L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-3-VI

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 290-296).

VI

la souris interrogée par les chats

Ursus eut encore une autre alerte, assez terrible. Cette fois, c’était lui qui était en question. Il fut mandé à Bishopsgate devant une commission composée de trois visages désagréables. Ces trois visages étaient trois docteurs, qualifiés préposés ; l’un était un docteur en théologie, délégué du doyen de Westminster, l’autre était un docteur en médecine, délégué du collège des Quatrevingts, l’autre était un docteur en histoire et droit civil, délégué du collège de Gresham. Ces trois experts in omni re scibili avaient la police des paroles prononcées en public dans tout le territoire des cent trente paroisses de Londres, des soixante-treize de Middlesex, et, par extension, des cinq de Southwark. Ces juridictions théologales subsistent encore en Angleterre, et sévissent utilement. Le 23 décembre 1868, par sentence de la cour des Arches, confirmée par arrêt des lords du conseil privé, le révérend Mackonochie a été condamné au blâme, plus aux dépens, pour avoir allumé des chandelles sur une table. La liturgie ne plaisante pas.

Ursus donc un beau jour reçut des docteurs délégués un ordre de comparution qui, heureusement, lui fut remis en mains propres et qu’il put tenir secret. Il se rendit, sans mot dire, à la sommation, frémissant à la pensée qu’il pouvait être considéré comme donnant prise jusqu’au point d’avoir l’air de pouvoir être soupçonné d’être peut-être, dans une certaine mesure, téméraire. Lui qui recommandait tant le silence aux autres, il avait là une rude leçon. Garrule, sana te ipsum.

Les trois docteurs préposés et délégués siégeaient à Bishopsgate au fond d’une salle de rez-de-chaussée, sur trois chaises à bras en cuir noir, avec les trois bustes de Minos, d’Éaque et de Rhadamante au-dessus de leur tête dans la muraille, une table devant eux, et à leurs pieds une sellette.

Ursus, introduit par un estafier paisible et sévère, entra, les aperçut, et, sur-le-champ, dans sa pensée, donna à chacun d’eux le nom du juge d’enfer que le personnage avait au-dessus de sa tête.

Minos, le premier des trois, le préposé à la théologie, lui fit signe de s’asseoir sur la sellette.

Ursus salua correctement, c’est-à-dire jusqu’à terre, et, sachant qu’on enchante les ours avec du miel et les docteurs avec du latin, dit, en restant à demi courbé par respect :

Tres faciunt capitulum. Et, tête basse, la modestie désarme, il vint s’asseoir sur le tabouret.

Chacun des trois docteurs avait devant lui sur la table un dossier de notes qu’il feuilletait.

Minos commença :

— Vous parlez en public.
— Oui, répondit Ursus.
— De quel droit ?
— Je suis philosophe.
— Ce n’est pas là un droit.
— Je suis aussi saltimbanque, fit Ursus.
— C’est différent.

Ursus respira, mais humblement. Minos reprit :

— Comme saltimbanque, vous pouvez parler, mais comme philosophe, vous devez vous taire.
— Je tâcherai, dit Ursus.

Et il songea en lui-même : — Je puis parler, mais je dois me taire.

Complication.

Il était fort effrayé.

Le préposé à Dieu continua :

— Vous dites des choses mal sonnantes. Vous outragez la religion. Vous niez les vérités les plus évidentes. Vous propagez de révoltantes erreurs. Par exemple, vous avez dit que la virginité excluait la maternité.

Ursus leva doucement les yeux.

— Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que la maternité excluait la virginité.

Minos tut pensif et grommela :

— Au fait, c’est le contraire.

C’était la même chose. Mais Ursus avait paré le premier coup.

Minos, méditant la réponse d’Ursus, s’enfonça dans la profondeur de son imbécillité, ce qui fit un silence.

Le préposé à l’histoire, celui qui pour Ursus était Rhadamante, masqua la déroute de Minos par cette interpellation :

— Inculpé, vos hardiesses et vos erreurs sont de toutes sortes. Vous avez nié que la bataille de Pharsale eût été perdue parce que Brutus et Cassius avaient rencontré un nègre.
— J’ai dit, murmura Ursus, que cela tenait aussi à ce que César était un meilleur capitaine.

