L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-10-III

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 525-529).

III

le paradis retrouvé ici-bas

Il aperçut Dea. Elle venait de se dresser toute droite sur le matelas. Elle avait une longue robe soigneusement fermée, blanche, qui ne laissait voir que la naissance des épaules et l’attache délicate de son cou. Les manches cachaient ses bras, les plis couvraient ses pieds. On voyait ses mains où se gonflait en embranchements bleuâtres le réseau des veines chaudes de fièvre. Elle était frissonnante, et oscillait plutôt qu’elle ne chancelait, comme un roseau. La lanterne l’éclairait d’en bas. Son beau visage était indicible. Ses cheveux dénoués flottaient. Aucune larme ne coulait sur ses joues. Il y avait dans ses prunelles du feu, et de la nuit. Elle était pâle de cette pâleur qui ressemble à la transparence de la vie divine sur une figure terrestre. Son corps exquis et frêle était comme mêlé et fondu dans le plissement de sa robe. Elle ondoyait tout entière avec le tremblement d’une flamme. Et en même temps on sentait qu’elle commençait à n’être plus que de l’ombre. Ses yeux, tout grands ouverts, resplendissaient. On eût dit une sortie de sépulcre et une âme debout dans une aurore.

Ursus, dont Gwynplaine ne voyait que le dos, levait des bras effarés.

— Ma fille ! ah ! mon Dieu, voilà le délire qui la prend ! le délire ! c’est ce que je craignais. Il ne faudrait pas de secousse, car cela pourrait la tuer, et il en faudrait une pour l’empêcher de devenir folle. Morte, ou folle ! quelle situation ! que faire, mon Dieu ! Ma fille, recouche-toi !

Cependant Dea parlait. Sa voix était presque indistincte, comme si une épaisseur céleste était déjà interposée entre elle et la terre.

— Père, vous vous trompez. Je n’ai aucun délire. J’entends très bien tout ce que vous me dites. Vous me dites qu’il y a beaucoup de monde, qu’on attend, et qu’il faut que je joue ce soir, je veux bien, vous voyez que j’ai ma raison, mais je ne sais pas comment faire, puisque je suis morte et puisque Gwynplaine est mort. Moi, je viens tout de même. Je consens à jouer. Me voici ; mais Gwynplaine n’y est plus.
— Mon enfant, répéta Ursus, allons, obéis-moi. Remets-toi sur ton lit.
— Il n’y est plus ! il n’y est plus ! oh ! comme il fait noir !
— Noir ! balbutia Ursus, voilà la première fois qu’elle dit ce mot !

Gwynplaine, sans plus de bruit qu’un glissement, monta le marchepied de la baraque, y entra, décrocha son capingot et son esclavine, endossa le capingot, mit l’esclavine à son cou et redescendit de la cahute, toujours caché par l’espèce d’encombrement que faisaient la cabane, les agrès et le mât.

Dea continuait de murmurer, elle remuait les lèvres, et peu à peu ce murmure devint une mélodie. Elle ébaucha, avec les intermittences et les lacunes du délire, le mystérieux appel qu’elle avait tant de fois adressé à Gwynplaine dans Chaos vaincu. Elle se mit à chanter, et ce chant était vague et faible comme un bourdonnement d’abeille :

Noche, quita te de alli,
La alba canta...[1]

Elle s’interrompit :

— Non, ce n’est pas vrai, je ne suis pas morte. Qu’est-ce que je disais donc ? Hélas ! je suis vivante. Je suis vivante, et il est mort. Je suis en bas, et il est en haut. Il est parti, et moi je reste. Je ne l’entendrai plus parler et marcher. Dieu nous avait donné un peu de paradis sur la terre, il nous l’a retiré. Gwynplaine ! c’est fini. Je ne le sentirai plus près de moi. Jamais. Sa voix ! je n’entendrai plus sa voix.

Et elle chanta :

Es menester a cielos ir…
…Dexa, quiero,
A tu negro
Caparazon.[2]

Et elle étendit la main comme si elle cherchait où s’appuyer dans l’infini. Gwynplaine, surgissant à côté d’Ursus brusquement pétrifié, s’agenouilla devant elle.

