L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-4-VII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 338-339).

VII

frémissement

Quand Gwynplaine entendit le guichet, grinçant de tous ses verrous, se refermer, il tressaillit, il lui sembla que cette porte, qui venait de se clore, était la porte de communication de la lumière avec les ténèbres, donnant d’un côté sur le fourmillement terrestre, et de l’autre sur le monde mort, et que maintenant toutes les choses qu’éclaire le soleil étaient derrière lui, qu’il avait franchi la frontière de ce qui est la vie, et qu’il était dehors. Ce fut un profond serrement de cœur. Qu’allait-on faire de lui ? Qu’est ce que tout cela voulait dire ?

Où était-il ?

Il ne voyait rien autour de lui ; il se trouvait dans du noir. La porte en se fermant l’avait fait momentanément aveugle. Le vasistas était fermé comme la porte. Pas de soupirail, pas de lanterne. C’était une précaution des vieux temps. Il était défendu d’éclairer l’abord intérieur des geôles, afin que les nouveaux venus ne pussent faire aucune remarque.

Gwynplaine étendit les mains et toucha le mur à sa droite et à sa gauche ; il était dans un couloir. Peu à peu, ce jour de cave qui suinte on ne sait d’où et qui flotte dans les lieux obscurs, et auquel s’ajuste la dilatation des pupilles, lui fit distinguer çà et là un linéament, et le couloir s’ébaucha vaguement devant lui.

Gwynplaine, qui n’avait jamais entrevu les sévérités pénales qu’à travers les grossissements d’Ursus, se sentait saisi par une sorte de main énorme et obscure. Être manié par l’inconnu de la loi, c’est effrayant. On est brave en présence de tout, et l’on se déconcerte en présence de la justice. Pourquoi ? c’est que la justice de l’homme n’est que crépusculaire, et que le juge s’y meut à tâtons. Gwynplaine se rappelait ce qu’Ursus lui avait dit de la nécessité du silence ; il voulait revoir Dea ; il y avait dans sa situation on ne sait quoi de discrétionnaire qu’il ne voulait pas irriter. Parfois, vouloir éclaircir, c’est empirer. Pourtant, d’un autre côté, la pesée de cette aventure était si forte qu’il finit par y céder, et qu’il ne put retenir une question.

— Messieurs, demanda-t-il, où me conduisez-vous ?

On ne lui répondit pas.

C’était la loi des prises de corps silencieuses, et le texte normand est formel : A silentiariis ostio præpositis introducti sunt.

Ce silence glaça Gwynplaine. Jusque-là il s’était cru fort ; il se suffisait ; se suffire, c’est être puissant. Il avait vécu isolé s’imaginant qu’être isolé, c’est être inexpugnable. Et voilà que tout à coup il se sentait sous la pression de la hideuse force collective. De quelle façon se débattre avec cet anonyme horrible, la loi ? Il défaillait sous l’énigme. Une peur d’une espèce inconnue avait trouvé le défaut de son armure. Et puis il n’avait pas dormi, il n’avait pas mangé ; à peine avait-il trempé ses lèvres dans une tasse de thé. Il avait eu toute la nuit une sorte de délire, et il lui restait de la fièvre. Il avait soif, il avait faim peut-être. L’estomac mécontent dérange tout. Depuis la veille, il était assailli d’incidents. Les émotions qui le tourmentaient le soutenaient ; sans l’ouragan, la voile serait chiffon. Mais cette faiblesse profonde du haillon que le vent gonfle jusqu’à ce qu’il le déchire, il la sentait en lui. Il sentait venir l’affaissement. Allait-il tomber sans connaissance sur le pavé ? Se trouver mal, c’est la ressource de la femme et l’humiliation de l’homme. Il se roidissait, mais il tremblait.

Il avait la sensation de quelqu’un qui perd pied.