L’homme de l’histoire passa sans transition à la mythologie.

— Vous avez excusé les infamies d’Actéon.
— Je pense, insinua Ursus, qu’un homme n’est pas déshonoré pour avoir vu une femme nue.
— Et vous avez tort, dit le juge sévèrement.

Rhadamante rentra dans l’histoire.

— À propos des accidents arrivés à la cavalerie de Mithridate, vous avez contesté les vertus des herbes et des plantes. Vous avez nié qu’une herbe, comme la securiduca, pût faire tomber les fers des chevaux.
— Pardon, répondit Ursus. J’ai dit que cela n’était possible qu’à l’herbe sferra-cavallo. Je ne nie la vertu d’aucune herbe.

Et il ajouta à demi-voix ;

— Ni d’aucune femme.

Par ce hors-d’œuvre ajouté à sa réponse, Ursus se prouvait à lui-même que, si inquiet qu’il fût, il n’était pas désarçonné. Ursus était composé de terreur et de présence d’esprit.

— J’insiste, reprit Rhadamante. Vous avez déclaré que ce fut une simplicité à Scipion, quand il voulut ouvrir les portes de Carthage, de prendre pour clef l’herbe Æthiopis, parce que l’herbe Æthiopis n’a pas la propriété de rompre les serrures.
— J’ai simplement dit qu’il eût mieux fait de se servir de l’herbe Lunaria.
— C’est une opinion, murmura Rhadamante touché à son tour.

Et l’homme de l’histoire se tut.

L’homme de la théologie, Minos, revenu à lui, questionna de nouveau Ursus. Il avait eu le temps de consulter le cahier de notes.

— Vous avez classé l’orpiment parmi les produits arsenicaux, et vous avez dit qu’on pouvait empoisonner avec de l’orpiment. La bible le nie.
— La bible le nie, soupira Ursus, mais l’arsenic l’affirme.

Le personnage en qui Ursus voyait Éaque, qui était le préposé à la médecine et qui n’avait pas encore parlé, intervint, et, les yeux superbement termes à demi, appuya Ursus de très haut. Il dit :

— La réponse n’est pas inepte.

Ursus remercia de son sourire le plus avili.

Minos fit une moue affreuse.

— Je continue, reprit Minos. Répondez. Vous avez dit qu’il était faux que le basilic soit roi des serpents sous le nom de Cocatrix.
— Très révérend, dit Ursus, j’ai si peu voulu nuire au basilic que j’ai dit qu’il était certain qu’il avait une tête d’homme.
— Soit, répliqua sévèrement Minos, mais vous avez ajouté que Pocrius en avait vu un qui avait une tête de faucon. Pourriez-vous le prouver ?
— Difficilement, dit Ursus.

Ici il perdit un peu de terrain.

Minos, ressaisissant l’avantage, poussa.

— Vous avez dit qu’un juif qui se fait chrétien ne sent pas bon.
— Mais j’ai ajouté qu’un chrétien qui se fait juif sent mauvais.

Minos jeta un regard sur le dossier dénonciateur.

— Vous affirmez et propagez des choses invraisemblables. Vous avez dit qu’Élien avait vu un éléphant écrire des sentences.
— Non pas, très révérend. J’ai simplement dit qu’Oppien avait entendu un hippopotame discuter un problème philosophique.
— Vous avez déclaré qu’il n’est pas vrai qu’un plat de bois de hêtre se couvre de lui-même de tous les mets qu’on peut désirer.
— J’ai dit que, pour qu’il eût cette vertu, il faudrait qu’il vous ait été donné par le diable.
— Donné à moi !
— Non, à moi, révérend ! — Non ! à personne ! à tout le monde !

Et, à part, Ursus songea : « Je ne sais plus ce que je dis. » Mais son trouble extérieur, bien qu’extrême, n’était pas trop visible. Ursus luttait.

— Tout ceci, repartit Minos, implique une certaine foi au diable.

