L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-X

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 209-214).

X

flamboiements qu’on verrait
si l’homme était transparent.

Quoi ! cette femme, cette extravagante, cette songeuse lubrique, vierge jusqu’à l’occasion, ce morceau de chair n’ayant pas encore fait sa livraison, cette effronterie à couronne princière, cette Diane par orgueil, pas encore prise par le premier venu, soit, peut-être, on le dit, j’y consens, faute d’un hasard, cette bâtarde d’une canaille de roi qui n’avait pas eu l’esprit de rester en place, cette duchesse de raccroc, qui, grande dame, jouait à la déesse, et qui, pauvre, eût été fille publique, cette lady à peu près, cette voleuse des biens d’un proscrit, cette hautaine gueuse, parce qu’un jour, lui Barkilphedro, n’avait pas de quoi dîner, et qu’il était sans asile, avait eu l’impudence de l’asseoir chez elle à un bout de table, et de le nicher dans un trou quelconque de son insupportable palais, où çà ? n’importe où, peut-être au grenier, peut-être à la cave, qu’est-ce que cela fait ? un peu mieux que les valets, un peu plus mal que les chevaux ! Elle avait abusé de sa détresse, à lui Barkilphedro, pour se dépêcher de lui rendre traîtreusement service, ce que font les riches afin d’humilier les pauvres, et de se les attacher comme des bassets qu’on mène en laisse ! Qu’est-ce que ce service lui coûtait d’ailleurs ? Un service vaut ce qu’il coûte. Elle avait des chambres de trop dans sa maison. Venir en aide à Barkilphedro ! le bel effort qu’elle avait fait là ! avait-elle mangé une cuillerée de soupe à la tortue de moins ? s’était-elle privée de quelque chose dans le débordement haïssable de son superflu ? Non. Elle avait ajouté à ce superflu une vanité, un objet de luxe, une bonne action en bague au doigt, un homme d’esprit secouru, un clergyman patronné ! Elle pouvait prendre des airs, dire : je prodigue les bienfaits, je donne la becquée à des gens de lettres, faire sa protectrice ! Est-il heureux de m’avoir trouvée, ce misérable ! Quelle amie des arts je suis ! Le tout pour avoir dressé un lit de sangle dans un méchant bouge sous les combles ! Quant à la place à l’amirauté, Barkilphedro la tenait de Josiane, parbleu ! jolie fonction ! Josiane avait fait Barkilphedro ce qu’il était. Elle l’avait créé, soit. Oui, créé rien. Moins que rien. Car il se sentait, dans cette charge ridicule, ployé, ankylosé et contrefait. Que devait-il à Josiane ? La reconnaissance du bossu pour sa mère qui l’a fait difforme. Voilà ces privilégiés, ces gens comblés, ces parvenus, ces préférés de la hideuse marâtre Fortune ! Et l’homme à talents, et Barkilphedro, était forcé de se ranger dans les escaliers, de saluer des laquais, de grimper le soir un tas d’étages, et d’être courtois, empressé, gracieux, déférent, agréable, et d’avoir toujours sur le museau une grimace respectueuse ! S’il n’y a pas de quoi grincer de rage ! Et pendant ce temps-là elle se mettait des perles au cou, et elle prenait des poses d’amoureuse avec son imbécile de lord David Dirry-Moir, la drôlesse !

Ne vous laissez jamais rendre service. On en abusera. Ne vous laissez pas prendre en flagrant délit d’inanition. On vous soulagerait. Parce qu’il était sans pain, cette femme avait trouvé le prétexte suffisant pour lui donner à manger ! Désormais il était son domestique ! Une défaillance d’estomac, et vous voilà à la chaîne pour la vie ! Être obligé, c’est être exploité. Les heureux, les puissants, profitent du moment où vous tendez la main pour vous mettre un sou dedans, et de la minute où vous êtes lâche pour vous faire esclave, et esclave de la pire espèce, esclave d’une charité, esclave forcé d’aimer ! quelle infamie ! quelle indélicatesse ! quelle surprise à notre fierté ! Et c’est fini, vous voilà condamné, à perpétuité, à trouver bon cet homme, à trouver belle cette femme, à rester au second plan du subalterne, à approuver, à applaudir, à admirer, à encenser, à vous prosterner, à mettre à vos rotules le calus de l’agenouillement, à sucrer vos paroles, quand vous êtes rongé de colère, quand vous mâchez des cris de fureur, et quand vous avez en vous plus de soulèvement sauvage et plus d’écume amère que l’océan !

