L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-VII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 196-200).

VII

barkilphedro perce

Il y a d’abord une chose pressée : c’est d’être ingrat.

Barkilphedro n’y manqua point.

Ayant reçu tant de bienfaits de Josiane, naturellement il n’eut qu’une pensée, s’en venger.

Ajoutons que Josiane était belle, grande, jeune, riche, puissante, illustre, et que Barkilphedro était laid, petit, vieux, pauvre, protégé, obscur. Il fallait bien aussi qu’il se vengeât de cela.

Quand on n’est fait que de nuit, comment pardonner tant de rayons ?

Barkilphedro était un irlandais qui avait renié l’Irlande ; mauvaise espèce.

Barkilphedro n’avait qu’une chose en sa faveur : c’est qu’il avait un très gros ventre.

Un gros ventre passe pour signe de bonté. Mais ce ventre s’ajoutait à l’hypocrisie de Barkilphedro. Car cet homme était très méchant.

Quel âge avait Barkilphedro ? aucun. L’âge nécessaire à son projet du moment. Il était vieux par les rides et les cheveux gris, et jeune par l’agilité d’esprit. Il était leste et lourd ; sorte d’hippopotame singe. Royaliste, certes ; républicain, qui sait ? catholique, peut-être ; protestant, sans doute. Pour Stuart, probablement ; pour Brunswick, évidemment. Être Pour n’est une force qu’à la condition d’être en même temps Contre. Barkilphedro pratiquait cette sagesse.

La place de « déboucheur de bouteilles de l’océan » n’était pas aussi risible qu’avait semblé le dire Barkilphedro. Les réclamations, qu’aujourd’hui on qualifierait déclamations, de Garcie-Ferrandez dans son Routier de la mer contre la spoliation des échouages, dite droit de bris, et contre le pillage des épaves par les gens des côtes, avaient fait sensation en Angleterre et avaient amené pour les naufragés ce progrès que leurs biens, effets et propriétés, au lieu d’être volés par les paysans, étaient confisqués par le lord-amiral.

Tous les débris de mer jetés à la rive anglaise, marchandises, carcasses de navires, ballots, caisses, etc., appartenaient au lord-amiral ; mais, et ici se révélait l’importance de la place sollicitée par Barkilphedro, les récipients flottants contenant des messages et des informations éveillaient particulièrement l’attention de l’amirauté. Les naufrages sont une des graves préoccupations de l’Angleterre. La navigation étant sa vie, le naufrage est son souci. L’Angleterre a la perpétuelle inquiétude de la mer. La petite fiole de verre que jette aux vagues un navire en perdition contient un renseignement suprême, précieux à tous les points de vue. Renseignement sur le bâtiment, renseignement sur l’équipage, renseignement sur le lieu, l’époque et le mode du naufrage, renseignement sur les vents qui ont brise le vaisseau, renseignement sur les courants qui ont porté la fiole flottante à la côte. La fonction que Barkilphedro occupait a été supprimée il y a plus d’un siècle, mais elle avait une véritable utilité. Le dernier titulaire fut William Hussey, de Doddington en Lincoln. L’homme qui tenait cet office était une sorte de rapporteur des choses de la mer. Tous les vases fermés et cachetés, bouteilles, fioles, jarres, etc., jetés au littoral anglais par le flux, lui étaient remis ; il avait seul droit de les ouvrir ; il était le premier dans le secret de leur contenu ; il les classait et les étiquetait dans son greffe ; l’expression loger un papier au greffe, encore usitée dans les îles de la Manche, vient de là. À la vérité, une précaution avait été prise. Aucun de ces récipients ne pouvait être décacheté et débouché qu’en présence de deux jurés de l’amirauté assermentés au secret, lesquels signaient, conjointement avec le titulaire de l’office Jetson, le procès-verbal d’ouverture. Mais ces jurés étant tenus au silence, il en résultait, pour Barkilphedro, une certaine latitude discrétionnaire ; il dépendait de lui, jusqu’à un certain point, de supprimer un fait, ou de le mettre en lumière.

Ces fragiles épaves étaient loin d’être, comme Barkilphedro l’avait dit à Josiane, rares et insignifiantes. Tantôt elles atteignaient la terre assez vite ; tantôt après des années. Cela dépendait des vents et des courants. Cette mode des bouteilles jetées à vau-l’eau a un peu passé comme celle des ex-voto ; mais, dans ces temps religieux, ceux qui allaient mourir envoyaient volontiers de cette façon leur dernière pensée à Dieu et aux hommes, et parfois ces missives de la mer abondaient à l’amirauté. Un parchemin conservé au château d’Audlyene (vieille orthographe), et annoté par le comte de Suffolk, grand trésorier d’Angleterre sous Jacques Ier, constate qu’en la seule année 1615 cinquante-deux gourdes, ampoules, et fibules goudronnées, contenant des mentions de bâtiments en perdition, furent apportées et enregistrées au greffe du lord-amiral.

Les emplois de cour sont la goutte d’huile, ils vont toujours s’élargissant. C’est ainsi que le portier est devenu le chancelier, et que le palefrenier est devenu le connétable. L’officier spécial chargé de la fonction souhaitée et obtenue par Barkilphedro était habituellement un homme de confiance. Élisabeth l’avait voulu ainsi. À la cour, qui dit confiance dit intrigue, et qui dit intrigue dit croissance. Ce fonctionnaire avait fini par être un peu un personnage. Il était clerc, et prenait rang immédiatement après les deux grooms de l’aumônerie. Il avait ses entrées au palais, pourtant, disons-le, ce qu’on appelait « l’entrée humble » humilis introïtus, et jusque dans la chambre de lit. Car l’usage était qu’il informât la personne royale, quand l’occasion en valait la peine, de ses trouvailles, souvent très curieuses, testaments de désespérés, adieux jetés à la patrie, révélations de barateries et de crimes de mer, legs à la couronne, etc., qu’il maintînt son greffe en communication avec la cour, et qu’il rendît de temps en temps compte à sa majesté de ce décachetage de bouteilles sinistres. C’était le cabinet noir de l’océan.

