L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-4-II

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 321-326).

II

du plaisant au sévère

Comme c’est simple, un miracle ! C’était dans la Green-Box l’heure du déjeuner, et Dea venait tout bonnement savoir pourquoi Gwynplaine n’arrivait pas à leur petite table du matin.

— Toi ! cria Gwynplaine, et tout fut dit. Il n’eut plus d’autre horizon et d’autre vision que ce ciel où était Dea.

Qui n’a pas vu, après l’ouragan, le sourire immédiat de la mer, ne peut se rendre compte de ces apaisements-là. Rien ne se calme plus vite que les gouffres. Cela tient à leur facilité d’engloutissement. Ainsi est le cœur humain. Pas toujours, pourtant.

Dea n’avait qu’à se montrer, toute la lumière qui était en Gwynplaine sortait et allait à elle, et il n’y avait plus derrière Gwynplaine ébloui qu’une fuite de fantômes. Quelle pacificatrice que l’adoration !

Quelques instants après, tous deux étaient assis l’un devant l’autre, Ursus entre eux, Homo à leurs pieds. La théière, sous laquelle flambait une petite lampe, était sur la table. Fibi et Vinos étaient dehors et vaquaient au service.

Le déjeuner, comme le souper, se faisait dans le compartiment du centre. De la façon dont la table très étroite était placée, Dea tournait le dos à la baie de la cloison qui répondait à la porte d’entrée de la Green-Box.

Leurs genoux se touchaient. Gwynplaine versait le thé à Dea.

Dea soufflait gracieusement sur sa tasse. Tout à coup, elle éternua. Il y avait en ce moment-là, au-dessus de la flamme de la lampe, une fumée qui se dissipait, et quelque chose comme du papier qui tombait en cendre.

Cette fumée avait fait éternuer Dea.

— Qu’est cela ? demanda-t-elle.
— Rien, répondit Gwynplaine.

Et il se mit à sourire.

Il venait de brûler la lettre de la duchesse.

L’ange gardien de la femme aimée, c’est la conscience de l’homme qui aime.

Cette lettre de moins sur lui le soulagea étrangement, et Gwynplaine sentit son honnêteté comme l’aigle sent ses ailes.

Il lui sembla qu’avec cette fumée la tentation s’en allait, et qu’en même temps que ce papier, la duchesse tombait en cendre. Tout en mêlant leurs tasses, buvant l’un après l’autre dans la même, ils parlaient. Babil d’amoureux, caquetage de moineaux. Enfantillages dignes de la Mère l’Oie et d’Homère. Deux cœurs qui s’aiment, n’allez pas chercher plus loin la poésie ; et deux baisers qui dialoguent, n’allez pas chercher plus loin la musique.

— Sais-tu une chose ?
— Non.
— Gwynplaine, j’ai rêvé que nous étions des bêtes, et que nous avions des ailes.
— Ailes, cela veut dire oiseaux, murmura Gwynplaine.
— Bêtes, cela veut dire anges, grommela Ursus.

La causerie continuait.

— Si tu n’existais pas, Gwynplaine…
— Eh bien ?
— C’est qu’il n’y aurait pas de bon Dieu.
— Le thé est trop chaud. Tu vas te brûler, Dea.
— Souffle sur ma tasse.
— Que tu es belle ce matin !
— Figure-toi qu’il y a toutes sortes de choses que je veux te dire.
— Dis.
— Je t’aime !
— Je t’adore !

Et Ursus faisait cet aparté :

— Par le ciel, voilà d’honnêtes gens.

Quand on s’aime, ce qui est exquis, ce sont les silences. Il se fait comme des amas d’amour, qui éclatent ensuite doucement.

Il y eut une pause après laquelle Dea s’écria :

— Si tu savais ! le soir, quand nous jouons la pièce, à l’instant où ma main touche ton front… — Oh ! tu as une noble tête, Gwynplaine ! … à l’instant où je sens tes cheveux sous mes doigts, c’est un frisson, j’ai une joie du ciel, je me dis : Dans tout ce monde de noirceur qui m’enveloppe, dans cet univers de solitude, dans cet immense écroulement obscur où je suis, dans cet effrayant tremblement de moi et de tout ; j’ai un point d’appui, le voilà ; C’est lui. — C’est toi.
— Oh ! tu m’aimes, dit Gwynplaine. Moi aussi je n’ai que toi sur la terre. Tu es tout pour moi. Dea, que veux-tu que je fasse ? Désires-tu quelque chose ? que te faut-il ?