Ursus tint bon.

— Très révérend, je ne suis pas impie au diable. La foi au diable est l’envers de la foi en Dieu. L’une prouve l’autre. Qui ne croit pas un peu au diable ne croit pas beaucoup en Dieu. Qui croit au soleil doit croire à l’ombre. Le diable est la nuit de Dieu. Qu’est-ce que la nuit ? la preuve du jour.

Ursus improvisait ici une insondable combinaison de philosophie et de religion. Minos redevint pensif et refît un plongeon dans le silence.

Ursus respira de nouveau.

Une brusque attaque eut lieu. Éaque, le délégué de la médecine, qui venait de protéger dédaigneusement Ursus contre le préposé à la théologie, se fit subitement d’auxiliaire assaillant. Il posa son poing fermé sur son dossier, qui était épais et chargé. Ursus reçut de lui en plein torse cette apostrophe :

— Il est prouvé que le cristal est de la glace sublimée, et que le diamant est du cristal sublimé ; il est avéré que la glace devient cristal en mille ans, et que le cristal devient diamant en mille siècles. Vous l’avez nié.
— Point, répliqua Ursus avec mélancolie. J’ai seulement dit qu’en mille ans la glace avait le temps de fondre, et que mille siècles, c’était malaisé à compter.

L’interrogatoire continua, les demandes et les réponses faisant comme un cliquetis d’épées.

— Vous avez nié que les plantes pussent parler.
— Nullement. Mais il faut pour cela qu’elles soient sous un gibet.
— Avouez-vous que la mandragore crie ?
— Non, mais elle chante.
— Vous avez nié que le quatrième doigt de la main gauche eût une vertu cordiale.
— J’ai seulement dit qu’éternuer à gauche était un signe malheureux.
— Vous avez témérairement et injurieusement parlé du phénix.
— Docte juge, j’ai simplement dit que, lorsqu’il a écrit que le cerveau du phénix était un morceau délicat, mais qui causait des maux de tête, Plutarque s’était fort avancé, attendu que le phénix n’a jamais existé.
— Parole détestable. Le cinnamalque qui fait son nid avec des bâtons de cannelle, le rhintace que Parysatis employait à ses empoisonnements, le manucodiate qui est l’oiseau de paradis, et la semenda dont le bec a trois tuyaux, ont passé à tort pour le phénix ; mais le phénix a existé.
— Je ne m’y oppose pas.
— Vous êtes une bourrique.
— Je ne demande pas mieux.
— Vous avez confessé que le sureau guérissait l’esquinancie, mais vous avez ajouté que ce n’était pas parce qu’il avait dans sa racine une excroissance fée.
— J’ai dit que c’était parce que Judas s’était pendu à un sureau.
— Opinion plausible, grommela le théologien Minos, satisfait de rendre son coup d’épingle au médecin Éaque.

L’arrogance froissée est tout de suite colère. Éaque s’acharna.

— Homme nomade, vous errez par l’esprit autant que par les pieds. Vous avez des tendances suspectes et surprenantes. Vous côtoyez la sorcellerie. Vous êtes en relation avec des animaux inconnus. Vous parlez aux populaces d’objets qui n’existent que pour vous seul, et qui sont d’une nature ignorée, tels que l’hœmorrhoüs.
— L’hœmorrhoüs est une vipère qu’a vue Tremellius.

Cette riposte produisit un certain désarroi dans la science irritée du docteur Éaque.

Ursus ajouta :

— L’hœmorrhoüs est tout aussi réel que l’hyène odoriférante et que la civette décrite par Castellus.

Éaque s’en tira par une charge à fond.

— Voici des paroles textuelles de vous, et très diaboliques. Écoutez.

L’œil sur le dossier, Éaque lut :

— « Deux plantes, la thalagssigle et l’aglaphotis sont lumineuses le soir. Fleurs le jour, étoiles la nuit. »

Et regardant fixement Ursus :

— Qu’avez-vous à dire ?

Ursus repondit :

— Toute plante est lampe. Le parfum est de la lumière.

Éaque feuilleta d’autres pages.

