord Ferrers !

Du reste, on le pendit avec une corde de soie. Politesse.

On n’eût pas pendu un pair de France. Remarque altière que fit le duc de Richelieu. D’accord. On l’eût décapité. Politesse plus grande. Montmorency-Tancarville signait : Pair de France et d’Angleterre, rejetant ainsi la pairie anglaise au second rang. Les pairs de France étaient plus hauts et moins puissants, tenant au rang plus qu’à l’autorité, et à la préséance plus qu’à la domination. Il y avait entre eux et les lords la nuance qui sépare la vanité de l’orgueil. Pour les pairs de France, avoir le pas sur les princes étrangers, précéder les grands d’Espagne, primer les patrices de Venise, faire asseoir sur les bas sièges du parlement les maréchaux de France, le connétable et l’amiral de France, fût-il comte de Toulouse et fils de Louis XIV, distinguer entre les duchés mâles et les duchés femelles, maintenir l’intervalle entre une comte simple comme Armagnac ou Albret et une comté-pairie comme Évreux, porter de droit, dans certains cas, le cordon bleu ou la toison d’or à vingt-cinq ans, contre-balancer le duc de la Trémoille, le plus ancien pair chez le roi, par le duc d’Uzès, le plus ancien pair en parlement, prétendre à autant de pages et de chevaux au carrosse qu’un électeur, se faire dire monseigneur par le premier président, discuter si le duc du Maine a rang de pair, comme comte d’Eu, dès 1458, traverser la grande chambre diagonalement ou par les côtés ; c’était la grosse affaire. La grosse affaire pour les lords, c’était l’acte de navigation, le test, l’enrôlement de l’Europe au service de l’Angleterre, la domination des mers, l’expulsion des Stuarts, la guerre à la France. Ici, avant tout, l’étiquette ; là, avant tout, l’empire. Les pairs d’Angleterre avaient la proie, les pairs de France avaient l’ombre.

En somme, la chambre des lords d’Angleterre a été un point de départ ; en civilisation, c’est immense. Elle a eu l’honneur de commencer une nation. Elle a été la première incarnation de l’unité d’un peuple. La résistance anglaise, cette obscure force toute-puissante, est née dans la chambre des lords. Les barons, par une série de voies de fait sur le prince, ont ébauché le détrônement définitif. La chambre des lords aujourd’hui est un peu étonnée et triste de ce qu’elle a fait sans le vouloir et sans le savoir. D’autant plus que c’est irrévocable. Que sont les concessions ? des restitutions. Et les nations ne l’ignorent point. J’octroie, dit le roi. Je récupère, dit le peuple. La chambre des lords a cru créer le privilège des pairs, elle a produit le droit des citoyens. L’aristocratie, ce vautour, a couvé cet œuf d’aigle, la liberté.

Aujourd’hui l’œuf est cassé, l’aigle plane, le vautour meurt.

L’aristocratie agonise, l’Angleterre grandit.

Mais soyons justes envers l’aristocratie. Elle a fait équilibre à la royauté ; elle a été contre-poids. Elle a fait obstacle au despotisme ; elle a été barrière.

Remercions-la, et enterrons-la.

III

la vieille salle

Près de l’abbaye de Westminster il y avait un antique palais normand qui fut brûlé sous Henri VIII. Il en resta deux ailes. Édouard VI mit dans l’une la chambre des lords, et dans l’autre la chambre des communes.

Ni les deux ailes, ni les deux salles n’existent maintenant ; on a rebâti tout cela.

Nous l’avons dit et il faut y insister, nulle ressemblance entre la chambre des lords d’aujourd’hui et la chambre des lords de jadis. On a démoli l’ancien palais, ce qui a un peu démoli les anciens usages. Les coups de pioche dans les monuments ont leurs contre-coups dans les coutumes et les chartes. Une vieille pierre ne tombe pas sans entraîner une vieille loi. Installez dans une salle ronde le sénat d’une salle carrée, il sera autre. Le coquillage changé déforme le mollusque.

Si vous voulez conserver une vieille chose, humaine ou divine, code ou dogme, patriciat ou sacerdoce, n’en refaites rien à neuf, pas même l’enveloppe. Mettez des pièces, tout au plus. Par exemple, le jésuitisme est une pièce mise au catholicisme. Traitez les édifices comme vous traitez les institutions.

Les ombres doivent habiter les ruines. Les puissances décrépites sont mal à l’aise dans les logis fraîchement décorés. Aux institutions haillons il faut les palais masures.

Montrer l’intérieur de la chambre des lords d’autrefois, c’est montrer de l’inconnu. L’histoire, c’est la nuit. En histoire, il n’y a pas de second plan. La décroissance et l’obscurité s’emparent immédiatement de tout ce qui n’est plus sur le devant du théâtre. Décor enlevé, effacement, oubli. Le Passé a un synonyme : l’Ignoré.

Les pairs d’Angleterre siégeaient, comme cour de justice, dans la grande salle de Westminster, et, comme haute chambre législative, dans une salle spéciale nommée « maison des lords », house of the lords.

