L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-VIII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 201-202).

VIII

inferi

On peut, à la cour, prendre pied de deux façons : dans les nuées, on est auguste ; dans la boue, on est puissant.

Dans le premier cas, on est de l’Olympe. Dans le second cas, on est de la garde-robe.

Qui est de l’Olympe n’a que la foudre ; qui est de la garde-robe a la police.

La garde-robe contient tous les instruments de règne, et parfois, car elle est traître, le châtiment. Héliogabale y vient mourir. Alors elle s’appelle les latrines.

D’habitude elle est moins tragique. C’est là qu’Albéroni admire Vendôme. La garde-robe est volontiers le lieu d’audience des personnes royales. Elle fait fonction de trône. Louis XIV y reçoit la duchesse de Bourgogne ; Philippe V y est coude à coude avec la reine. Le prêtre y pénètre. La garde-robe est parfois une succursale du confessionnal.

C’est pourquoi il y a à la cour les fortunes du dessous. Ce ne sont pas les moindres.

Si vous voulez, sous Louis XI, être grand, soyez Pierre de Rohan, maréchal de France ; si vous voulez être influent, soyez Olivier le Daim, barbier. Si vous voulez, sous Marie de Médicis, être glorieux, soyez Sillery, chancelier ; si vous voulez être considérable, soyez la Hannon, femme de chambre. Si vous voulez, sous Louis XV, être illustre, soyez Choiseul, ministre ; si vous voulez être redoutable, soyez Lebel, valet. Étant donné Louis XIV, Bontemps qui lui fait son lit est plus puissant que Louvois qui lui fait ses armées et que Turenne qui lui fait ses victoires. De Richelieu ôtez le père Joseph, voilà Richelieu presque vide. Il a de moins le mystère. L’éminence rouge est superbe, l’éminence grise est terrible. Être un ver, quelle force! Tous les Narvaez amalgamés avec tous les O’Donnell font moins de besogne qu’une sœur Patrocinio.

Par exemple, la condition de cette puissance, c’est la petitesse. Si vous voulez rester fort, restez chétif. Soyez le néant. Le serpent au repos, couché en rond, figure à la fois l’infini et zéro.

Une de ces fortunes vipérines était échue à Barkilphedro.

Il s’était glissé où il voulait.

Les bêtes plates entrent partout. Louis XIV avait des punaises dans son lit et des jésuites dans sa politique.

D’incompatibilité, point.

En ce monde tout est pendule. Graviter, c’est osciller. Un pôle veut l’autre. François Ier veut Triboulet ; Louis XV veut Lebel. Il existe une affinité profonde entre cette extrême hauteur et cet extrême abaissement. C’est l’abaissement qui dirige. Rien de plus aisé à comprendre. Qui est dessous tient les fils.

Pas de position plus commode.

On est l’œil, et on a l’oreille.

On est l’œil du gouvernement.

On a l’oreille du roi.

Avoir l’oreille du roi, c’est tirer et pousser à sa fantaisie le verrou de la conscience royale, et fourrer dans cette conscience ce qu’on veut. L’esprit du roi, c’est votre armoire. Si vous êtes chiffonnier, c’est votre hotte. L’oreille des rois n’est pas aux rois ; c’est ce qui fait qu’en somme ces pauvres diables sont peu responsables. Qui ne possède pas sa pensée ne possède pas son action. Un roi, cela obéit.

À quoi ?

À une mauvaise âme quelconque qui du dehors lui bourdonne dans l’oreille. Mouche sombre de l’abîme.

Ce bourdonnement commande. Un règne est une dictée.

La voix haute, c’est le souverain ; la voix basse, c’est la souveraineté.

Ceux qui dans un règne savent distinguer cette voix basse et entendre ce qu’elle souffle à la voix haute, sont les vrais historiens.