C’est ainsi que les riches font prisonnier le pauvre.

Cette glu de la bonne action commise sur vous vous barbouille et vous embourbe pour toujours.

Une aumône est irrémédiable. Reconnaissance, c’est paralysie. Le bienfait a une adhérence visqueuse et répugnante qui vous ôte vos libres mouvements. Les odieux êtres opulents et gavés dont la pitié a sévi sur vous le savent. C’est dit. Vous êtes leur chose. Ils vous ont acheté. Combien ? un os, qu’ils ont retiré à leur chien pour vous l’offrir. Ils vous ont lancé cet os à la tête. Vous avez été lapidé autant que secouru. C’est égal. Avez-vous rongé l’os, oui ou non ? Vous avez eu aussi votre part de la niche. Donc remerciez. Remerciez à jamais. Adorez vos maîtres. Génuflexion indéfinie. Le bienfait implique un sous-entendu d’infériorité acceptée par vous. Ils exigent que vous vous sentiez pauvre diable et que vous les sentiez dieux. Votre diminution les augmente. Votre courbure les redresse. Il y a dans leur son de voix une douce pointe impertinente. Leurs événements de famille, mariages, baptêmes, la femelle pleine, les petits qu’on met bas, cela vous regarde. Il leur naît un louveteau, bien, vous composerez un sonnet. Vous êtes poète pour être plat. Si ce n’est pas à faire crouler les astres ! Un peu plus, ils vous feraient user leurs vieux souliers !

— Qu’est-ce que vous avez donc là chez vous, ma chère ? qu’il est laid ! qu’est-ce que c’est que cet homme ? — Je ne sais pas, c’est un grimaud que je nourris. — Ainsi dialoguent ces dindes. Sans même baisser la voix. Vous entendez, et vous restez mécaniquement aimable. Du reste, si vous êtes malade, vos maîtres vous envoient le médecin. Pas le leur. Dans l’occasion, ils s’informent. N’étant pas de la même espèce que vous, et l’inaccessible étant de leur côté, ils sont affables. Leur escarpement les fait abordables. Ils savent que le plain-pied est impossible. À force de dédain, ils sont polis. À table, ils vous font un petit signe de tête. Quelquefois ils savent l’orthographe de votre nom. Ils ne vous font pas sentir qu’ils sont vos protecteurs autrement qu’en marchant naïvement sur tout ce que vous avez de susceptible et de délicat. Ils vous traitent avec bonté !

Est-ce assez abominable !

Certes, il était urgent de châtier la Josiane. Il fallait lui apprendre à qui elle avait eu affaire ! Ah ! messieurs les riches, parce que vous ne pouvez pas tout consommer, parce que l’opulence aboutirait à l’indigestion, vu la petitesse de vos estomacs égaux aux nôtres, après tout, parce qu’il vaut mieux distribuer les restes que les perdre, vous érigez cette pâtée jetée aux pauvres en magnificence ! Ah ! vous nous donnez du pain, vous nous donnez un asile ; vous nous donnez des vêtements, vous nous donnez un emploi, et vous poussez l’audace, la folie, la cruauté, l’ineptie et l’absurdité jusqu’à croire que nous sommes vos obligés ! Ce pain, c’est un pain de servitude, cet asile, c’est une chambre de valet, ces vêtements, c’est une livrée, cet emploi, c’est une dérision, payée, soit, mais abrutissante ! Ah ! vous vous croyez le droit de nous flétrir avec du logement et de la nourriture, vous vous imaginez que nous vous sommes redevables, et vous comptez sur de la reconnaissance ! Eh bien ! nous vous mangerons le ventre ! Eh bien ! nous vous détripaillerons, belle madame, et nous vous dévorerons toute en vie, et nous vous couperons les attaches du cœur avec nos dents !