Outre la cour des pairs d’Angleterre, qui ne s’assemble que convoquée par la couronne, les deux grands tribunaux anglais, inférieurs à la cour des pairs, mais supérieurs à toute autre juridiction, siégeaient dans la grande salle de Westminster. Au haut bout de cette salle, ils habitaient deux compartiments qui se touchaient. Le premier tribunal était la cour du banc du roi, que le roi était censé présider ; le deuxième était la cour de chancellerie. que le chancelier présidait. L’un était cour de justice, l’autre était cour de miséricorde. C’était le chancelier qui conseillait au roi les grâces ; rarement. Ces deux cours, qui existent encore, interprétaient la législation et la refaisaient un peu ; l’art du juge est de menuiser le code en jurisprudence. Industrie d’où l’équité se tire comme elle peut. La législation se fabriquait et s’appliquait en ce lieu sévère, la grande salle de Westminster. Cette salle avait une voûte de châtaignier où ne pouvaient se mettre les toiles d’araignée ; c’est bien assez qu’elles se mettent dans les lois.

Siéger comme cour et siéger comme chambre, c’est deux. Cette dualité constitue le pouvoir suprême. Le long parlement, qui commença le 3 novembre 1640, sentit le besoin révolutionnaire de ce double glaive. Aussi se déclara-t-il, comme une chambre des pairs, pouvoir judiciaire en même temps que pouvoir législatif.

Ce double pouvoir était immémorial dans la chambre des lords. Nous venons de le dire, juges, les lords occupaient Westminster-Hall ; législateurs, ils avaient une autre salle.

Cette autre salle, proprement dite chambre des lords, était oblongue et étroite. Elle avait pour tout éclairage quatre fenêtres profondément entaillées dans le comble et recevant le jour par le toit, plus, au-dessus du dais royal, un œil-de-bœuf à six vitres, avec rideaux ; le soir, pas d’autre lumière que douze demi-candélabres appliqués sur la muraille. La salle du sénat de Venise était moins éclairée encore. Une certaine ombre plaît à ces hiboux de la toute-puissance.

Sur la salle où s’assemblaient les lords s’arrondissait avec des plans polyédriques une haute voûte à caissons dorés. Les communes n’avaient qu’un plafond plat ; tout a un sens dans les constructions monarchiques. À une extrémité de la longue salle des lords était la porte ; à l’autre, en face, le trône. À quelques pas de la porte, la barre, coupure transversale, sorte de frontière, marquant l’endroit où finit le peuple et où commence la seigneurie. À droite du trône, une cheminée, blasonnée au pinacle, offrait deux bas-reliefs de marbre, figurant, l’un la victoire de Cuthwolph sur les bretons en 572, l’autre le plan géométral du bourg de Dunstable, lequel n’a que quatre rues, parallèles aux quatre parties du monde. Trois marches exhaussaient le trône. Le trône était dit « chaise royale ». Sur les deux murs se faisant vis-à-vis se déployait, en tableaux successifs, une vaste tapisserie donnée aux lords par Élisabeth et représentant toute l’aventure de l’armada depuis son départ d’Espagne jusqu’à son naufrage devant l’Angleterre. Les hauts accastillages des navires étaient tissus en fils d’or et d’argent, qui, avec le temps, avaient noirci. À cette tapisserie, coupée de distance en distance par les candélabres-appliques, étaient adossés à droite du trône trois rangs de bancs pour les évêques, à gauche trois rangs de bancs pour les ducs, les marquis et les comtes, sur gradins et séparés par des montoirs. Sur les trois bancs de la première section s’asseyaient les ducs ; sur les trois bancs de la deuxième, les marquis ; sur les trois bancs de la troisième, les comtes. Le banc des vicomtes, en équerre, faisait face au trône, et derrière, entre les vicomtes et la barre, il y avait deux bancs pour les barons. Sur le haut banc, à droite du trône, étaient les deux archevêques, Canterbury et York ; sur le banc intermédiaire, trois évêques, Londres, Durham et Winchester ; les autres évêques sur le banc d’en bas. Il y a entre l’archevêque de Canterbury et les autres évêques cette différence considérable qu’il est, lui, évêque par la divine providence, tandis que les autres ne le sont que par la divine permißion. À droite du trône, on voyait une chaise pour le prince de Galles, et à gauche des pliants pour les ducs royaux, et en arrière de ces pliants un gradin pour les jeunes pairs mineurs, n’ayant point encore séance à la chambre. Force fleurs de lys partout ; et le vaste écusson d’Angleterre sur les quatre murs, au-dessus des pairs comme au-dessus du roi. Les fils de pairs et les héritiers de pairie assistaient aux délibérations, debout derrière le trône entre le dais et le mur. Le trône au fond, et, des trois côtés de la salle, les trois rangs des bancs des pairs laissaient libre un large espace carré. Dans ce carré, que recouvrait le tapis d’état, armorié d’Angleterre, il y avait quatre sacs de laine, un devant le trône où siégeait le chancelier entre la masse et le sceau, un devant les évêques où siégeaient les juges conseillers d’état, ayant séance et non voix, un devant les ducs, marquis et comtes, où siégeaient les secrétaires d’état, un devant les vicomtes et barons, où étaient assis le clerc de la couronne et le clerc du parlement, et sur lequel écrivaient les deux sous-clercs, à genoux. Au centre du carré, on voyait une large table drapée chargée de dossiers, de registres, de sommiers, avec de massifs encriers d’orfèvrerie et de hauts flambeaux aux quatre angles. Les pairs prenaient séance en ordre chronologique, chacun suivant la date de la création de sa pairie. Ils avaient rang selon le titre, et, dans le titre, selon l’ancienneté. À la barre se tenait l’huissier de la verge noire, debout, sa baguette à la main. En dedans de la porte, l’officier de l’huissier, et en dehors le crieur de la verge noire, ayant pour fonction d’ouvrir les séances de justice par le cri : Oyez ! en français, poussé trois fois en appuyant solennellement sur la première syllabe. Près du crieur, le sergent porte-masse du chancelier.

