L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-2-XII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 267-269).

XII

ursus le poëte entraîne ursus le philosophe

Puis Dea entra ; il la regarda, et ne vit plus qu’elle. L’amour est ainsi ; on peut être envahi un moment par une obsession de pensées quelconques ; la femme qu’on aime arrive, et fait brusquement évanouir tout ce qui n’est pas sa présence, sans se douter qu’elle efface peut-être en nous un monde.

Disons ici un détail. Dans Chaos vaincu, un mot, monstro, adressé à Gwynplaine, déplaisait à Dea. Quelquefois, avec le peu d’espagnol que tout le monde savait dans ce temps-là, elle faisait le petit coup de tête de le remplacer par quiero, qui signifie je le veux. Ursus tolérait, non sans quelque impatience, ces altérations du texte. Il eût volontiers dit à Dea, comme de nos jours Moëssard à Vissot : Tu manques de respect au répertoire.

« L’Homme qui rit ». Telle était la forme qu’avait prise la célébrité de Gwynplaine. Son nom, Gwynplaine, à peu près ignoré, avait disparu sous ce sobriquet, de même que sa face sous le rire. Sa popularité était comme son visage, un masque.

Son nom pourtant se lisait sur un large écriteau placardé à l’avant de la Green-Box, lequel offrait à la foule cette rédaction due à Ursus :

« Ici l’on voit Gwynplaine, abandonné à l’âge de dix ans, la nuit du 29 janvier 1690, par les scélérats comprachicos, au bord de la mer à Portland, de petit devenu grand, et aujourd’hui appelé

« l’homme qui rit ».

L’existence de ces saltimbanques était une existence de lépreux dans une ladrerie et de bienheureux dans une atlantide. C’était chaque jour un brusque passage de l’exhibition foraine la plus bruyante à l’abstraction la plus complète. Tous les soirs ils faisaient leur sortie de ce monde. C’étaient comme des morts qui s’en allaient, quittes à renaître le lendemain. Le comédien est un phare à éclipses, apparition, puis disparition, et il n’existe guère pour le public que comme fantôme et lueur dans cette vie à feux tournants.

Au carrefour succédait la claustration. Sitôt le spectacle fini, pendant que l’auditoire se désagrégeait et que le brouhaha de satisfaction de la foule se dissipait dans la dispersion des rues, la Green-Box redressait son panneau comme une forteresse son pont-levis, et la communication avec le genre humain était coupée. D’un côté l’univers, et de l’autre cette baraque ; et dans cette baraque il y avait la liberté, la bonne conscience, le courage, le dévouement, l’innocence, le bonheur, l’amour, toutes les constellations.

La cécité voyante et la difformité aimée s’asseyaient côte à côte, la main pressant la main, le front touchant le front, et, ivres, se parlaient tout bas.

Le compartiment du milieu était à deux fins ; pour le public théâtre, pour les acteurs salle à manger.

Ursus, toujours satisfait de placer une comparaison, profitait de cette diversité de destination pour assimiler le compartiment central de la Green-Box à l’arradash d’une hutte abyssinienne.

Ursus comptait la recette, puis l’on soupait. Pour l’amour tout est de l’idéal, et boire et manger ensemble quand on aime, cela admet toutes sortes de douces promiscuités furtives qui font qu’une bouchée devient un baiser. On boit l’ale ou le vin au même verre, comme on boirait la rosée au même lys. Deux âmes, dans l’agape, ont la même grâce que deux oiseaux. Gwynplaine servait Dea, lui coupait les morceaux, lui versait à boire, s’approchait trop près.

— Hum ! disait Ursus, et il détournait son grondement achevé malgré lui en sourire.

Le loup, sous la table, soupait, inattentif à ce qui n’était point son os.

Vinos et Fibi partageaient le repas, mais gênaient peu. Ces deux vagabondes, à demi sauvages et restées effarées, parlaient bréhaigne entre elles.

Ensuite Dea rentrait au gynécée avec Fibi et Vinos. Ursus allait mettre Homo à la chaîne sous la Green-Box, Gwynplaine s’occupait des chevaux, et d’amant devenait palefrenier, comme s’il eût été un héros d’Homère ou un paladin de Charlemagne. À minuit, tout dormait, le loup excepté, qui de temps en temps, pénétré de sa responsabilité, ouvrait un œil.

Le lendemain, au réveil, on se retrouvait ; on déjeunait ensemble, habituellement de jambon et de thé ; le thé en Angleterre date de 1678. Puis Dea, à la mode espagnole, et par le conseil d’Ursus qui la trouvait délicate, dormait quelques heures, pendant que Gwynplaine et Ursus faisaient tous les petits travaux du dehors et du dedans qu’exige la vie nomade.

Il était rare que Gwynplaine rôdât hors de la Green-Box, excepté dans les routes désertes et les lieux solitaires. Dans les villes, il ne sortait qu’à la nuit, caché par un large chapeau rabattu, afin de ne point user son visage dans la rue.

On ne le voyait à face découverte que sur le théâtre.

Du reste la Green-Box avait peu fréquenté les villes ; Gwynplaine, à vingt-quatre ans, n’avait guère vu de plus grandes cités que les Cinq ports. Sa renommée cependant croissait. Elle commençait à déborder la populace, et elle montait plus haut. Parmi les amateurs de bizarreries foraines et les coureurs de curiosités et de prodiges, on savait qu’il existait quelque part, à l’état de vie errante, tantôt ici, tantôt là, un masque extraordinaire. On en parlait, on le cherchait, on se demandait : Où est-ce ? L’Homme qui Rit devenait décidément fameux. Un certain lustre en rejaillissait sur Chaos vaincu.

Tellement qu’un jour Ursus, ambitieux, dit :

— Il faut aller à Londres.