— Jamais ! dit Dea. Jamais ! Je ne l’entendrai plus !

Et elle se remit à chanter, égarée :

Dexa, quiero,
A tu negro
Caparazon.

Alors elle entendit une voix, la voix bien-aimée, qui répondait :

O yen ! ama !
Eres aima,
Soy corazon.[3]

Et en même temps Dea sentit sous sa main la tête de Gwynplaine. Elle jeta un cri inexprimable :

— Gwynplaine !

Une clarté d’astre apparut sur sa figure pâle, et elle chancela.

Gwynplaine la reçut dans ses bras.

— Vivant ! cria Ursus.

Dea répéta : — Gwynplaine !

Et sa tête se ploya contre la joue de Gwynplaine. Elle dit, tout bas :

— Tu redescends ! merci.

Et, relevant le front, assise sur le genou de Gwynplaine, enlacée dans son étreinte, elle tourna vers lui son doux visage, et fixa sur les yeux de Gwynplaine ses yeux pleins de ténèbres et de rayons, comme si elle le regardait.

— C’est toi ! dit-elle.

Gwynplaine couvrait sa robe de baisers. Il y a des paroles qui sont à la fois des mots, des cris et des sanglots. Toute l’extase et toute la douleur s’y fondent et éclatent pêle-mêle. Cela n’a aucun sens, et cela dit tout.

— Oui, moi ! c’est moi ! moi Gwynplaine ! celui dont tu es l’âme, entends-tu ? moi dont tu es l’enfant, l’épouse, l’étoile, le souffle ! moi dont tu es la vie, moi dont tu es l’éternité ! C’est moi ! je suis là, je te tiens dans mes bras. Je suis vivant. Je suis à toi. Ah ! quand je pense que j’étais au moment d’en finir ! Une minute de plus ! Sans Homo ! Je te dirai cela. Comme c’est près de la joie le désespoir ! Dea, vivons ! Dea, pardonne-moi ! Oui ! à toi à jamais ! Tu as raison, touche mon front, assure-toi que c’est moi. Si tu savais ! Mais rien ne peut plus nous séparer. Je sors de l’enfer et je remonte au ciel. Tu dis que je redescends, non, je remonte. Me revoici avec toi. À jamais, te dis-je ! Ensemble ! nous sommes ensemble ! qui aurait dit cela ? Nous nous retrouvons. Tout le mal est fini. Il n’y a plus devant nous que de l’enchantement. Nous recommencerons notre vie heureuse, et nous en fermerons si bien la porte que le mauvais sort n’y pourra plus rentrer. Je te conterai tout. Tu seras étonnée. Le bateau est parti. Personne ne peut faire que le bateau ne soit pas parti. Nous sommes en route, et en liberté. Nous allons en Hollande, nous nous marierons, je ne suis pas embarrassé pour gagner ma vie, qui est-ce qui pourrait empêcher cela ? Il n’y a plus rien à craindre. Je t’adore.

— Pas si vite ! balbutia Ursus.

Dea, tremblante, et avec le frémissement d’un toucher céleste, promenait sa main sur le profil de Gwynplaine. Il l’entendit qui se disait à elle-même :

— C’est comme cela que Dieu est fait.

Puis elle toucha ses vêtements.

— L’esclavine, dit-elle. Le capingot. Il n’y a rien de changé. Tout est comme auparavant.

Ursus, stupéfait, épanoui, riant, inondé de larmes, les regardait et s’adressait à lui-même un aparté.

— Je ne comprends pas du tout. Je suis un absurde idiot. Gwynplaine vivant ! Moi qui l’ai vu porter en terre ! Je pleure et je ris. Voilà tout ce que je sais. Je suis aussi bête que si, moi aussi, j’étais amoureux. Mais c’est que je le suis. Je suis amoureux des deux. Vieille brute, va ! Trop d’émotions. Trop d’émotions. C’est ce que je craignais. Non, c’est ce que je voulais. Gwynplaine, ménage-la. Au fait, qu’ils s’embrassent. Cela ne me regarde pas. J’assiste à l’incident. Ce que j’éprouve est drôle. Je suis le parasite de leur bonheur et j’en prends ma part. Je n’y suis pour rien, et il me semble que j’y suis pour quelque chose. Mes enfants, je vous bénis.