Dea répondit :

— Je ne sais pas. Je suis heureuse.
— Oh ! reprit Gwynplaine, nous sommes heureux !
Ursus éleva la voix sévèrement :

— Ah ! vous êtes heureux. C’est une contravention. Je vous ai déjà avertis. Ah ! vous êtes heureux ! Alors, tâchez qu’on ne vous voie pas. Tenez le moins de place possible. Ça doit se fourrer dans des trous, le bonheur. Faites-vous encore plus petits que vous n’êtes, si vous pouvez. Dieu mesure la grandeur du bonheur à la petitesse des heureux. Les gens contents doivent se cacher comme des malfaiteurs. Ah ! vous rayonnez, méchants vers luisants que vous êtes, morbleu, on vous marchera dessus, et l’on fera bien. Qu’est-ce que c’est que toutes ces mamours-là ? Je ne suis pas une duègne, moi, dont l’état est de regarder les amoureux se becqueter. Vous me fatiguez, à la fin ! Allez au diable !

Et sentant que son accent revêche mollissait jusqu’à l’attendrissement, il noya cette émotion dans un fort souffle de bougonnement.

— Père, dit Dea, comme vous faites votre grosse voix !
— C’est que je n’aime pas qu’on soit trop heureux, répondit Ursus.

Ici Homo fit écho à Ursus. On entendit un grondement sous les pieds des amoureux.

Ursus se pencha et mit la main sur le crâne d’Homo.

— C’est cela, toi aussi, tu es de mauvaise humeur. Tu grognes. Tu hérisses ta mèche sur ta caboche de loup. Tu n’aimes pas les amourettes. C’est que tu es sage. C’est égal, tais-toi. Tu as parlé, tu as dit ton avis, soit ; maintenant silence.

Le loup gronda de nouveau.

Ursus le regarda sous la table.

— Paix donc, Homo ! Allons, n’insiste pas, philosophe !

Mais le loup se dressa et montra les dents du côté de la porte.

— Qu’est-ce que tu as donc ? dit Ursus.

Et il empoigna Homo par la peau du cou.

Dea, inattentive aux grincements du loup, toute à sa pensée, et savourant en elle-même le son de voix de Gwynplaine, se taisait, dans cette sorte d’extase propre aux aveugles, qui semble parfois leur donner intérieurement un chant à écouter et leur remplacer par on ne sait quelle musique idéale la lumière qui leur manque. La cécité est un souterrain d’où l’on entend la profonde harmonie éternelle.

Pendant qu’Ursus, apostrophant Homo, baissait le front, Gwynplaine avait levé les yeux.

Il allait boire une tasse de thé, et ne la but pas ; il la posa sur la table avec la lenteur d’un ressort qui se détend, ses doigts restèrent ouverts, et il demeura immobile, l’œil fixe, ne respirant plus.

Un homme était debout derrière Dea, dans l’encadrement de la porte. Cet homme était vêtu de noir avec une cape de justice. Il avait une perruque jusqu’aux sourcils, et il tenait à la main un bâton de fer sculpté en couronne aux deux bouts.

Ce bâton était court et massif.

Qu’on se figure Méduse passant sa tête entre deux branches du paradis.

Ursus, qui avait senti la commotion d’un nouveau venu et qui avait dressé la tête sans lâcher Homo, reconnut ce personnage redoutable.

Il eut un tremblement de la tête aux pieds.

Il dit bas à l’oreille de Gwynplaine :

— C’est le wapentake.

Gwynplaine se souvint.

Une parole de surprise allait lui échapper. Il la retint.

Le bâton de fer terminé en couronne aux deux extrémités était l’iron-weapon.

C’était de l’iron-weapon, sur lequel les officiers de justice urbaine prêtaient serment en entrant en charge, que les anciens wapentakes de la police anglaise tiraient leur qualification.

Au delà de l’homme à la perruque, dans la pénombre, on entrevoyait l’hôtelier consterné.

L’homme, sans dire une parole, et personnifiant cette muta Themis des vieilles chartes, abaissa son bras droit par-dessus Dea rayonnante, et toucha du bâton de fer l’épaule de Gwynplaine, pendant que, du pouce de sa main gauche, il montrait derrière lui la porte de la Green-Box. Ce double geste, d’autant plus impérieux qu’il était silencieux, voulait dire : Suivez-moi.

Pro signo exeundi, sursum trahe, dit le cartulaire normand.

L’individu sur lequel venait se poser l’iron-weapon n’avait d’autre droit que le droit d’obéir. Nulle réplique à cet ordre muet. Les rudes pénalités anglaises menaçaient le réfractaire.

Sous ce rigide attouchement de la loi, Gwynplaine eut une secousse, puis fut comme pétrifié.

Au lieu d’être simplement effleuré du bâton de fer sur l’épaule, il en eût été violemment frappé sur la tête, qu’il n’eût pas été plus étourdi. Il se voyait sommé de suivre l’officier de police. Mais pourquoi ? Il ne comprenait pas.