Dans les cérémonies royales, les pairs temporels avaient la couronne en tête, et les pairs spirituels la mitre.

Les archevêques portaient la mitre à couronne ducale, et les évêques, qui ont rang après les vicomtes, la mitre à tortil de baron.

Remarque étrange et qui est un enseignement, ce carré formé par le trône, les évêques et les barons, et dans lequel sont des magistrats à genoux, c’était l’ancien parlement de France sous les deux premières races. Même aspect de l’autorité en France et en Angleterre. Hincmar, dans le de ordinatione sacri palatii, décrit en 853 la chambre des lords en séance à Westminster au dix-huitième siècle. Sorte de bizarre procès-verbal fait neuf cents ans d’avance.

Qu’est l’histoire ? Un écho du passé dans l’avenir. Un reflet de l’avenir sur le passé.

L’assemblée du parlement n’était obligatoire que tous les sept ans.

Les lords délibéraient en secret, portes fermées. Les séances des communes étaient publiques. La popularité semblait diminution.

Le nombre des lords était illimité. Nommer des lords, c’était la menace de la royauté. Moyen de gouvernement.

Au commencement du dix-huitième siècle, la chambre des lords offrait déjà un très fort chiffre. Elle a grossi encore depuis. Délayer l’aristocratie est une politique. Élisabeth fit peut-être une faute en condensant la pairie dans soixante-cinq lords. La seigneurie moins nombreuse est plus intense. Dans les assemblées, plus il y a de membres, moins il y a de têtes. Jacques II l’avait senti en portant la chambre haute à cent-quatrevingt huit lords ; cent quatrevingt six, si l’on défalque de ces pairies les deux duchesses de l’alcôve royale, Portsmouth et Cleveland. Sous Anne, le total des lords, y compris les évêques, était de deux cent sept.

Sans compter le duc de Cumberland, mari de la reine, il y avait vingt-cinq ducs dont le premier, Norfolk, ne siégeait point, étant catholique, et dont le dernier, Cambridge, prince électoral de Hanovre, siégeait, quoique étranger. Winchester, qualifié premier et seul marquis d’Angleterre, comme Astorga seul marquis d’Espagne, étant absent, vu qu’il était jacobite, il y avait cinq marquis, dont le premier était Lindsey et le dernier Lothian ; soixante-dix-neuf comtes, dont le premier était Derby et le dernier Islay ; neuf vicomtes, dont le premier était Hereford et le dernier Lonsdale ; et soixante-deux barons, dont le premier était Abergaveny et le dernier Hervey. Lord Hervey, étant le dernier baron, était ce qu’on appelait « le puîné » de la chambre. Derby, qui, étant primé par Oxford, Shrewsbury et Kent, n’était que le troisième sous Jacques II, était devenu sous Anne le premier des comtes. Deux noms de chanceliers avaient disparu de la liste des barons, Verulam, sous lequel l’histoire retrouve Bacon, et Wem, sous lequel l’histoire retrouve Jeffrys. Bacon, Jeffrys, noms diversement sombres. En 1705, les vingt-six évêques n’étaient que vingt-cinq, le siège de Chester étant vacant. Parmi les évêques, quelques-uns étaient de très grands seigneurs ; ainsi William Talbot, évêque d’Oxford, chef de la branche protestante de sa maison. D’autres étaient des docteurs éminents, comme John Sharp, archevêque d’York, ancien doyen de Norwick, le poëte Thomas Spratt, évêque de Rochester, bonhomme apoplectique, et cet évêque de Lincoln, qui devait mourir archevêque de Canterbury, Wake, l’adversaire de Bossuet.

Dans les occasions importantes, et lorsqu’il y avait lieu de recevoir une communication de la couronne à la chambre haute, toute cette multitude auguste, en robes, en perruques, avec coiffes de prélature ou chapeaux à plumes, alignait et étageait ses rangées de têtes dans la salle de la pairie, le long des murs où l’on voyait vaguement la tempête exterminer l’armada. Sous-entendu : Tempête aux ordres de l’Angleterre.