— Vous avez nié que les vésicules de loutre fussent équivalentes au castoreum.

— Je me suis borné à dire qu’il fallait peut-être se défier d’Aétius sur ce point.

Éaque devint farouche.

— Vous exercez la médecine ?

— Je m’exerce à la médecine, soupira timidement Ursus.

— Sur les vivants ?

— Plutôt que sur les morts, fit Ursus.

Ursus ripostait avec solidité, mais avec platitude ; mélange admirable où la suavité dominait. Il parlait avec tant de douceur que le docteur Éaque sentit le besoin de l’insulter.

— Que nous roucoulez-vous là ? dit-il rudement.

Ursus fut ébahi et se borna à répondre :

— Le roucoulement est pour les jeunes et le gémissement pour les vieux. Hélas ! je gémis.

Éaque répliqua :

— Soyez averti de ceci : si un malade est soigné par vous, et s’il meurt, vous serez puni de mort.

Ursus hasarda une question.

— Et s’il guérit ?

— En ce cas-là, répondit le docteur, adoucissant sa voix, vous serez puni de mort.

— C’est peu varié, dit Ursus.

Le docteur reprit :

— S’il y a mort, on punit l’ânerie. S’il y a guérison, on punit l’outrecuidance. La potence dans les deux cas.

— J’ignorais ce détail, murmura Ursus. Je vous remercie de me renseigner. On ne connaît pas toutes les beautés des législations.

— Prenez garde à vous.

— Religieusement, dit Ursus.

— Nous savons ce que vous faites.

— Moi, pensa Ursus, je ne le sais pas toujours.

— Nous pourrions vous envoyer en prison.

— Je l’entrevois, messeigneurs.

— Vous ne pouvez nier vos contraventions et vos empiétements.

— Ma philosophie demande pardon.

— On vous attribue des audaces.
— On a énormément tort.
— On dit que vous guérissez les malades.
— Je suis victime des calomnies.

La triple paire de sourcils horrifiques braquée sur Ursus se fronça ; les trois savantes faces se rapprochèrent et chuchotèrent. Ursus eut la vision d’un vague bonnet d’âne s’esquissant au-dessus de ces trois têtes autorisées ; le bougonnement intime et compétent de cette trinité dura quelques minutes, pendant lesquelles Ursus sentit toutes les glaces et toutes les braises de l’angoisse ; enfin Minos, qui était le præses, se tourna vers lui et lui dit d’un air furieux :

— Allez-vous-en.

Ursus eut un peu la sensation de Jonas sortant du ventre de la baleine.

Minos continua :

— On vous relaxe !

Ursus se dit :

— Si l’on m’y reprend ! — Bonsoir la médecine !

Et il ajouta dans son for intérieur :

— Désormais je laisserai soigneusement crever les gens.

Ployé en deux, il salua tout, les docteurs, les bustes, la table et les murs, et se dirigea vers la porte à reculons, disparaissant presque comme de l’ombre qui se dissipe.

Il sortit de la salle lentement, comme un innocent, et de la rue rapidement, comme un coupable. Les gens de justice sont d’une approche si singulière et si obscure, que, même absous, on s’évade.

Tout en s’enfuyant, il grommelait :

— Je l’ai échappé belle. Je suis le savant sauvage, eux sont les savants domestiques. Les docteurs tracassent les doctes. La fausse science est l’excrément de la vraie ; et on l’emploie à la perte des philosophes. Les philosophes, en produisant les sophistes, produisent leur propre malheur. De la fiente de la grive naît le gui, avec lequel on fait la glu, avec laquelle on prend la grive. Turdus sibi malum cacat.

Nous ne donnons pas Ursus pour un délicat. Il avait l’effronterie de se servir des mots qui rendaient sa pensée. Il n’avait pas plus de goût que Voltaire.

Ursus rentra à la Green-Box, raconta à maître Nicless qu’il s’était attardé à suivre une jolie femme, et ne souffla mot de son aventure.

Seulement le soir il dit tout bas à Homo :

— Sache ceci. J’ai vaincu les trois têtes de Cerbère.