Élisabeth, qui parlait volontiers latin, demandait à Tamfeld de Coley en Berkshire, l’officier Jetson de son temps, lorsqu’il lui apportait quelqu’une de ces paperasses sorties de la mer : Quid mihi scribit Neptunus ? Qu’est-ce que Neptune m’écrit ?

La percée était faite. Le termite avait réussi. Barkilphedro approchait la reine.

C’était tout ce qu’il voulait.

Pour faire sa fortune ?

Non.

Pour défaire celle des autres.

Bonheur plus grand.

Nuire, c’est jouir.

Avoir en soi un désir de nuire, vague mais implacable, et ne le jamais perdre de vue, ceci n’est pas donné à tout le monde. Barkilphedro avait cette fixité.

L’adhérence de gueule qu’a le boule-dogue, sa pensée l’avait.

Se sentir inexorable lui donnait un fond de satisfaction sombre. Pourvu qu’il eût une proie sous la dent, ou dans l’âme une certitude de mal faire, rien ne lui manquait.

Il grelottait content, dans l’espoir du froid d’autrui.

Être méchant, c’est une opulence. Tel homme qu’on croit pauvre, et qui l’est en effet, a toute sa richesse en malice, et la préfère ainsi. Tout est dans le contentement qu’on a. Faire un mauvais tour, qui est la même chose qu’un bon tour, c’est plus que de l’argent. Mauvais pour qui l’endure, bon pour qui le fait. Katesby, le collaborateur de Guy Fawkes dans le complot papiste des poudres, disait : Voir sauter le parlement les quatre fers en l’air, je ne donnerais pas cela pour un million sterling.

Qu’était-ce que Barkilphedro ? Ce qu’il y a de plus petit et ce qu’il y a de plus terrible. Un envieux.

L’envie est une chose dont on a toujours le placement à la cour.

La cour abonde en impertinents, en désœuvrés, en riches fainéants affamés de commérages, en chercheurs d’aiguilles dans les bottes de foin, en faiseurs de misères, en moqueurs moqués, en niais spirituels, qui ont besoin de la conversation d’un envieux.

Quelle chose rafraîchissante que le mal qu’on vous dit des autres !

L’envie est une bonne étoffe à faire un espion.

Il y a une profonde analogie entre cette passion naturelle, l’envie, et cette fonction sociale, l’espionnage. L’espion chasse pour le compte d’autrui, comme le chien ; l’envieux chasse pour son propre compte, comme le chat.

Un moi féroce, c’est là tout l’envieux.

Autres qualités : Barkilphedro était discret, secret, concret. Il gardait tout, et se creusait de sa haine. Une énorme bassesse implique une énorme vanité. Il était aimé de ceux qu’il amusait, et haï des autres ; mais il se sentait dédaigné par ceux qui le haïssaient, et méprisé par ceux qui l’aimaient. Il se contenait. Tous ses froissements bouillonnaient sans bruit dans sa résignation hostile. Il était indigné, comme si les coquins avaient ce droit-là. Il était silencieusement en proie aux furies. Tout avaler, c’était son talent. Il avait de sourds courroux intérieurs, des frénésies de rage souterraine, des flammes couvées et noires, dont on ne s’apercevait pas ; c’était un colérique fumivore. La surface souriait. Il était obligeant, empressé, facile, aimable, complaisant. N’importe qui, et n’importe où, il saluait. Pour un souffle de vent, il s’inclinait jusqu’à terre. Avoir un roseau dans la colonne vertébrale, quelle source de fortune !

Ces êtres cachés et vénéneux ne sont pas si rares qu’on le croit. Nous vivons entourés de glissements sinistres. Pourquoi les malfaisants ? Question poignante. Le rêveur se la pose sans cesse, et le penseur ne la résout jamais. De là l’œil triste des philosophes toujours fixé sur cette montagne de ténèbres qui est la destinée, et du haut de laquelle le colossal spectre du mal laisse tomber des poignées de serpents sur la terre.

Barkilphedro avait le corps obèse et le visage maigre. Torse gras et face osseuse. Il avait les ongles cannelés et courts, les doigts noueux, les pouces plats, les cheveux gros, beaucoup de distance d’une tempe à l’autre, et un front de meurtrier, large et bas. L’œil bridé cachait la petitesse de son regard sous une broussaille de sourcils. Le nez, long, pointu, bossu et mou, s’appliquait presque sur la bouche. Barkilphedro, convenablement vêtu en empereur, eût un peu ressemblé à Domitien. Sa face d’un jaune rance était comme modelée dans une pâte visqueuse ; ses joues immobiles semblaient de mastic ; il avait toutes sortes de vilaines rides réfractaires, l’angle de la mâchoire massif, le menton lourd, l’oreille canaille. Au repos, de profil, sa lèvre supérieure relevée en angle aigu laissait voir deux dents. Ces dents avaient l'air de vous regarder. Les dents regardent, de même que l'œil mord.

Patience, tempérance, continence, réserve, retenue, aménité, déférence, douceur, politesse, sobriété, chasteté, complétaient et achevaient Barkilphedro. Il calomniait ces vertus en les ayant.

En peu de temps Barkilphedro prit pied à la cour.