L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-6-I

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 385-387).

LIVRE SIXIÈME

aspects variés d’ursus


I

ce que dit le misanthrope

Après qu’Ursus eut vu Gwynplaine s’enfoncer sous la porte de la geôle de Southwark, il demeura, hagard, dans le recoin où il s’était mis en observation. Il eut longtemps dans l’oreille ce grincement de serrures et de verrous qui semble le hurlement de joie de la prison dévorant un misérable. Il attendit. Quoi ? Il épia. Quoi ? Ces inexorables portes, une fois fermées, ne se rouvrent pas tout de suite ; elles sont ankylosées par leur stagnation dans les ténèbres et elles ont les mouvements difficiles, surtout lorsqu’il s’agit de délivrer ; entrer, soit ; sortir, c’est différent. Ursus le savait. Mais attendre est une chose qu’on n’est pas libre de cesser à volonté ; on attend malgré soi ; les actions que nous faisons dégagent une force acquise qui persiste même lorsqu’il n’y a plus d’objet, qui nous possède et nous tient, et qui nous oblige pendant quelque temps à continuer ce qui est désormais sans but. Le guet inutile, posture inepte que nous avons tous eue dans l’occasion, perte de temps que fait machinalement tout homme attentif à une chose disparue. Personne n’échappe à ces fixités-là. On s’obstine avec une sorte d’acharnement distrait. On ne sait pourquoi l’on reste à cet endroit où l’on est, mais on y reste. Ce qu’on a commencé activement, on le continue passivement. Ténacité épuisante d’où l’on sort accablé. Ursus, différent des autres hommes, fut pourtant, comme le premier venu, cloué sur place par cette rêverie mêlée de surveillance où nous plonge un événement qui peut tout sur nous et sur lequel nous ne pouvons rien. Il considérait tour à tour les deux murailles noires, tantôt la basse, tantôt la haute, tantôt la porte où il y avait une échelle de potence, tantôt la porte où il y avait une tête de mort ; il était comme pris dans cet étau composé d’une prison et d’un cimetière. Cette rue évitée et impopulaire avait si peu de passants qu’on ne remarquait point Ursus.

Enfin il sortit de l’encoignure quelconque qui l’abritait, espèce de guérite de hasard où il était en vedette, et il s’en alla à pas lents. Le jour baissait, tant sa faction avait été longue. De temps en temps il tournait le cou et regardait l’affreux guichet bas où était entré Gwynplaine. Il avait l’œil vitreux et stupide. Il arriva au bout de la ruelle, prit une autre rue, puis une autre, retrouvant vaguement l’itinéraire par où il avait passé quelques heures auparavant. Par intervalles il se retournait, comme s’il pouvait encore voir la porte de la prison, quoiqu’il ne fût plus dans la rue où était la geôle. Peu à peu il se rapprochait du Tarrinzeau-field. Les lanes qui avoisinaient le champ de foire étaient des sentiers déserts entre des clôtures de jardins. Il marchait courbé le long des haies et des fossés. Tout à coup il fit halte, et se redressa, et il cria : — Tant mieux !

En même temps il se donna deux coups de poing sur la tête, puis deux coups de poing sur les cuisses, ce qui indique l’homme qui juge les choses comme il faut les juger.

Et il se mit à grommeler entre cuir et chair, par moments avec des éclats de voix :

— C’est bien fait ! Ah ! le gueux ! le brigand ! le chenapan ! le vaurien ! le séditieux ! Ce sont ses propos sur le gouvernement qui l’ont mené là. C’est un rebelle. J’avais chez moi un rebelle. J’en suis délivré. J’ai de la chance. Il nous compromettait. Fourré au bagne ! Ah ! tant mieux ! Excellence des lois. Ah ! l’ingrat ! moi qui l’avais élevé ! Donnez-vous donc de la peine ! Quel besoin avait-il de parler et de raisonner ? Il s’est mêlé des questions d’état ! Je vous demande un peu ! En maniant des sous, il a déblatéré sur l’impôt, sur les pauvres, sur le peuple, sur ce qui ne le regardait pas ! il s’est permis des réflexions sur les pence ! il a commenté méchamment et malicieusement le cuivre de la monnaie du royaume ! il a insulté les liards de sa majesté ! un farthing, c’est la même chose que la reine ! l’effigie sacrée, morbleu, l’effigie sacrée. A-t-on une reine, oui ou non ? respect à son vert-de-gris. Tout se tient dans le gouvernement. Il faut connaître cela. J’ai vécu, moi. Je sais les choses. On me dira : Mais vous renoncez donc à la politique ? La politique, mes amis, je m’en soucie autant que du poil bourru d’un âne. J’ai reçu un jour un coup de canne d’un baronnet. Je me suis dit : Cela suffit, je comprends la politique. Le peuple n’a qu’un liard, il le donne, la reine le prend, le peuple remercie. Rien de plus simple. Le reste regarde les lords. Leurs seigneuries les lords spirituels et temporels. Ah ! Gwynplaine est sous clef ! Ah ! il est aux galères ! c’est juste. C’est équitable, excellent, mérité et légitime. C’est sa faute. Bavarder est défendu. Es-tu un lord, imbécile ? Le wapentake l’a saisi, le justicier-quorum l’a emmené, le shériff le tient. Il doit être en ce moment-ci épluché par quelque sergent de la coiffe. Comme ça vous plume les crimes, ces habiles gens-là ! Coffré, mon drôle ! Tant pis pour lui, tant mieux pour moi ! Je suis, ma foi, bien content. J’avoue ingénûment que j’ai de la chance. Quelle extravagance j’avais faite de ramasser ce petit et cette petite ! Nous étions si tranquilles auparavant, Homo et moi ! Qu’est-ce qu’ils venaient faire dans ma baraque, ces gredins-là ? Les ai-je assez couvés quand ils étaient mioches ! les ai-je assez traînés avec ma bricole ! joli sauvetage ! lui sinistrement laid, elle borgne des deux yeux ! Privez-vous donc de tout ! Ai-je assez tété pour eux les mamelles de la famine ! Ça grandit, ça fait l’amour ! Des flirtations d’infirmes, c’est là que nous en étions. Le crapaud et la taupe, idylle. J’avais ça dans mon intimité. Tout cela devait finir par la justice. Le crapaud a parlé politique, c’est bon. M’en voilà délivré. Quand le wapentake est venu, j’ai d’abord été bête, on doute toujours du bonheur, j’ai cru que je ne voyais pas ce que je voyais, que c’était impossible, que c’était un cauchemar, que c’était une farce que me faisait le rêve. Mais non, il n’y a rien de plus réel. C’est plastique. Gwynplaine est bellement en prison. C’est un coup de la providence. Merci, bonne madame. C’est ce monstre qui, avec le tapage qu’il faisait, a attiré l’attention sur mon établissement, et a dénoncé mon pauvre loup ! Parti, le Gwynplaine ! Et me voilà débarrassé des deux. D’un caillou deux bosses. Car Dea en mourra. Quand elle ne verra plus Gwynplaine — elle le voit, l’idiote ! — elle n’aura plus de raison d’être, elle se dira : Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Et elle partira, elle aussi. Bon voyage. Au diable tous les deux. Je les ai toujours détestés, ces êtres ! Crève, Dea. Ah ! que je suis content !