Cette Josiane ! n’était-ce pas monstrueux ? quel mérite avait-elle ? Elle avait fait ce chef-d’œuvre de venir au monde en témoignage de la bêtise de son père et de la honte de sa mère, elle nous faisait la grâce d’exister, et cette complaisance qu’elle avait d’être un scandale public, on la lui payait des millions, elle avait des terres et des châteaux, des garennes, des chasses, des lacs, des forêts, est-ce que je sais, moi ? et avec cela elle faisait sa sotte ! et on lui adressait des vers ! et lui, Barkilphedro, qui avait étudié et travaillé, qui s’était donné de la peine, qui s’était fourré de gros livres dans les yeux et dans la cervelle, qui avait pourri dans les bouquins et dans la science, qui avait énormément d’esprit, qui commanderait très bien des armées, qui écrirait des tragédies comme Orway et Dryden, s’il voulait, lui qui était fait pour être empereur, il avait été réduit à permettre à cette rien du tout de l’empêcher de crever de faim ! L’usurpation de ces riches, exécrables élus du hasard, peut-elle aller plus loin ! Faire semblant d’être généreux avec nous, et nous protéger, et nous sourire, à nous qui boirions leur sang et qui nous lécherions les lèvres ensuite ! Que la basse femme de cour ait l’odieuse puissance d’être une bienfaitrice, et que l’homme supérieur puisse être condamné à ramasser de telles bribes tombant d’une telle main, quelle plus épouvantable iniquité ! Et quelle société que celle qui a à ce point pour base la disproportion et l’injustice ! Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins, et d’envoyer pêle-mêle au plafond la nappe et le festin et l’orgie, et l’ivresse et l’ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont à deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre pattes dessous, et les insolents qui donnent et les idiots qui acceptent, et de recracher tout au nez de Dieu, et de jeter au ciel toute la terre ! En attendant, enfonçons nos griffes dans Josiane.

Ainsi songeait Barkilphedro. C’étaient là les rugissements qu’il avait dans l’âme. C’est l’habitude de l’envieux de s’absoudre en amalgamant à son grief personnel le mal public. Toutes les formes farouches des passions haineuses allaient et venaient dans cette intelligence féroce. À l’angle des vieilles mappemondes du quinzième siècle on trouve un large espace vague sans forme et sans nom où sont écrits ces trois mots : Hic sunt leones. Ce coin sombre est aussi dans l’homme. Les passions rôdent et grondent quelque part en nous, et l’on peut dire aussi d’un côté obscur de notre âme : Il y a ici des lions.

Cet échafaudage de raisonnements fauves était-il absolument absurde ? cela manquait-il d’un certain jugement ? Il faut bien le dire, non.

Il est effrayant de penser que cette chose qu’on a en soi, le jugement, n’est pas la justice. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu. Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste.

Les méchants malmènent la conscience avec autorité. Il y a une gymnastique du faux. Un sophiste est un faussaire, et dans l’occasion ce faussaire brutalise le bon sens. Une certaine logique très souple, très implacable et très agile est au service du mal et excelle à meurtrir la vérité dans les ténèbres. Coups de poing sinistres de Satan à Dieu.

Tel sophiste, admiré des niais, n’a pas d’autre gloire que d’avoir fait des « bleus » à la conscience humaine.

L’affligeant, c’est que Barkilphedro pressentait un avortement. Il entreprenait un vaste travail, et en somme, il le craignait du moins, pour peu de ravage. Être un homme corrosif, avoir en soi une volonté d’acier, une haine de diamant, une curiosité ardente de la catastrophe, et ne rien brûler, ne rien décapiter, ne rien exterminer ! Être ce qu’il était, une force de dévastation, une animosité vorace, un rongeur du bonheur d’autrui, avoir été créé — (car il y a un créateur, le diable ou Dieu, n’importe qui !) avoir été créé de toutes pièces Barkilphedro pour ne réaliser peut-être qu’une chiquenaude, est-ce possible ! Barkilphedro manquerait son coup ! Être un ressort à lancer des quartiers de rocher, et lâcher toute sa détente pour faire à une mijaurée une bosse au front ! une catapulte faisant le dégât d’une pichenette ! accomplir une besogne de Sisyphe pour un résultat de fourmi ! suer toute la haine pour à peu près rien ! Est-ce assez humiliant quand on est un mécanisme d’hostilité à broyer le monde ! Mettre en mouvement tous ses engrenages, faire dans l’ombre un tracas de machine de Marly, pour réussir peut-être à pincer le bout d’un petit doigt rose ! Il allait tourner et retourner des blocs pour arriver, qui sait ? à rider un peu la surface plate de la cour ! Dieu a cette manie de dépenser grandement les forces. Un remuement de montagne aboutit au déplacement d’une taupinière.