Et pendant qu’Ursus monologuait, Gwynplaine s’écriait :

— Dea, tu es trop belle. Je ne sais pas où j’avais l’esprit ces jours-ci. Il n’y a absolument que toi sur la terre. Je te revois, et je n’y crois pas encore. Sur cette barque ! Mais, dis-moi, que s’est-il donc passé ? Et voilà l’état où l’on vous a mis ! Où donc est la Green-Box ? On vous a volés, on vous a chassés. C’est infâme. Ah ! je vous vengerai ! je te vengerai, Dea ! on aura affaire à moi. Je suis pair d’Angleterre.

Ursus, comme heurté par une planète en pleine poitrine, recula, et considéra Gwynplaine attentivement.

— Il n’est pas mort, c’est clair, mais serait-il fou ?

Et il tendit l’oreille avec défiance.

Gwynplaine reprit :

— Sois tranquille, Dea. Je porterai ma plainte à la chambre des lords.

Ursus l’examina encore, et se frappa le milieu du front avec le petit bout de son doigt.

Puis, prenant son parti :

— Ça m’est égal, murmura-t-il. Cela ira tout de même. Sois fou, si tu veux, mon Gwynplaine. C’est le droit de l’homme. Moi, je suis heureux. Mais qu’est-ce que c’est que tout cela ?

Le navire continuait de fuir mollement et vite, la nuit était de plus en plus obscure, des brumes qui venaient de l’océan envahissaient le zénith d’où aucun vent ne les balayait, quelques grosses étoiles à peine étaient visibles et s’estompaient l’une après l’autre, et au bout de quelque temps il n’y en eut plus du tout, et tout le ciel fut noir, infini et doux. Le fleuve s’élargissait, ses deux rives à droite et à gauche n’étaient plus que deux minces lignes brunes presque amalgamées à la nuit. De toute cette ombre sortait un profond apaisement. Gwynplaine s’était assis à demi, tenant Dea embrassée. Ils parlaient, s’écriaient, jasaient, chuchotaient. Dialogue éperdu. Comment vous peindre, ô joie ?

— Ma vie !
— Mon ciel !
— Mon amour !
— Tout mon bonheur !
— Gwynplaine !
— Dea ! je suis ivre. Laisse-moi baiser tes pieds.
— C’est toi donc !
— En ce moment-ci, j’ai trop à dire à la fois. Je ne sais par où commencer.
— Un baiser !
— Ô ma femme !
— Gwynplaine, ne me dis pas que je suis belle. C’est toi qui es beau.
— Je te retrouve, je t’ai sur mon cœur. Cela est. Tu es à moi. Je ne rêve pas. C’est bien toi. Est-ce possible ? oui. Je reprends possession de la vie. Si tu savais, il y a eu toutes sortes d’événements. Dea !
— Gwynplaine !
— Je t’aime !

Et Ursus murmurait :

— J’ai une joie de grand-père.

Homo était sorti de dessous la cahute, et, allant de l’un à l’autre, discrètement, n’exigeant pas qu’on fît attention à lui, il donnait des coups de langue à tort et à travers, tantôt aux gros souliers d’Ursus, tantôt au capingot de Gwynplaine, tantôt à la robe de Dea, tantôt au matelas. C’était sa façon à lui de bénir.

On avait dépassé Chatham et l’embouchure de la Medway. On approchait de la mer. La sérénité ténébreuse de l’étendue était telle que la descente de la Tamise se faisait sans complications aucune manœuvre n’était nécessaire, et aucun matelot n’avait été appelé sur le pont. À l’autre extrémité du navire, le patron, toujours seul à la barre, gouvernait. À l’arrière, il n’y avait que cet homme ; à l’avant, la lanterne éclairait l’heureux groupe de ces êtres qui venaient de faire, au fond du malheur subitement changé en félicité, cette jonction inespérée.

  1. Nuit, va-t’en.
    L’aube chante.
  2. Il faut aller au ciel…
    …Quitte, je le veux,
    Ta noire
    enveloppe !
  3. Oh ! viens ! aime !
    Tu es âme,
    Je suis cœur.