L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-2-IV

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 235-237).

IV

les amoureux assortis

Ursus, philosophe, comprenait. Il approuvait la fascination de Dea.

Il disait :

— L’aveugle voit l’invisible.

Il disait :

— La conscience est vision.

Il regardait Gwynplaine, et il grommelait :

— Demi-monstre, mais demi-dieu.

Gwynplaine, de son côté, était enivré de Dea. Il y a l’œil invisible, l’esprit, et l’œil visible, la prunelle. Lui, c’est avec l’œil visible qu’il la voyait. Dea avait l’éblouissement idéal, Gwynplaine avait l’éblouissement réel. Gwynplaine n’était pas laid, il était effrayant ; il avait devant lui son contraste. Autant il était terrible, autant Dea était suave. Il était l’horreur, elle était la grâce. Il y avait du rêve en Dea. Elle semblait un songe ayant un peu pris corps. Il y avait dans toute sa personne, dans sa structure éolienne, dans sa fine et souple taille inquiète comme le roseau, dans ses épaules peut-être invisiblement ailées, dans les rondeurs discrètes de son contour indiquant le sexe, mais à l’âme plutôt qu’aux sens, dans sa blancheur qui était presque de la transparence, dans l’auguste occlusion sereine de son regard divinement fermé à la terre, dans l’innocence sacrée de son sourire, un voisinage exquis de l’ange, et elle était tout juste assez femme.

Gwynplaine, nous l’avons dit, se comparait, et il comparait Dea.

Son existence, telle qu’elle était, était le résultat d’un double choix inouï. C’était le point d’intersection des deux rayons d’en bas et d’en haut, du rayon noir et du rayon blanc. La même miette peut être becquetée à la fois par les deux becs du mal et du bien, l’un donnant la morsure, l’autre le baiser. Gwynplaine était cette miette, atome meurtri et caressé. Gwynplaine était le produit d’une fatalité, compliquée d’une providence. Le malheur avait mis le doigt sur lui, le bonheur aussi. Deux destinées extrêmes composaient son sort étrange. Il avait sur lui un anathème et une bénédiction. Il était le maudit élu. Qui était-il ? Il ne le savait. Quand il se regardait, il voyait un inconnu. Mais cet inconnu était monstrueux. Gwynplaine vivait dans une sorte de décapitation, ayant un visage qui n’était pas lui. Ce visage était épouvantable, si épouvantable qu’il amusait. Il faisait tant peur qu’il faisait rire. Il était infernalement bouffon. C’était le naufrage de la figure humaine dans un mascaron bestial. Une sorte de flot grimaçant avait tout envahi. Jamais on n’avait vu plus totale éclipse de l’homme sur le visage humain, jamais parodie n’avait été plus complète, jamais ébauche plus affreuse n’avait ricané dans un cauchemar, jamais tout ce qui peut repousser une femme n’avait été plus hideusement amalgamé dans un homme ; l’infortuné cœur, masqué et calomnié par cette face, semblait à jamais condamné à la solitude sous ce visage comme sous un couvercle de tombe. Eh bien non ! où s’était épuisée la méchanceté inconnue, la bonté invisible à son tour se dépensait. Dans ce pauvre déchu, tout à coup relevé, à côté de tout ce qui repousse elle mettait ce qui attire, dans l’écueil elle mettait l’aimant, elle faisait accourir à tire d’aile vers cet abandonné une âme, elle chargeait la colombe de consoler le foudroyé, et elle faisait adorer la difformité par la beauté.

Pour que cela fût possible, il fallait que la belle ne vît pas le défiguré. Pour ce bonheur, il fallait ce malheur. La providence avait fait Dea aveugle.

Gwynplaine se sentait vaguement l’objet d’une rédemption. Pourquoi la persécution ? il l’ignorait. Pourquoi le rachat ? Il l’ignorait. Une auréole était venue se poser sur sa flétrissure ; c’est tout ce qu’il savait. Ursus, quand Gwynplaine avait été en âge de comprendre, lui avait lu et expliqué le texte du docteur Conquest de Denasatis, et, dans un autre in-folio, Hugo Plagon[1], le passage nares habens mutilas ; mais Ursus s’était prudemment abstenu « d’hypothèses », et s’était bien gardé de conclure quoi que ce soit. Des suppositions étaient possibles, la probabilité d’une voie de fait sur l’enfance de Gwynplaine était entrevue ; mais pour Gwynplaine il n’y avait qu’une évidence, le résultat. Sa destinée était de vivre sous un stigmate. Pourquoi ce stigmate ? pas de réponse. Silence et solitude autour de Gwynplaine. Tout était fuyant dans les conjectures qu’on pouvait ajuster à cette réalité tragique, et, excepté le fait terrible, rien n’était certain. Dans cet accablement, Dea intervenait ; sorte d’interposition céleste entre Gwynplaine et le désespoir. Il percevait, ému et comme réchauffé, la douceur de cette fille exquise tournée vers son horreur ; l’étonnement paradisiaque attendrissait sa face draconienne ; fait pour l’effroi, il avait cette exception prodigieuse d’être admiré et adoré dans l’idéal par de la lumière, et, monstre, il sentait sur lui la contemplation d’une étoile.

Gwynplaine et Dea, c’était un couple, et ces deux cœurs pathétiques s’adoraient. Un nid, et deux oiseaux ; c’était là leur histoire, ils avaient fait leur rentrée dans la loi universelle qui est de se plaire, de se chercher et de se trouver.

De sorte que la haine s’était trompée. Les persécuteurs de Gwynplaine, quels qu’ils fussent, l’énigmatique acharnement, de quelque part qu’il vînt, avaient manqué leur but. On avait voulu faire un désespéré, on avait fait un enchanté. On l’avait d’avance fiancé à une plaie guérissante. On l’avait prédestiné à être consolé par une affliction. La tenaille de bourreau s’était doucement faite main de femme. Gwynplaine était horrible, artificiellement horrible, horrible de la main des hommes ; on avait espéré l’isoler à jamais, de la famille d’abord, s’il avait une famille, de l’humanité ensuite ; enfant, on avait fait de lui une ruine ; mais cette ruine, la nature l’avait reprise comme elle reprend toutes les ruines ; cette solitude, la nature l’avait consolée comme elle console toutes les solitudes ; la nature vient au secours de tous les abandons ; là où tout manque, elle se redonne tout entière ; elle refleurit et reverdit sur tous les écroulements ; elle a le lierre pour les pierres et l’amour pour les hommes.

Générosité profonde de l’ombre.

  1. Versio Gallica Will. Tyrii, lib. II, cap. xxiii.