En outre, la cour étant donnée, terrain bizarre, rien n’est plus dangereux que de viser son ennemi, et de le manquer. D’abord cela vous démasque à votre ennemi, et cela l’irrite ; ensuite, et surtout, cela déplaît au maître. Les rois goûtent peu les maladroits. Pas de contusions ; pas de gourmades laides. Égorgez tout le monde, ne faites saigner du nez à personne. Qui tue est habile, qui blesse est inepte. Les rois n’aiment pas qu’on éclope leurs domestiques. Ils vous en veulent si vous fêlez une porcelaine sur leur cheminée ou un courtisan dans leur cortège. La cour doit rester propre. Cassez, et remplacez ; c’est bien.

Ceci se concilie du reste parfaitement avec le goût des médisances qu’ont les princes. Dites du mal, n’en faites point. Ou, si vous en faites, que ce soit en grand.

Poignardez, mais n’égratignez pas. À moins que l’épingle ne soit empoisonnée. Circonstance atténuante. C’était, rappelons-le, le cas de Barkilphedro.

Tout pygmée haineux est la fiole où est enfermé le dragon de Salomon. Fiole microscopique, dragon démesuré. Condensation formidable attendant l’heure gigantesque de la dilatation. Ennui consolé par la préméditation de l’explosion. Le contenu est plus grand que le contenant. Un géant latent, quelle chose étrange ! un acarus dans lequel il y a une hydre ! Être cette affreuse boîte à surprise, avoir en soi Léviathan, c’est pour le nain une torture et une volupté.

Aussi rien n’eût fait lâcher prise à Barkilphedro. Il attendait son heure. Viendrait-elle ? Qu’importe ? il l’attendait. Quand on est très mauvais, l’amour-propre s’en mêle. Faire des trous et des sapes à une fortune de cour, plus haute que nous, la miner à ses risques et périls, tout souterrain et tout caché qu’on est, insistons-y, c’est intéressant. On se passionne à un tel jeu. On s’éprend de cela comme d’un poëme épique qu’on ferait. Être très petit et s’attaquer à quelqu’un de très grand est une action d’éclat. C’est beau d’être la puce d’un lion.

L’altière bête se sent piquée et dépense son énorme colère contre l’atome. Un tigre rencontré l’ennuierait moins. Et voilà les rôles changés. Le lion humilié a dans sa chair le dard de l’insecte, et la puce peut dire : j’ai en moi du sang de lion.

Pourtant, ce n’étaient là pour l’orgueil de Barkilphedro que de demi-apaisements. Consolations. Palliatifs. Taquiner est quelque chose, torturer vaudrait mieux. Barkilphedro, pensée désagréable qui lui revenait sans cesse, n’aurait vraisemblablement pas d’autre succès que d’entamer chétivement l’épiderme de Josiane. Que pouvait-il espérer de plus, lui si infime contre elle si radieuse ? Une égratignure, que c’est peu, à qui voudrait toute la pourpre de l’écorchure vive, et les rugissements de la femme plus que nue, n’ayant même plus cette chemise, la peau ! avec de telles envies, que c’est fâcheux d’être impuissant ! Hélas ! rien n’est parfait.

En somme il se résignait. Ne pouvant mieux, il ne rêvait que la moitié de son rêve. Faire une farce noire, c’était là un but après tout.

Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise, murée, de haine, de colère, de silence, de rancune, attendant pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.

Peut-être en était-il un peu amoureux.