Ursus, jeté lui aussi de son côté dans un trouble poignant, entrevoyait quelque chose d’assez distinct. Il songeait aux bateleurs et aux prédicateurs, ses concurrents, à la Green-Box dénoncée, au loup, ce délinquant, à son propre démêlé avec les trois inquisiteurs de Bishopsgate ; et qui sait ? peut-être, mais ceci était effrayant, aux bavardages malséants et factieux de Gwynplaine touchant l’autorité royale. Il tremblait profondément.

Dea souriait.

Ni Gwynplaine, ni Ursus ne prononcèrent une parole. Tous deux eurent la même pensée : ne pas inquiéter Dea. Le loup l’eut peut-être aussi, car il cessa de gronder. Il est vrai qu’Ursus ne le lâchait point.

D’ailleurs Homo, dans l’occasion, avait ses prudences. Qui n’a remarqué certaines anxiétés intelligentes des animaux ?

Peut-être, dans la mesure de ce qu’un loup peut comprendre des hommes, se sentait-il proscrit.

Gwynplaine se leva.

Aucune résistance n’était possible, Gwynplaine le savait, il se rappelait les paroles d’Ursus, et aucune question n’était faisable.

Il demeura debout devant le wapentake.

Le wapentake lui retira le weapon de dessus l’épaule, et ramena à lui le bâton de fer qu’il tint droit dans la posture du commandement, attitude de police comprise alors de tout le peuple, et qui intimait l’ordre que voici :

— Que cet homme me suive, et personne autre. Restez tous où vous êtes. Silence.

Pas de curieux. La police a, de tout temps, eu le goût de ces clôtures-là.

Ce genre de saisie était qualifié « séquestre de la personne ».

Le wapentake, d’un seul mouvement, et comme une pièce mécanique qui pivote sur elle-même, tourna le dos, et se dirigea d’un pas magistral et grave vers l’issue de la Green-Box.

Gwynplaine regarda Ursus.

Ursus eut cette pantomime composée d’un haussement d’épaules, des deux coudes aux hanches avec les mains écartées, et des sourcils froncés en chevrons, laquelle signifie : soumission à l’inconnu.

Gwynplaine regarda Dea. Elle songeait. Elle continuait de sourire. Il posa l’extrémité de ses doigts sur ses lèvres, et lui envoya un inexprimable baiser.

Ursus, soulagé d’une certaine quantité de terreur par le dos tourné du wapentake, saisit ce moment pour glisser dans l’oreille de Gwynplaine ce murmure :

— Sur ta vie, ne parle pas avant qu’on t’interroge !

Gwynplaine, avec ce soin de ne pas faire de bruit qu’on a dans la chambre d’un malade, décrocha de la cloison son chapeau et son manteau, s’enveloppa du manteau jusqu’aux yeux, et se rabattit le chapeau sur le front ; ne s’étant pas couché, il avait encore ses vêtements de travail et au cou son esclavine de cuir ; il regarda encore une fois Dea ; le wapentake, arrivé à la porte extérieure de la Green-Box, éleva son bâton et commença à descendre le petit escalier de sortie ; alors Gwynplaine se mit en marche comme si cet homme le tirait avec une chaîne invisible ; Ursus regarda Gwynplaine sortir de la Green-Box ; le loup, à ce moment-là, ébaucha un grondement plaintif, mais Ursus le tint en respect, et lui dit tout bas : « Il va revenir. »

Dans la cour, maître Nicless, d’un geste servile et impérieux, refoulait les cris d’effarement dans les bouches de Vinos et de Fibi qui considéraient avec détresse Gwynplaine emmené, et les vêtements couleur deuil et le bâton de fer du wapentake.

Deux pétrifications, c’étaient ces deux filles. Elles avaient des attitudes de stalactites.

Govicum, abasourdi, écarquillait sa face dans une fenêtre entre-bâillée.

Le wapentake précédait Gwynplaine de quelques pas sans se retourner et sans le regarder, avec cette tranquillité glaciale que donne la certitude d’être la loi.

Tous deux, dans un silence de sépulcre, franchirent la cour, traversèrent la salle obscure du cabaret et débouchèrent sur la place. Il y avait là quelques passants groupés devant la porte de l’auberge, et le justicier-quorum à la tête d’une escouade de police. Ces curieux, stupéfaits, et sans souffler mot, s’écartèrent et se rangèrent avec la discipline anglaise devant le bâton du constable ; le wapentake prit la direction des petites rues, dites alors Little Strand, qui longeaient la Tamise ; et Gwynplaine, ayant à sa droite et à sa gauche les gens du justicier-quorum alignés en double haie, pâle, sans un geste, sans autre mouvement que les pas qu’il faisait, couvert de son manteau ainsi que d’un suaire, s’éloigna lentement de l’inn, marchant muet derrière l’homme taciturne, comme une statue qui suit un spectre.